ROUGE LE SANG SOUS-JACENT

 

Enquête sur l’année 2006

 

Jeanne Hyvrard

 

 1. Le rouge plastique, celui qu’une jeune personne de ma connaissance appelle Rouge Coca - et c’est vrai - des anses de mes cartons à dessins, eux aussi en plastique.

 Ainsi commence l’agenda de cette année 2006 et ce n’est pas un hasard car je concentre là mon œuvre graphique en ordre de bataille entre le cramoisi et l’écarlate, entre la destruction complète et la splendeur de la création affirmée, équilibre difficile à tenir entre l’attente et la réalisation, la fermeture autarcique dangereuse parce qu’elle isole, sclérose et laisse le champ libre à la mortification et l’ouverture à tous les vents, voie royale de la dissolution car c’est dans ce passage que ne manqueront pas de s’engouffrer les hackers, les pirates, les pillards dont l’époque est fertile puisque c’est son essence.

 Il en est d’ailleurs ainsi chaque fois qu’un ordre s’est effondré sans que le suivant soit encore opérationnel et que ce changement pas si simple qu’il apparaît de prime abord ouvre des opportunités d’autant plus débridées, invasives et envahissantes que les barrières qui jusque-là les jugulaient, ont cédé.

 

 Le deux Janvier la satisfaction de constater que personne n’a pu me retirer ma splendide solaire écarlate liberté, ma pulsion révolutionnaire et chorale, celle qui établit des coins rouges partout où elle se trouve et qui s’étonne que la Terre toute entière n’en soit pas un seul et même, tant il est évident que c’est cette pratique qui permet d’affirmer l’alliance de l’humanité avec les forces ancestrales et telluriques.

 Ecarlate liberté qui me pousse à rompre brutalement – sans même en être moi-même avertie avant même le dernier moment - dès que l’emprise d’autrui fait apparaître que son projet à mon égard est de me rendre son esclave, en m’y amenant par paliers successifs de vassalisation et de biseautage, à partir d’abord de simples positions valétudinaires ou secondes. C’est pourtant la banalité même, encore faut-il pouvoir se représenter une organisation du monde si différente de son univers mental à soi...

 Cette rouge liberté celle des combattants c’est au plus simple celle qui s’inscrit, celle que j’inscris comme elle me rend sujet dans chaque timbre-poste des courriers jetés dans les boîtes à lettres, témoignages - élémentaires mais solides - de l’existence de la société et de la possibilité d’y choisir ses liens, liaisons, ligatures plutôt que relations et de les conduire à sa guise - dans la mesure du possible - c'est-à-dire de ce que chacun est capable de faire ou de supporter par sa propre vertu.

 

 3. Le rouge aujourd’hui que s’écrit ce nouveau feuilleton destiné à me prémunir contre l’effondrement qui menace tous les jours un peu plus c’est l’écarlate du sweet-shirt qui me plait tant, celui qu’en velours je porte dès que j’en ai la possibilité. C'est-à-dire en fait chaque fois que cela ne fait ni trop négligé ni inadéquat d’arborer ce vêtement qu’on pourrait se contenter de qualifier du terme à la mode de basic, s’il n’était déjà malheureusement connoté comme habituellement portés par ceux qui n’ayant plus ni les moyens ni la force ni les possibilités de suivre la course effrénée d’une société engagée dans une mutation féroce, étaient d’ores et déjà considérés comme les exclus qu’ils ne manqueront pas de devenir. En dépit ou si on y réfléchit plutôt à cause de cela, il m’est devenu et c’est sans doute le cas aussi pour les autres, une sorte de deuxième peau.

 Le mot sweet-shirt me vient de Maman qui trouvait distingué d’émailler ses paroles de mots anglais depuis que dans sa jeunesse elle avait fait un séjour à Folkestone et à Oxford. De son côté, mon père aurait appelé ce vêtement émouvant un caraco, m’apprenant ainsi dans la langue française, l’existence de ce mot et me donnant à penser qu’il avait subi des influences et des imprégnations qu’il ne m’avait pas - volontairement ou non - transmis.

 Depuis j’ai appris par un cousin qui avait le visage très étrange et très loin de toutes nos habitudes de par ici, que par la main gauche nous descendions d’un comte espagnol. A cette nouvelle - que manifestement il ignorait - mon géniteur avait pouffé de rire de l’un de ces rires gênés qu’on emprunte lorsqu’on veut se donner une contenance concernant des sujets sur lesquels on a des informations insuffisantes ou bien au sujet desquels sa religion n’est pas encore tout à fait faite.

 Mais de toute façon que Maman ait appelé sweet-shirt ce que mon père appelait caraco m’a ouvert au bilinguisme existant à l’intérieur même de ma propre langue, en me rendant - paradoxalement et contre toute attente - incapable d’en apprendre une troisième faute d’avoir pu résoudre cette première énigme dont personne ne m’avait en temps utile donné la clé.

 Depuis cette histoire d’amour avec ce sweet-shirt rouge, à mes habituels sujets d’angoisse qui trouvent leurs sources dans mon enfance monstrueuse, est venue s’ajouter désormais la difficulté qu’il y a à trouver dans les magasins des vêtements en velours parce qu’ils ne sont plus du tout à la mode. Et il ne s’agit pas seulement du velours côtelé que portait comme signe de reconnaissance, l’intelligentsia des Trente Glorieuses au point que les Renseignements Généraux eux-mêmes dans ma jeunesse, l’avaient adopté.

 Par bonheur, je fréquente néanmoins près de Barbès Ville une boutique qui en vend mais hélas seulement en Décembre, pour les Fêtes comme dit la vendeuse employant cette expression qui m’a toujours laissée perplexe. C’est bien d’une certaine façon la consécration du caractère particulier de cette matière textile. Une fois de plus, je ne me suis pas trompée dans mes intuitions concernant la nature sous-jacente du monde. Celle qui m’est connue en raison de mes affinités particulières, conséquence inattendue de la relégation infrahumaine dans laquelle ma mère a tenté de me faire vivre.

 

 4 Janvier de la nouvelle année. Celle dans laquelle la fracture devient telle qu’on entrevoit le moment où elle va nous emporter, faute de pouvoir mobiliser les forces supplémentaires que requiert la situation et dont on ne voit pas où on pourrait bien les trouver, étant donné que ce qui a été traversé ces derniers temps sur le plan professionnel, littéraire et familial a déjà poussé l’effort au taquet.

 Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai des problèmes avec les crayons billes rouges. Déjà, naguère lorsque j’exerçais encore mon métier d’enseignante qui nécessitait un matériel fonctionnel dans ce domaine, je n’avais jamais ce qu’il fallait. Si cela avait été le cas, j’aurais vraiment eu l’impression de participer à cette chape de plomb me menaçant depuis longtemps et qui même dans mon âge désormais depuis longtemps adulte, a continué à m’étouffer moi-même.

 Paradoxalement, peut-être en souvenir du temps où dans les premières classes du lycée mes relations avec la grammaire étaient difficiles, en matière de crayon bille rouge j’ai toujours entretenu un matériel minimum et même la plupart du temps, un fourniment un peu en dessous toujours en quête en cas de besoin d’en trouver un pour vaquer à ma fonction et n’hésitant jamais à me replier sur des couleurs moins agressives. Ainsi lorsqu’un élève m’avait rendu sa copie écrite en noir, j’utilisais du bleu particulièrement fréquent dans cette maison au point qu’on trouvait toujours traînant, un feutre de cette couleur-là. Et lorsque c’était le bleu qui se donnait à lire par un mouvement de balancier avec jubilation, je retournais vers l’encre noire.

 Je savais bien dans mon for intérieur que le rouge aurait été préférable, peut-être même plus convaincant et qu’autant hiérarchiquement que déontologiquement on pouvait me reprocher cette fantaisie issue du Printemps 1968. Ma contestation pacifique n’était pourtant pas là une position de principe mais plutôt la conséquence malencontreuse d’une certaine lassitude.

 A quoi bon s’épuiser à labourer la mer selon l’expression que Simon Bolivar employait au sujet de la Révolution ? Et quand je tentais tout de même par conscience professionnelle ou parce qu’à la suite d’un évènement heureux quelques forces me revenaient, de redresser la situation l’idée qu’il était trop tard si elle ne m’envahissait pas totalement, au moins s’insinuait-elle dans mon cerveau et parvenait-elle quelquefois à s’y installer.

 Aussi lorsque je décidais afin de limiter la masse de travail et d’encombrement matériel - ce que j’appelais depuis des années la compactisation - de regrouper dans cette perspective sur le même agenda les trois thèmes qu’il m’aurait fallu noter autrement sur des carnets séparés, la nécessité de faire une différence graphique facilement identifiable m’apparût comme le moyen le plus simple d’éviter les confusions - fréquentes à la relecture - en raison d’une calligraphie devenue paresseuse. Non dans son essence mais en raison de la masse d’écrits de tous ordres qu’il me fallait pour survivre entretenir et qui faute de temps avaient lieu dans un certain relâchement.

