LA
VOITURE DE TETE
Récit
parigot-parisien de mes voyages en tacot
Jeanne
HYVRARD
Paris
est complètement bloqué du surcroît d’embouteillages résultant de la fermeture
totale à la circulation des voies sur berges le long de la Seine, le pari de la
Municipalité étant que les automobilistes finiront bien selon sa jolie
expression par lâcher les bagnoles pour prendre les transports en
commun, aller à pied ou à vélo.
Les
malades, les vieillards, les handicapés n’ont qu’à rester chez eux. Les malades
n’ont pas à l’être étant donné qu’ils aggravent le déficit de la Sécurité
Sociale et s’ils le sont c’est qu’ils ont mangé trop de sucre, trop de sel,
trop de beurre et pas fait suffisamment d’exercice. Ils sont donc coupables.
Les vieux n’ont qu’à rester jeunes comme on ne cesse de leur enjoindre et les
handicapés, se faire poser des prothèses bioniques.
Reste
mon cas, celui d’une semi-invalidité due aux conséquences des quarante deux agressions subies dont la moitié de
sexuelles, ajoutées à celles des traitements plus ou moins expérimentaux qui
ont réussi à détourner de moi le funeste destin que me laissait entrevoir ma
longue et cruelle maladie contractée dans ce qui était encore ma jeunesse en y
mettant brutalement fin. La vérité oblige à dire que c’est aussi l’une des
conséquences normales de l’âge pour tout un chacun ou presque. Reste que force
est de surcroît de constater que tout cela est encore aggravé par les effets
conjugués des pollutions de l’air, de l’eau et de la nourriture…
Quant
aux familles nombreuses avec enfants en bas âge, ceux qui sont appelés
désormais les poussettes par les
arbitres de nos élégances qui trouvent cette situation d’un extrême mauvais
goût alors qu’ils considèrent que c’est autrement plus chic de faire venir de
partout dans le monde une main d’œuvre dont ils s’imaginent qu’elle paiera
leurs retraites si par hasard ils en avaient besoin car dans leur for intérieur
ils savent bien qu’eux ne vieilliront pas. Eux feront ce qu’il faut pour
s’éviter cette tare qui frappent le vulgum pecus avec qui ils n’ont plus
rien à voir…
D’ailleurs
le mot femme a d’ores et déjà
disparu, on dit désormais fille - du
moins pour celles encore assez présentables pour qu’on en parle et le terme gamin s’emploie également de nos jours
pour couvrir les deux sexes, pardon les deux genres jusqu’à ce qu’ils atteignent vingt cinq
ou trente ans! Encore heureux si on évite l’usage du bébé, très tendance…
Faire
lâcher les bagnoles aux automobilistes
selon la délicate expression de nos édiles est en effet une nécessité pour
lutter contre la pollution qui asphyxie la ville. Je ne vais pas dire le
contraire, la dégradation de ma santé étant visible à l’œil nu même au plus
indifférent. Ce n’est pas la seule cause certes - loin de là - mais c’en est
une et ayant reçu une éducation scientifique je ne peux que soutenir l’objectif
du combat contre ce qui nous empoisonne après avoir moi-même observé que le
changement de la codification des indices ainsi que les restrictions concernant
leur annonce avaient bel et bien montré leurs limites.
Je
n’ai pas d’avis sur la légitimité de la circulation automobile sur les berges
de la Seine. Peut être ne fallait
il pas autrefois les aménager pour les voitures ! Je me souviens
que ma génération descendait au bord de l’eau pour s’embrasser à une époque où
la révolution sexuelle n’avait pas encore proposé d’autres solutions mais en
tant que contribuable je déplore tout de même qu’on ne cesse de faire des
travaux anéantissant l’effet des précédents avec une désinvolture qui montre
bien à quel point l’argent de la population est considéré comme une matière
sans valeur.
Je
n’ai encore rien dit de ceux qui ont besoin de leur véhicule pour leur travail,
de peur qu’on m’accuse de m’intéresser à un sujet vulgaire. Je m’abstiens de
faire remarquer que Paris n’est qu’une petite partie d’une agglomération qui
frise les dix millions d’habitants et dont je m’étonne qu’on n’ait pas encore
pensé à faire ce qui était pourtant venu à l’idée de nos prédécesseurs, à
savoir intégrer à la commune centrale, les villages environnants.
Je
suis également sidérée qu’on n’ait pas encore découvert que les Franciliens
concernés par la circulation sur les quais dépassait largement la tribu qui
habite les palais dorés de la République et a complètement perdu de vue la question
qu’un baron mécontent posa à Hugues Capet un peu avant l’An Mille Qui t’as
fait Roi ? Ce en quoi d’ailleurs cette increvable bande a bien
raison car non seulement la prophétie faussement attribuée à Louis XV Ca durera bien autant que nous s’est
avérée exacte mais même bien au-delà puisque cela perdure encore…
Je
ne dis rien non plus des conditions dans lesquels les dits voyageurs en commun
sont transportés. Soit les joyeux drilles qui décident de nos vies quotidiennes
le savent et il serait alors inutile de le leur rappeler, soit ils l’ignorent
et je ne vois pas alors comment je pourrais les y sensibiliser. Ce n’est
d’ailleurs pas mon propos.
En
ce qui me concerne - constructiviste de choc - j’ai trouvé la solution à mon
problème, je voyage en taxi. Je ne peux non seulement plus marcher
- ce qui est dommage - mais ne peux pas non plus rester longtemps
debout. Habitant Porte de Champerret à côté du terminus du 84 qui mène à Centre Ville, on pourrait penser que la situation m’est
favorable. C’était vrai autrefois. Je pouvais m’asseoir à la Gare Routière en
attendant le départ et je ne fais pas de commentaires sur la fréquence des
autobus, la non réparation du matériel et le non
remplacement des chauffeurs empêchés.
Mais
la misère augmentant dans le pays, les sièges en ont été de plus en plus
utilisés par des indélicats de toute sorte et fréquemment maculés de merde qui
n’était pas nettoyée pour je ne sais quelle raison. J’en avais informée la mairie de l’arrondissement qui me dit avoir
fait le nécessaire ce qui n’était pourtant pas visible à mon œil sans doute
insuffisamment averti.
Jusqu’à
ce que je comprenne que mon envoi électronique de ce que l’écrivain Gabriel Matzneff appelle un émile avait eu son utilité : les sièges avaient
purement et simplement été retirés. Certes comme chacun sait concomitance n’est pas causalité mais enfin cela m’a tout de
même amenée à considérer qu’informer les Autorités des dysfonctionnements à la
base n’était pas nécessairement le meilleur choix de mon activisme en vue de l’amélioration
de la vie sociale. On pourrait même dire qu’il s’agit là d’un cas d’école!
De
toute façon au vu de la tournure qu’ont pris les évènements - si on peut nommer
ainsi une série de faits mineurs qui en disent plus sur l’état réel du pays que
les rapports relégués au fond des armoires - j’ai déjà depuis longtemps adapté
mon propre logiciel en divisant l’environnement en Secteur 1 et Secteur 2. Le
secteur 1 est celui dans lequel il est encore possible de tenter le coup d’une
relation humaine et le 2 étant celui dans lequel la chose étant sans espoir, le
mieux est d’en terminer le plus tôt possible et de s’en tenir là.
Concernant
les voyages en autobus que j’aime tant puisque le trajet du 84 de Champerret à
Panthéon me procure autant de joie – je le jure - que ma croisière fluviale de
Moscou à Saint-Pétersbourg ceci en raison du fait que mon heureuse nature
cérébrale secrète en presque toute circonstance une extase intense dont je n’ai
entendu l’écho qu’en lisant le roman de Charles Morgan Sparkenbroke,
je ne suis donc plus en situation d’affronter l’évènement inopiné qui se
produit lorsque sans l’avoir affiché d’avance, un chauffeur d’autobus annonce
brutalement n’importe où Service partiel en débarquant tout le monde avec
pour tout viatique, la consigne d’attendre le prochain…
Quant
à – dans ce cas de figure - quêter le secours urgent d’un banc public, c’est
inutile ! Conscientes de leur devoir, les édiles les ont fait retirer pour
ne pas attirer les sans abris qui avaient une
fâcheuse tendance à s’y installer. De même pour les toilettes publiques un
détestable encouragement à vadrouiller en ville. Elles aussi
disparaissent !
Quant
à prendre le métro dans lequel j’ai dansé au début des Octantes
- comme je l’ai raconté dans mon texte Station Opéra Six heures du soir
publié dans la revue Présence Africaine N°
121 - c’est désormais hors de question car l’état de mes genoux m’interdit
maintenant de descendre les escaliers, donc je voyage en tacot. Et j’ai bien
dit en tacot ni en Uber, ni en VTC car je ne sais
même pas comment cela marche, la fracture numérique n’étant pas une vue de
l’esprit, loin de là !
Les
puristes contesteront avec raison l’usage du vocable tacot appliqué aux taxis en s’appuyant sur l’avis formel du
dictionnaire Robert, ce juge de paix affirmant qu’un tacot est une vieille guimbarde, une chignole une voiture usagée qui fonctionne mal alors
qu’au contraire – chacun peut le constater - les voitures taxis sont propres
belles et en bon état, même si ces derniers temps, sans doute en raison de la
concurrence pure et parfaite impliquant comme on le sait, le fonctionnement
rationnel d’un marché répondant à la triple condition d’atomicité, de fluidité
et de transparence, la situation se
dégrade un peu.
Mais
j’excipe alors de mon statut personnel m’appuyant sur la fameuse citation dont
je n’ai pas encore réussi à trouver l’auteur(e) à savoir le devoir d’un écrivain est de ne pas laisser la langue dans l’état où
il l’a trouvée. On peut dire que dans ce domaine, j’ai déjà fait mes
preuves et n’ai pas l’intention de baisser les bras. C’est que la vieille
guimbarde, la chignole concerne dans
cette affaire, la vieille société. Les
gens d’autrefois comme on disait en Russie après la Révolution brutale
lors de laquelle le monde changea radicalement.
Jeudi 6 Octobre 2016
Paris
est complètement bloqué en raison du surcroît d’embouteillages résultant de la
fermeture des voies sur berges. Je prends le taxi à la station en haut de la
rue sur le même trottoir que celui de mon domicile après avoir tourné le coin
du boulevard Gouvion-Saint-Cyr comme se nomme à cet endroit-là la ceinture
des Maréchaux qui a remplacé les anciennes fortifications depuis que
les temps sont devenus apparemment plus pacifiques. Je n’en suis distante que
de quelques immeubles.
A
cette heure-là il y a toujours plusieurs voitures, celle de tête attendant juste
devant la Brasserie dont j’étais autrefois cliente avant de ne plus pouvoir
descendre l’escalier qui mène au sous-sol, celles du milieu stationnant du coup
devant la BNP que je continue à fréquenter de plus en plus péniblement et les
dernières le long de la teinturerie dans laquelle ma garde-robe était à la
haute époque aussi connue que le loup blanc. Il y avait bien dans la clientèle
une autre femme dont la vêture était aussi fantasque que la mienne mais au
courant, les patrons ne confondaient pas et savaient bien ce qui appartenait à
l’une ou à l’autre !
Cet allongement de la queue des taxis permet
de mesurer les difficultés de la profession, tant en raison de la baisse du pouvoir
d’achat disponible de la population par augmentation de la plus
value prélevée que par la concurrence purement et parfaitement déloyale
que leur font désormais les nouveaux venus d’un monde de plus en plus
déréglementé et persuadé que réinventer les aurochs à partir des vaches est
l’horizon indépassable des progrès de l’Humanité.
Je
prends comme il est coutume de le faire, la
voiture de tête. De toute façon
il est impossible de faire autrement, la profession étant civilisée s’y refuse
obstinément vous renvoyant dans ce cas au début de la file si on tente de faire
autrement. Il parait que légalement
on peut choisir celle qu’on veut - je n’en sais rien
car je n’ai pas eu accès au texte juridique - mais je considère surtout que la norme
n’est pas à mépriser et d’autant plus ou d’autant moins lorsqu’elle coïncide
avec la bonne organisation sociale.
Il
arrive pourtant que la voiture de tête soit trop haute pour qu’étant donné mon
état physique crapoteux je réussisse à y monter. Force est de constater que les
voitures en ville sont de plus en plus monstrueuses, une partie d’elles-mêmes
ayant dangereusement tendance à évoluer vers le format camionnette. Mais ce
n’est pas à moi économiste émérite qu’on va expliquer l’opportunité de réaliser
des économies d’échelle !
Je
suis donc dans ce cas-là obligée d’avoir recours à un subterfuge permettant de
faire la synthèse des besoins des uns et des autres, règle sociale que j’ai
toujours appliquée depuis qu’elle m’a été enseignée par un père saint simonien
qui croyait dur comme fer à l’amélioration générale de la situation grâce à un
usage systématique de la Raison, sa divinité.
Ainsi
lorsque la voiture de tête est trop haute pour que j’y puisse monter, je
m’assoie sous l’abri taxi qui miracle a été là installé avec une petite
banquette en plastique et j’attends tranquillement que le premier véhicule de
la file trouve un ou une cliente qui plus agile que moi ne s’arrête pas à ce
détail qui pourtant à moi me barre la route. Je monte alors en toute bonne
conscience dans la voiture suivante.
Il
arrive bien sûr que le banc soit souillé par des vomissures d’indélicats en
interdisant ipso facto, l’usage… Auquel cas bien sûr, dans l’obligation de rester
debout ma situation devient difficile sans pour autant me mettre de mauvaise
humeur car il y a belle lurette que j’ai pris l’habitude d’arbitrer entre mes
impératives nécessités. Dans ce domaine je dois une fière chandelle à la
difficulté de mon enfance lors de laquelle j’ai pris tôt l’habitude de lutter pour
ma vie. Le confort étant pour moi un non sujet !
Cette
fois le chauffeur - la cinquantaine de souche – arbore une tête pas possible
qui me met mal à l’aise. La conversation finit tout de même par s’engager après
que j’ai dit du bien du service de ramassage des Encombrants. Il me dit avoir habité auparavant à Saint Ouen dans
lequel ce service là fonctionnait très bien, et plus
tard le dix-huitième arrondissement.
Du
coup à l’amble - car c’est mon habitude dans ce genre de situation - j’évoque
mon premier logement de femme mariée 86 Rue Lamarck juste en dessous de la
station de métro Lamarck Caulaincourt.
Du coup la conversation se détend jusqu’à devenir agréable.
On
se découvre en commun la nostalgie de l’avenue de Clichy près de laquelle nous
avons l’un et l’autre habités dans une période précédente de notre vie avant
l’actuel désastre. En ce qui me concerne j’ai vécu jusqu’à l’âge de onze ans,
20 Rue Clairaut, laquelle pas si longue débouchait dans l’avenue en question.
Il
évoque avec bonheur cette relative grande artère – Broadway du quartier - au
temps où elle n’était pas encore délabrée par le turn-over des boutiques
actuelles, ce qu’il déplore vivement rappelant qu’autrefois on y trouvait aussi
bien un boucher qu’un boulanger.
Je
lui parle alors du cordonnier chez qui mon père - encore lui - se faisait
fabriquer des chaussures sur mesure mais je n’ajoute pas qu’elles étaient en peau
de zébu de crainte qu’il considère cette pratique comme un signe
ostensible de bourgeoisie, l’amenant à me considérer comme une ennemie de
classe. Ou pire encore qu’il ignore l’existence de cette variété de cuir et
donc d’animal introduisant du coup un ralentissement voire un dysfonctionnement
de la conversation.
C’est
que je mets beaucoup de soin à la développer, en en faisant tout un art que
j’ai perfectionné sur le terrain. Lequel commence dans cette situation par dire
en montant dans la voiture non seulement bonjour
mais bonjour monsieur, plus rarement bonjour
madame et de continuer par ma formule
consacrée nous allons à tel ou
tel endroit induisant ipso facto que l’espace dans lequel nous
sommes crée une
communauté de destin toute différente de l’annonce d’une adresse jetée comme un
os à un chien.
Et
miracle comme j’évoque le cordonnier chez qui mon père se faisait fabriquer sur
mesure des souliers, cela me paraissant alors parfaitement normal comme tout ce
que les enfants découvre dans leur enfance, il confirme mes souvenirs en
ajoutant cette précision clinique au coin
de la rue des Moines ce qui est parfaitement exact, la dite rue étant celle
de mon Ecole Communale parallèle et juste en dessous de la Clairaut dans
laquelle nous habitions.
Je
m’enhardis alors jusqu’à préciser le nom du cordonnier bien installé dans ma
mémoire, le prononçant comme celui du Saint Sacrement : Petitpré. C’est alors que le chauffeur m’emboîte
le pas d’un Oui c’est ça qui me
soulève aux oiseaux comme disent nos amis québécois et qui me donne à penser
qu’il est difficile de faire mieux comme conversation parisienne avec un
partenaire pas tout à fait de hasard mais presque, en l’occurrence un chauffeur
de taxi.
Il
me débarque à la Brocante de la Place de la Bourse. Celle qui se tient le premier Jeudi de chaque mois comme l’affirme les magazines spécialisés et où je m’efforce
d’aller car j’en suis la clientèle type. Une bourgeoise oisive nantie des
moyens suffisants pour satisfaire ses goûts artistiques.
On
y trouve des articles étonnants, des tableaux de petits formats faciles à
transporter et à ranger représentant aussi bien un fuyard à cheval sur un
tonneau flottant dans un marécage, qu’un panneau de bois sculpté sur lequel
avec un petit effort on peut distinguer un singe jonglant avec des balles ou un
foudre de tonneau couronné de
deux sirènes l’une mâle et l’autre femelle…
J’ajoute
qu’on y trouve aussi des éléments de vaisselle dépareillée dont bien que mariée
depuis plus d’un demi-siècle mon ménage étant du coup désormais correctement
monté et d’autant plus qu’il s’est trouvé gonflé des héritages des mère et belle-mère, je pourrais me passer.
Néanmoins
admettons qu’il existe encore dans ce secteur quelques besoins car même en
l’absence de scènes de ménage quasiment inexistantes - les conflits se réglant
chez nous tout autrement - les maladresses dues à l’âge s’avérant de plus en
plus nombreuses et la cause de pertes qu’il a fallu pour être à l’aise dans ce
domaine, quand même remplacer.
