AU NOM DU VERBE
Prononcé
au Congrès du CIEF à Toulouse le 12 Juin 1996 lors de la séance
Verbe et Vertige.
D’abord le soupçon. Lorsque
ma mère m’emmène chez le médecin, cet éminent docteur, ce praticien
que je confonds avec l’auguste patricien dont j’entends parler par ma
sœur latiniste débutante, annonce toujours à la fin de la
consultation/auscultation qu’il va nous DONNER tel ou tel médicament
qu’il couche d’une écriture illisible sur une ordonnance. Je n’ai pas
encore le mauvais goût de remarquer qu’il y a contradiction entre
DONNER et ORDONNER…
Mais j’ai déjà mauvais
esprit car il ne m’échappe pas qu’on sort de chez lui les mains vides…
Comme je demande des explications à ma mère que cela n’offusque pas,
elle m’affirme sans émoi qu’on va aller les acheter à la pharmacie.
Autant dire que je me méfie de la langue depuis longtemps. Elle me le
rend bien. Entre elle et moi, c’est à la vie, à la mort : Je
t’aime, moi non plus !
Forte de cette perspicacité
nous avons mis au point avec ma sœur, un régime juridique interne à
notre dyade. Il nous tire de bien des embarras. Il s’agit du
PRETER/DONNER. Les tribunaux pourraient s’en inspirer pour régler des
litiges affectivement complexes. Lorsque nous acceptons de nous
débarrasser de quelque chose qui fait envie à l’autre, nous lui prêtons/donnons.
Cela préserve la possibilité de changer d’avis, tout en assurant à
l’autre la jouissance paisible d’un bien qui nous est commun, sans
nous être commun, tout en nous étant commun.
L’ambiguïté du système ne
nous inquiète pas. Il est adapté à nos besoins. Notre mère, dame
respectée, nous a donné le même prénom. Nous ne nous en inquiétons
pas. Nous ne sommes pas jumelles, il n’y a aucun risque de confusion.
Ma sœur l’aînée s’occupe de vicarier
l’abandon affectif dans lequel me laisse ma mère. Elle m’apprend à
nouer une écharpe, à fouiller dans le dictionnaire et à broder au
point de chaînette les napperons qui nous servent à souhaiter la Fête
des Mères.
Heureusement il y a l’Ecole.
J’y échappe à la contention maternelle. Là au moins, je peux rêver
tranquillement. Pas tout à fait pourtant parce qu’il y a toutes ces
bonnes femmes qui prétendent elles aussi diriger ma vie. Il faut sans
arrêt vérifier si je me suis bien RECULOTTEE, inspection à l’appui.
Cela me parait un peu bizarre mais je n’ai pas les outils conceptuels
qui me permettraient d’ANALYSER la situation. Quant à la CATALYSER, il
ne vaut mieux pas.
Dans ce lieu de carrelages
et de petits carreaux, de murs couverts jusqu’à mi-hauteur de peinture
brune pour éviter les salissures, il ne faut rien REPANDRE, mais sans
arrêt REPONDRE, RECITER, REPRENDRE, REPARER… En fait le premier
enthousiasme passé, il faut se rendre à l’évidence, ce n’est pas très
différent de chez moi. Là non plus, on n’a jamais la paix. De plus, on
ne m’y offre qu’un second rôle. On me compare à mon aînée bien plus
brillante et bien plus sage…
On oublie de m’apprendre à
REJIMBER et à REDIMER. J’accepterais à la rigueur les variations
socio-culturelles… Je n’ai pas encore assez de culot pour RENACLER, ME
REDRESSER, LES REJETER, voire même ME REBIFFER. Ni à fortiori par des
stratégies plus subtiles, me permettre de RECHIGNER ou de RECELER. Je
me débrouille comme je peux : taches de graisse sur ma blouse,
cheveux en bataille, air insolent, petits rires, mots grossiers
normalement réservés à mon père.
Je fais ce que je peux pour
RESISTER et même après punition pour RECIDIVER, comme un vrai garçon manqué, puisque
c’est dans cette catégorie qu’on me range. Je ne sais pas encore qu’en
Pays Dogon, j’aurais été promue l’Amie
des Masques.
Sur les cartes qui pendent aux murs, ce recoin de falaises à l’abri de
la tourmente du monde est encore perdu dans la vaste tache mauve de
l’Empire Français avec le sigle A.O.F… Quant à RECALCITRER, en pleine
guerre d’Indochine, je ne vois pas comment cela serait possible…..
Alors je me rabats sur Les
Aventures du Mouron Rouge racontées par la Baronne Orczy
(Collection Nelson). Elles font fureur à la Bibliothèque du Lycée
Hélène Boucher à Paris où une vieille taupe à lunettes encadre au
papier kraft, les rêves de l’élite républicaine féminine en pleine
ascension. Quand j’ai achevé le dernier tome de cette saga, avec
quelques copines, pour ne pas rester sur notre faim, nous commençons à
REDIGER la suite.