 Ainsi ai-je donc racheté le Quatre Janvier 2006, deux stylos billes rouges pour cette précise et unique destination puisque démobilisée à la faveur de l’âge, je n’avais plus mission pour les redresser, de veiller à la correction des écrits des autres et que je pouvais donc désormais consacrer le peu d’énergie qui me restait, aux miens exclusivement. Malheureusement face à la pléthore de modèles m’obligeant à m’abandonner à un choix de hasard - car dans la réalité quotidienne comment faire autrement - ma main fut malheureuse et les instruments retenus s’avérèrent d’une encre grasse et lourde, générant une écriture sans élégance qui immédiatement me révulsa.

 Je savais néanmoins d’expérience que ces agendas n’étaient que des intermédiaires et qu’ils ne faisaient que dégrossir le matériau brut dont se servait ensuite d’une façon plus sophistiquée, la littérature. Pratiquant comme de plus en plus souvent à la faveur de la destruction sociale généralisée ce qu’à la suite de Vercors j’appelai une cote mal taillée, je décidai donc de m’en contenter…

 

 5 Janvier 2006 : Obligation de se rendre à la réalité. Il faut maintenant suppléer à mon manque généralisé de vélocité par une prudence accrue. Je le sais depuis vingt ans, depuis que sont apparu durablement installées, les très néfastes conséquences du traitement de la longue et douloureuse maladie qui a affecté ce qui était encore ma jeunesse. Mais ce que je ne savais pas, c’est que les difficultés que j’aurais à surmonter, celles consécutives à ce cataclysme chimique et nucléaire inouï seraient tout le reste de ma vie toujours nouvelles et qu’il faudrait y compris pour les séquelles apparues quinze ans après, trouver pour chacune une solution spécifique.

 Là, il appert qu’il ne va plus de soi désormais de traverser les rues à la bonne franquette comme je le faisais autrefois. De leur côté, les véhicules ne respectent plus du tout le code de la route tombé semble t-il en désuétude comme la société étant effondrée les règles n’ont plus aucun sens, chacun se vivant comme une puissance autonome titulaire d’une souveraineté absolue, tout autrui étant alors potentiellement un agresseur qu’il convient d’anéantir de façon préventive. Quant aux personnes âgées, elles apparaissent comme des gêneuses à qui il faut payer des retraites dont on ne comprend plus ni l’utilité ni la nécessité sans compter le surcroît de pénibilité des soins qu’il faut leur accorder et qui surchargent une vie quotidienne déjà difficile à assumer.

 Il a donc fallu admettre qu’il n’y avait plus d’autre moyen de traverser les rues - et pire encore les avenues et boulevards - que de le faire sur les passages protégés et en étant excessivement prudente. Il me faut alors de l’attention aux feux de signalisation. Non seulement ceux qui ont pour ambition de réguler le trafic des voitures mais aussi désormais ceux destinés aux piétons envisageant de traverser. Notamment lorsque celui destiné aux voitures est rouge et que le petit bonhomme allumé pour l’information des piétons l’est également, il faut impérativement résister à la tentation de se lancer ! L’idée qu’on en a le temps est une illusion, celui destiné aux voitures allant bientôt passer au vert et celles-ci - un moment à contre-cœur arrêtées - bondir comme des taureaux furieux sans égard pour personne. Désormais la signalétique urbaine met en jeu la vie et la rougité du rouge plutôt que sa rougeur doit être impérativement respectée comme le plus sûr moyen d’échapper à la mort.

 

 6 Janvier 2006. A Paris où j’habite au Café Restaurant Le Rostand dans le haut de la rue Médicis, face au Jardin du Luxembourg, là où j’ai mes habitudes comme beaucoup de ces autres écrivains qui n’ont pas de bureau et au point d’écrire à la gloire de cet établissement d’une exceptionnelle beauté, un poème publié dans mon recueil Carafe d’eau à volonté, la carte des plats est présentée au client dans un lourd étui de plastique à l’origine, rouge.

 Par politesse et goût des rites plutôt que de la procédure et du protocole ainsi que pour ne pas déstabiliser le serveur dans ses habitudes mécaniques de travail, je fais semblant de la consulter. Mais je n’en ai pas besoin car je la connais par chœur et prends toujours la même chose d’autant plus tranquillement que changent mes commensaux. Même si à long terme il apparaît que ce sont toujours les mêmes.

 

 Le 7 Janvier le rouge à l’état pur répandu sur le papier pour le couvrir grâce à un crayon dont c’est la fonction. Je m’étonne de n’avoir rien écrit dans cette case là mais l’expérience montre que cela arrive toujours à un endroit ou à un autre. C’est par ce manque apparent de notation qu’en fait le texte respire. Et si cela n’apparaît pas de façon spontanée, cela peut toujours se produire à la relecture et parfois même encore lors de la correction des épreuves.

 C’est ce qui s’est produit page 135 lors de l’ultime correction au Seuil du Corps défunt de la comédie dans lequel le mot éternité a été volontairement effacé pour qu’il soit rétabli à la main par le lecteur, la consigne en étant transmise oralement par l’étude littéraire du texte. Ainsi est-il démontré que l’oralité ajoute quelque chose au texte écrit qui peut n’en être que le simple support de mémoire.

 Quant à savoir si les espaces vides repérés dans les textes sont situés au hasard, il faudrait pour cela faire une étude systématique. On découvrirait peut être aisément que le prototype en est dans Au présage de la mienne la date emblématique du 18 Juin symbole entre tous des jours de résistance en tous cas au moins - et ce n’est pas la même chose - d’appel à la résistance. Peut-être ces espaces vides qui permettent au texte de respirer ont-ils tous rapport à la mort.

 En consultant l’agenda original dont cette chronique autobiographique est issue, on verrait bien que ce n’est jamais par hasard qu’un trou s’est fait dans le texte et que c’est par cette impossibilité pour l’écriture de recouvrir complètement la réalité que cette activité - il vaudrait mieux dire cette action - peut demeurer vivante. Ce sont ces trous qui empêchent de se prendre complètement pour un écrivain et d’adopter une pose qui rendrait la vie sans objet. Mais c’est peut-être aussi parce qu’il s’agit de quelque chose de si tragique que l’écriture défaille à prendre en compte cette horreur-là, laissant du coup au drame l’ultime ancre de miséricorde de l’oubli.

 

 8 Janvier. Le rouge est là à l’état pur si on accepte qu’il puisse à d’autres endroits par ailleurs être tout aussi bien à l’état pâteux. Dans ce cas journalier, il s’agit presque au sens propre du cirage excessivement rouge que j’étends comme une crème de beauté sur mon beau sac de voyage en cuir d’un rouge si lumineux si chaleureux si vivant qu’il est à lui seul la métaphore centrale de mon rapport au monde.

 Cirer ce sac apparaît alors là comme la préparation au départ dont on sent bien qu’il ne tardera pas à se produire, parce que tous les indicateurs vont dans ce sens là et depuis plus longtemps que je le crois. Il a déjà fallu beaucoup se cacher la destination finale pour accepter d’arriver jusque là - à savoir dans ma soixante-deuxième année – mes deux parents venant de décéder à une saison d’écart. La violence de ce rouge m’apparaît comme la concrétisation des humeurs en suspension dans l’air du temps, confortant le titre de l’ouvrage jusque-là seulement en filigrane.

 

 Au 9 Janvier, le constat d’avoir hérité puisque c’est le mot que la société met sur la chose. Là les cartes postales rangées dans leur boîte. On peut toujours les ranger mieux. Surtout lorsque la succession des prédécesseurs a généré du désordre. La mise en ordre de ces vues cartonnées ne demande ni trop d’intelligence ni trop de forces ni non plus une énergie que de toute façon je n’ai pas. Celles que m’avait jadis envoyées Maman et que j’avais rangées à part réintègrent ce jour le volumineux stock de celles que j’ai accumulées depuis des années.

 Il en est de très belles notamment celles dont la belle couleur rouge me frappe au point de me faire souvenir comme chaque fois qu’il est question du lien maternel que dans la langue russe c’était autrefois le même mot qui signifiait rouge et beau au point que ce qu’on nomme familièrement dans les maisons le coin rouge est celui dans lequel on a installé les divinités. Ce que dans certaines cultures on appelle les dieux lares, dans d’autres les totems et qu’on pourrait si on était plus libre d’esprit et qu’on y voyait pas malice, nommer les idoles. Au sens d’edeilon, idélonne, la figure des idées. Les idées.