La
vraie raison de mon attachement à cette manifestation agréablement parisienne
est la conjonction sur une surface restreinte d’un endroit pour m’asseoir, d’une
toilette publique réparée lorsqu’elle est en panne – ce qui est rarement le cas
- ainsi que d’un kiosque à journaux tenu par un boutiquier qui désapprouve
ouvertement ceux que je lui achète pourtant largement mais accepte qu’on en
discute et extériorise à leur encontre des critiques que par ailleurs, je
partage.
Je
n’ose pas lui dire que j’achète La Presse par amour pour l’odeur de l’encre et
du papier ainsi que pour le bruit qu’elle fait lorsqu’on en tourne les pages
mais aussi pour regarder les images. J’aimerais bien que ce soit pour le
contenu des articles mais ce n’est pas le cas. De semaine en semaine la dérive
et le vide en augmentent mais c’est cela ou rien. Je m’abstiens par décence
d’en évoquer la propagande éhontée.
Cette
fois - Premier Jeudi d’Octobre - je rentre de ce lieu que j’aime tant avec un
grand panneau de bois sculpté venu de Bourgogne, reconstitué au dix-neuvième
siècle dans le style de Violet le Duc à partir d’éléments d’époque François
Premier. C’est du moins ce que m’a dit le vendeur qui prenait son travail au
sérieux.
De
mon côté je note soigneusement les informations concernant chaque pièce sur mon
petit carnet, trop heureuse d’avoir en vidant le bureau de mon père découvert
dans son placard une petite cafetière en cuivre dont je n’aurais jamais su
qu’elle avait appartenue à mon arrière grand-mère
franc-comtoise Félicie Coré (1860-1930) s’il n’avait pas pris soin de
l’indiquer à l’intérieur de ce modeste ustensile ménager …
A
la station de taxi qui fait le coin avec la rue Réaumur et jouxte quasiment le
terre-plein où sont installés les éventaires, cet avantage du lieu s’ajoutant
aux autres déjà signalés et achevant de rendre fréquentable cette manifestation
qui m’est agréable alors que je ne peux pratiquement plus parcourir d’autres
vide-greniers trop aléatoires eu égard aux handicaps que je dois y surmonter,
le chauffeur arabe de souche me propose étant donné son volume de mettre mon
paquet dans le coffre.
La
conversation s’engage du coup immédiatement sur la brocante en question au
sujet de laquelle il me demande si on y fait – selon le terme consacré - de bonnes
affaires. Je lui explique ce qu’il en
est, à savoir qu’on y pratique Le Juste
Prix. Je me garde de préciser que j’ai appris cette notion lors de mes
études à l’Université.
Le
remarquable Professeur Henri Denis nous l’avait enseignée l’année 1965/66, son
cours d’Histoire de la Pensée Economique comprenant non seulement celle de Marx et de Feuerbach mais
aussi bien et sur le même plan celle de Saint Thomas d’Aquin, qui m’avait parue
– la pensée - aussi respectable montrant ainsi dès cette époque à quel point
j’étais dénuée de préjugés.
Je
dis au chauffeur qu’il faut rester dans sa classe sociale, ce que de mon côté
j’ai toujours scrupuleusement pratiqué n’entrant jamais que dans les
établissements dans lesquels je pouvais me payer les consommations que j’allais
y faire ou les articles que j’allais y acquérir, le tout sans avoir recours à
rien d’autre qu’au produit de mon travail.
Je
lui précise tout de même que ce marché là, celui de
la Bourse le Premier Jeudi du mois est spécialisé dans les objets bourgeois. Je
n’entre pas dans les détails de la différence avec ceux des Puces de Saint Ouen
destinés aux Américains, celles de Vanves aux Russes, celles de Montreuil
populaires ayant fini par sombrer dans une misère décourageante et devenant un
simple marché de seconde main destinés aux pauvres parmi les pauvres.
De
son côté il me dit alors collectionner lui-même les disques en vinyle et
chercher actuellement une grande sculpture en céramique pour décorer son
balcon. Je lui explique que j’ai supprimé les plantes qui occupaient le mien
parce qu’elles donnaient plus de travail que je ne pouvais avec l’âge en fournir
et parce que je n’ai pas de femme de ménage. Il s’en inquiète d’autant plus que
je lui précise que mon mari n’en veut pas ce qui nous amène aux conversations
habituelles concernant la vie de famille, nos cinquante et un ans de mariage
ainsi que la progéniture comme c’est souvent le cas dans les conversations de
taxi.
On
s’entend comme larrons en foire sur nos goûts pour les objets insolites. Je lui
explique la philosophie du baroque comme une œuvre singulière revenant sur l’idée
de l’origine à savoir celle de l’étymologie, dans ce cas celle des perles
irrégulières…
Malheureusement
la conversation se termine car nous sommes désormais arrivés à la maison Porte
de Champerret. Je lui donne un pourboire pour le panneau en bois dans le
coffre. Il me dit que c’est gratuit mais j’insiste quand même sur la base de ma
philosophie de l’organisation économique à savoir Tout travail mérite salaire !
Vendredi 7 Octobre 2016
Je
le prends à la station Champerret pour aller à la boutique Peterhof, Rue du Pas
de la Mule près de la Place des Vosges pour aller chercher mes tasses
fabriquées par La Manufacture Impériale de Saint-Pétersbourg (anciennement Lomonossov)
afin de compléter mon service. Celui de ma théière au cheval rouge et doré, à elle
seule une vraie splendeur, une pièce de musée.
Le
chauffeur est d’une humeur de dogue et me fait l’effet de devoir être rangé
dans la catégorie que je nomme comme celle
qui ne parle pas aux
femmes – catégorie d’installation
récente mais hélas dont le contenu va croissant - au point que l’ambiance étant
très lourde j’envisage un moment de descendre de sa voiture et de le planter
là. Puis j’en prends mon parti en me mettant à lire le journal de la veille que
je trouve à la place à laquelle on peut l’espérer, à savoir dans la poche
malcommode pratiquée dans le dossier du siège avant.
L’atmosphère
ne se dégèle vraiment qu’après que nous ayons réussi à surmonter des
encombrements inouïs et que je lui ai montré de la compassion pour les
difficultés professionnelles qu’il devait affronter. Il me dit qu’il a trop de
monde, ce que je confirme puisque malheureusement je le pense aussi depuis
quelques temps. Je ne suis pas très fière de cette pensée qui me hérissait
encore il y a fort peu d’années. J’apaise ma conscience humaniste en remarquant
que le montant totale de la population mondiale est une chose et la densité
dans les métropoles une autre.
A
partir de là je fais tout ce que je peux pour le remettre en selle et j’y
parviens lui donnant à la fois des explications économiques, scientifiques
voire philosophiques. Le tout bien dans ma veine sacrée, de celle des activités
qu’on pourrait ranger - si on n’avait pas peur du ridicule - dans la catégorie
de celle dite des médecins aux pieds nus.
Cela pour exprimer l’idée de parcourir la ville tout en enseignant sans
souci de promotion individuelle.
Au
retour, dans le taxi pris à la volée Boulevard Beaumarchais, je tombe sur un
pépé volubile dont l’obsession est la nocivité du rap et qui me fait l’apologie
du jazz ainsi que de la musique classique. Je lui dis qu’en cette matière ce
que je préfère, c’est celle du vingtième siècle avec Ravel, Fauré et Honegger
dont je me retiens de lui expliquer le rôle essentiel que sa Cantate de Noël a joué dans ma vie. Il
est d’accord avec moi.
Il
critique ensuite la Maire de Paris disant qu’elle considère que la ville lui
appartient et qu’elle a hérité de son grand père la
propriété des berges de la Seine… Je me livre alors avec lui à mes activités
habituelles ne faisant en fait que répéter ce que dit toute la ville unanime
depuis des mois, à ne plus pouvoir du tout supporter la situation.
Puis
tout à trac il me dit qu’ILS vont
nous tuer et comme sans me démonter je lui réponds sur le fond en lui
demandant comment, il me dit que c’est en nous faisant croire que ce qui se
passe est normal. Il prend alors comme exemple le mariage de deux hommes ou le
fait que les femmes se promènent à moitié nues dans les rues ainsi que la
téléréalité ! Il ajoute qu’on perd ainsi tous nos savoirs et tout ce que
nos ancêtres nous ont transmis.
Il
me dit qu’autrefois il travaillait de nuit, que les gens sortaient des théâtres
et des restaurants et qu’il apprenait toujours quelque chose mais que
maintenant ce n’est plus possible. Je lui ai alors dit que ses collègues à lui
m’ont déjà avoué qu’ils n’arrivaient plus à se faire payer. Il me répond que
c’est vrai !
Du
coup en ce qui concerne la corporation à laquelle j’ai affaire dans ce récit,
les catégories m’apparaissent désormais les suivantes : Avec les chauffeurs
Noirs – que le politiquement correct
nomme Subsaharien même si on est à
Paris Centre - on commente le monde et avec les Blancs, on le refait. J’ai
d’ailleurs déjà clarifié cela il y a une ou deux saisons. Mais j’en découvre
cette fois deux nouvelles qu’il me faut y ajouter : ceux qui meurent de
peur la nuit et ceux qui préfèrent encore affronter les bouchons de la
journée !
Arrivée
à la maison il me dit à demi-mot à quel point durant ce long voyage, il m’a
trouvée bien.
Vendredi 14 Octobre
2016
Comme
c’est pour aller chez l’acupuncteur et que j’ai besoin de sécurité horaire,
j’ai réservé d’avance un taxi affilié à une firme.
Malheureusement
arrive une quasi-camionnette pour neuf personnes, entièrement noire y compris
les vitres, le tout présentant l’allure d’un corbillard. Je vois avec beaucoup
de contrariété que je ne vais pas réussir – étant donné mon état physique - à
monter à bord. Heureusement le chauffeur m’annonce qu’il va m’aider et sort un
escabeau de plusieurs marches qui me permet d’aboutir. Je crois d’ailleurs me
souvenir avoir déjà pris ce taxi là avec ce chauffeur très introverti. Pour
éviter les impairs, je reste sur la défensive en m’en tenant à mon logiciel
habituel bien au point pour ce cas de figure.
Mais
à la hauteur de la gare Saint Lazare, la parole se débloque et attaque de plein
fouet la Classe Politique et la situation générale. En fait toute la ville
tient le même discours. Sans doute dans le style de ce que devaient être les
omni présentes et fameuses libelles
dont nous ont parlées nos enseignants sous les règnes de Louis XV et de Louis
XVI…
J’effectue
le même trajet tous les quinze jours, de chez moi au Boulevard de Strasbourg.
C’est toujours la même procédure. Je réserve d’avance pour 14 H 05 pour avoir
l’esprit libre sans m’en inquiéter et être sûre d’arriver avant 14 H 45. J’ai
été assez mortifiée une fois d’être en retard ce qui m’apparait depuis toujours une offense à la liberté du
temps d’autrui. Or depuis la fermeture des quais de la Seine le temps du trajet
en a augmenté. En fait, on en est même au point qu’on ne peut pratiquement plus
circuler du tout. Les voyages en automobile intra muros sont devenus un véritable calvaire.
Au
retour après un trajet en autobus, un passage par la gare du Nord et la
traversée de son annexe routière installée sur une espèce de terrasse consacrée
à cette fonction, je peux en empruntant le 43 qui descend la rue de Maubeuge
m’arrêter exactement devant la porte de l’une des deux pharmacies où j’ai mes
habitudes. De plus je peux encore après cette première escale, faire en
contrebas quelques achats alimentaires à la superette qui fait le coin face à
l’ancien immeuble du Parti Communiste Place Kossuth.
Je
peux enfin reprendre - lourdement chargée de médicaments et de nourriture -
l’un des taxis qui descendent nombreux la rue de Maubeuge dont le trafic est
intense. On n’a pas à les attendre, ils déboulent en continu après avoir déposé
leurs clients à la Gare en haut. Je me poste au feu rouge et ils doivent du
coup s’arrêter dans le carrefour.
Il
faut donc que je monte rapidement ce qui n’est pas facile étant donné mon état
car non seulement ils ne sont pas garés du tout mais de surcroît, je suis
encombrée de mes divers paquets. Heureusement presque toujours le chauffeur à
l’air content de me charger et m’aide en se retournant sur son siège pour
attraper mes sacs que je lui abandonne alors en toute confiance.
J’ai
depuis longtemps expérimenté à quel point la société est toujours venue à mon secours
et cela depuis mon enfance. Encore faut-il faire savoir clairement qu’on
demande de l’aide, que cette aide est légitime parce qu’on ne peut pas aboutir
par soi-même et surtout qu’on se laisse faire de bonne grâce. Dans ce cas de
figure mon logiciel est au point, je confie même éventuellement mon sac à main
bien que Maman m’ait toujours dit de ne jamais le lâcher.
Une
fois installée je ne reprends pas la lecture de l’article de journal commencé
dans l’autobus et que j’ai encore dans la poche, je préfère attendre de voir
comment les choses évoluent, car le chauffeur étant arabe – eu égard au
contexte politique et social - on ne sait jamais désormais ce qui va se passer.
Il
s’agit de savoir rapidement si on a affaire à un radical qui évite le contact et même la conversation avec les femmes
pour ne pas dire qu’il les méprise ouvertement ou à un républicain avec qui on peut parler comme avec tout un chacun. La
conduite à tenir n’est pas du tout la même dans les deux cas. La situation s’éclaircit
rapidement car il me déverse d’un seul coup sa situation d’Algérien regrettant
l’Algérie et les Pères Blancs qui dans son enfance tenaient l’Ecole tandis que
de leur côté les moniales étaient infirmières et sages-femmes.
Du
coup pour assainir la situation, je décide de mettre tout de suite les pieds
dans le plat en évoquant le destin tragique des moines de Tibhirine
en 1996. J’apprends alors de mon chauffeur qu’il est kabyle et originaire de
Tizi-Ouzou. Qu’il s’était mis à pleurer alors qu’il tenait dans l’Hexagone une
entreprise de déménagement en découvrant parmi ses clients un des pères blancs
de son village, lequel connaissait tous les membres de sa famille à lui.
Il
m’explique aussi qu’il retourne régulièrement dans son village en Kabylie pour
entretenir la maison de la famille dans laquelle il n’y a pourtant plus
personne. Il me raconte que sa mère devenue invalide avait dit à son père
encore dans la force de l’âge de prendre une deuxième épouse, mais que celui-ci
avait refusé.
Il
s’extasie sur la beauté de l’Algérie. Je lui dis en avoir connaissance d’avoir
lu Albert Camus. Je recherche le titre du recueil de ses nouvelles qui m’avait
soulevée aux cieux mais je m’abstiens de le citer car je ne suis pas sûre de
pouvoir déterminer s’il s’agit de Noces ou de L’Exil et le royaume
qui se confondent dans ma mémoire qui a tendance comme l’a fait remarquer
Daniel Cordier à regrouper pour faire
de la place et cela au détriment de l’exactitude et de la finesse. Je me
souviens surtout de la phrase contenant l’expression un certain accord de la terre et du pied et que son auteur était
l’écrivain préféré de mon adolescence. Je n’ai pas non plus perdu la mémoire du
fait que ma sœur m’offrit à l’un de mes anniversaires ses œuvres dans La
Pléiade, du temps où nous étions encore toutes les deux
ensemble chez nos parents.
Le
chauffeur me dit qu’il faut absolument que je regarde sur Internet la série de
photographies vues d’avion qu’il a mis en
ligne. De mon côté je poursuis mon
propos sans me démonter en affirmant tranquillement qu’Albert Camus est un
écrivain algérien. Il en convient et me dit qu’il y a des écoles à son nom.
Je
précise tout de même connaitre le Maroc et la Tunisie mais bien regretter de
n’avoir pas vu l’Algérie. J’enchaine quand même sur mon père qui avant la
Seconde Guerre Mondiale a été le lauréat du Concours
du meilleur élève de la
Ville de Paris dont le prix
était un voyage en Algérie et qu’il y était même retourné l’année suivante pour
accompagner un groupe et lui servir de guide.
Il
me raconte la guerre civile dans son pays et comment les villageois ont tué les
Intégristes avec les armes qu’on leur a données. Je demande si ce on, c’était le gouvernement et il le
confirme.
On
arrive à destination et il se dit très heureux de la conversation qu’il a eu
avec moi.
Samedi 15 Octobre 2016
Partant
pour Le Salon de la Revue
qui a lieu à L’Espace des Blancs
Manteaux 48 Rue Vieille du Temple,
j’hésite - étant donnée la fatigue physique que de toute façon va me causer
l’expédition - entre monter jusqu’à la station en haut de la rue, ce qui me
demande déjà beaucoup d’efforts physiologiques ou en faire venir un
immédiatement pour me prendre en bas à la sortie de l’immeuble.
Du
coup c’est cela que je décide mais dans les deux cas il faut déjà que je grimpe
les quelques marches qui permettent d’arriver au niveau du trottoir car
l’entrée de l’immeuble est en contrebas. Arrive alors une Peugeot blanche avec
un chauffeur à la mine patibulaire. Je me tiens coite en attendant la suite qui
ne tarde pas! Il enclenche illico la cassette. C’est ainsi que j’appelle les
discours répétitifs et formatés, n’étant pas moi-même - de mon propre aveu - à
l’abri de cette pratique qui met du liant et maintient ainsi le lien social
sans trop d’efforts d’imagination particulièrement dans ce genre de situation.
Là
– ce qui j’appelle la cassette -
consiste en une violente diatribe contre le chaos ambiant. Voilà déjà plusieurs
saisons que j’y ai systématiquement droit dans tous les endroits de la ville.
Le mot libelle que j’ai employé
précédemment, en fait ne convient pas tant cette fois ce n’est pas du tout
satirique et au contraire très violent.
J’enchaine comme souvent sur la décapitation
de Louis XVI en tant que cœur et symbole de la Révolution de 1789 sur le thème
que ce qui a été fait peut de nouveau avoir lieu mais
il n’apprécie pas m’expliquant à quel point c’est un progrès que les exécutions
ne soient plus publiques. Je lui fais alors remarquer que la guillotine était
déjà une tentative d’amélioration des méthodes d’exécution par rapport à ce
qu’avait subi Charles d’Angleterre ayant enduré à la hache son sort funeste.