Je découvre l’autonomie et
le mouvement perpétuel de la littérature. J’ai la bêtise de le dire à
ma mère en qui j’ai encore toute confiance en dépit des mauvais
traitements qu’elle me fait subir. Elle veut voir ce que j’écris.
J’ignore tout des verbes REFUTER et
REBUTER, mais j’en ai l’intuition. Je détruis le manuscrit. Ce chef
d’œuvre ne passera pas à la postérité. Il n’y a pas grand dommage, il
n’avait qu’un chapitre et demi !
C’est maintenant la Guerre
d’Algérie et je n’ai toujours pas perdu ma naïveté. Parce que j’aime,
je crois qu’on m’aime. Les cadavres qu’on retrouve flottant sur la
Seine devraient m’ouvrir les yeux. Mais non ! Je n’ai pas encore
atteint le stade du miroir. Je ne l’atteindrai jamais. En face de moi,
c’est toujours l’Autre. Pire c’est toujours lui que je quête. Je suis
vaccinée contre le totalitarisme. La route du Narcissisme m’est
barrée. Elle est grande ouverte pour ma mère qui se mire en moi sans
gêne et sans limite.
Elle me traite comme un
géranium sur le rebord de sa fenêtre. Elle me cultive dans un pot avec
très peu d’eau, parce que sinon la végétation croît et cela elle le
déteste, ce n’est pas beau. En dehors de cette étrange culture, mon
père décide de tout et elle n’a aucun pouvoir. Il dit qu’elle se noie
dans un verre d’eau. Ce n’est pas respectueux mais je sais que c’est
vrai. Elle veut que je reste assise à côté d’elle à ne rien faire et à
ne toucher à rien. C’est un vrai quartier de haute sécurité.
Mais moi je veux BOUGER,
EXCRETER, CRACHER, PISSER, DEFEQUER, SORTIR, RENCONTRER, DISCUTER… La
liste est infinie et le classement des verbes en trois groupes
n’enraye rien. On a raison de se méfier des écrivains. Dès que
j’entreprends quoi que ce soit, l’auteure de mes jours déverse sur moi
son vitriol glaciaire.
J’ai beau M’APPLIQUER à lui
EXPLIQUER que je ne suis pas ELLE, elle ne veut rien entendre. Elle
aime bien COMPLIQUER à plaisir. Je me heurte toujours au même mur
auquel on ne peut pas REPLIQUER. Je persiste à vouloir l’IMPLIQUER.
Peine perdue ! Elle est bien au-dessus de tout cela. Elle martèle
régulièrement en découpant bien les syllabes qu’elle est d’une espèce
supérieure su-pé-rieu-re
et que le mieux serait pour moi qu’elle parvienne en moi à se
DUPLIQUER.
Je ne connais rien à la
biologie ni à la psychologie. Pour comprendre ce qui se passe, il
faudrait pouvoir ANAPLIQUER, CATAPLIQUER, CONTREPLIQUER, TRANSPLIQUER
ou même simplement DEPLIQUER. Mais à douze ans, c’est au-dessus de mes
forces. Vaillant petit soldat, j’essaie quand même. A chaque fois,
c’est le zéro en grammaire et aussi en orthographe…
Je persiste et signe des
conjugaisons très personnelles :
Je suis affligée, Maman pourquoi m’affliges-tu ? Elle devrait
tout de même cesser de m’affliger ! Nous sommes sur une terre
d’affliction. Vous êtes dans la perpétuelle flagellation. Ils
ignorent tout des flagellados.
Mon père dit que c’est absurde. Il est difficile de contester le
point de vue d’un mathématicien, même sur le langage qui donne on le
sait, tant de signes de sa profonde logique.
Sauf bien sûr le verbe GESIR
qui n’existe pas à la forme qui permettrait à ma mère de se soulager
en proférant une fois au moins à mon sujet, sans détacher les
syllabes : Qu’elle gise et que je repose enfin !
Et que je puisse librement de mon côté suivre ma pente et me
lancer dans les alexandrins : Qu’ils
oient mon malheur et qu’enfin, ils me
secourent !
Je pourrais tenter de mettre
la logique de mon côté et de renverser les rôles. Struggle
for
life !... C’est ce que dit tout le temps mon frère qui me
torture de temps en temps pour se venger des raclées que lui
administre mon père. Si je le prenais au mot, il faudrait INFLIGER au
lieu d’être AFFLIGEE. Mais j’aurais bien trop peur d’être nazie. N’ajoutons
pas
la guerre à la guerre !
Ma sœur et moi préférons
d’un commun accord tomber malades. Hurlements, crises de nerfs et
compagnie… Entre deux napperons, nous nous relayons pour alerter le
voisinage. Sans succès. Heureusement nos parents n’ont jamais entendu
parler de Charcot ni de Breuer et on ne nous met pas à l’hôpital
psychiatrique. Quand je me roule par terre, mon père me fait asseoir
et ma mère triomphante me passe un gant mouillé sur la figure.