 

 10. A la Une du journal considéré comme la référence, la couleur rouge de ce numéro là est d’une vulgarité inouïe. Mot ou image qu’importe puisque dans la liquidation générale tout cela perd chaque jour davantage de sa signification. De toute façon je ne l’achète plus et le lis de moins en moins, seulement si l’Autre le rapporte à la maison.

 C’était pourtant autrefois une fréquentation quotidienne commencée à l’âge de 11 ans, comme j’étais très fière d’y avoir accès immédiatement après mon père et même avant Maman, ce qui m’apparaissait une promotion. Peut-être était-ce la légitime compensation de l’inversion qu’il avait validée en me disant - lorsqu’il quittait l’appartement - qu’il me confiait ma mère.

 Il y a un demi-siècle, ce quotidien était bien celui qu’il n’était pas possible de contester, son sérieux, sa sérieusité - dirais-je en me pastichant moi-même alors que sériosité existait déjà autrefois - étant au-dessus de tout soupçon. Mais depuis plusieurs années ma déception s’affirme et se confirme. Ce ne sont plus seulement des publicités dégradantes, des images pornographiques insoutenables, des photographies choquantes, des informations fausses, de la propagande éhontée quand ce n’est pas l’insulte même faite aux lecteurs qui résistent au décervelage ambiant et plus souvent encore de la lectrice bafouée.

 J’ai fait une fois pour ce journal l’effort d’envoyer une lettre argumentée pour tenter d’enrayer la dérive mais on m’a seulement répondu qu’on transmettrait. Ce n’est pas moi qui quitte ce journal, c’est lui qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Il ressemble jusque dans sa mise en page aux journaux gratuits qu’on distribue le matin aux masses laborieuses à l’entrée du métro, véritables torchons qui tâchent. Je n’y trouve plus rien à lire.

 

 11. Mon petit porte-monnaie rouge en cuir souple acheté sur l’un de ses éventaires précaires installés à la va comme je te pousse sur les places ou les boulevards très fréquentés. Cette fois là c’était entre la place de la République et le métro Temple. Arrêt nécessaire auprès des camelots qui appelaient Princesse les clientes agglutinées. Relaxation thérapeutique indispensable comme chaque fois que j’ai été mise à mal lors de l’obligatoire visite à mes parents habitant le quartier.

 Cette petite bourse - sans doute fabriquée dans la Chine d’Aubervilliers – était très bon marché. Je l’avais emportée l’été 2000 lors de ma croisière sur la Volga pour y serrer les roubles nécessaires à la pacotille achetée aux escales avant de m’apercevoir qu’on y prenait aussi bien et avec la même égalité d’humeur les dollars et les francs. En fait on y prenait tout pour survivre et gagner cette nouvelle Grande Guerre Patriotique.

 Mes croisières sont désormais plus modestes, il s’agit parfois simplement d’atteindre l’autre côté de la ville et j’y mets alors dedans avec autant d’enthousiasme et dans le même esprit, mes tickets d’autobus.

 Lors de mes expéditions - il s’agit de cela désormais - il m’arrive pourtant de faire encore des découvertes étonnantes et mes agendas balisent ce qui serait peut-être sans eux une errance. Ils permettent de transformer en littérature ce qui autrement aurait pu n’être qu’une lente et sinistre dérive que la grammaire est parvenue à juguler. Il m’arrive hélas lorsque je change de sac comme aujourd’hui, d’oublier ce petit contenant rouge symbolique. Même si cela paraît excessif, j’en suis alors totalement désespérée.

 

 12. Le rouge de la casquette du livreur de la firme qui prend les commandes au téléphone et grâce à laquelle je parviens tout de même à ne pas mourir de faim. La société anonyme ainsi dénommée tente de redresser la situation depuis plusieurs saisons qu’elle périclite. Les références manquent, les erreurs se multiplient, les horaires ne sont pas respectés, les prix ne se justifient plus pour des services aussi minces et ses employés ne sont pas toujours opérationnels ni parfaitement polis. Je ne suis pas sûre que cette opération couvre-chefs normalisés en toile rouge affichant et la couleur et la marque suffise à enrayer la faillite qui me parait inévitable, tant on se moque du client au point que moi-même, plutôt bonne fille et ne cherchant pas tort aux gens, en suis incommodée.

 

 13. Les chemises rouges en carton dans lesquelles je range les papiers concernant cette affaire qui n’en finit pas car bien difficile à régler tant les autres concernés n’acceptent à aucun moment le fonctionnement normal, pour tenter encore à chaque étape une nouvelle martingale.

 Je me souviens qu’enfant mon père m’expliquait qu’il était normal que les chemises rouges se vendent plus cher que les autres, parce qu’elles étaient coûteuses à fabriquer et en avoir été éblouie tant ce coloris là me semblait objectivement bien plus éclatant que tous les autres. Cette dépense différentielle a disparu sans même que je m’en sois rendue compte.

 De toute façon désormais, ce n’est plus Papa qui va au début de chaque année scolaire acheter globalement toutes nos fournitures nécessaires à la fameuse papeterie du boulevard Saint Michel dont il admirait tant l’agilité de la caissière qui comme il nous le racontait ébloui, parvenait à traiter convenablement avec plusieurs clients en même temps. D’ailleurs je n’y vais même plus. Les vendeurs venus du bout du monde ne comprennent pas ce que je leur demande. Ils sont incapables de m’indiquer où sont rangées les œuvres de Pablo Neruda. Ce sont de simples vigiles.

 

 14 Janvier : Le rouge du petit drapeau tricolore laissé par une jeune personne dans la maison de Normandie. On est étonné de trouvé cela là, probablement le dernier endroit où on l’aurait attendu. Elle l’a passé dans l’anneau de la porte de la grande pièce, anneau qui servait à nos prédécesseurs à accrocher leur rideau anti-mouches. Il y a au-dessus de cette porte de communication entre la cuisine dans laquelle on entre comme toujours à la campagne, entendons dans la vraie campagne et non pas dans les résidences secondaires réinventées et la Grande Pièce, qu’on appelle aussi la Salle - ultime avatar sans doute de la Salle d’Armes - qui sert à tout ce qui est solennel, un grand masque de bélier.

 C’est que cette campagne est aussi une exploitation ovine. Sous le masque, on a déjà installé un dessin remarquable offert par un jeune garçon qui l’a fait à son école. Il faut admettre alors qu’en conséquence de quoi l’ensemble de la décoration a maintenant l’allure d’un capharnaüm et qu’il faut donc la réorganiser.

 Il est sûr que cela ne fera pas plaisir à la jeune femme qu’on ait retiré le petit drapeau de l’endroit où elle l’avait mis, non seulement le rouge mais aussi le bleu et le blanc. Inversement le fait de lui avoir trouvé sa vraie place et de l’y avoir installé pour un temps indéterminé - ce qui équivaut à une sorte d’éternité - est une validation officielle de l’entrée de l’objet dans le panthéon baroque qu’ils constituent à eux tous.

 On ne s’étonnera pas alors de constater qu’il aboutit tout naturellement dans le coin rouge, celui de la cuisine dans lequel on trouve non seulement le téléphone sur une petite tablette mal installée par les prédécesseurs mais un portrait fait par moi-même - comme d’habitude assez peu ressemblant - une petite huile du village originaire des ancêtres pas très réussie non plus, raison pour laquelle je n’ai pas pris la peine de le faire encadrer, un certificat de baptême d’une ancêtre et un petit pastel que j’aimais beaucoup comme il était anonymement installé dans l’office chez mes beaux parents, office que j’appelais alors sans la moindre dérision le jardin d’hiver parce que je rêvais de le transformer dans ce sens. De toutes façons mon tropisme pour les anonymes n’est pas d’aujourd’hui, c’est en quelque sorte mon deuxième réseau.

 

 15. A la Télévision à la mi-janvier, le rouge vraiment très rouge du canapé en demi-cercle qui occupe le centre du décor de l’émission Vivement Dimanche animée par Michel Drucker. Elle est la charité publique des esseulés, des malades, des déprimés, de tous ceux qui ont du mal à se déplacer et/ou ne savent pas ou plus où aller. On n’y dit jamais de mal de quiconque, on y sourit, on y rit, on s’y émeut. On y a même vu un ancien Président de la République les larmes aux yeux après qu’on ait projeté une séquence dans laquelle sa femme évoquait son amour de jeune fille pour ce jeune homme qui disait elle, était d’une grande beauté et dansait si bien. Il y eu alors un grand silence, ce qui à la Télévision est inimaginable et professionnellement et techniquement parlant. On touchait là au sacré. Et ce silence était bien celui du sacré.