Il
me demande à quelle date. Je suis sidérée de la question. J’arrondis à mille
six cents faute de mieux. Il m’explique alors que cela ne peut pas être une référence
car au fur et à mesure de l’évolution du temps, il y a normalement du progrès. Je lui rétorque que ce n’est pas toujours
vrai en prenant comme exemple l’apparition de la bombe atomique. Du coup il
botte en touche et se perd dans les confusions.
Nous
arrivons à L’Espace des Blancs
Manteaux et il me dit alors sa vive
satisfaction d’avoir eu avec moi une discussion aussi intéressante.
Au
retour, comme à chaque fois dans ce cas et connaissant bien la situation je me
poste au carrefour de la rue des Francs Bourgeois dans laquelle le trafic est
important et la circulation assez lente à cause du feu de signalisation. C’est
ce qui me permet d’avoir tout le temps de monter dans le taxi sans déclencher
un concert de klaxons.
Malheureusement
cette fois, il ne peut pas se garer, la voiture est très haute comme c’est
désormais la mode qu’explique peut être un contexte
de plus en plus militaire. Il doit sortir son petit escabeau pliant, ce dont je
le remercie vivement dès que la portière est refermée et que je suis installée.
Il
me dit qu’en fait lorsqu’il m’a chargée il avait formé le projet d’aller
embrasser sa fille qui vient de rentrer de voyage et comme nous passons devant
le lieu où il avait l’intention de se rendre, il m’indique exactement la rue où
elle habite, tout à fait limitrophe de L’Espace
des Blancs Manteaux. Je lui
dis qu’on va y aller quand même, mais il refuse.
A
partir de là notre conversation - ou plus exactement son monologue - roule
exclusivement sur Israël d’où revient la mignonne. Mon logiciel étant au point,
je lui demande combien de temps a duré le voyage, en fait une dizaine de jours.
J’enchaîne sur le thème que c’est déjà une séparation sérieuse.
Je
me remémore in petto mon voyage en Russie l’année 2000 et comment après dix jours sans
aucun contact avec Paris faute de réseau de communication possible, j’avais été
contente d’entendre enfin la voix de mon père dans le téléphone alors que
c’était déjà presque la fin du voyage. C’était dans un comptoir commercial
spécialement aménagé pour les touristes. On pouvait même y tirer de l’argent
liquide à un distributeur automatique.
J’attends
le moment de lui raconter cette anecdote mais il est tellement obsédé et par sa
famille et par Israël qu’il ne laisse aucun espace
pour une autre parole. Du coup me situant sur son terrain comme je le fais
chaque fois dans ces cas là, je tente de clarifier la
structure de sa parentèle mais il n’y a pas moyen. On s’y perd dans les
divorces et les concubinages, les demi-frères et les demi-sœurs.
De
toute façon, il ne tarde pas à me raconter qu’il est né en Israël à Jérusalem,
que ses parents étaient des Juifs Tunisiens mais qu’ils sont partis ensuite à
Paris parce qu’ils étaient las d’avoir la pelle d’un côté et le fusil de
l’autre. Qu’ils n’étaient pas venus en Israël pour cela puisqu’ils avaient
quitté un pays qui n’était pas en guerre et que leur situation n’était pas la
même que celle de ceux qui venaient d’Europe et qui avaient tout perdu. Je
remets de l’ordre dans tout cela avec les dates, les contextes historiques, les
différences d’intérêts entre Les Sépharades et Les Ashkénazes.
J’explique qu’Israël a évolué, il est d’accord.
De
mon côté j’enclenche ma propre cassette – à savoir mon discours habituel sur
mon voyage de 1964 en voiture et caravane de Paris à Jérusalem en traversant le
Proche Orient comme j’avais dix neuf ans. Il cherche
à me faire dire ce qui m’a plu en Israël dont il semble qu’il s’imagine qu’il
s’agissait pour moi d’un pèlerinage religieux.
Malheureusement
après la traversée par la route aussi bien de la Turquie et de la Syrie que du
Liban et de la Jordanie, le tout gorgé de souvenirs magnifiques du Bosphore, de
Gorëme, de Baalbeck, de
Damas et surtout de Palmyre je ne retrouve rien de remarquable du point de vue
touristique que je puisse raconter concernant Israël et d’autant moins que
c’était avant les frontières consécutives à la Guerre de 1967. Je raconte
l’expérience du bain assise dans la Mer Morte et combien mon éducation
scientifique m’avait préparée à apprécier ce phénomène.
Pour
ne plus s’enfoncer dans l’aspect religieux du pays, j’attire plutôt son
attention sur la bizarrerie administrative qui voulait qu’à l’époque, entré par
la Jordanie limitrophe on était obligé de repartir par la mer pour une traversée
de trois jours de bateau afin de rejoindre la France. Il n’a pas l’air du tout
de maitriser la question des frontières et leur problématique, ce qui m’étonne
quand même un peu… Mais qui doit être un problème de génération.
Il
me semble qu’il ne maitrise pas davantage les itinéraires parisiens, ce qui me
parait tout de même dommage puisqu’il m’a dit être chauffeur depuis trente ans.
Je le mets à l’aise en le laissant libre de prendre celui qu’il veut comme
c’est d’ailleurs toujours ma position afin de ne pas alourdir des situations
déjà difficiles. Sauf à m’opposer à l’usage du Boulevard Périphérique
particulièrement triste et pollué. Mais hélas on se perd encore davantage
tandis qu’il morigène son GPS et annonce qu’il va me faire une remise, ce à quoi
je m’oppose. Il parait de plus en plus déboussolé.
Heureusement
on arrive et je rigole en lui donnant un pourboire important pour annuler
l’effet de la réduction du tarif car je connais trop bien les difficultés
actuelles de la profession. Du coup il se confond en remerciements en
m’expliquant à quel point je suis gentille.
Une
fois rentrée, je suis frappée par ces images positives que m’ont renvoyées les
deux derniers tacots et pour tout dire presque bouleversée.
28 Octobre 2016
Commandé
d’avance comme chaque fois que je vais dans l’Est de Paris, cela afin d’avoir
l’esprit libre tant il m’est difficile de m’arracher à l’appartement après le
déjeuner. Il n’y a pas d’autres façons de faire, en dépit de plusieurs de mes
tentatives. Notamment il m’est arrivée une fois d’attendre en vain à la station
en haut de la rue et qu’on me conteste de surcroit mon tour dans la queue.
J’ai
du coup réglé le problème une fois pour toute comme j’aime bien le faire, et
être ainsi assurée de ne plus jamais me retrouver dans la situation odieuse de
devoir moi-même pour défendre ma place, manquer complètement d’humanité. La
suppression du cas de conscience éventuel me coûte quand même à chaque fois une
taxe de sept euros - ce qui est loin d’être négligeable - sauf à considérer que
ma tranquillité d’esprit et la rigueur de mon chemin existentiel n’ont pas de
prix.
Cette
fois là le chauffeur est plutôt fermé mais j’ai
l’habitude et dans ce cas là j’attends toujours qu’on
roule un peu pour que l’ambiance se détende. Malheureusement il a branché la
radio sur un poste qui ne diffuse apparemment que des histoires d’assassinats
et ce qui ne contribue pas à améliorer l’ambiance, il ne desserre pas les
dents.
Par
bonheur il y a des magazines dans la poche du siège de devant, ce qui est loin
d’être toujours le cas. Je me plonge donc dedans. Blanc et d’âge intermédiaire
il n’a pourtant pas le profil ni le faciès, ni les manières de ceux de la
catégorie que je désigne comme ceux qui ne
parlent pas aux femmes.
Le
voyage est d’autant plus pesant que les paroles qui sortent de l’autoradio sont elles mêmes en tant que telles, stressantes. Mais
comme en raison de ma faiblesse physiologique, j’ai décidé de m’adapter du
mieux que je peux à cette situation sociale inédite, je me tiens coite.
Au
retour après la traversée de la gare du Nord dans laquelle je suis arrivée en
prenant l’autobus en face de chez mon praticien favori, j’en explore les sous sols dont je ne connaissais pas les arcanes des
nouvelles installations. Je remonte ensuite en surface jusqu’au Relay nouvelle
manière dont le boutiquier avec qui j’avais l’habitude de faire un bout de
conversation, m’avait avertie du déménagement imminent. Il s’agit maintenant
d’un presque grand magasin avec un étage complet de livres que je me promets de
visiter à mon prochain passage après avoir constaté avec satisfaction qu’un
ascenseur – condition sine qua non
- permet de l’atteindre…
Je
prends ensuite le tacot juste devant la gare après avoir traversé le parvis
comme le prévoit mon logiciel dans ce cas de figure. Le chauffeur de type
subsaharien comme dit maintenant le politiquement correct qui cherche par tous
les moyens à évacuer le terme Noir, est tout de suite désagréable dans le genre
de ceux qui ne parlent pas aux femmes.
Profitant
des bouchons de la circulation sous le métro aérien au carrefour Barbès, je
tente un mot engageant mais hélas il me mouche tout net d’un geste destiné à
m’indiquer qu’après avoir tourné sur le Boulevard devant chez Tati, cela va
aller. Ce qui d’ailleurs est vrai !
Le
voyage est glacial. J’éprouve une véritable bouffée d’hostilité car de fait
avec l’aggravation constante de la situation, mes adaptations ne suffisent
plus. C’est avec une sorte de déception et de désespoir que je vois mes
pulsions les pires ne plus être contenues par ce qui étaient autrefois des
digues et n’en sont plus qu’occasionnellement.
Le 3 Novembre 2016
Le
premier jeudi de chaque mois se tient Place de la Bourse une brocante
spécialisée dans les objets artistiques et/ou culturels dont les bourgeoises de
mon genre sont la clientèle type. Le fait est que j’y ai souvent fait de belles
trouvailles d’autant plus que j’ai des goûts artistiques très prononcés et
n’hésite pas à y consacrer une parti du pouvoir
d’achat que me donne ma pension de professeure émérite après quarante années de
bons et loyaux services…
Je
prends cette fois le tacot de tête de la station car je devais d’abord aller
poster une lettre à la boîte devant la Maison de la Presse car je n’ai pas
forcément autrement l’occasion de trouver facilement une autre possibilité pour
accomplir ce geste qui me demeure indispensable d’abord en raison de la
fracture numérique consécutive à mon âge, mais aussi à mon obstination à écrire
des lettres d’encre et de papier.
Je
ne peux pas non plus confier les plis à quelqu’un de mon entourage qui me
propose régulièrement de se charger de cette mission mais a la fâcheuse
tendance à tout oublier et perdre, ce qui aggrave encore la difficulté et
d’autant plus qu’on ne sait ainsi jamais ce qu’il en a été du destin de la dite
correspondance, redoublant d’une certaine façon – si j’ose dire –
l’inefficacité des opérations.
Le
chauffeur de la voiture de tête n’est pas là. Quant à la seconde, elle est
monstrueuse dans le style corbillard et je n’ai aucune envie d’entrer dedans.
Je prends donc le parti de m’asseoir sur le banc de l’abri qui - coup de chance
– cette fois n’est pas occupé par un clochard ou souillé de vomi, me disant
pour l’avoir souvent constaté que le dit chauffeur n’allait pas tarder à sortir
du bistrot en voyant que j’attendais. C’est en effet ce qui se produit et comme
il arrive en courant, je le plaisante sur le thème qu’il a dû avaler son café de travers…
Le
bistrot en question, celui qui fait le coin et devant lequel est la station a
été refait à neuf et s’appelle désormais simplement Le Saint-Cyr alors qu’il était à l’entête de L’Espace Saint Cyr depuis qu’on avait emménagés dans la rue, et j’y
avais mes habitudes avant de devoir y renoncer pour cause d’escalier… Cruel
effet du principe de réalité que j’avais déjà eu l’occasion de lire dans un
livre d’Hervé Bazin qui m’avait annoncé ce pénible effet des années écoulées
sur le choix des lieux fréquentés… Je m’étais même dit que c’était à ce signe –
le choix des bistrots sur ce critère – que je serais avertie que l’âge était
venu…
Avec
le chauffeur la conversation est d’emblée détendue s’engageant sur les thèmes
habituels à savoir la météo qui était aussi de règle dans les ascenseurs avant
les portables, l’automne, les embouteillages puis plus spécialement sur
l’évolution du statut des femmes. La conversation sur ce thème commence dès la
descente de la rue du Rocher comme il me dit qu’il croit savoir qu’autrefois il
fallait l’accord du mari pour que les épouses puissent ouvrir un compte en
banque. Je lui raconte que cela a été mon cas comme je devais toucher mon
premier salaire en 1965 et qu’il fallait obligatoirement qu’il soit viré sur un
compte. Je lui dis aussi à quel point j’en avais été humiliée parce que nous
avions fait, mon mari et moi ensemble nos études, nous étant même rencontrés
sur les bancs de l’Université !
Il
met en cause le fait que l’enfant puisse porter désormais le nom du père comme
celui de la mère. Du coup j’en profite pour dérouler mon argumentaire sur le
sujet et la raison pour laquelle je suis opposée à cette pratique. Au motif
qu’ayant déjà vécu neuf mois dans le ventre de la mère, l’enfant est déjà
suffisamment dans une posture de fusion avec sa génitrice !
D’où
la nécessité à la fois pratique et métaphysique d’avoir recours au NOM DU PERE
pour accélérer l’impérative rupture de la dite fusion qui sans cette opération
risque de mener à la confusion. Cette idée n’est non seulement pas nouvelle
mais de surcroît loin de n’être que la mienne… Malheureusement elle a disparu
de la circulation, car c’est peu dire qu’elle n’est pas à la mode !
Le
chauffeur est de type malgache ou réunionnais en tous cas de cette catégorie
ethnique là. Du coup il me demande des informations sur le Revenu Universel dont les
médias parlent beaucoup ces temps-ci après les propositions du candidat
socialiste Benoît Hamon aux Elections Présidentielles du printemps prochain.
En
roulant jusqu’à la Place de la Bourse, je lui fais un cours complet d’Economie
Politique comme cela m’arrive souvent dans les taxis, pour ma joie et celle des
chauffeurs plutôt médusés. Je mets l’accent sur le caractère irréalisable de la
mesure, pur élément de propagande, aussi bien d’ailleurs à Gauche qu’à Droite,
même si c’est pour des raisons différentes et partiellement opposées.
Il
me raconte également qu’il a vu à la Télévision un documentaire sur le
Kilimandjaro dont les neiges ont maintenant complètement disparues. Du coup on
évoque ensemble la chanson à succès - véritable tube il y a quelques années -
en me disant qu’il pense qu’Alain Barrière en est l’auteur. Je mon côté je n’ai
pas d’avis et c’est peu dire mais nous sommes tous les deux très émus de cette
rencontre de nos goûts et expériences vécues.
Je
pense un moment lui signaler que Les neiges du Kilimandjaro sont aussi
le titre d’un recueil de nouvelles d’Ernest Hemingway, avant d’y renoncer parce
que cela me semble trop compliqué et risque de tomber à plat.
Comme
nous arrivons Place de la Bourse, il me demande la différence de signification
entre les termes Brocante, Antiquités et Vide-grenier etc… Je m’en explique de bonne grâce car j’adore
instruire et particulièrement sur les nuances du langage qui me rappelle nos
jeux avec mon père à ce sujet… Je précise donc qu’on parle d’Antiquités pour les objets qui ont une certaine ancienneté et
fais remarquer que dans ce cas, j’en suis une. Il confirme que lui aussi !
Au
retour le chauffeur est un asiatique qui répond toujours oui à toutes mes tentatives d’engager une conversation réelle. On
s’aiguille plutôt vers le cours de Droit comme j’explique que la Ville de Pris
ferme les jardins en cas de neige pour qu’on ne lui fasse pas de procès en cas
de jambes cassées.
Le 12 Novembre 2016
Je
dois aller au Salon de l’Autre
Livre, anciennement nommé celui des Editeurs Indépendants, au marché des Blancs Manteaux où ce genre de
manifestation a habituellement lieu. En raison des
mes maladies chroniques j’ai ce jour là vraiment mal
partout et le dit lieu étant assez inconfortable, j’hésite même à mettre en
œuvre mon projet.
Il
me faudrait déjà utiliser une partie de mes forces physiques et énergétiques
pour aller jusqu’à la station qui n’est pourtant pas très loin, juste en haut
de la rue. Je décide donc d’appeler un tacot mais cela n’en finit pas, ni au
téléphone ni une fois fait à l’attendre sur le trottoir et comme je n’ai pas de
téléphone portable, cela complique encore pour moi ce genre de situation !
La
voiture arrive enfin et comme je dis en montant selon mon habitude Bonjour Monsieur, la chauffeure une femme noire,
corrige. Elle est fort peu aimable, stressée et au bord de tout envoyer
dinguer. Grâce à mon expérience croissante je fais ce qu’il faut pour que ça
aille quand même le plus agréablement possible. Ne serait-ce que dans mon
propre intérêt.
Elle
me dit alors qu’elle veut abandonner cet emploi-là. Je lui demande pourquoi et
elle m’explique que les clients sont vraiment trop désagréables. Elle me donne
l’exemple d’une teigne comme il y en a tant. Inutile de lui fournir mes
réponses habituelles notamment cette phrase du psaume Si tu retiens les fautes, qui donc en réchappera ? Ce serait
totalement inapproprié.
Plus
pragmatique et plus pratique je lui demande si elle a un autre job en vue. Elle
me précise qu’auparavant elle était dans les
services à la personne et qu’elle préférait parce qu’au moins les personnes
qu’elle aidait lui en étaient reconnaissantes. Je m’abstiens de faire remarquer
qu’il y autant de grincheuses parmi les personnes âgées que dans la clientèle
des taxis.
Le
reste du voyage est plus détendu et la conversation roule sur le fait que les
hommes ne prennent pas soin des femmes alors qu’elles mêmes
doivent s’occuper d’eux comme si c’était des enfants et particulièrement
lorsqu’ils sont malades. Pour la suite je me livre à mes commentaires habituels
concernant la beauté de la ville, les embouteillages et la bêtise de la
fermeture des quais.