Vous ne pouvez pas vous
FIGURER comme cela est déplaisant…Surtout quand on entend en même
temps sa génitrice susurrer Calme-toi !
sur un ton menaçant… Est-ce ce gant
de toilette qui m’a DEFIGUREE ? D’après le missel de velours bleu
de Grand-mère dans lequel on lit Heureuses les victimes, je devrais plutôt être TRANSFIGUREE. Mais
mon petit doigt me dit que les participes en matière de participation
sont fictifs, et qu’il vaudrait mieux que j’essaie moi-même par
moi-même de me CONFIGURER. Je le cherche en vain dans le dictionnaire.
Il n’admet que les configurations. Soit, mais les configurations qui
donc les établit ? That
is the question !
Dans le voisinage il y a
bien CONFIER, mais étant donné l’ambiance
de la famille, il faudrait mieux DEFIER ou SE MEFIER. Et puis tourner
toutes ces feuilles nombreuses et fines ce n’est pas facile.
Heureusement ma sœur m’a montré qu’il fallait les prendre par paquets.
Elle n’a pas tort. Mais il faut savoir d’avance ce qu’on cherche. Dans
ce cas où est la recherche ? CONFISQUER ou CONFINER seraient plus
près de la réalité. Et encore seulement du point de vue de ma mère.
Il n’y a décidément aucun
secours à attendre de ce Larousse en deux volumes, en dehors de la
contemplation des planches en couleurs de poissons et d’oiseaux et des
reproductions glacées des peintres pompiers dont les délires lyriques
m’ont mis le pied à l’étrier… Mais tout cela c’est parce que les mots
sont mal classés. Pour les verbes, l’ordre alphabétique est inopérant.
Si seulement au
dessus de DEPRIMER on pouvait en trouver la cause… Ce
quelqu’un qui tente de vous COMPRIMER et la nécessité qu’il y a alors
de se refaire un peu de place. Et s’il y avait aussi les adjacents
EXPRIMER et IMPRIMER, cela changerait tout ! Surtout si on
trouvait aux alentours PRESSER, PRESSURER, REPRIMANDER, REPRIMER,
OPPRESSER et OPPRIMER et toutes les nuances de l’action pour détruire
l’autre, tous ces termes auxquels toute seule, on n’aurait jamais osé
penser…
Quant à SUPPRIMER, il
faudrait qu’il n’y soit pas. Sinon cela permet d’écrire la
phrase : Est-il possible que le rêve de ma mère soit de me supprimer ?
Heureusement Papa Freud a inventé l’Inconscient. Ouf, l’honneur est
sauf ! Et d’ailleurs est-ce vraiment sa faute ?... Elle-même
est pressée, pressurée, réprimandée, réprimée, oppressée, opprimée et
avec trois enfants, elle n’a même pas le temps d’être déprimée…
Alors comme cela, c’est
héréditaire ? Que faut-il en conclure ? Qu’en tant que
femmes nous sommes DESIGNEES pour être ASSIGNEES à résidence,
CONSIGNEES même, bien que personne n’ait CONTRESIGNE l’ordre
d’enfermement ? Les foyers seraient ils
des lieux hors la loi ? Faut-il s’y RESIGNER ou en tant que garçon
manqué et dans l’argot de mon père mettre les bouts ?
METTRE. Pour une femme il
n’en est pas question ! Au commencement le verbe d’accord, encore
faudrait il savoir lequel… Il faut SE
SOUMETTRE ou SE DEMETTRE, S’EN
REMETTRE ou TRANSMETTRE, PERMETTRE ou COMMETTRE, ADMETTRE ou OMETTRE,
COMPROMETTRE ou S’ENTREMETTRE….. C’est toute la question que je ne
sais d’ailleurs pas à qui POSER.
Encore moins PROPOSER,
COMPOSER, DISPOSER, DEPOSER, INDISPOSER, PREDISPOSER, SUPERPOSER,
JUXTAPOSER, APPOSER, INTERPOSER, ENTREPOSER, TRANSPOSER, DECOMPOSER,
RECOMPOSER, EXPOSER, IMPOSER, OPPOSER, PREPOSER, REPOSER, SUPPOSER,
PRESUPPOSER …
Il faut en convenir je n’ai
plus qu’une solution : ECRIRE, CONSCRIRE, SOUSCRIRE, INSCRIRE,
TRANSCRIRE, MANUSCRIRE, PROSCRIRE, PRESCRIRE, DECRIRE,
CIRCONSCRIRE … Soit PROSTITUER, DESTITUER, SUBSTITUER, RESTITUER,
INSTITUER, CONSTITUER …. Et il y a là de quoi reconstruire le
monde.
Habeas
corpus !
Du
latin
je me souviens : Stare, sistere,
statuere… Ces trois verbes ont de commun
qu’ils expriment avec des nuances différentes l’idée de se tenir ou
de se faire tenir debout. C’est marqué dans le livre de
Français que Maman m’a donné il y a plus de quarante ans et que je
feuillette encore en rêvant… Il y manque juste ESTER, ce mot du
vocabulaire juridique qui signifie soutenir
une action en justice et qui voulait dire autrefois simplement
en vieux français Se tenir debout…
ESTER OU NE PAS ESTER :
C’est toute la question … de l’écriture.
Mise à jour : mars 2014