 

 Le store rouge du bistrot dans lequel je bois mon café le 16 Janvier 2006. Mais ce pourrait être n’importe quel autre jour de n’importe quel mois ou année et dans n’importe quel point de la ville. Car d’une certaine façon c’est toujours la même et unique fois. Ces stores rouges des établissements dans lesquels on se pose, se rencontre, se cache, se tapit, se réfugie voire même trouve asile selon ses états d’âme sont peut être l’essence même de la ville et de ce texte rouge dont le vrai rouge, la rougité, la rougeur, la rougeasserie évoque parfois en sourdine le sang. La vie ne serait pas supportable si ce fil sanglant était apparent. Et à bien y réfléchir, lorsqu’on boit son café dans un bistrot, là probablement en attendant l’heure du rendez-vous lors duquel cet ostéopathe hors pair va trouver le moyen de me redresser le cuboïde effondré qui m’empêche de marcher, il n’y aurait pas besoin de creuser longtemps pour le trouver…. Cette quasi-invalidité est la métaphore physiologique de quelque chose de plus inquiétant….

 

 17. Le lendemain la grande quantité de sacs rouges dans la vitrine du maroquinier de la rue Tronchet. Ce commerce est signalé dans le célèbre opuscule Paris Pas Cher providence des pauvres et des avares et le fait est qu’il est bien digne de ce signalement car non seulement il est effectivement bon marché mais de surcroît il offre un choix extraordinaire. En regarder la vitrine est en soi une vraie fête qui allège un peu le fardeau lorsqu’on se rend chez le Notaire dont l’Office est juste à côté.

 Ces sacs rouges transcendent toute cette horreur en imposant là leur éclat plutôt inattendu et pourtant bien venu. Mais dans le même temps, leur couleur sanglante évoque la tragédie dont on ne sait si elle couve ou a déjà eu lieu, l’un n’empêchant pas l’autre en dépit de cette suspension due un court moment à la contemplation dans la vitrine de tous ces beaux objets.

 

 Le 18 le rouge du sang sous-jacent, c’est celui du bijou rouge offert par un ami avec qui je prends un brunch au bistrot. Je suis toujours étonnée des cadeaux qu’il m’offre tant ils sont décalés et me renvoient une image de moi tout à fait différente de celle que les multiples avanies de ces derniers temps m’ont fait intérioriser, à savoir une vieille en voie de clochardisation…

 De mon côté, je ne lésine pas sur les miens et lui ai déjà donné une partie de ma bibliothèque, découvrant à la faveur de ce geste le sens du roman d’Elias Canetti Autodafé. A la lecture, cette oeuvre m’avait parue hermétique même si j’avais eu l’intuition de sa grande importance, bien placée moi-même pour savoir que l’un n’empêche pas l’autre, parfois tout au contraire.

 La conjonction de mon histoire personnelle et de celle de la collectivité fait qu’il ne m’est plus possible de conserver l’ensemble de mes livres. Il m’est devenu un handicap dans mon opération de réduction des affutiaux, contraction rendue nécessaire pour augmenter la mobilité.

 Quand on est chassé de son territoire - ce qui est le cas - et qu’on va peut-être devoir partir au hasard sur les routes, comment - même si c’est tragique - faire autrement ? De toutes façons, je peux toujours me consoler en pensant à Chalamov, cet écrivain qui après toutes ses années de Goulag déplorait ne pas posséder de bibliothèque. Cela donne la mesure de la bouffonnerie qu’il peut y avoir dans un tel regret. Ce n’est pas du même ordre. Perdre la vie pour garder ce qui est malheureusement devenu une collection d’objet, est un non sens.

 

 Le 19, le rouge ce jour-là, c’est celui du stylo rouge du correcteur qui délivre une pâte blanche toujours difficile à extirper de l’engin car dès lors qu’on ne s’en sert pas régulièrement, elle sèche à l’orifice et a bien du mal ensuite à revenir à davantage de liquidité. Le rouge n’est pas là sous-jacent mais au contraire, éclatant et serait même sur-jacent si le mot existait.

 Si on parvient à s’en servir régulièrement c’est à peine mieux, même si on connaît la nécessité théorique de secouer l’instrument avant emploi. Des marques concurrentes ont basé leur fabrication sur un autre principe. Mais l’expérience a montré qu’elles étaient encore moins performantes et qu’il fallait y renoncer. Faute de quoi - à peine plutôt - on croit avoir un recours contre les fautes alors qu’il n’en est rien et que cela aggrave encore la situation.

 

 En plastique, le 20 Janvier, le porte-clé électronique rouge, d’un rouge très rouge très plastique et très vulgaire du trousseau des clés de chez moi, trousseau confié à ma progéniture. Il est comme tous ceux de la série - le mien est jaune et il en existe des bleus - assez moche. C’est le concept, le choix de la matière et de la forme qui ont produit ce résultat consternant dont le bureau d’études qui l’a déterminé plutôt qu’inventé, est certainement très fier.

 Le paradoxe est alors que dans ce cas-là, la violence du rouge est telle qu’elle finit par rattraper un peu l’obscénité de l’objet qui va jusqu’à faire regretter les modèles en argent - qu’avant la démocratisation pourtant inachevée - distribuaient les firmes automobiles qui avaient le respect de leurs clients. Mais on ne peut pas comparer parce que ces beaux objets métalliques, aujourd’hui authentiques œuvres d’art recherchées par les collectionneurs, n’étaient pas électroniques… Autres temps, autres mœurs… Ainsi va le monde et après tout, pourquoi pas ?

 

 Le 21 du même premier mois de l’année le rouge des couvertures des magazines, le rouge le plus rouge qui soit, le rouge coca cola vulgaire et attractif, le rouge industriel surtout puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. Magazines, hebdomadaires surtout dont je fais tout de même une grande consommation bien qu’il n’y ait dedans pas grand-chose qu’on puisse lire.

 Mais dans l’angoisse ambiante le bruit des feuilles qu’on tourne, l’odeur de l’encre, la glaçure du papier produisent rapidement une sorte d’apaisement dû à la confirmation de l’existence d’un lien avec la société, ma mère de substitution. Les photographies peuvent aussi en général être regardées et il en est d’étonnantes qui finissent par générer une sorte de stimulation de nature à me ramener vers et à la vie. Sans compter qu’en lisant les articulets et les entrefilets, on finit par prendre connaissance d’informations qui décalent au profit de la vérité, l’angle de regard sur les réalités du moment.

 

 22 Janvier de la même année : Le rouge du carton de l’emballage du sirop qu’il a fallu se résoudre à absorber pour venir à bout de crachats immondes comme je n’en avais jamais vus de ma vie. En mauvaise santé depuis ma naissance au point de découvrir pour nommer mon état le mot valétudinaire, d’en comprendre la cause et d’en mesurer du même coup toutes les conséquences, il faut bien admettre que ces temps-ci la situation non seulement ne s’améliore pas mais aurait même tendance à se dégrader encore un peu plus.

 C’est grippe sur grippe ! Ce n’est pas très grave mais ramasser comme cela tout ce qui traîne n’est pas signe de bonne santé mais tout au contraire la marque de l’impossibilité de se défendre, physiologiquement parlant. Le fait est que je n’ai jamais pu - en dépit des apparences - surmonter le handicap initial d’une mère qui m’a dès le début, rejetée mais la nouveauté passablement désagréable est de surcroît la découverte que malheureusement les conséquences de cette tragédie s’aggravent avec l’âge. Je n’aurais jamais pu le soupçonner…

 

 Janvier toujours, le 23. Le rouge étendu sur les couvertures des livres d’Henri Barbusse achetés chez les bouquinistes au hasard de mes promenades, sans même savoir au début qui était cet Henri Barbusse là… C’était en fait à cause du souvenir d’avoir dans ma jeunesse été très heureuse dans la rue du Cinquième Arrondissement de Paris qui portait son nom et par la suite constaté que des rues Henri Barbusse, on en trouvait dans beaucoup de villes de province.

 Assurément cet homme dont j’ignorais tout avait compté beaucoup pour beaucoup de gens et pas seulement parce que face au Val de Grâce c’était là que j’avais eu longtemps rendez-vous avec l’Aimé. Après ce n’était plus la peine de retourner en ce lieu, nous vivions ensemble désormais et Barbusse entra silencieusement dans mon panthéon personnel.

 Ainsi me suis-je décidée un jour à ouvrir le Dictionnaire et à découvrir ce qu’il en était. Au point même de me mettre à lire ses livres accumulés d’abord par instinct et peut être aussi parce que le papier de leur couverture avait un toucher avenant, ce qui dans l’époque contemporaine est loin d’être le cas pour tous les ouvrages. Je me suis rendue compte que ce critère était important. Au point d’admettre que certains procédés d’impression pour bon marché qu’ils soient, finissent par faire barrage à la lecture et du coup à l’achat.