Je
lui raconte mon émotion lorsque j’y roulais au petit matin pour me rendre à
l’hôpital Saint Antoine subir mon traitement de chimiothérapie anticancéreuse,
et combien rouler au ras de l’eau comme il faisait encore nuit passant devant
la Conciergerie illuminée – spectacle d’une beauté sublime - me donnait le
courage d’affronter la dévastation qui m’attendait.
Elle
ne comprend pas ce que j’explique et il faut que j’ajoute alors qu’il
s’agissait d’un traitement extrêmement douloureux mais il me semble que cela ne
fait pas sens pour elle. De même lorsque j’exprime l’amour fou que j’ai pour
cette ville dans laquelle je suis née et j’ai passé presque la totalité de ma
vie. Puis je coupe court craignant l’échec émotionnel complet. Je suis soulagée
d’être arrivée dans Le Marais, 48 Rue Vieille du Temple.
Au
retour je prends le taxi à l’endroit habituel où je sais qu’on en trouve
toujours et tombe sur un type uniquement préoccupé des questions de
circulation. Je ne sais comment j’en viens à lui dire que je ne conduis plus du
tout alors que j’adorais cela et que c’est parce que je n’en ai plus eu
l’occasion que j’en ai perdu l’habitude.
Il
tente alors de me convaincre de m’y remettre en me dressant quasiment un
programme par jour et par endroit où je devrais - selon son projet - m’exercer.
Je lui explique que je n’ai plus besoin de conduire et que du coup cela ne se
justifie pas d’entreprendre de pareils efforts. Je constate que comme presque
tous les types, il est incapable d’admettre que j’ai un point de vue différent
du sien. Sans doute même de se le représenter, c’en est étonnant !
J’abandonne le terrain.
Nous
roulons Rue de Rivoli. Il occupe tout le champ de la conversation en cherchant
le magasin C and A dont il me dit qu’on lui a parlé car il doit s’acheter un
blue-jean. Nous guettons scrupuleusement les boutiques tout au long de
l’artère. Nous finissons par découvrir l’enseigne et je lui confis en avoir été
moi-même cliente avec bonheur.
Je
lui vante les articles vendus par cette firme. Ils sont solides, faciles à
entretenir et plutôt jolis. Il me fait remarquer qu’ils sont chers. Ce à quoi
je rétorque que les vêtements importés d’Asie ne supportent même pas le premier
lavage et que du coup ils coûtent davantage qu’un article solide et durable.
Néanmoins je ne parle pas du rayon des grandes
tailles pourtant bien adapté à mon
gabarit…
A
partir de la Place de la Concorde, il se plaint de sa fatigue au travail se
réjouissant d’avoir enfin devant lui quatre jours de repos consécutifs, alors
qu’il est sur la brèche en continu depuis des mois à cause de ses problèmes
financiers. La conversation roule sur ses difficultés jusqu’à la fin du voyage.
Il
me dit être tunisien et divorcé. J’évoque les enfants. Les siens ont treize et
quatorze ans et je conseille la réconciliation comme à chaque fois qu’on me
parle des conflits familiaux. Je développe habituellement le thème du contentieux qui n’est peut-être pas si
grave… Avec le recul c’est moins ceci, moins cela, on peut voir les choses
autrement etc …
Mais
il me parle de la Tunisie bien que n’ayant pas un faciès particulièrement
arabe. J’évoque mes beaux souvenirs de Sidi Bou Saïd qu’il ne connait pas et
Tunis à peine, précise – t- il. Il craint de s’y perdre lorsqu’il y va et n’en
connait vraiment que la gare. Il se dit de Sfax dont de mon côté, j’ignore
tout.
J’évoque
Kairouan et mon admiration pour sa mosquée. Il m’explique qu’il allait y
acheter des gâteaux pour le Ramadan. Je crois comprendre à sa description qu’il
me parle des Cornes de gazelle mais
ne prononce pas cette appellation de crainte de me tromper. Il commence à
m’expliquer le Ramadan mais je luis dis que je suis au courant car instruite.
J’évoque aussi Nabeul mais me retiens d’évoquer le
beau kilim rouge et orange que j’en ai rapporté et qui n’a pas pu trouver une
place adéquate dans l’appartement, en raison justement de ses coloris pourtant
très réussis.
Comme
je lui demande s’il est né en Tunisie et qu’il l’affirme je comprends d’à quel
point il est de ce qui est recouvert par l’expression de la Campagne. Comme je pousse comme d’habitude au rapprochement avec
sa femme il m’explique c’est lui qui n’en veut plus.
M’enquérant
de la cause de ce rejet il précise qu’il l’a
fait venir du bled, l’a installée dans un HLM qu’il avait demandé auparavant,
lui a fait avoir des papiers, lui a fourni l’équipement de la maison qu’il
fallait, qu’elle ne travaillait pas et qu’il ne l’empêchait pas de sortir mais
que le soir elle n’était pas là… Je m’enquiers de l’heure qu’il recouvre
sous le vocable de soir…. Pour
apprendre qu’il s’agit de vingt heures. J’admets que si elle ne travaillait pas
et qu’elle avait la liberté de sortir dans la journée, il pouvait quand même
être mécontent qu’elle ne soit pas là !
Il
ajoute qu’elle grattait financièrement. Je
crois comprendre et lui demande si c’était qu’elle se constituait une réserve
financière pour elle seule dans son dos comme le font beaucoup de femmes dans
celui des types lorsqu’elles n’ont pas de revenus autonomes… Mais non ce
n’était pas cela !
Elle
grattait au sens de chercher à obtenir des subsides injustifiés de la part des
Pouvoirs Publics. Il se plaint qu’elle
déclarait être seule … Je comprends
qu’il s’agissait d’obtenir l’Allocation
de Parent Isolé mais ne dis
rien. Il apparait que cet homme émouvant et rural a été blessé dans son honneur
et dans son honnêteté.
Il
raconte qu’il a été le dire à son beau-père. Je lui demande quel âge avait la
femme à ce moment-là. Elle 27 ans et lui 35. Il ajoute que le père de sa femme
était d’accord que le comportement de sa fille était inacceptable et qu’il l’a
bannie de chez lui. Il ne paie pas de pension alimentaire et elle n’a pas
demandé de prestation dont il ne se rappelle pas le nom qu’alors je prononce.
Globalement je crois comprendre qu’il a eu affaire à une fille qui a voulu
s’émanciper selon le modèle occidental qu’il était incapable de concevoir pour
des raisons de société traditionnelle.
Du
coup je lui demande pourquoi il l’a fait venir du bled. Il dit qu’il a été
roulé et qu’elle l’a eu au baratin en lui faisant croire des choses qui
n’étaient pas. Sans doute de son côté la tunisienne du bled n’a elle eu que ce moyen là pour améliorer sa condition. Ce qui
après tout, n’était aussi pas forcément la règle mais avait aussi lieu dans ma
génération – celle de l’errance dans le désert - avant celle des sabras du
féminisme, celle de ma fille.
18 Novembre 2016
Pour
aller chez l’acupuncteur je réserve le tacot habituel mais cette fois à
quatorze heures et non plus quatorze heures cinq car les embouteillages sont
devenus désormais inextricables à cause de la fermeture à la circulation
automobile des voies sur berges. Malheureusement le bateau devant le garage
étant indûment occupé par une voiture sans gêne, le tacot a été obligé d’aller
se garer au bout de la rue, ce qui m’a singulièrement compliqué la vie étant
données mes difficultés de marche.
Le
chauffeur asiatique très calme et silencieux se dégèle un peu au fur et à
mesure du trajet notamment comme je déroule les politesses habituelles sur la
beauté du monde, de l’automne et le chaos ambiant faute de respect de la loi…
Au
retour, je suis prise au milieu du carrefour à la sortie de chez le toubib, ce
qui est le meilleur des cas possibles. Je croyais le tacot vide mais il en sort
un subsaharien. Le chauffeur outré me fait remarquer que je suis la seule
blanche dans tout ce quartier. Il m’explique ensuite qu’il faudrait un Adolph ou un Benito !... Pour coller au terrain tout en m’en distançant, je réponds froidement ou un croisement des deux…
Ce
chauffeur blanc est un fasciste convaincu qui commence par détracter le
passager noir qui était auparavant dans son véhicule parce qu’il a un passeport
suisse au motif qu’il y est né et qui vient dans le quartier des coiffeurs
spécialisés là où il m’a chargée pour se faire traiter ses cheveux blancs!
Il
y a entre lui et moi une conversation personnelle comme c’est souvent le cas
dans les tacots mais le charme habituel ne peut pas cette fois opérer car ce conducteur là
s’est mis en tête que je n’allais pas bien et veut pour mon bien – selon la formule qu’il emploie – m’aider à guérir en changeant ma
nutrition !
Il
est assez invasif dans le domaine en question. Quand on me connait, on imagine
son succès. Je tiens bon et refuse d’entrer dans son jeu. Il se prend pour un
druide et me confie avoir abandonné ses études de Droit en deuxième année. Il a
été du coup mis à la porte par ses parents qui n’ont pas accepté sa conduite,
de même que pour sa sœur qui elle avait une liaison avec un homme marié.
Son
racisme, sa volonté de me dominer, son absence totale d’empathie ont fait en
fin de compte de ce voyage une épreuve désagréable alors que par ailleurs ses
analyses de la situation du pays aurait pu produire autre chose, mais
non !
Outre
le fait de nommer le quartier du toubib où il m’avait chargée Tombouctou, son racisme s’exprimait de
façon insupportable comme il ne manquait de me dire chaque fois qu’il voyait un
taxi Uber de ses concurrents : Un Uber rien que des Arabes, des escrocs,
ils paient rien, ils fraudent etc… mélangeant ainsi les questions
ethniques, les classes sociales et les problèmes politiques.
30 Novembre 2016
Pour
aller au dispensaire de la MGEN Rue Vaugirard je vais prendre le taxi à la
station, d’une part parce que je veux prendre de l’argent liquide à la BNP juste
à côté car sur l’ensemble du chemin à parcourir dans la journée, je peux là
l’assumer. Par ailleurs j’ai expérimenté qu’il n’est pas plus facile d’attendre
debout sur le trottoir devant la porte, un temps incertain. Enfin le prendre à
la station me permet d’y attendre sur le banc, une voiture qui me convienne
alors que si j’attends en bas, le modèle m’en est imposé. Or on a de plus en
plus affaire à des camionnettes parfois infâmes qui ne justifient plus le
supplément de prix de la commande qui est loin d’être négligeable.
Ce
chauffeur là au fort accent de l’Europe de l’Est a l’air agréablement surpris
comme il me demande si j’ai un trajet à lui indiquer que je lui réponde selon
mon habituelle formule de politesse qu’il
peut faire comme il veut puisque c’est lui qui tient le volant. Sa réaction
me donne à penser que mon attitude n’est pas si fréquente que je le pensais
néanmoins je ne vais pas m’engager dans une explication de fond sur mon art de
vivre en en limitant les inconvénients.
Pour
le reste il n’y a pas non plus de conversation que je ne recherche pas en
dehors de mon habituel mot coutumier sur les difficultés de la circulation qui
ne cessent d’empirer. Je lui dis donc pour le mettre à l’aise que je n’attends pas de miracle !
Lui
ayant indiqué que ma destination de la Rue de Vaugirard est difficile à
atteindre à cause du sens unique de la voie en question, je suis admirative de
constater qu’il fait exactement ce qu’il faut faire et aboutit au plus court.
Il se gare juste devant l’entrée du Centre Médical de la Mutuelle et m’aide à
descendre. Je lui dis mon contentement, ce dont il a l’air heureux. De toutes
façons je donne toujours un pourboire important aux tacots car assez au fait de
leurs difficultés, pratiquant ainsi une sorte de distribution.
Au
retour je tente d’aller déjeuner au restaurant situé dans l’immeuble d’à côté.
J’en suis refoulée au motif que c’est
complet et ne suis pas en état
d’aller plus loin car j’ai déjà beaucoup attendu debout. Je me plante donc à la
sortie du lieu où je n’ai pu trouver place mais sur le trottoir d’en face à
cause du sens de la circulation.
Ayant
vu de loin la lumière verte d’un taxi vide, j’arrête au vol une camionnette
sinistre avec une porte coulissante comme je les déteste et un chauffeur peu
avenant. L’angoisse qu’il génère ne m’empêche pas d’engager la conversation,
tout au contraire car c’est un moyen de la surmonter et de la dissiper.
Le
type me parle du bonnet qu’il a sur la tête et qu’il n’a pas l’habitude de
porter, mais là me dit-il il fait froid, ce qui me donne à penser qu’il n’est
pas habitué à nos climats. Je m’efforce de plaisanter sur le thème que son
couvre-chef n’a pas les oreillettes qu’on trouve habituellement sur les
chapkas, lui faisant remarquer à quel point, celles-ci elles sont efficaces. Il
me rétorque que c’est déjà bien qu’il s’habitue au bonnet, réponse dans
laquelle je trouve confirmation de mon intuition.
C’est
assurément un causeur car notre conversation ne cesse pas jusqu’à mon arrivée
chez moi. Malheureusement elle n’est pas intéressante. Ce ne sont que des
clichés et des lieux communs un peu en dessous du Café du Commerce. Je suis déçue ! ...
2 Décembre 2016
Commandé
comme d’habitude pour aller chez l’acupuncteur, j’ai été retardée par
l’opportunité d’une de ces conversations de voisinage que je ne refuse jamais,
car j’aime bien mes voisins et tiens à entretenir les liens avec eux, même
ténus. La conversation a cette fois roulée sur le caractère interlope d’une des
boutiques de la rue. Laquelle agite notre Landerneau. Les uns ont prévenu la
Police, les autres la Mairie. Le tout avec un égal insuccès.
Comme
après m’être péniblement hissée en montant les quelques marches j’émerge à la
hauteur du trottoir, le chauffeur garé en face de l’immeuble me hèle et manifeste
un peu d’impatience. Lui aussi porte un bonnet de laine et il est plutôt
extraverti.
Je
suis à peine installée sur la banquette et ai déjà dit deux ou trois choses
qu’il m’entreprend illico sur le fond, dit qu’il partage ma vision de la vie
ainsi que tout le bien qu’il pense de moi. Il ouvre le toit pour que la lumière
illumine mon sourire qui le ravit. C’est du moins ce qu’il affirme. Je pourrais
croire qu’il a lancé une opération de drague mais je pense qu’il a en fait
besoin d’approbation et qu’il s’arrange de cette façon-là pour en obtenir.
Il
me parle alors de l’attentat du Bataclan où l’ayant appris au moment même il
est allé ramasser les blessés qu’il a mené à l’hôpital. Il en avait trois sur
sa banquette arrière qui me dit-il pissaient
le sang. Il a également empêché des Roms de
dévaliser des Chinois et s’est disputé avec sa femme sur ce sujet, laquelle
trouvait que c’était déplacé voire même que cela lui faisait honte.
Il
n’a pas non plus apprécié son service militaire au moment des Islamistes mais
je n’ai pas compris s’il était français ou algérien car ce n’était pas très
clair. Il a deux enfants en très bas âge et me dit à quel point il a apprécié
le voyage avec moi qu’il a trouvé très bien. J’ai eu l’impression qu’il avait
compris ma vision du monde sur le thème d’une résistance politique que je
définis moi-même comme une variante de la fameuse injonction biblique Tu choisiras la vie (Deutéronome 30,19).
Au
retour c’est un chauffeur noir auquel je crois avoir déjà eu recours. Au-delà
des politesses d’usage il parait peu désireux de faire la conversation et se
contente de grognements pour me montrer qu’il m’écoute mais jamais au-delà.
C’est dommage ! Du coup nous traversons Paris en écoutant à la radio
parler d’un célèbre sculpteur sénégalais qui vient juste de mourir. L’émission
est tout à fait intéressante mais le chauffeur n’a pas envie d’en parler et mes
tentatives d’amorcer un échange plus fourni tombent complètement à plat.
J’écoute
avec bonheur ce que j’entends mais suis tout de même un peu frustrée de
l’attitude de mon compagnon de voyage appointé. Il est vraiment trop réservé à
mon goût mais peut être craint il d’être rabattu sur
les caractéristiques ethniques car j’ai récemment commis cette erreur avec un
haïtien qui voulait résolument être considéré comme hexagonal, ce à quoi en
fait je ne trouve rien à redire dans ma logique républicaine.
Vendredi 16 Décembre
2016
Comme
d’habitude pour aller chez le toubib le tacot est réservé pour 14h en raison
des embouteillages croissants. Le chauffeur a les traits asiatiques avec un
look parfaitement occidental. Il n’y a pratiquement aucun échange en dehors du
fait que je lui explique qu’il doit m’arrêter exactement devant la porte car je
ne peux pas marcher. Du coup il me répond que c’est pour cela qu’il est passé
par les Boulevards. Je lui fais compliment de sa compétence et ris pour
détendre l’atmosphère mais nous en restons là.
Le
voyage de retour est bizarre. Je suis ramassée dans le carrefour et
heureusement car j’ai vraiment très mal aux jambes enflées comme des poteaux.
Je ne vois pas tout de suite que j’ai affaire à une femme. Je suis donc ensuite
obligée de reprendre un Bonjour Madame
qui succède à mon premier bonjour habituel. Ce Bonjour Madame est destiné à lui montrer que j’ai bien pris acte de
la singularité de la situation car dans cette profession, les femmes y sont
très rares.
Désirée
de part et d’autre, la conversation s’engage tout de suite et suit son cours
habituel selon l’ordre coutumier. La pollution. Les embouteillages. La
fermeture des quais. L’incurie de la classe politique. La fracture sociale.
Etc… Nous sommes bien d’accord sur les différents sujets et je déroule mes
explications pédagogiques qui produisent normalement un effet miracle sur la
personne qui les écoute… C’est qu’elles lui font comprendre d’un seul coup le
lien entre les différents éléments qu’elle a déjà analysés par elle-même mais
dont elle n’a pas encore compris la cohérence et qui du coup deviennent un
puzzle dont je fais apparaitre le dessin.
Mais
là c’est différent. Elle me raconte qu’elle a traité de Sale Noir un automobiliste qui stationnait dans le couloir du bus
et avait apparemment méprisé les remontrances qu’elle lui avait faites
auparavant lui disant qu’il gênait la circulation et l’empêchait, elle de faire
son propre travail. Elle m’explique ensuite qu’il n’aurait pas osé se comporter
ainsi dans le seizième ou septième arrondissement et qu’il ne se l’est permis
que parce qu’il se sentait sur son territoire!