 C’est lorsque j’ai commencé à emballer les livres que j’allais conserver après avoir compris qu’il faudrait d’une façon ou d’une autre partir, que j’ai découvert sur les couvertures de ses ouvrages placardés - apparaissant désormais comme l’essence de l’œuvre - de grandes plaques de couleur rouge réalisées peut-être au pochoir, cette technique intermédiaire témoignant à elle seule de l’émouvante continuité entre l’artisanat et l’industrie.

 

 Le rouge salvateur de mon sweater en velours. C’est ce que sur l’agenda qui constitue la première version de ce texte, j’ai noté au jour du 24 Janvier. Malheureusement en reprenant les choses de façon méthodique, j’ai la déception de découvrir que c’est déjà la rouge notation du 3 Janvier. Cela traduit bien hélas la pauvreté de ma vie sensorielle au sein de cet univers dans lequel la déréliction gagne tous les jours du terrain sans que je puisse m’en extraire autrement qu’en constatant que ce vêtement de velours rouge est pour moi au milieu du désastre - et aussi pitoyable que cela apparaisse - une ancre de miséricorde. Le fait est que de façon plus ou moins conscience, le velours symbolise pour moi le luxe et la propreté.

 

 25. En velours rouge encore, le cardigan et le pantalon assortis achetés au même moment et dans la même boutique. Peu importe finalement la date car ce pourrait bien être la notation de chaque jour au fur et à mesure que l’univers se déshabite, se délite et que les sans domicile fixe comme on les appelle désormais - qui ne sont parfois que les salariés pauvres de plus en plus nombreux - envahissent la ville et la gare d’autobus qui occupe le centre de la place dont je suis riveraine, la transformant en un caravansérail dans lequel bien que habitant là depuis trente-cinq ans, je suis de plus en plus déplacée. Pourtant pas tout à fait lorsqu’on voit le genre de boutiques cheap dans lesquelles je me fournis et qui encore ne vendent du velours, comme disent les vendeuses, qu’au moment des Fêtes…

 

 26. Impossibilité de déterminer la date d’ouverture de cette bouteille de sucre liquide dont on ne se sert que pour faire des grogs. Il est sûr qu’elle est là depuis des années. Même en s’appliquant on ne pourrait pas reconstituer à quand remonte la dernière visite d’amis à qui on en aurait proposé. Pourtant à l’époque de la splendeur nous dînions souvent en ville et ne lésinions pas sur les réceptions.

 Non que le malheur ou la déchéance soient passés par là. Mais c’est simplement l’Histoire dont le vent a soufflé fort ces derniers temps et aussi hélas, la physiologie. Pourtant sur la bouteille l’étiquette joliment dessinée n’a pas changé. Elle représente toujours comme lorsque le rhum entra dans ma vie à l’occasion du séjour à la Martinique, une carte des Isles dont provient le breuvage avec l’illustration d’une femme dont le fichu en madras rouge est savamment noué au-dessus de sa tête.

 Au retour des Antilles, ce genre de tissu m’avait suffisamment impressionnée pour m’en faire une casaque et une jupe assortie. J’ai du mal à le croire aujourd’hui et pourtant cela est ! Ce genre de remémoration fait plonger la réflexion dans les abysses de la nature et du fonctionnement de l’existence humaine…

 

 27 Janvier 2006. On peut retenir la date. C’est celle à laquelle j’ai suffisamment récupéré de l’état de paralysie au propre comme au figuré dans lequel j’ai terminé ma carrière professionnelle - il vaudrait mieux dire, mon anti-carrière - et le calvaire de l’accompagnement des agonies parentales pour envisager de me propulser - c’est vraiment le mot - jusqu’à Saint Germain des Prés pour examiner de visu dans le magasin La Chaise Longue, l’électrophone neuf que la firme vient de lancer pour bercer la nostalgie des baby-boomers. Sans doute a-t-on découvert qu’il y avait là un véritable marché dépassant même cette catégorie d’acquéreurs potentiels que la mercatique nomme prospects.

 C’est que la modernisation accélérée des appareillages de la vie quotidienne a lieu désormais à un rythme tel que non seulement financièrement on ne peut plus suivre mais même psychologiquement, cette permanente valse de tout ce qui fait la vie ressemblant à une course à l’échalote dont l’enjeu est au-delà déjà de la perte de la mémoire, une perte de soi-même qui finit par révulser. Ainsi en étant restée - faute d’avoir eu le temps de m’en préoccuper - aux disques en vinyle et bien que n’ayant plus l’engin permettant de les écouter, je n’ai jamais désespéré de retrouver un jour le moyen matériel d’y parvenir…

 Malheureusement l’observation réelle de l’objet signalé dans la presse, a achevé de me convaincre que ma vie ne serait pas meilleure accompagnée d’un pareil instrument. C’est désormais pour moi le critère qui déclenche ou nom l’achat d’une chose qui au premier coup d’œil me séduit. L’encombrement et les nécessités de l’entretien entrent désormais - et pour cause - en ligne de compte… Ce qui n’était pas le cas auparavant !...

 

 28. C’est sans joie que je découvre ce jour le rouge de la cordelette du narguilé qu’on voit fumer au bistrot Les deux facultés dans lequel mon association de poésie se réunit le Samedi pour que nous puissions les uns aux autres nous lire nos anciens et nouveaux poèmes.

 Colosse brun à la peau mate le patron est gentil, on y est bien reçu, le chien loup est le portrait craché de la vedette du feuilleton télévisé Rex qu’il m’arrive quelquefois - à cause de lui - de regarder. Je m’amuse de cette parfaite ressemblance mais n’ose pas aborder publiquement le sujet. Cette fumerie bizarre me met mal à l’aise. Je m’en veux des idées qui me traversent la tête et que je dois faire l’effort de chasser.

 

 29. A la fin du mois à la Télévision, de nouveau le rouge du canapé de Michel Drucker sur la Deux. Cette émission consensuelle sans violence ni surprise ni danger est bien la providence des esseulés et surtout au féminin. L’ange de la miséricorde. On peut mesurer à sa redondance dans cette chronique, le vide relatif de ma quotidienneté lors de cette période de l’Histoire et aussi hélas de ma propre existence. La conjonction mortelle d’être dans une ambiance mortifère, submergée par la mortification, la morbidité et en fin de compte, la mortalité.

 Il me faut réinventer une vie à moi alors même que ma niche écologique a disparu et que la société ne me laisse plus aucune place. Je n’ai plus non plus l’énergie physiologique qui plus jeune me permettait de briser les barrages. La mort menace, le fait est là !

 Sans doute est-ce dans cette occurrence que ce texte a pris corps... Ce sang sous-jacent, c’est assurément le mien… Le texte de ce jour donne le frisson et confirme l’exorcisme que peut être dans certains cas l’écriture. Même et surtout, comme dans ces pages ci lorsqu’elle ne fait pas vraiment littérature. Quoique…

 

 Le 30 Janvier, la date n’est pas anodine lorsqu’il s’agit de fixer un rendez-vous précis, comme ce jour où l’enjeu est le moment du cours de chant de la semaine prochaine. Il me faut alors prêter le rouge d’un crayon pour que mon professeur note comme moi même sur son propre carnet, le changement que nous venons de décider.

 A la seconde lecture du texte l’expression qui s’impose est plutôt le professeur que mon professeur parce que cette relation n’a pas été heureuse, sans doute ne pouvait-elle pas l’être. En fin de compte pour des cours de chant ce n’était ni la bonne personne, ni le bon moment….

 

 31. A la toute fin du mois - parce que c’est au plus tard à ce moment-là que la coutume le demande, le commande et même le recommande, le rouge d’une carte de vœux envoyée par un ami, lui aussi sujet au malheur extrême. Ces réconforts épisodiques et réciproques nous aident l’un et l’autre à colmater les brèches récurrentes de nos vies. Nous savons depuis longtemps que leurs racines plongent dans le noir terreau de nos enfances mais finalement cette connaissance ne nous aide en rien et peut-être même au contraire.

 

 Premier Février : Le rouge du stylo correcteur avec lequel je corrige les notes déjà prises. Le fait est que cet engin est important dans ma vie, comme sans doute dans toutes celles de ceux qui écrivent. Le progrès technique a produit là un objet remarquable, une sorte de contrepoids métaphysique au caractère définitif de l’encre de Chine. Je l’utilise pour reprendre les erreurs relevées dans mes notations du mois écoulé. Mais ce n’est qu’un prétexte !

 En réalité ces corrections me permettent de relire ce qui a déjà été écrit et de savoir si cela tient la route. C'est-à-dire en filigrane d’évaluer si je pourrais faire un texte à partir de ces rapides et parfois incompréhensibles, notes d’agenda. J’ai depuis longtemps éprouvé que toute écriture ne fait pas texte et encore moins livre. Il en est qui n’ont pas vocation à être publiés, particulièrement dans ce genre de chroniques que je tisse comme on peigne la girafe et auxquelles je m’accroche comme à la rampe de l’escalier trop raide de l’époque.