J’approuve
qu’elle fasse appel à la notion de territoire
qui me parait de plus en plus juste dans l’appréhension des problèmes
actuels mais je lui dit qu’elle a quand même eu de la chance qu’il n’appelle
pas des comparses à la rescousse face à une injure manifestement raciste, ce
qui du coup aurait pu dégénérer. Elle ne répond pas.
Nous
nous lamentons de concert sur l’état social. Conformément à mes habitudes je
tente néanmoins de restaurer le courage et l’espoir. Je renonce quand même à
citer le fameux Il n’y a aucune raison
d’espérer, alors on espérera sans raison du Cardinal Lustiger - même en
cachant le nom de l’auteur - car elle ne me parait pas dans l’état d’esprit
capable d’apprécier cette finesse métaphysique.
Nous
sommes à la hauteur du métro Villiers comme je lui affirme qu’il est impossible
qu’il n’y ait pas de redressement. Elle me rejoint d’un Oui auquel elle ajoute Mais
à quel
prix ! Dans ma perspective
anthropologique, je tente d’en savoir davantage en lui demandant comment.
Elle
se lance alors dans des explications très confuses. Elle parle de guerre, de
chaos et de faibles qui seront éliminés. Cette clarification qui n’en est pas
une me parait plus que bizarre. Elle pense en fait que ceux qui ont généré la
situation sociale telle qu’elle est seront éliminés parce qu’alors la population
en les découvrant se liguera pour réussir à se débarrasser d’eux !
Elle
continue à parler de l’élimination des faibles et des fous qu’elle accuse par
ailleurs d’être en situation de diriger les autres. Peut-être veut-elle alors mettre en cause leur pouvoir de nuisance
envers la société sans l’exprimer pour autant dans les structures de
représentation constitutionnelles telles que nous les vivons nous, à savoir en
termes politiques.
On
arrive au pied de mon immeuble, elle s’arrête et demande comme je m’apprête à
descendre Si ça va aller ?
Assommée sans doute par la conversation – si on peut dire – précédente j’ai
l’effet dénommé familièrement coup de
calcaire et lui réponds Pourquoi vous
trouvez que j’ai un grain ?
Après
un moment de stupeur de sa part et de silence durant lequel je parviens
péniblement à m’extirper de la voiture elle se retourne et me regardant sur la
banquette en rigolant, elle m’explique qu’il s’agit du rétroviseur ou de je ne
sais quel problème technique auquel là non plus je ne comprends rien.
Je
lui découvre alors un faciès tahitien ou mélanésien qui expliquerait
probablement l’incompréhension culturelle qui a créé le malaise pendant tout ce
long et pénible voyage.
Vendredi 6 Janvier 2017
Commandé
d’avance, le tacot ne peut pas comme c’est le meilleur des cas stationner sur
le bateau du garage qui lui-même est occupé par une berline sans chauffeur ni
clignotant. Le mien est garé plus loin dans la rue. Il a l’air soulagé de me
voir sortir de l’immeuble et lui faire un signe.
Tout
le voyage a lieu dans la plainte habituelle et consensuelle de la situation
sociale. Mais comme à chaque fois que je veux aller plus loin dans la réalité
personnelle de l’angoisse qui est le fond de l’air social, il apparait qu’il
n’y a pas moyen et du coup cela fait apparaitre le reste comme conventionnel.
Au
retour un chauffeur qui est peut-être russe grogne à chaque fois pour approuver
mes plaisanteries caustiques sur l’état de l’agglomération. Il y a un lumineux
soleil d’hiver sur la plus belle ville du monde. La plus belle à cause de son
harmonie unique. Celle dont on entend l’écho dans les chansons de Léo Ferré …
Vendredi 20 Janvier
2017
Commandé
comme d’habitude pour 14 heures, je prends le chauffeur pour un Mongole de Mongolie
tant il a le faciès à la Yul Brynner,
cet acteur étrange que j’aimais tant dans mon enfance, aussi bien dans le rôle
du Pharaon des Dix Commandements que dans d’autres films
moins grand spectacle comme Le Voyage. Cette
idée m’a sans doute été suggérée par la présence sur le tableau de bord d’un moulin à prière en laiton qui
tourne, rutilant.
L’ambiance
étant plutôt lourde, je me tiens à carreau et d’autant plus que je dois tout en
roulant régler les factures prises en sortant dans la boite à lettres afin de
pouvoir les expédier confortablement car allant peu en ville je n’ai guère
l’occasion de croiser les fameuses boites jaunes…
Or
après la séance chez l’acupuncteur, au prix d’un petit détour qui m’est déjà
assez pénible car je ne tiens pas debout longtemps et marche difficilement, je
peux en atteindre une et même éventuellement dans la foulée, tiré de l’argent
au distributeur de billets encastré dans la façade derrière.
Dans
le rétroviseur le chauffeur me jette des coups d’œil réguliers qui ne correspondent
à rien de ce que je sais décoder. Comme mon angoisse augmente, je me jette à
l’eau en lui demandant si c’est un moulin à prière qu’il a là. Du
coup il s’illumine et me le confirme. La conversation non seulement ne cesse
pas jusqu’à la fin mais va en s’intensifiant tout au long du trajet qui avec
les embouteillages dure désormais jusqu’à trois quarts d’heure.
Tout
y passe. Lui il est vietnamien et c’est sa femme qui vient du Tibet mais il l’a
rencontrée en France. Je dis le connaître à cause des documentaires que j’ai eu
l’occasion de voir à la Télévision. Je lui parle aussi des beaux tissus que
j’ai d’achetés à la boutique de la rue Saint Jacques dénommée justement la Route
du Tibet et que j’utilise chez moi pour protéger les lits et les
fauteuils des aléas de la vie quotidienne, divers et nombreux.
Je
développe que certes je n’ai pas visité la fameuse région dont nous parlons
mais au moins l’Ouzbékistan. Je lui raconte même l’histoire de ma bouilloire
artisanale achetée dans les souks de l’une de ses villes Boukhara, Samarcande ou Tachkent, je ne sais plus laquelle des trois.
Comme le mot bouilloire semble lui
poser problème je reprends l’idée avec le terme cafetière expliquant que l’artisan l’avait façonnée en assemblant
des éléments de récupération disparates et qu’elle était actuellement sur
l’étagère de ma cuisine.
Il
me dit alors qu’elle vaut de l’or. Je reprends que ce n’est pas la question
mais que mon attachement envers elle est affectif. Il se lance alors dans une
explication sur les artisans qui font de la série, alors que là j’ai vraiment
eu affaire à une pièce unique. Nous avons alors ensemble exprimé notre
admiration pour la chose. J’ai trouvé que tout ce que le chauffeur disait était
très intelligent et très juste.
J’explique
que moi-même j’ai rencontré mon époux à l’Université et que nous avons
maintenant cinquante deux ans de mariage. Du coup on
parle de l’évolution des mœurs sur laquelle nous sommes d’accord et d’à quel
point le monde a changé. Il précise que la transformation a encore été plus
grande au Viet Nam. Il dénonce l’adoption des enfants par des couples mariés
homosexuels au motif qu’ils entraînent un troisième individu dans leur affaire
sans pour autant lui demander son avis. Ce que d’ailleurs je confirme.
Nous
sommes donc à l’unisson comme cela m’arrive souvent lors de mes voyages en
tacots. Nous médisons de la classe politique qui laisse tout aller à vau-l’eau
et c’est une litote.
Il
dénonce l’insécurité et avoue même de ne pas avoir de téléphone portable pour
ne pas se le faire voler. Puis tout à trac il me dit voter pour Le Pen ou pour
Nicolas Dupont-Aignan parce que lui, il dit
la vérité. Il me demande le nom de son parti. Je réponds Debout la France et confirme qu’il est bien
un des rares politiciens à ne pas mentir. J’ajoute qu’on pourra ainsi penser
chacun l’un à l’autre lorsqu’on votera aux Elections Présidentielles dans
quelques semaines. Du coup on rigole franchement tout à fait heureux.
Nous
sommes désormais dans le Boulevard de Strasbourg et je lui dis que demander le
nom du parti de l’un des candidats aux élections, c’est une vraie question de parigot mais comme je ne suis pas sûre
qu’il connaisse ce terme qu’on entend moins
qu’autrefois, je reprends une question de
vrai Français ! Pour plus de sécurité je répète Que lui le chauffeur est un vrai Français !
Pour
finir il me dit qu’il s’inquiète surtout pour ses enfants qui ont neuf et onze
ans parce que lui il sait se débrouiller dans la vie mais que ce n’est pas leur
cas à eux à cause de l’Ecole dans laquelle Lionel Jospin a introduit les
Parents, ce qu’il trouve nocif !
Je
n’en reviens pas, car c’est exactement mon analyse ! La loi sur l’Ecole de
1989 mettant prétendument l’élève au cœur
du système et judiciarisant les relations entre les usagers et
l’Institution en question n’a pas facilité son redressement !
Au
retour, j’attends dans le carrefour angoissée parce qu’une automobile s’y est également
installée et que je n’ai pas osé - parce que ce n’était pas légitime - lui
demander de se déplacer. Heureusement je n’ai pas eu trop longtemps à attendre
pour qu’un tacot s’arrête cette fois franchement au milieu de la circulation,
faute de pouvoir se ranger comme d’habitude au moins sur le bord. Je monte
aussi vite que je peux mais ce n’est pas facile…
Le
chauffeur est très jeune, maladroit et dépressif. Je tente de débloquer la
conversation sur le thème des embouteillages comme on passe la rue La Fayette.
Il me répond en bafouillant quelque chose d’incompréhensible. Je suis obligée
de le relancer en lui demandant un complément d’explication.
De
fil en aiguille on en arrive au chaos ambiant et du coup, sa parole
s’éclaircit. Je lui dis être contrariée que les Jeunes ne sachent pas que la
situation sociale n’a pas toujours été celle-là. Il me dit oui, qu’il sait bien
que Giscard d’Estaing, lui a démissionné. Je dis que non, c’est De Gaulle. Je
lui raconte comment cela s’est passé sur le thème de A l’époque je votais déjà car je suis née pendant la Guerre.
J’adore
dire que je suis née pendant la Guerre, cela redonne
de la profondeur au temps et à l’Histoire en exorcisant du même coup mes
fantômes qui persistent à errer. Néanmoins je ne vais pas jusqu’à préciser
comme - je le fais quelquefois - que c’était pendant La Bataille de Berlin.
Je
lui explique le Gaullisme, le Général payant de sa poche, les frais des goûters
de ses petits enfants lorsqu’ils venaient à l’Elysée
- même si c’est une image d’Epinal - les Services Publics et les grandes
entreprises performantes. Naturellement dans la foulée je raconte Mai 68 et
place ma formule préférée que je ne manque pas de recaser chaque fois que j’en
ai l’occasion pendant quinze ans les
patrons nous ont parlé poliment… Les neuf millions de grévistes,
l’augmentation des salaires de 10%, l’absence de chômage et tout le déroulé du
bouleversement qui s’en est suivi.
Bref
je restaure l’espérance sur le thème de la lutte et que moi on ne m’a
pas eue. On dénonce les mafieux qui sont au pouvoir, on s’enhardit et
il me dit que je n’imagine pas à
quel point je lui fais
bien mais je réponds que si, je le
sais car ce n’est pas la première fois qu’on me le dit.
Il
m’explique que son patron l’escroque et ne lui paie pas ce qu’il lui doit. Tout
ce que je ne sais que trop. Il me dit qu’on lui a proposé un contrat à durée
indéterminé pour moins de mille quatre cents euros par mois sur la base de
douze heures par jour pendant trente jours par mois ! Et qu’il a dû
refuser!
Je
fais mon cours d’Economie Politique habituel : La déréglementation a
commencé en 1985. Il n’en revient pas ! La chute de l’URSS. Le capitalisme
financier devenu fou de puissance, la globalisation et dans la foulée en
saisissant les opportunités, le rétablissement d’un quasi esclavage.
Il
a l’intuition d’un manque d’Etat mais n’a pas les concepts qui lui
permettraient de penser. Je les lui fournis en forme de ce que j’ai moi-même
reçue à l’Université en 1962-63. Je lui résume l’affaire d’une idée simple et
essentielle L’Etat et les frontières
défendent la Nation. Il répète plusieurs fois cette phrase pour se la
graver dans le crâne. Il répète plusieurs fois Vous n’imaginez pas le bien que vous me faites !
Il
dit qu’il va aller manger – il est seize heures – parce qu’il n’a rien avalé
depuis ce matin. Je lui verbalise l’angoisse ambiante dans l’ensemble de la
société qui sent qu’elle coule.
On
arrive à la maison. Je dois presque seize euros mais lui en donne vingt en lui
disant de tout garder, ce que j’accompagne d’un C’est ma contribution à la Jeunesse. Il ne se fait pas prier.
Descend pour m’ouvrir la portière et extasié me répète encore une fois Vous ne pouvez pas vous imaginez le bien que
vous me faites ! Et comme nous sommes tous les deux debout devant
l’entrée de mon immeuble, je me retiens de l’embrasser pour qu’il n’y ait pas
de confusion puisque j’ai déjà donné un pourboire et qu’il ne croit pas que je
cherche un gigolo. Je me rattrape d’un Mais
si je le sais vous êtes très nombreux
à me le dire. Ce qui n’est d’ailleurs que la stricte vérité !
2 Février 2017
Partie
chez le cardiologue en autobus, le 43 s’arrêtant juste devant sa porte ne
justifiant pas l’usage d’un taxi, je suis assaillie par des difficultés
sanitaires consécutives à ma prise de médicaments. J’ai donc été obligée de
changer mon plan et d’en prendre un sur le parcours après avoir réglé le
problème du mieux que j’ai bu dans une de ces fameuses cabines Decaux qui
malheureusement ces derniers temps ont tendance à disparaître.
Le
chauffeur jeune m’est apparu déprimé ce qu’a confirmé notre survol de la
situation politique et sociale. Il est convaincu du bénéfice qui a résulté du
Mouvement de Mai 68 mais ne pense plus que cela soit possible tant il est
convaincu de la disparition du sentiment de l’existence d’un collectif.
J’oppose à son analyse que l’Histoire elle-même est une longue succession
d’évènements imprévus mais il n’y croit pas.
Il
constate la Révolution Cybernétique mais ne trouve rien à dire à la fabrication
des enfants dans des bocaux
selon l’expression que j’ai inventée pour faire la synthèse des nouvelles
techniques de procréatique. Il pense même que les femmes devraient déposer leurs ovules à la banque du sperme et que
tout le monde pourrait y avoir accès. J’essaie en pure perte de lui faire
comprendre le côté monstrueux de l’affaire mais il me prend pour une illuminée croyante. J’ai beau démentir, cela demeure sans effet.
Je
viens de rencontrer l’homme simplifié !
Au
retour, c’est un chauffeur de Côte d’Ivoire avec qui comme d’habitude nous
commentons la situation et l’évolution des mœurs. Je lui dis que les hommes
impressionnent les femmes parce qu’ils possèdent la force physique à laquelle
ils peuvent toujours recourir comme ultime argument…
Pour
me porter la contradiction et me montrer que ce n’est pas toujours le cas, il
me raconte à n’en plus finir les péripéties de son divorce avec une Guyanaise
qui avait fait venir chez eux la Police à la suite d’une scène de ménage,
l’entrainant du coup dans des tribulations juridiques terribles.
D’après
ce que je parviens à démêler d’éléments confus, je crois comprendre qu’il
s’agit d’une histoire de vaudou car il m’a dit précédemment qu’il y avait en
Guyane beaucoup d’Haïtiens !
Il
m’explique ensuite les difficultés qu’il a eu à renouer avec son fils à qui sa
femme avait monté la tête
mais que cela s’est arrangé depuis les sept ans qu’ils sont divorcés. Il me
donne même la date exacte de la séparation. In
petto je pense à la chanson de
Brassens Le 22 Septembre aujourd’hui…
Par
ailleurs en tant que chauffeur, il se plaint que les gens montent dans son taxi
sans lui demander son accord et qu’il se retrouve ainsi avec des indésirables
sur la banquette arrière. Notamment des travestis peu habillés dont je crois
même comprendre qu’ils ont carrément le
cul à l’air ou bien des poivrots qui vomissent dans le véhicule ce qui
l’oblige ensuite à nettoyer. Il résume sa situation d’un J’aime bien travailler mais tout de même pas à ce prix
là ! Il déclare que du coup eu égard à la situation, il préfère
circuler les portières verrouillées.
3 Février 2017
Commandé
d’avance je crois avoir déjà eu affaire à ce chauffeur là mais je n’ose pas le
lui demander. De type arabe il est du genre que je qualifie de ceux qui
ne parlent pas aux femmes. Il me parait surtout d’une extrême timidité bien
qu’il se dégèle au carrefour Saint Augustin lorsqu’il me demande s’il faut
passer par les Boulevards ou par une rue qu’il me décrit et dont il me demande
le nom. Je suis contente de pouvoir nommer celle des Mathurins. Il est
heureux car selon lui c’est bien celle-là. On a encore quelques échanges sur le
fonctionnement et les effets des feux de signalisation mais cela ne va pas
au-delà !
Au
retour un gugusse noir à qui - comme il me demande par où on passe
- j’ai répondu comme à mon habitude pour faciliter la relation par où vous voulez a à son tour tranché par Ouagadougou. Je comprends qu’il veut
parler de l’Afrique et j’embraie sur Bobo-Dioulasso où mon mari enfant a
séjourné en ce qui s’appelait alors La
Haute Volta. Il me précise qu’il n’en est pas. Je rattrape le coup en
affirmant comme on passe devant Oui !
Vous et moi, on est de la Gare de
l’Est !... Il abonde en rétorquant C’est
ça !
A
partir de là en parfaite empathie, on déroule tous les problèmes économiques et
sociaux de l’Afrique, de la France et ceux de la Françafrique qui dure toujours…
On parle même de Thomas Sankara qui a été assassiné
alors que c’était un type
bien. On est d’accord là-dessus.
A
partir de là on passe à la métaphysique, la problématique dominant/dominé celle
du bien et du mal et j’expose mes idées habituelles sur la nature du vivant.