 Depuis 1989 date de l’ouverture du Mur de Berlin qui a mis en route la Globalisation - et ce n’est assurément pas un hasard - je tiens presque chaque année un carnet sur un thème déterminé. Par la suite, ils ne donnent pas tous naissance à des textes mais me servent au moins de garde-fou pour éviter l’effondrement lorsque la littérature sous le poids des vents contraires menace plutôt que n’a tendance, à flancher.

 Ce qui me frappe d’ores et déjà à cette relecture, c’est la pauvreté des inscriptions de surcroît récurrentes. Je devais en avoir l’intuition avant même le début de 2006 car j’ai pris soin cette année là dans ce gros carnet en forme de livre domestique - offert comme d’habitude par une institution - de diviser chaque page en trois, horizontalement et de concentrer sur les mêmes feuilles les constats concernant les trois thèmes choisis, eux non plus certainement pas par hasard : L’humiliation, le rouge et le bonheur.

 Il faut donc admettre que ce texte là n’est lui-même que la tierce partie de la question. Et peut-être même pas du tout la principale. Si cela se trouve il ne sera même utilisé en fin de compte que pour réussir à articuler les deux autres, et à vicarier l’échec d’une précédente tentative graphique d’une rouge journalerie – j’invente cette fois le mot pour nommer ce genre de création - à la fin des Nonantes.

 Mais cette année-là lors de la première tentative, je n’étais pas parvenue à tenir la cadence ni à découvrir chaque jour en quoi le fond de l’air était rouge et même par endroit sanglant. C’était sans doute qu’à cette époque, il ne l’était pas encore suffisamment. D’où cette nécessité de reprendre comme toujours, l’inachevé. Plutôt que de faire - ce qui n’est pas dans mon tempérament essentiellement contemplatif - il y a chez moi, une volonté de parfaire.

 

 33. La rougité vulgaire et c’est bien là le mot plutôt que la rougeur de la Télévision, c’est ce jour et tous les jours qui précèdent ou qui suivent, celle de l’industrialisation croissante de nos vies. C’est bien le rouge Coca celui du Père Noël, celui des magazines, celui des articles ménagers en plastique, celui aussi du crayon correcteur et de toutes les sortes d’articles d’une vie standardisée qui s’étiole. La vie s’appauvrit et on peut parfois penser qu’elle est même en proie à une irrésistible homogénéisation, en train de cesser. Cette hypothèse est désagréable à envisager mais pas si absurde qu’on l’a crue lorsqu’on a entendu quelqu’un pour la première fois l’énoncer.

J’envisageais autrefois - du temps de mes premiers livres tous issus de la même veine - d’appeler l’ensemble de mon œuvre La Prière aux Agonisants. Par la suite sa diversité, voire même son éclatement dans des genres très différents, a rendu ce projet sans objet. Néanmoins l’idée de départ demeure et dans ce domaine au moins, mon intuition s’est trouvée confirmée. Nous sommes en train de muter en machine et c’est peut-être cela depuis le début, la mutation ayant été permanente tout au long de l’histoire de l’Humanité. La rougité industrielle peut en être considérée comme le symbole, l’essence, le signe et la marque. Une sanguinité artificielle, peut-être même une consanguinité généralisée…

 Pourtant j’aime tout particulièrement le deux Février, cette Chandeleur qui recouvre comme elle peut d’un voile religieux la Fête des Lumières païenne et c’est vrai, il suffit de l’observer à cette date là, la lumière change vraiment. A chacun de le vérifier !...

 

 Le 3 Février 2006 : Il est toujours là ! Il, cet appareil à perforer le papier que je traîne avec moi depuis des années sans en avoir ni l’usage ni savoir où le ranger. Il est la butte témoin de l’époque de mon adolescence où le classeur était roi et les feuilles volantes de mauvais aloi car désignant infailliblement l’élève brouillon insuffisamment motivé. L’engin qui servait à faire des trous dans n’importe quelle feuille de papier, quelle qu’elle soit et même dans le carton était alors le symbole de l’allégeance à ses supérieurs et la signature indiscutable d’une intégration réussie. On poussait même alors le raffinement jusqu’à renforcer les trous avec des œilletons gommés en papier spécial destinés à amortir le choc des griffes métalliques du dossier en carton qui collationnait les planches ainsi perforées et équipées, copies corrigées comprises mais attention elles-mêmes trouées après coup, à peine autrement d’être prises pour un acte irrespectueux voire une provocation.

 C’était une époque où on prenait les choses au sérieux. La dérision n’était pas de mise et la contestation impensable. Il nous fallu du temps à ma sœur et à moi pour que notre paternel - qui ne rigolait pas avec la gestion quotidienne - nous autorise à lui emprunter l’engin pour procéder nous-mêmes à la perforation évitant ainsi d’avoir recours à ses services. Cela lui allégeant d’autant ce fardeau familial dont il se plaignait régulièrement en proférant à haute et intelligible voix la question qu’il s’adressait régulièrement à lui-même autant qu’à la cantonade à savoir un A quelle charrette suis-je attelé! qui me stupéfiait tant sur le fond que sur la forme non à cause de l’interrogation mais au contraire du point d’exclamation parfaitement audible...

 Cette victoire conjointe de la raison et de ce que je ne savais pas encore être un projet politique d’autogestion qui me mènerait plus loin que prévu, fut un pas dans la dure voie de la conquête de nos indépendances mais hélas non significatif pour ma sœur qui bien qu’abonnée aux Prix d’Excellence et couverte à ce titre des éloges de l’environnement, n’avait pas contrairement à moi la manie des idées.

 C’est sans doute en mémoire de tout cela que j’ai continué à traîner cet appareil dont pourtant je n’avais et n’ai toujours pas l’usage mais dont je n’ai jamais réussi à me séparer dans la conviction absolue que ce serait un crime de lèse majesté. Le ranger dans le tiroir plutôt que de l’avoir à disposition sur la table a déjà nécessité tout un cheminement dans ma pérestroïka libératrice finale. 

 Prenant alors le problème à contre-pied comme je le fais souvent lorsque je suis dans une impasse, suivant en cela le modèle de Kennedy affirmant qu’Au lieu de vous demander ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays j’ai tenté de lui retrouver un usage en décidant d’archiver de cette façon les pièces judiciaires du long conflit consécutif à la grande vieillesse de nos parents.

 Quoique bénéficiaire d’un fonctionnement un peu volontariste, l’objet retrouva là un peu d’utilité et je l’ai cru un moment tiré d’affaire, c’est à dire rescapé de cette déshérence qui me fait horreur tant elle est en elle-même une déshonorante injure à l’existence du monde considéré là comme un aménagement de la matière.

 Mais il m’a fallu rapidement le reconnaître, farouche adepte de la plus forte productivité possible comme le seul moyen de compenser le temps perdu par une maladrerie récurrente et les obstacles divers que les autres mettent à mon activité pour favoriser la leur, cette façon de faire n’était pas vraiment pratique. Les autres systèmes d’archivage non plus. Ce que j’aurais voulu c’est ne pas avoir du tout cet énorme carton qui m’avait été donné par la coiffeuse parce que j’étais une cliente assidue et dans lequel s’entassait ce flux d’actes juridiques que quelqu’une couvrait si joliment globalement du nom de paperasses

 Après la mort des Parents en 2005, la vente de leur appartement à un célibataire qui se disant Parfumeur-Créateur sans progéniture nous expliquant ses projets de transformation en loft du local dans lequel j’avais péniblement survécue durant mon adolescence et le partage effectif de ce que les professionnels appellent la masse successorale, l’engin fut relégué mais conservé générant une douleur sourde dont je ne savais pas – autrement que par ce texte – comment me débarrasser.

 Sa couleur pourpre - presque de la nuance du porphyre - évoquait celle des plaies suspectes de la peau de mon père lorsque le drame éclata… ou plus exactement celles des plaies suspectes de la peau de mon père, lésions qui firent éclater le drame…

 

 35. Le rouge des magazines est l’une mais non la seule obsession récurrente de ce texte. Je les feuillette à la recherche de la vérité. Non pas celle de la mort de mon père car il est impossible que les hebdomadaires s’y intéressent - encore que ce genre de drame étant apparu plus fréquent que la morale aurait osé l’imaginer - il n’est peut-être pas impossible qu’un jour la question surgisse dans la rubrique débat ou faits divers.

 Non, ce que je guette est plus généralement une vérité sur l’état de la société d’aujourd’hui, dévoilement qui me permettrait d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche ou de confirmer mes intuitions. Bien qu’apparemment sans rapport, tout cela est lié. C’est le délitement généralisé de notre environnement qui a fait croire à certains qu’une telle pratique était au moins admissible et peut être même normale.

 Peu importe finalement la date de la tragédie car cet engoncement dans le pire ne date pas d’aujourd’hui et n’est pas près de se terminer.

 

 36. Ce jour en regardant la Télévision comme souvent le Dimanche car c’est ce jour là qu’on peut le faire sans déplaisir ni danger et encore ce n’est pas tout à fait vrai car hélas durant les vacances scolaires beaucoup des émissions habituelles sont supprimées. Sans doute les animateurs partent-ils dans leur villégiature et craignant la concurrence des plus jeunes, évitent-ils de promouvoir des débutants qui les remplaçant - d’abord seulement momentanément - parviendraient un jour à leur faire de l’ombre.

 Rouge le dessin dominical qui berce ma tranquille solitude d’abord subie puis supportée et aménagée, enfin durement gagnée et ordonnancée pour me permettre d’échapper à l’aliénation. Pour combien de temps ? On peut craindre le pire lorsqu’on découvre qu’à cause de ce coloris qui s’y répand largement, il a nom L’embrasement.

 

 Le 6 Février, la relation avec l’Eliane retrouvée m’autorise à lui montrer mes anciens dessins. Je les lui sors de leur carton dégoulinant d’un rouge qui sans doute l’affole même si sur le coup elle n’en montre rien. Mais au fil des quelques visites qu’elle m’a faites, le malentendu ancien s’est hélas conforté et solidifié. C’est sans doute bien le même que celui qui nous avait déjà séparées au Lycée Hélène Boucher où nous étions des condisciples en 1957 ou 58 et qui m’a fait la rechercher depuis ce temps pour en avoir le cœur net. A savoir pour quelle raison cette relation avait été pour moi aussi importante et pour quelle autre elle avait d’une certaine façon déjà à l’époque, tourné court.

 Ce cœur net est le mien, il est sanglant. Rouge du sang renversé dirait on sur les bords de la Volga comme on arrive à Ouglitch, là où l’entendant pour la première fois, cette terrible expression m’avait frappée. Sans doute à cause du mot renversé là où habituellement on se contente de dire versé, perdant alors la notation de la perversité qui l’a causé au profit de ce qu’on peut attribuer à un geste, plutôt qu’un acte seulement maladroit....

 

 38. Le rouge omniprésent du Grand Café sur les Grands Boulevards ! Ce n’est pas seulement une dominante mais une quasi-exclusivité. La date ne peut pas là être significative car dans ce lieu, j’ai mes habitudes. Pour raisons pratiques seulement car de cet établissement je déteste les sièges inconfortables parce que trop bas, les tables trop serrées générant une gêne permanente et le harcèlement du chef de rang dont les codes et les oukases me paraissent discutables tant sur le plan de la logique que du bon goût. Enfin cerise sur le gâteau - à cause de ma polynévrite - très long et très raide, l’escalier qui monte aux commodités n’est pas non plus pour moi très confortable.

 En contrepartie la rougité de l’ensemble est propice au rêve et à la confidence. A la nostalgie rétro aussi, c’est en cela qu’elle attire et peut être aussi l’immense aquarium dans lequel les homards et les langoustes attendent la commande du client, ce qui nous permet en même temps de méditer sur nos fins dernières.

 

 Le rouge des albums de jeux que j’ai acheté pour mes petits-enfants. J’en ai toujours quelques-uns d’avance non seulement pour parer à toute éventualité car dans ce domaine ce n’est pas moi qui ai l’initiative mais pour faire marcher le commerce. Il y a tant de misère dans ce pays que c’est un devoir pour qui le peut, de dépenser.

 Je n’apprécie pas toujours ce genre d’ouvrages dont certains sont de véritables catastrophes tant sur le plan des idées véhiculées que du graphisme mais c’est rare, la plupart du temps ils sont réussis, certains tutoyant même le génie.

 Cette fois-là, c’est le 8 Février mais ce pourrait être à n’importe quelle autre date étant donné que ce genre d’album fait partie de mon barda habituel et j’espère bien de celui de toutes les Grandes Mères.

 

 40. De nouveau mon sweater rouge, récurrence de la douleur et de ma volonté de retrouver sinon la santé, au moins un mieux-être. Mais étant donnés la situation sociale et mon arriéré personnel, ce n’est guère envisageable… L’état dans lequel je me trouve - celui de survivante - est déjà le produit de la lutte acharnée que je mène pour ne pas mourir de ma naissance refusée.

 Ce sweater rouge est bien effectivement comme je l’ai déjà écrit le symbole de la douceur de vivre à laquelle je continue à aspirer sans être jamais parvenue à l’atteindre et encore moins à en bénéficier. Je ne désespère pourtant pas d’y parvenir. Ce texte en est la preuve. Quelque part il n’y a pas si longtemps, j’ai écrit Née esclave, je veux mourir libre !...

 

 Le 10 Février, le rouge est celui désormais identifié comme le rouge industriel notamment celui du plastique d’une cuvette que m’ont donnée mes parents. Donnée n’est pas vraiment le terme exact, en fait ils s’en sont débarrassés sur moi. Je l’ai gardée longtemps sous mon évier pour raisons pratiques, parce que cela pouvait toujours servir mais aussi par respect pour eux, disons même parce que ces dons qui venaient d’eux m’étaient tout de même chers, faute de mieux.

 Je m’en sers désormais pour stocker la vaisselle sale qui n’est pas de mon ressort. C’est une catégorie que j’ai dû inventer pour ne pas mourir enlisée dans les déchets et la salissure produite par d’autres ! Je me suis résolue à cette extrémité car répéter L’homme blanc a souillé sa couche, il moura dans l’ordure - la malédiction d’un célèbre chef indien nord américain - s’était avérée insuffisante pour parvenir à supporter l’insupportable.

 Ainsi ai-je trouvé le moyen de rédemption de ce peu glorieux cadeau en objet ayant trouvé sa place dans l’art de vivre convenablement que je pratique de plus en plus en refusant obstinément tout ce qui me dégrade. C’est là l’une des nombreuses applications parmi d’autres de mon principe Chaque objet a droit à un destin. Et le meilleur possible !

 

 42. Les cartes de vœux reçues, bien rangées dans leur boîte. Je les regarde de temps à autre et en dépit de l’encombrement qu’elles me causent parce qu’elles sont vraiment très nombreuses, je ne suis jamais parvenue à m’en débarrasser. J’ai même fini par découvrir que si dans l’obligation de faire de la place - comme par exemple aujourd’hui pour stocker mon œuvre en céramique - je ne gardais de toutes mes affaires qu’une seule chose, c’est cela que je conserverais. C’est en dire l’importance ! Il ne faut pas s’étonner alors qu’on y voit tant de rouge et qu’on y redécouvre toutes les significations symboliques de cette remarquable couleur. La date de cette notation ne peut pas être vraiment exacte - quelle qu’elle soit - car il s’agit alors de toute une période de fête, celle du renouveau.

 

 Le 12 Février, cette année là en 2006 est un Dimanche car bien que l’un des hebdomadaires dont je suis la lectrice paraisse normalement le Samedi, il faut parfois attendre le lendemain pour pouvoir l’acheter lorsque la veille a été passée à la campagne et qu’on n’a pas pu réaliser ou pas osé demander le petit détour ou retard - mais c’est la même chose - qui aurait permis d’en faire l’acquisition.

 Parfois même lorsque le marasme physiologique domine - ce qui est assez souvent le cas dans cette situation les derniers temps - il faut attendre encore davantage à moins qu’on me le rapporte comme cette fois et il faut le dire cela me fait plaisir.

 C’est dire la difficulté de ma vie quotidienne pour que cette simple attention me procure de la joie. Je me souviens qu’un homme auquel je tenais m’avait dit Ce n’est pas Pâques tous les jours mais je ne sais plus lequel. Vénération de l’âge dans lequel la grâce nimbe d’un halo l’oubli et la confusion. En reste l’essence prophétique de la formule.

 

 Le 13 Févier 2006 le rouge est plus que rouge, plus que carmin, plus que vermillon. C’est le papier à lettres écarlate d’un certain nombre de mes correspondants. Je m’étonne d’un pareil choix car sur un tel support la lecture est loin d’être facile. Je comprends alors que la teneur du message symbolique est plus importante que ce que la personne aurait de toute façon plus ou moins réussi à formuler.

 

 45. Imprimée en travers des boîtes d’antibiotiques la bande rouge pour alerter sur la dangerosité du produit. Il faut bien cela pour faire rapidement et clairement la différence avec les remèdes de la vie quotidienne - ceux qui n’ont guère d’effets - les évitant pour le meilleur comme pour le pire. Une mention spéciale tout de même pour l’aspirine. Néanmoins lorsqu’on s’intéresse à la question des antibiotiques - scientifiquement - on s’aperçoit que la simple bande rouge n’est pas suffisante.