Je l’intéresse. Il me demande si depuis les débuts de l’Humanité, il y a eu du
progrès. Je l’affirme en citant en exemple la suppression de la peine de mort.
Il l’admet. Enhardie je continue avec la contestation de la légitimité de la
torture mais il objecte que Trump lui, est pour. Je contrecarre l’argument en lui
faisant remarquer que justement l’ensemble de la Planète le critique à ce sujet là, ce dont il veut bien du coup convenir !
De
son côté, il donne l’existence de l’ONU comme un signe d’amélioration. On
approfondit le débat en tombant d’accord sur le fait que concernant
l’intervention américaine en Irak, il était scandaleux que Colin Powell ait
raconté des mensonges sur la présence dans ce pays d’armes chimiques qui en
réalité ne s’y trouvaient pas.
On
passe ensuite bien sûr à celle de Lybie et à l’assassinat de Kadhafi. Je lui
fais remarquer que les Français et les Anglais alliés dans cette guerre ont
outrepassé le mandat humanitaire donné par l’Organisation Internationale en
question. Il met sur le tapis le soutien de la Russie à Bachar-El-Assad,
le Président de la Syrie.
J’explique
le lien entre les deux affaires et étend même mes explications à celle de
l’Ukraine disant simplement que l’ancienne URSS en a assez d’être traitée comme
un paillasson, ce que là aussi il admet.
J’embraie
sur mon cheval de bataille, l’apparition de la Science qui permet de ne plus
céder aux superstitions ni à l’angoisse de l’omniprésence des démons. J’expose
mon argument phare en racontant ce que j’ai lu dans les Mémoires d’Elias
Canetti à savoir que lorsqu’il était enfant en Bulgarie au début du XXe siècle,
au passage de la comète les gens pensaient que cela allait être la fin du
monde, que tous les habitants se rassemblaient alors dans la cour de la ferme
et qu’on donnait des bonbons aux enfants pour les consoler. Il est touché de
mes arguments et je lui en ai de la reconnaissance.
Nous
parlons à bâtons rompus en parfaite harmonie. Comme on arrive à l’avenue de
Villiers qui est un tournant du voyage car le paysage change pour entrer dans
sa dernière phase en traversant cette sorte de ville nouvelle inventée non pas par
le Baron Haussmann comme on le croit mais bien plutôt par les Frères Pereire,
il me dit froidement Passons à la
politique intérieure ! ce qui montre qu’on
était bien sur la même longueur d’ondes.
Il
me fait part de sa déception concernant le scandale des mensonges du politicien
François Fillon, qu’il en débat avec sa femme mais qu’il ne sait plus ce qu’il
faut faire parce qu’il comptait sur cette présidence là pour redresser la
France. Je lui fais valoir que si on n’a pas de candidat pour nous représenter,
on n’est pas obligé de voter et que moi-même je n’y vais pas tout le temps même
si un proche me critique parce que lui pense qu’il faut de toute façon utiliser
ce droit.
Il
me trouve très au courant et semble s’en étonner probablement parce que je suis
une femme. Je lui confirme que je suis l’actualité et cela depuis l’enfance. Je
suis contente de pouvoir même dire que c’est mon père qui m’a mis le pied à
l’étrier me donnant une formation politique dès que j’étais fillette. Je
m’abstiens de lui dire que je lis le journal Le Monde depuis que j’ai onze ans.
En
fin de compte je n’ai jamais eu une conversation aussi dense en survolant tous
les problèmes dans une pareille harmonie, échange qui a démarré en montant par
hasard dans un tacot comme si cela allait de soi. C’est en fin de compte un peu
l’atmosphère onirique des films qui ont illuminé ma jeunesse comme Le manuscrit trouvé à Saragosse de
Wojciech Has en 1965 ou en 1969 La Voie
Lactée de Luis Bunuel.
Mais
tout de même ce Passons à la politique
intérieure est unique comme exemple de maitrise mentale de la situation, au
sens où nos amis de l’autre rive – comme je les appelle – utilisent eux l’adjectif approprié !
8 Février 2017
Ce
tacot là n’était vraiment pas prévu. Sortant du
restaurant le Rostand où je venais face au Luxembourg de passer un excellent
moment avec mes amis de Bradford je m’apprêtais comme d’habitude à prendre le
84 dont le terminus m’amène direct quasiment au pied de chez moi. Mais cette
fois voyant annoncé au fronton Service
Partiel Courcelles, le découragement m’a pris.
Je
ne me voyais pas débarquée n’importe où - à un arrêt dénué de possibilité de
s’asseoir - à attendre la voiture suivante un temps qui sur cette ligne là en
milieu de journée peut friser la demi-heure et cela après les efforts qu’il
m’avait fallu faire pour descendre deux fois au sous-sol de la brasserie pour
les raisons qu’on imagine … et en remonter, cela dans un escalier
particulièrement raide et dépourvu de rampe. Avec l’âge la vie se structure
autour de contraintes rudimentaires.
La
station de taxi du bas de la rue de Soufflot étant juste de l’autre côté du
Boulevard Saint Michel, il suffit de le traverser pour échapper à ce malheur
limité mais pénible, la tentation d’y avoir une fois de plus recours étant du
coup plutôt forte.
De
plus je me suis opportunément souvenue que la dite station était juste devant
une papeterie dans laquelle j’avais également à l’occasion mes habitudes et que
j’avais bien besoin de faire le plein de fournitures ! ... Certes je
préfère celle de la Porte Champerret - nettement plus artistique - mais je ne
dois pas perdre de vue que le gros des articles utilisés dans la vie
quotidienne sont rangés au sous-sol, le rez de
chaussée étant réservé pour les amateurs de jolies choses bien extérieures à ce
cadre-là ingrat mais fondamental …
Je
découvre donc opportunément que je suis au bord de la rupture de stock des
bâtons de colle et que ma pile de cahier vierges prêts à l’emploi baisse
dangereusement c'est-à-dire qu’il ne doit pas m’en rester d’avance plus de deux
ou trois de chaque catégorie et encore je ne dis rien de la nécessité de
choisir librement la couleur de la couverture si je veux pouvoir mettre de
l’ordre dans le volume divers et varié de ma production !
Quant
aux crayons billes – article de base s’il en est – quoique je puisse toujours
me contenter de ceux qu’on peut commander par Internet chez Auchan entre le
champagne nécessaire pour supporter l’arthrose – propriété vérifiée par
l’expérience et par la Faculté-- les rouleaux de Sopalin à tout faire et les
bocaux de Nescafé dont je crains pire que tout l’absence force est d’admettre
que je préfère écrire avec une variété d’engin un peu plus sophistiquée.
C’est
donc au nom de mon foutrement urgent besoin de papeterie que je me suis
autorisée cette fois encore à rentrer en tacot et qu’après mes achats de
superbes cahiers Clairefontaine - fabriqués en France cela mérite d’être
signalé – je me la suis agréablement coulée douce pour rentrer chez moi après
un magnifique voyage aller dans le giron de la RATP ! Traversant la ville
je suis comme à chaque fois sidérée de sa beauté mais de plus cette fois du
mouvement brownien de mes contemporains en pleine mutation technique.
Le
chauffeur arabo-subsaharien est plutôt réservé tandis que nous roulons mais la
conversation s’engage alors qu’on n’a pas encore fini de descendre la totalité
du Boul Mich, bien sûr sur
les embouteillages, la fermeture des quais, les méfaits de la Municipalité et
le rejet de la caste qui nous dirige en nous méprisant. Le chauffeur parle d’un
manque de respect et moi d’un manque de cœur.
La
conversation roule bientôt sur la carence de transports en banlieue. Mon
chauffeur dit que c’est plutôt là qu’il aurait fallu construire le tramway
plutôt que sur Les Boulevards des Maréchaux. Il me dit
que partout les boutiques ferment parce que les gens ne peuvent plus accéder.
Je ne comprends pas exactement le lieu dont il veut parler.
Arrivés
Rue de Courcelles presque à la hauteur du Parc Monceau que j’aime tant et
d’autant plus que j’y ai passé mon enfance, le quartier est quasiment bouclé
autour de l’Hôtel du Collectionneur nouvellement construit. Je m’étonne en
faisant remarquer que d’habitude les huiles sont installées au Centre-Ville.
Mon
chauffeur me dit qu’en fait c’est parce qu’on est près des Champs Elysées. Je
découvre alors que cela est vrai bien que je n’en ai pas conscience vivant dans
mon quartier qui pourtant n’en est pas loin, comme dans un coin ordinaire et ne
circulant hélas plus à pied en raison de mon état alors que j’aimais tant cela.
Au point même d’en tenir autrefois une chronique quotidienne publiée dans mon
texte Le marchoir !
J’évoque
les plaintes de ses collègues concernant les incidents qui émaillent le service
nocturne. Il les confirme notamment la quantité de poivrots et de gens qui ne
paient pas mais il refuse de s’étendre sur les autres aspects pénibles de ce
qu’il nomme globalement La Nuit.
Je
retrouve là la réserve dont il a fait preuve dès le début, me tenant en fin de
compte une conversation de politesse globalement sans charme ni information. Y
compris lorsqu’on nous tombons d’accord sur la nécessité de bien se comporter
parce que cela améliore la situation globale.
17 Février 2017
A
peine installée sur la banquette arrière du véhicule que j’ai réservé d’avance
et l’annonce faite au chauffeur de l’adresse où nous devions nous rendre un peu
en dessous de la gare de l’Est, il me dit alors Vous allez en Afrique ? Pour couper court au déferlement de
racisme qu’il n’est pas difficile de prévoir, je confirme que je vais bien à
Tombouctou et fais semblant de me demander si c’est oui ou non la capitale du
Mali, pour finir par corriger que Non, la
capitale du Mali c’est Bamako !
Mauvaise
pioche car il trouve alors le moyen de me raconter qu’il a chargé une femme
venue de Bamako qui a trouvé le moyen - en lui faisant croire qu’elle n’avait
pas d’argent - de ne lui payer qu’une partie de la course.
Je
ne me démonte pas et continue à haute et intelligible voix à rechercher le nom
de la Capitale de la Côte d’Ivoire puis de celle du Burkina Faso. J’en profite
pour lui raconter l’histoire de l’enfance de mon mari à Bobo-Dioulasso lorsque
ce pays-là s’appelait encore La Haute Volta.
Il
parait un moment intéressé de découvrir que les pays peuvent changer de nom
mais hélas ne se laisse pas prendre à mon petit jeu afro-africain pour
désamorcer la déferlante raciste. Il faut donc que je trouve autre chose pour
occuper efficacement le terrain de la parole. Je pare au plus pressé
l’informant que je vais chez le toubib qui se trouve exercer à cet endroit à la
suite d’un déménagement.
Du
coup il embraie sur des anecdotes médicales très confuses concernant le peu de
confiance qu’il a dans le monde médical. S’en suit une quantité d’histoires
invraisemblables. En fait il est assez pénible à écouter et son discours
m’ennuie. Je suis bien contente d’arriver à bon port même s’il ne fait pas
l’effort de m’arrêter juste devant le porche comme je le lui ai expressément
demandé en raison de mes difficultés et comme ses collègues le font eux avec
bonne grâce. La plupart m’ouvrent même la portière, protègent ma descente et
offrent même de m’aider physiquement ce qui heureusement n’est pas encore
nécessaire.
En
résumé j’ai eu là affaire à un chieur ce qui n’est pas fréquent dans la
corporation mais se produit tout de même de façon non significative.
Au
retour pour tenter de rester connectée à la société dont je sens
malheureusement que je m’éloigne tous les jours davantage, je prends l’autobus
en face de chez le toubib et jusqu’à la gare de l’Est. En entrant dans le
bâtiment à droite, une boutique Marks and Spencer a hélas remplacé le marchand
de journaux, de livres et de souvenirs chez qui j’allais auparavant
systématiquement et avec plaisir … J’y trouvais une bonne partie des articles
nécessaires à ma vie quotidienne y compris des écouteurs pour la radio de nuit
lorsque l’angoisse est insupportable et qu’il est essentiel de ne pas réveiller
l’autre dont le sommeil est rare.
Malheureusement
cet établissement plus efficace en matière de rentabilité que le précédent ne
vend plus que des articles alimentaires destinés à constituer des casse-croûtes
ou des encas pour les voyageurs qui prennent le train, ce qui finalement est
non seulement logique mais utile.
Je
n’y retrouve même pas les joies que je pouvais éprouver en traversant le Marks
and Spencer qu’il m’arrivait de fréquenter Boulevard Haussmann, au sortir du
Lycée après avoir descendu à pied la longue rue La Fayette. Les experts de la
mercatique pourrait analyser que là l’effet de séquençage du marché aboutit
presque à une contre-performance. A moins qu’il s’agisse d’une affaire qu’on
nomme désormais générationnelle … Bref il n’y a pratiquement rien pour moi dans
ce magasin. Tant pis ! Je dois seulement à partir de cette nouveauté,
réorganiser mes parcours.
Par
contre l’intérêt de ce circuit qui me fait faire un détour par la gare, outre
l’émotion de me souvenir à chaque fois comment au début des Années Soixante
lorsque nous accompagnions en famille ma sœur qui rentrait à Munich où elle
faisait ses études, prenant ce qui était encore à l’époque L’Orient Express, mon père cachait son émotion en lui criant
lorsque le train s’ébranlait Tu essaieras
de descendre avant Belgrade… Du temps de la Guerre Froide, cette ville
apparaissant alors le bout du monde qu’il était possible d’atteindre et en
recouvrait tous les dangers.
Les
autres avantages en sont la boîte à lettres accrochée à la façade tout de suite
à droite ainsi que la station de taxi à laquelle les voitures défilent en
continu et où à même été prévu un passage spécial
pour les personnes en difficulté, entrée à laquelle il m’arrive même d’avoir
recours lorsqu’il y a vraiment trop de monde à faire la queue et que je ne
pourrais pas tenir debout aussi longtemps… Ce qui est autrement plus
confortable que de devoir en arrêter un au vol et monter dedans en plein
carrefour au milieu du chaos.
Le
chauffeur est jeune et la conversation s’engage immédiatement, comme je lui
explique où se trouve ma rue qui est notre destination en ajoutant comme je le
fais habituellement qu’il s’agit d’une
toute petite rue de rien
du tout pour mettre à l’aise les chauffeurs ignorant où elle se
trouve, il croit à tort que je la dénigre – ce qui n’est pas du tout le cas – mais
plutôt ma forme de politesse, il commente que le quartier est très bien. Ce que
je confirme.
Pour
désamorcer tout ce qui pourrait surgir en raison d’une situation sociale de
plus en plus tendue et qu’on voit proliférer de tous les côtés, comme il me demande
si nous habitons là depuis longtemps, je lui raconte que c’est mon père qui
nous a trouvé ce logement alors que nous travaillions loin de l’Hexagone et que
nous devions y rentrer bientôt.
Puis
dans la foulée je lui raconte toute la série de nos déménagements qui n’est pas
mince et en quoi ont consisté nos différents établissements. J’y ajoute force
commentaires pour expliquer à chaque fois à quelle situation cela
correspondait… De fil en aiguille on en arrive comme d’habitude - si j’ose dire
- à la durée du mariage, au mode de vie et à l’état des mœurs qui ont bien
changé. Ce sujet de conversation est récurrent avec les chauffeurs de taxi sur
le même plan que l’état de la circulation et celui de la classe politique.
2 Mars 2017
Arrivée
à la station en haut de la rue j’en profite pour aller chercher à la BNP devant
laquelle elle est installée les carnets de chèques que j’ai commandés la
semaine dernière. Habituellement à cette heure là
lorsque les actifs sont déjà à leur poste, la queue des voitures est très
longue, parfois même excessivement jusqu’à la teinturerie. Cette fois elles ne
sont que deux à attendre et j’y vois une anomalie. Elle n’a d’ailleurs pas
échappée au chauffeur qui me le fait remarquer dès que je suis installée et me
demande si j’habite à côté. Nous débattons de ce qui nous apparait à tous les
deux une bizarrerie.
Du
coup la conversation est engagée sur les thèmes habituels qu’il alimente avec
une certaine réserve qui m’intrigue. Notamment il me dit que la sagesse
consiste à ne pas parler de la fermeture des quais pour éviter de s’énerver. Je
lui réponds que de mon côté l’avantage de l’âge est qu’on a du recul, une autre
forme de sagesse. Il me dit que c’est bien le seul avantage de la vieillesse.
Mais en fait il est plus jeune que moi et c’est pourquoi il ne sait pas de quel
trésor il s’agit.
Il
se détend tout de même comme nous roulons Boulevards Malesherbes et que nous
parlons comme souvent de nos enfants. Il me montre la photographie de ses deux
petites filles et il me dit tout le mal qu’il pense du mariage homosexuel.
Du
coup je lui explique la Révolution Cybernétique en cours et l’invention du
droit de voir tous ses désirs réalisés y compris et au besoin par l’Etat. Il me
raconte les démêlés qu’il a avec sa fille. Je lui rapporte ce que je raconte
dès que j’en ai l’occasion à savoir ce que mon paternel à moi me disait
régulièrement Si tu as besoin de quelque
chose, demande-le moi et je t’expliquerais comment s’en passer. Il trouve
cela épatant ! Tous ceux à qui je l’ai répercuté ont d’ailleurs eu la même
réaction !
Nous
parlons de la beauté de Paris et je lui dis comme tous les chauffeurs de taxi
en sont comme moi amoureux. Il avoue n’être dans le métier que depuis onze ans.
Du coup comme c’est souvent le cas, je le devine reconverti après un accident
professionnel mais je me retiens de l’interroger sur ce qu’il faisait avant me
contentant de lui dire que c’est le cas de beaucoup de ses collègues qui
gagnaient auparavant leur vie autrement.
Il
enchaîne en se plaignant de la désindustrialisation générale. Je lui dis que je
suis tout à fait au courant. Il me raconte avoir été dans la mécanique de
précision pour l’aviation. Son entreprise était une sous
traitante de celle qui faisait des moules absolument gigantesques pour
les engins volants.
Il
décrit par quel processus la firme a périclité après la contraction du trafic
aérien consécutive à ce que c’était passé en Amérique. Je comprends à cette
périphrase qu’il évoque l’attaque de 2001 sur les Twin
Towers de New York. Comme son entreprise faisait des bénéfices confortables ils
ont pu tenir encore quelques années mais pour finir ils ont quand même été
licenciés.
Je
lui raconte ma visite dans l’une des usines de Soissons lors de ses journées
portes ouvertes, comme celle-ci venait d’être rachetée par un concurrent
australien qui n’était intéressé que par la reprise du Bureau d’Etudes tout en
fermant l’entreprise pourtant performante installée dans l’Aisne et fabricant
des pièces de précision pour les satellites. Cette situation m’avait d’ailleurs
à l’époque parfaitement scandalisée.
Mon
conducteur me précise alors qu’il était lui le chef du Bureau d’Etudes de son
entreprise. De mon côté je n’ai pas prononcé le nom de la firme soissonnaise
car je n’étais pas tout à fait sûre que ce soit Ottawa comme je pensais
pourtant m’en souvenir.
Je
dis quand même à mon interlocuteur que les pièces fabriquées étaient de purs
joyaux et qu’en ayant fait des compliments à la personne qui nous faisait
visiter, il m’en avait donné une pleine poignée que j’avais considérée alors
comme un tel trésor que j’en avais fait un collier que j’avais porté en ville
pendant des années.
Comme
il ne réagit pas à une annonce que je ne considère pourtant pas comme banale,
je crains un moment qu’il me prenne pour une vraie dingue ou qu’il n’est pas du
tout compris ce que j’avais expliqué car après tout il n’est pas évident
d’imaginer ce dont il s’agissait. Il se plaint alors de n’avoir pas à me
montrer des photos de celles qu’il fabriquait lui. Je me retiens de lui
signaler que le collier en question est visible sur mon site Internet.
On
arrive à destination à la Brocante de la Place de la Bourse puisque c’est le
premier jeudi du mois, date à laquelle elle se tient régulièrement.
Au
retour je reste un moment assise sous l’abri en attendant que la voiture de
tête ait trouvé un client, car elle est trop haute et je crains les difficultés
pour y monter moi-même. Mais comme cela dure et que personne ne se présente, je
finis par me décider en raison du fait que le second taxi ne cesse de me jeter
des coups d’œil interrogatifs.
Ayant
beaucoup de paquets mal ficelés comme c’est souvent le cas lorsque je fais à
cet endroit des achats nombreux variés et mal emballés par les vendeurs qui n’y
sont pas tenus autrement que par leur gentillesse assez générale, je crains
qu’il ne me prenne pour une clocharde qu’il n’aimerait pas voir squatter l’abri
de sa station et donc à regret, je lève le camp.
Je
réussis quand même à monter dans cette voiture haute plus facilement que je
l’avais pensé et d’autant plus que je suis lestée d’un pénible barda. Mais le
chauffeur à cheveux longs lui-même franchement négligé ne me manifeste aucun
intérêt ce qui me choque, me déçoit et me blesse.
De
fait il écoute à fond la radio qui traite de la classe politique purement et
simplement comme si je n’étais pas là. Je n’ai plus d’autres possibilités que
d’écouter moi même. Heureusement je parviens à saisir
la balle à bond comme l’animateur dit que l’ambiance actuelle rappelle celle
des années Soixante. Force m’est de le contredire en affirmant qu’il s’agit à
d’erreurs profondes car cela n’a rien à voir et que les fameuses Sixties
étaient celles du livre de poche
et des électrophones Teppaz.
Coup
de pot il ajoute opportunément et des yéyés,
ce qui est rigoureusement exact. Je me dis que la partie est gagnée et déroule
du coup toute la fiche technique insistant évidemment sur Mai 68 qui n’a pas
été que le charivari des excités du Quartier Latin mais un mouvement populaire
de 9 millions de grévistes aboutissant à une augmentation de salaire de
10% !
J’ajoute
comme j’ai l’habitude de le dire chaque fois que j’évoque les évènements en
question que le résultat principal de l’opération a été que pendant quinze ans les patrons
nous ont parlé poliment. Il me fait comprendre qu’il
est courant. Ce qui est plutôt rare…
La
conversation vient sur le candidat François Fillon. Le chauffeur me dit qu’il
est triste de ce qui leur arrive, particulièrement pour Pénélope sa femme. Nous
débattons de sa dépression nerveuse, le chauffeur mettant en cause l’ambiance
familiale nécessairement délétère impactant l’ensemble des membres, affirmant
que même le chien doit en être troublé, ce que je confirme sans pour autant
avoir mon diplôme de vétérinaire !
Je
dis que de toute façon la personnalité de François Fillon est un mystère
incompréhensible pour le moment mais qui s’éclaircira nécessairement plus tard.
Je prends comme exemple celle d’Alain Delon qui paraissait incompréhensible
jusqu’à ce qu’une biographie non autorisée apprenne que quasiment abandonné par
sa mère il avait été placé dans une famille d’accueil dont le père était
gardien de prison ! A l’occasion de quoi il avait pris l’habitude de jouer
dans la cour avec les taulards, ce qui explique la suite de ses tropismes. Je
dis qu’un jour on découvrira le cœur de l’énigme de Fillon. Je crois l’avoir
convaincu.
Du
coup nous devisons sur la situation ahurissante de la classe politique actuelle
qui tourne en rond en roue libre et sans nous. Il pense que cela va finir en
Révolution ! Je lui confirme que c’est plus ou moins le cas. Il dit que
cette Révolution là prendra des formes nouvelles et
que c’est peut être bien l’ensemble de toutes les
réformes qu’on voit déjà.
Je
lui explique que c’était pareil pour les Révolutions passées de 1789 et de 1917
et que les gens n’avaient pas conscience qu’il s’agissait de cela que pourtant
les historiens ont ensuite mis en ordre. Je lui précise que ceux qui sont
entrés dans la Bastille le 14 Juillet, chercher de la poudre pour les fusils
qu’ils avaient pris aux Invalides ne se disaient pas que c’est de cela qu’il
s’agissait. Même chose pour la Russie.
3 Mars 2017
Bien
que commandé d’avance comme habituellement dans ce cas de figure arrive au
dernier moment un véhicule parfaitement antipathique avec une porte coulissante
comme je ne les aime pas. A l’intérieur le chauffeur à un bonnet enfoncé
jusqu’aux yeux et ne fait rien pour m’aider. Toute la voiture est dans un état
lamentable avec du scotch marron sur la banquette en plastique crevée et
laissant apparaitre son bourrage intérieur de mousse jaunâtre. Comme c’est
aussi malheureusement le cas du lit d’examen médical du toubib chez qui je
vais, je me dis que la pauvreté et la débine se généralisent…
Le
chauffeur est plutôt joyeux voire hilare. A ce que j’en vois dans le
rétroviseur, il me semble que non seulement il me drague mais qu’il s’imagine
qu’il va aboutir rapidement. Il embraie rapidement en me demandant tout de go
quels sont aujourd’hui les nouveaux soutiens qui ont abandonné le candidat
François Fillon en proie à ses scandales.
Je
cite Nadine Morano mais il est déjà au courant. J’ajoute le
porte parole Solère et
Bussereau lui faisant accuser le coup. Il s’inquiète de savoir s’il y a
également des défections parmi les Barons. Je cite les principaux pour
savoir si nous sommes bien d’accord sur l’identification de la catégorie que
nous évoquons. Je confirme que non qu’ils sont bel et bien encore là.
Il
m’explique qu’il n’ose même plus écouter la radio dans sa voiture étant donnée
la situation. De mon côté j’avoue que j’aurais bien le même comportement mais
que comme je suis à la retraite, je m’ennuie un peu chez moi car ne travaillant
que le matin, les après-midis sont quand même longs. Comme il est un peu trop
entreprenant à mon goût j’en profite pour préciser que mon mari rentre tard, de
telle sorte qu’il ne m’imagine pas célibataire et disponible.
Rue
des Mathurins nous restons un moment coincés derrière une belle voiture dont le
chauffeur tire du coffre une valise violette sur la beauté de laquelle je
m’extasie. Mais comme le client lui tend un billet de banque, mon chauffeur à
moi en profite pour m’expliquer qu’il s’agit d’un VTC qui est en fraude car
dans ce genre de véhicule l’argent liquide y est interdit dans les transactions,
tout devant être payé par carte bancaire au moment de la réservation
obligatoire.
Je
me livre à mes habituelles considérations sur l’état de la société qui n’est
pas adverse de la fraude tout au contraire. Néanmoins pour ne pas le froisser,
je m’abstiens d’expliquer que c’est en raison de cette complicité générale
qu’on en est arrivé là… ce dont je suis pourtant intimement persuadée.
La
conversation repart sur la situation des Elections Présidentielles qui
approchent. Il croit dur comme fer à l’existence d’un complot pour éliminer
François Fillon au profit du candidat Emmanuel Macron. Je rectifie le tir en
précisant qu’il ne s’agit pas d’un complot
comme il le dit mais d’une coalition de fait de tous ceux qui ont intérêt à
son élection. Ce qui est tout à fait différent.
Je
m’embarque alors dans un de mes cours d’Economie Politique populaire dont j’ai
l’habitude dans cas là et qui font ma joie car j’adore enseigner et depuis ma mise
à la retraite en 2005, cette partie de ce qui a été ma vie me manque.
L’explique donc la totalité de la Révolution Cybernétique y compris la
procréatique que j’ai regroupée sous le vocable de la fabrication des enfants
dans des bocaux ainsi que les
conséquences de La Mondialisation.
On
arrive dans le carrefour où habite le toubib mais il ne met aucune bonne
volonté à m’arrêter comme je le lui avais demandé juste devant la porte,
contrairement à ce que font ses collègues. Je suis donc obligée d’appuyer sur
le fait que je ne vais pas descendre par la porte de gauche comme il le
faudrait.
Je
montre déjà mon appréhension et mes difficultés à ouvrir celle de droite en
pleine circulation rapide et intense, la descente y étant interdite parce que
dangereuse. Mais néanmoins je ne peux pas faire autrement. Il se décide quand
même à quitter son volant pour venir m’aider.
J’évite
de croiser son regard, un peu mal à l’aise.
Au
retour le carrefour est dans un chaos inextricable. Dans un maelström très
dense, des gens affolés crient dans une sorte de quasi panique généralisée à
laquelle s’ajoutent les embouteillages habituels aggravés par le stationnement
d’un camion grue dans le couloir du bus, lequel barre de fait par cette
position la moitié du carrefour.
Je
vois bien un tacot libre avec sa lumière verte qui arrive par la rue
transversale mais il s’agit d’une camionnette noire mortifère comme on en voit
de plus en plus et dans laquelle je pense que j’aurais du mal à monter étant
donnée ma semi invalidité et d’autant moins qu’en pleine circulation il faut
agir vite. Je prends la décision de ne pas lui faire signe quitte à regretter
par la suite mon erreur.
Du
coup j’en attends longtemps un autre qui s’arrête pile poil juste un peu devant
l’endroit où je suis installée pour décharger quelqu’un d’autre. Je me dis que
cela va aller et qu’il va venir me ramasser ensuite après avoir franchi le
carrefour mais malheureusement comme il s’approche de moi et que je lui fais
signe tout en m’accrochant au lampadaire tellement je sens que je vais
m’écrouler mais il ne s’arrête pourtant pas. J’attribue ce comportement au fait
que le camion grue a mis en place des plots qui interdisent une partie du
Boulevard. Je suis furieuse et dépitée.
Un
garçonnet subsaharien me demande si je veux un taxi. Je confirme à tout hasard
surtout pour qu’il ne se méprenne pas sur autre chose entrainant de nouvelles
complications. Je vois alors le gars avancer dans le carrefour au milieu des
voitures et faire signe à certaines qui allumées en rouge sont néanmoins
occupées, montrant ainsi qu’en fait il ne connait rien à la question. Du coup
je me dis que ce n’est vraiment pas la peine et je m’en vais plus loin
retournant vers le Sud pour échapper au harcèlement dont je crains qu’il
survienne.
Je
reflue donc bien au-delà de l’arrêt de l’autobus profitant un moment de son
banc pour m’asseoir sous l’abri et me reposer, car j’en ai vraiment besoin.
J’hésite à prendre l’autobus pour aller Gare de l’Est où j’en trouve toujours
stationnant sur le parvis mais je suppute que je n’aurais pas les moyens
physiques de l’atteindre en descendant de l’autobus étant donné qu’il y a toute
l’esplanade à traverser en plus des voies de circulations auxquelles manquent manifestement
quelques feux rouges. Au point où j’en suis c’est plutôt une vue de l’esprit.
Je
reprends donc ma marche vers le Sud pour être sûre que je suis bien débarrassée
du garçon et qu’il ne va pas me retrouver pour m’engluer sans doute à la
recherche d’un pourboire. Par bonheur je découvre sur le trottoir un bateau que
je ne connaissais pas encore et qui peut donc permettre aux voitures qui
roulent dans le couloir de bus de s’arrêter là pour me charger, alors que sans
cette possibilité cela ne serait pas possible du tout. Je commence à être en
difficulté ne tenant cette fois plus du tout debout.
Force
m’est de réfléchir à un plan B. Je peux aborder un passant et lui demander s’il
peut avec son téléphone portable – moi-même n’en ayant pas – m’appeler un taxi.
Mais je réfléchis qu’il voudra certainement me commander un uber
réputé moins cher et que du coup ma situation sera encore plus compliquée.
Effectivement je ne sais pas du tout comment tout cela fonctionne et je n’ai
par ailleurs pas les outils cybernétiques, ce qui de surcroît est absolument
incompréhensible pour des gens jeunes. Je rejette donc cette idée contre
performante.
Il
est par ailleurs irréaliste de penser que je peux trouver un policier qui va me
tirer de là car je n’en ai jamais vu dans ce quartier complètement livré à
lui-même. J’en arrive donc à la pénible conclusion qu’il faut que je tienne le
coup et que va bien finir par arriver un taxi. Dans Paris intra
muros, on finit toujours par en trouver un. La seule fois où cela ne fut
pas le cas était en banlieue.
Je
surveille un peu plus loin en face la sortie d’un hôtel où je vois du va et
vient car on y charge et décharge des clients. Je fais des grands signes aux
véhicules concernés sans aucun succès. Passe encore devant moi un tacot allumé
en vert à qui je me signale sans que pour autant il ne s’arrête. J’étais en
train de sombrer dans le désespoir lorsque j’ai quand même abouti.
Une
fois montée je dis Ouf, je suis sauvée ce
qui me permet de lâcher la pression émotionnelle. Je lui explique la situation.
La conversation s’engage sur les sujets habituels et ne va pas cesser jusqu’à
la destination. On passe en revue la malheureuse situation du pays, celle de la
classe politique, celle des animaux qui se comportent mieux que nous qui est l’un
des thèmes qui me sont les plus chers, la dévirilisation des types dont la
plupart n’ont même plus l’idée qu’ils ont à maintenir le territoire et à
l’appui je fais l’apologie des béliers qui eux assurent la sécurité du troupeau
tant des brebis que des agneaux dont elles doivent elles, s’occuper.
J’évite
le sujet glissant de l’absence de frontière. On en arrive naturellement à
parler de la guerre d’Orient. Je raconte évidemment mon voyage en Syrie en 1964
comme j’avais dix neuf ans, ma stupéfaction devant la
beauté de la mosquée des Omeyades dont je lui demande s’il la connait. Il dit
que non mais qu’il en a entendu parler…
La
conversation vient sur la situation actuelle dans la région. Il met en cause la
position de la Russie, j’essaie de la lui faire comprendre mais il n’y a pas
moyen. Je préfère alors qu’on parle d’autre chose plutôt que de voir l’échange
se rompre après s’être envenimé.
Nous
en revenons donc à la situation sociale qui nous parait à tous les deux
insupportable et nous tombons d’accord pour dire qu’il n’y a dedans rien du
tout pour nous. Je lui confie même avoir dit à mon mari que je ne pouvais pas
vivre dans un environnement pareil.
Un
mot a même été dit sur l’état du métro. Je lui que ne suis plus en état d’y
descendre étant donné la faiblesse de mes jambes mais que mon conjoint m’en a
parlé affirmant même que des gens défèquent directement sur les quais !
Il
se plaint ensuite du fait qu’il ne voit son frère que deux ou trois fois par
an. Je lui confis alors que le mien apparemment ne veut plus du tout avoir
affaire à moi et que je souffre de cette rupture incompréhensible qui m’est
imposée. Je lui ai résumé la situation en lui disant seulement qu’il s’était
mal conduit lors de la vieillesse de nos parents mais c’est quand même une drôle de litote.
Il
interprète la chose en me disant que c’est probablement parce qu’il a honte, ce
qui n’est en effet pas exclu car j’ai déjà moi-même émis pour m’apaiser cette
hypothèse la plus favorable. Il me dit aussi qu’il faut tenter la
réconciliation. Ce que je n’ai cessé de faire une fois le contentieux réglé.
Néanmoins je me sens frustrée de ne pas avoir pu lui dire toute la vérité de
cette abominable histoire.
Nous
débouchons sur la Place Pereire en venant de l’avenue de Villiers. Autant dire
que nous ne sommes pas très loin du but. J’évoque le monde ancien dont je suis
issue dans lequel les sexes n’étaient pas confondus. Il approuve puis petit à
petit on s’achemine vers la métaphysique et il me dit que de toute façon les
bons seront récompensés.
Ce
que de mon côté je crois profondément car cela en est une bien grande de
répandre la lumière comme ils le font. Je le lui dis mais il croit de surcroît
comme le lui a enseigné sa mère qu’ils sont récompensés par le fait que Dieu
les fait mourir jeunes – ce que de fait j’ai en effet observé – laissant au
contraire les méchants s’enfoncer dans le mal jusqu’à la fin de leurs jours
pour qu’ils aillent en Enfer.
Je
trouve la thèse inédite, et comme nous arrivons à destination et qu’il me
débarque devant chez moi, je lui dis Rendez vous au
Paradis ! Il confirme.
Vendredi 17 Mars 2017
A
l’aller un chauffeur aux traits asiatiques à qui je crois avoir déjà eu affaire
et au retour un autre dénonçant la fermeture des quais. Comme je commence à me
lasser de ce récit qui me prend quand même beaucoup de temps, alors que je suis
physiologiquement dans des difficultés de plus en plus grandes, je décide
d’arrêter bientôt cette chronique dont de surcroît le charme s’en épuise en
raison de la répétition. Mais ce n’est pas la seule raison.
C’est
que la situation est devenue si difficile que si on en croit la pertinence des
observations que Maslow a synthétisé dans sa fameuse pyramide, il faut déjà que les besoins de base soient satisfaits avant
de s’occuper de ceux qui sont accessoires. Or même les fondamentaux ne le sont
plus.
Samedi 25 Mars 2017
Voilà
bien une semaine que je ne suis pas sortie et les derniers jours ont été
d’autant plus sinistres que le climat social ne cesse de se dégrader. A
l’occasion de la disparition non seulement de l’Etat dont Raphaël Draï disait très justement qu’il se méritait, loi de la Nature et de
l’Humanité néanmoins impossible à expliquer à la plupart des gens faute
d’instruction et d’expérience, mais aussi à cause de l’effondrement de la
société qui heureusement n’est pas encore totalement achevée de telle sorte
qu’il est encore possible d’espérer un redressement.
J’ai
tiré un plan sur la vente paroissiale d’une école privée sise dans le Marais.
Cette virée est dans mes possibilités. Ce genre de vide grenier est dense,
n’exige pas beaucoup de marche, je peux donc consacrer une partie de mes
crédits d’énergie à aller à pied à la station et même à faire un détour par la
boite à lettres. Mais je dois m’abstenir d’entrer à la Maison de la Presse, ce
serait trop !
Beaucoup
de taxis sont à la station, malheureusement la voiture de tête monstrueuse et
haute sur ses roues ne m’attire pas particulièrement. Je mets en place ma
stratégie habituelle. M’asseoir sous le banc de l’abri et attendre qu’un autre
client ou cliente - pour la parité - n’étant pas comme moi semi handicapée y
entre tout naturellement.
J’attends
un bon moment mais cela ne se produit pas. Je ne peux pas attendre indéfiniment
car si on y ajoute la durée du voyage je risque de me trouver en difficulté
lorsque j’aurais besoin d’accéder à des lavabos sans pour autant en trouver
étant donné la brillante politique d’aménagement de la ville qui a la fâcheuse
tendance à les supprimer pour éviter l’installation des sans
abris…
Je
m’approche donc de la deuxième voiture, une berline abordable me penchant à la
fenêtre avant dont - sans la descendre - le chauffeur
ultramarin me fait signe comme il se doit de prendre celle de devant. Je suis
obligée d’insister pour pouvoir lui parler et lui dire de quoi il retourne lui
demandant d’aller l’expliquer à son collègue.
Il
sort donc de sa voiture me disant de m’installer pendant ce temps
là. Ce qu’il fait un peu rapidement à mon goût mais sans doute en
ont-ils l’habitude car c’est un cas correspondant à une catégorie.
Je
donne donc l’adresse exacte de ma destination et d’autant plus que non
seulement je ne connais pas cette rue, pas même de nom. Je précise qu’il s’agit
d’une école trop contente de pouvoir me servir de ce mot pas encore comme un
sésame mais déjà comme un alibi dans ces temps sociaux ou plutôt antisociaux où
le droit des femmes à une vie autonome est en régression visible non pas
d’année en année ni de saison en saison mais de jour en jour !...
Quant
à la conversation elle est d’ores et déjà engagée, ce qui fait qu’elle se
déroule sans difficultés. Echanges de vue sur le problème des grosses voitures
pas nécessairement adaptées à toutes les clientèles. Il me fait remarquer - ce que je ne sais que trop - que ces voitures
multiplaces sont de plus en plus nombreuses et le seront toujours plus car il
m’explique que les gens veulent désormais voyager à plusieurs…
Je
parle des petites camionnettes qui à Fort de France servaient de transports en
commun pour la population non blanche et qu’on appelait les bombes. Il ne relève
pas bien qu’ultramarin. J’en déduis sans peine à cause de mon expérience que ce
n’est pas dans ce sens que la conversation va se dérouler.
On
débouche sur le Rond Point des Champs Elysées. Je
m’extasie intérieurement de la beauté de cet endroit que je connais
parfaitement évitant de penser aux jours heureux que j’y ai passés lorsque je
fréquentais assidument les expositions du Grand Palais, sidérée de constater à
quel point la vie à pu se dérober sous moi !
L’éclatant soleil de printemps et le début d’émergence des feuilles hors des
branches me comblent de joie.
Au-delà
de la Concorde on emprunte les quais et je ne peux que déplorer de n’être pas
au ras de l’eau, tant était magnifique ce passage qui tant de fois m’a rendu le
courage d’être et de persévérer. J’en profite pour débiter mes diatribes
habituelles contre la volonté d’imposer une ville sans voitures au mépris de
tous ceux qui ne peuvent se contenter de la marche à pied et du vélo. Surtout lorsque
cette volonté dogmatique est couverte par la langue de bois, l’expression circulation douce cachant l’extrême violente du mépris des besoins d’une partie
non négligeable de la population.
J’essaie
de dire que je crois savoir que la pollution automobile n’est qu’une partie de
celle de l’ensemble dont les usines et les feux de bois sont également
responsables, sans que personne ne s’en émeuve.
Sans
doute en confiance le conducteur commence à se laisser aller en me désignant
les taxis ubers
qu’il injurie copieusement m’expliquant qu’ils sont conduits par des dealers.
Il se moque de ceux qui défendent le point de vue qu’il vaut mieux qu’ils
soient conducteurs de taxis même ubers plutôt que de dealer. Il m’explique que désormais la
vente de drogue a lieu dans les berlines elles mêmes
et que les clients n’ont ainsi même plus besoin d’aller en banlieue pour
acheter leur dose, elle leur est en quelque sorte proposée en même temps que le
service du trajet. Il ajoute d’ailleurs que les patrons de la firme Uber, ce
sont les enfants de ceux qui sont au pouvoir.
Sur
sa lancée il s’énerve de plus en plus contre les mauvais conducteurs tandis que
nous roulons sur les quais du haut le long du Louvre, du Chatelet et de l’Hôtel
de Ville. Il klaxonne furieusement et peste brutalement contre les écarts de
conduite des autres automobilistes qui déboitent sans mettre le clignotant ni
sans aucune précaution. La queue de poisson violente est devenue une sorte de
règle…
J’avance
mon explication habituelle à savoir que dans leur tête, ils sont seuls au
monde, que l’exemple vient de haut, qu’ils ont oublié le code de la route,
qu’ils ne l’ont peut être même jamais appris. Je vais
jusqu’à suggérer qu’ils n’ont pas le permis de conduire.
Ce
qu’il me confirme en m’expliquant le plus tranquillement du monde que c’est
normal puisque c’est trop cher alors qu’il faut bien se débrouiller ! Tout
cela avec un rire gras qui me met mal à l’aise tant il a l’air d’être lui-même
le roi de la dite combine et ne faisant que conforter ce que j’ai dit depuis
longtemps, les Français ont non seulement
la classe politique qu’ils méritent mais surtout celle qui leur ressemble…
Après tout non seulement ils les ont élus
mais ils les réélisent.
Dans
la rue François Miron, on reprend le thème de la pollution. J’objecte être
étonnée qu’on soit capable d’envoyer des hommes sur la Lune mais pas d’inventer
des voitures non polluantes. Il m’explique doctement que ce n’est pas un
problème technique puisqu’existent déjà les voitures électriques mais que c’est
un problème de taxes auquel je ne comprends rien. Il affirme que la question
sera résolue lorsqu’ Ils auront
trouvé le moyen de taxer l’électricité lorsque les voitures en question seront
rechargées à domicile. Je m’étonne in petto mais ne comprenant rien je
n’insiste pas.
Je
note toutefois que lui aussi emploie le fameux Ils contre lequel peste mon alter égo lorsque j’en fais usage en me
demandant brutalement Qui Ils alors
que ce chauffeur de tacot lui le sait
très bien comme tous ceux de la ville à qui j’ai affaire au ras des trottoirs.
Il
ajoute d’ailleurs par référence aux problèmes que nous avons évoqués tout de
suite après avoir quitté la station Champerret qu’il serait possible de
fabriquer un modèle de voiture spécial pour les taxis, lequel conviendrait à
toutes les sortes de clientèle, et que les constructeurs automobiles pourraient
fabriquer tout spécialement à leur intention. Mes préoccupations d’économiste
montent immédiatement au créneau faisant valoir que je serais bien étonnée
qu’il y ait un marché suffisant pour que cette formule soit rentable. Il
m’objecte que dans le monde les taxis sont très nombreux…
Dans
la rue Saint Antoine il passe sur l’espace piéton pavé m’affirmant qu’il y a
droit mais que même s’il y a quelqu’un d’assis par terre, il doit le respecter.
Je fais l’idiote rappelant qu’on s’assoie sur les bancs. Ceci dans le cadre de
ma lutte contre l’entropie pour empêcher cette idée de s’installer dans ma tête
et ne pas perdre complètement de vue ce que doit être une société organisée.
On
arrive bientôt à la rue de ma destination. J’en lis le nom sur le panneau en
émail bleu à l’entrée de ce qui est presque une
venelle, ne laissant de passage que
pour la largeur d’une berline ! Je suis ébahie de la beauté de la rue avec
de chaque côté des hôtels particuliers. Je n’en reviens pas. Je rappelle qu’il
s’agit d’une école pour faciliter qu’on la trouve. Mais avec étonnement, je
découvre que je n’en vois moi-même pourtant attentive et avec une bonne vue,
aucune.
Je
la devine pourtant – à mon grand étonnement – à cause des quelques adultes qui
attendent devant le portail d’un magnifique immeuble en pierre de taille. Je
n’ai jamais vu ainsi un établissement scolaire qui n’en ait pas l’air et cela
me trouble légèrement. Je suis contente d’être arrivée car finalement cette
conversation n’était pas très intéressante et le chauffeur pas totalement
sympathique dans la mesure où plus on avançait plus il parlait tout seul.
Le
soleil de printemps sur les murs de ces hôtels particuliers me soulève. Je
demande qu’on me laisse au coin de la rue. Devant la porte un homme se tient
avec à la main une poupée qu’il apporte pour alimenter les rayons de la vente
paroissiale comme c’est la règle dans ce genre de situation…
Son
voisin a mis lui ses apports dans un sac plastique franchement défraichi qui me
parait un signe net non d’avarice puisqu’il donne mais plutôt de pingrerie comme je l’ai écrit dans Sauver
les meubles, il est franchement
de mauvais goût d’offrir en cadeau des objets qu’on méprise et dont on cherche
à se débarrasser…
Je
dois arbitrer entre attendre un peu loin de l’entrée dans le rayon de soleil
mais la place est déjà occupée par une femme qui apparemment attend elle aussi
l’ouverture ou m’approcher de l’entrée et me mêler à ces hommes qui attendent.
Heureusement la porte en verre et fer forgé s’ouvre, une tête en dépasse et
débloque plus largement le vantail mouvant.
On
entre. Comme c’est mon tour je demande au type qui est debout à côté de la statue
en pierre du saint patron de l’établissement si je dois ouvrir mon sac. Il ne
comprend pas de quoi il s’agit. Je prononce le mot clé car je me suis déjà
adaptée à la situation sociale en m’efforçant de parler non pas la langue de
bois mais de me contenter du mot clé. Cette fois c’est Vigipirate. Le type comprend ce qui
prouve que ma méthode est la bonne et me répond tranquillement Si ce n’est pas ça, ils trouveront
autre chose !
Je
m’étonne d’une pareille absence de conscience professionnelle chez un type qui
dans mon esprit est chargé de fouiller les sacs à l’entrée, je le regarde avec
curiosité découvre d’abord son col romain qui me donne l’alerte dans la
contradiction qui ne m’échappe pas, puis descendant le long de son corps, je le
découvre en soutane et rectifie mon analyse au profit d’une foi dans
la Providence qui s’explique et que d’aucuns autour de moi
qualifierait de fatalisme!
Sortie
de l’école je débouche après un moment de marche un peu pénible dans mon état
sur un carrefour aménagé entre jardin et pistes cyclables particulièrement bien
agencées y compris les feux de signalisations et les passages protégés où sont
arrêtées quelques voitures.
Voyant
de loin venir dans l’autre sens la fameuse lumière verte symbole pour moi de
survie confortable, je me jette dans la traversée du Boulevard au mépris de la
prudence mais pour saisir la chance d’autant plus que dégagée, la placette lui
permettra de s’arrêter sans difficulté et que j’aurais tout mon temps pour
monter. Installée dans la voiture pour ma plus grande satisfaction, j’indique
l’objectif de la Porte Champerret ajoutant comme j’en ai l’habitude et plus
précisément le nom de ma rue accompagnée de ma formule rituelle si vous
ne la connaissez pas, je
vous l’explique.
Je
ne comprends pas tout de suite pourquoi il n’enfile pas directement le
Boulevard. Mais il y est bientôt acculé à cause de la circulation et du coup me
demande simplement si je connais le chemin. Je suis étonnée mais déjà presque
adaptée au Nouveau Monde, je réponds simplement que oui,
tout droit puis le Boulevard jusqu’à telle place, puis tel chemin et j’ai alors
le plaisir de l’entendre dire qu’on prend ensuite le Boulevard Malesherbes, ce
que je confirme très contente qu’il retrouve ses billes.
Il
n’a pas la machine qu’ont habituellement les taxis. Il parle couramment le
Français avec un très fort accent et un visage européen qui ne permet pas de
l’identifier. Avec l’éducation que j’ai reçue je me sentirais déshonorée de le
lui demander. Engagée dès le début où j’ai dû lui expliquer le chemin, la
conversation se poursuit sur le caractère agréable du XVIIe arrondissement que
je confirme. Je développe ce que j’en dis habituellement le côté provincial de
la Porte Champerret autour de la Gare Routière faisant fonction de la Grand Place,
je dis que tout de même cela se dégrade que c’était mieux avant, mais il dit
que c’est encore vraiment très bien.
Puis
me dit qu’il aime bien aussi le XVe dont je lui vante également le charme
discret. Nous tombons d’accord que c’est mieux que le XVIe dont je lui éprouver
que l’ambiance n’y est pas amicale. De ce côté il trouve qu’il y a dans cet
arrondissement trop d’immigrés, ce qui me donne à penser qu’il ne maitrise pas
complètement les nuances de la langue française…
Je
m’abstiens de le contrarier sur le fond pour ne pas faire échouer une
conversation qui me parait bien partie. Et en effet elle continue sur les deux
17e. J’en profite pour lui caser mon enfance aux Batignolles
autrefois populaire et les trois quarts de ma vie vécue dans le même l’arrondissement.
Les trois quarts si ce n’est les quatre cinquièmes, si je fais exactement le
compte. Je tente d’embrayer sur mon caractère casanier - disons stable - aéré
néanmoins par de nombreux et grands voyages, mais il ne semble pas que ce soit
dans ce sens que la conversation doive aller !
Il
embraye sur l’état du pays, point de passage obligé de chaque voyage car toute
la ville pense la même chose. Il passe en revue les différents candidats aux
Elections Présidentielles et n’en dit pas de bien. Georges Marchais surgit tout
à coup au milieu de cette conversation. Je lui demande s’il votait communiste
car de plus son accent, son allure et sa façon d’être me donne à penser qu’il
vient de l’Est. Il dit que c’est parce que Marchais le faisait rire.
Du
coup je saute dans le grand bain et lui explique que c’est depuis l’écroulement
de l’URSS que les travailleurs sont foulés aux pieds parce que les patrons
ainsi que les Etats Unis ne sentent plus de limite à leur puissance et j’évoque
les menées d’extension du capitalisme financier, les nouveaux états entrant
dans l’OTAN voire qu’on pousse jusque au sein de l’Union Européenne.
Il
approuve et dit du bien de Poutine qui veut redresser la situation. Je dis
qu’il n’y a en effet pas de raisons de traiter la Russie comme un paillasson.
J’évoque même l’affaire de l’Ukraine. Il me trouve épatante et nous roulons en
parfaite harmonie.
Il
résume que tout est de la faute de Gorbatchev. Je mets de l’ordre dans la
conversation expliquant ce qu’il en a été et qu’il a été débordé au-delà de ce
qu’il prévoyait, étant lui même dépassé par la
situation. J’en profite pour parler de mon père comme j’aime tant le faire car
il me manque terriblement depuis son décès il y a douze ans et rappeler qu’il
avait dit concernant le dit Gorbatchev lorsqu’il avait lancé sa fameuse Perestroïka : J’espère qu’il sait ce qu’il fait !
Apparemment
il ne partage pas mon émotion, mais après tout ce n’est pas son père à lui.
Alors du coup je déballe tout, tout ce que j’ai compris de ce qui s’est passé à
savoir l’accident de Tchernobyl, l’impossibilité pour l’URSS de faire face
seule aux problèmes posés ainsi que la nécessité de faire appel à l’Agence
Mondiale de la Sécurité Nucléaire avec l’obligation dans la foulée de s’ouvrir
sur l’extérieur ce qui lui a été fatal. Il en convient. Entre temps il a trouvé
de moyen de me dire tout le mal qu’il pensait d’Eltsine.
Il
me demande ce que je faisais dans le Marais. La vérité est indicible. Je botte
en touche disant que je me promenais mais il n’y croit pas. Il a raison et
pourtant c’est vrai. Aurait-ce été mieux si je lui avais expliqué qu’il
s’agissait d’une expédition anthropologique, ce que le mot promenade couvre par pudeur car je n’ai jamais eu la tête enflée,
la difficulté de ma vie quotidienne me l’interdisant absolument. Mais surtout
le contentieux homme/femme reprend le dessus et j’ai trop l’habitude de tous
ceux qui veulent me régenter pour lui dire ce qu’il en est.
Nous
arrivons. Je lui fais remarquer la beauté de la Place Pereire. Il approuve.
Je
laisse comme d’habitude un pourboire excessif. Il en est très content et
comment ne pas l’être ? Il me dit très gentille, ce qu’ils disent presque
tous. On se dit à bientôt dans l’espérance de se revoir ce
qui est bien possible, tant je voyage désormais en tacot.
Merci
la vie!
Jeanne Hyvrard 6
mai 2017
Mise à jour : mai
2017