 Cybernétiquement parlant bien sûr - si on ose cet adverbe - le rouge est bien la couleur de l’alerte et à ce titre, concernant les antibiotiques elle est la bienvenue mais dans la signalétique pharmaceutique, elle ne concerne pas uniquement ce type de produit mais désigne en fait tous ceux qui ne peuvent être délivrés que sur l’avis écrit d’un médecin. Mais même dans cette catégorie, il devrait y avoir des distinctions plus apparentes. Peut-être est-ce déjà le cas mais seulement aux yeux pharmaciens.

 

 A la Mi Février le rouge de l’inscription publicitaire sur le sac en plastique dans lequel je range mes œuvres en cours, faute d’emplacement adapté, j’ai bien dit d’emplacement car de pièce il n’en est pas question, il faut laisser la place à la Télévision. Contre la nocivité de cette moderne Méduse j’ai demandé à titre de compromis que dans cet espace que je pensais commun, lorsqu’on la regarde on utilise les écouteurs, pour qu’en me tournant de l’autre côté au moins je puisse œuvrer. On a refusé. Advienne que pourra et comme disait Talleyrand Qui n’a pas vécu avant la Révolution ne connaît pas la douceur de vivre !...

 Je pourrais aussi aller travailler au café mais à cinq heures du matin, c’est plus vite dit que fait ! Outre le fait que les bistrots ouverts à cette heure là ne sont pas dans mon quartier, on a alors tendance à m’y considérer comme une prostituée qui tente in extremis d’atteindre son obligatoire quota quotidien.

 

 47. Le rouge des fauteuils de cinéma, ce pourrait être à n’importe quelle date car on peut à tout moment trouver refuge dans la salle prévue pour l’usage du cinématographe même si il n’a plus l’importance qu’il avait dans notre jeunesse. Pour toutes sortes de raisons ! De nos jours il n’est plus question de mettre en commun des affects personnels auxquels nous ne savions pas alors comment donner forme, comme le firent pour nous les Bergman et Godard ni non plus de dénoncer les scandales politico-économiques qui constituent aujourd’hui le fond de l’air et que savaient si bien mettre en scène les réalisateurs italiens.

 Nous n’avons plus besoin non plus d’avoir recours à ce genre d’abri pour nous embrasser. Non que cela soit devenu désuet mais parce que nous sommes désormais installés dans des logements dans lesquels nous pouvons nous abandonner à l’aise. En dépit de tout cela, j’ai toujours plaisir à retrouver le rouge des fauteuils de cinéma, même s’ils ne sont plus comme autrefois obligatoirement rouges et qu’ils n’empêchent pas une certaine nostalgie des salles de province dans lesquelles le rideau pare-feu de la scène affichait en lettres fluorescentes et dans une odeur confinée, des publicités pour les commerçants locaux.

 

 Le17 Février, le petit quart de vin rouge qu’une de mes très chères amies écluse dans le bistrot où nous avons rendez-vous. Elle a été retenue en ville par une très obligatoire obligation et son mari m’a fait patienter en l’attendant. Nous avons bien ri tous les deux en évoquant les déboires judiciaires des successions bloquées de nos prédécesseurs. Le jus de la treille ne suffira certainement pas à résoudre le problème.

 De toute façon étant donnée la dislocation de la société, la barbarie revient au galop et il n’y a guère d’amélioration à espérer. Quant à imaginer qu’une société puisse fonctionner longtemps en l’absence de régulation et d’arbitrage seuls peuvent le penser, les incultes. Et d’ailleurs effectivement, ils le croient…

 

 49. Le rouge magnifique et convaincant des moufles de mon petit-fils. Elles me ravissent absolument. Lorsque j’avais son âge dans les années Cinquante, c’était notre grand-tante, celle dont j’ai - comme pseudonyme - pris le nom, qui consacrait sa vie à nous en tricoter alors que sa sœur, notre grand-mère maternelle était de son côté spécialisée dans les chaussettes. Nous en consommions beaucoup à cause de nos vacances aux Sports d’hiver. Depuis le monde a bien changé et les sports d’hiver eux-mêmes sont devenus une industrie jusqu’à ne même plus me faire regretter de ne plus pouvoir pour plusieurs raisons, les pratiquer.

 Par atavisme par goût et par conviction, je tricote quand même pour mes petits-enfants mais des choses plus simples car mes connaissances dans ce domaine sont assez rustiques - et je n’ai eu ni le loisir ni l’occasion de consacrer du temps à me perfectionner - notamment des couvres lits dont je leur ai fait - instruite des méthodes éthiopiennes - des images-médecines pour qu’ils puissent dans leur vie s’en servir pour mieux-être. Assez réussi, le résultat leur a plu, malheureusement leur chatte Isis qui comme nous aime les belles choses a tendance à ne pas les ménager et précautionneuse leur mère a dû pour les préserver, les ranger.

 

 Le rouge des flammes de la cheminée, le 19 de ce mois encore d’hiver parce qu’on crève de froid dans cette maison dont l’un a fait un élevage de bétail tandis que l’autre rêvait d’une datcha à la mode de la littérature russe. La divergence des projets a été fatale au charme de l’installation. La vie y est devenue difficile et précaire. Plus rien ne va de soi.

 Dans cette absence totale de perspective, le feu dans la cheminée n’a pas seulement comme vertu de réchauffer effectivement car en réalité il le fait assez peu et pour capter la chaleur il ne faut pas s’éloigner trop de l’âtre, il améliore aussi l’ambiance et redonne un peu de courage lorsque celui-ci vient à manquer, ce qui dans ce contexte se produit immanquablement.

 Je l’ai dix fois observé et pour ma plus grande gloire lors de mon désastreux séjour équestre dans le Lauragais, en 1979. C’est parce que j’étais la seule du groupe à savoir faire du feu dans l’âtre du salon commun que mes co-stagiaires ont renoncé à tout à fait me massacrer. Ils avaient besoin de moi et utilitaristes avaient décidé sinon de me préserver du moins de m’épargner.

 

 Le 20 Février, le coup de cœur dû à l’émotion de retrouver la couverture rouge du livre Contes et Légendes des Antilles que Maman m’avait acheté pour aller à la clinique me faire opérer de l’appendicite vers mes dix ans. Je l’ai retrouvé lors de l’opération de compactisation qui consiste à ranger ma bibliothèque dans des boîtes - comme le font tous les nomades - pour la protéger et parce que tous les jours en proie à la menace d’une radicale liquidation, la pression de l’environnement ne cesse d’augmenter…

 S’il ne fallait garder qu’un seul ouvrage, je ne dis pas que ce serait celui-là mais si j’avais droit à cinq, certainement. Et les autres que j’aimerais emporter ne seraient pas plus utiles… sauf celui concernant les radicaux de la langue et les familles de mots, manuel qui lui aussi - mais ce n’est peut–être pas un hasard - me vient de la même redoutable personne. On dit bien la langue maternelle.

 

 52. Le fond des tableaux informatiques de la messagerie électronique pour laquelle la date n’a pas la même signification que dans le reste de la vie car elle fonctionne aussi bien le jour que la nuit et à n’importe quelle heure. C’en est d’ailleurs le principe et ce qui en fait l’intérêt. Il faut reconnaître que c’est assez réussi ! Malheureusement des inconvénients spécifiques se sont développés dans le même temps et il ne faut pas s’en offusquer.

 Il s’agit désormais d’apprendre à trier dans le chaos des pourriels - quel néologisme - de plus en plus nombreux dont les mots n’en sont parfois même plus mais quelquefois simplement un regroupement de lettres au hasard, lesquels ont non seulement un sens mais nous sont réellement destinés. Cela ne va nullement de soi et requiert énergie et attention. On doit naviguer entre les deux écueils qui seraient de tout analyser comme de tout rejeter.

 A égale distance de ces deux erreurs qui peuvent toutes les deux avoir de graves conséquences, il faut apprendre de nouveaux comportements de lecture - si on peut appeler de ce nom ce nouvel art de photographier globalement des signes - pour sélectionner de façon automatique ceux qui ont du sens et ne pas laisser les autres pénétrer à l’intérieur de soi.

 Sans être encore passée maîtresse dans cet art cybernétique nouveau pour tout le monde mais que j’aborde moi avec tout de même le handicap non négligeable de l’âge, je ne désespère pas de progresser dans cette discipline aussi indispensable qu’ingrate et déplaisante. Mais à la guerre comme à la guerre, la pensée rationnelle en plus.

 

 Le 22 mais ce pourrait être une autre date sans pour autant être n’importe laquelle car ce n’est tout de même pas si fréquent loin de là ce rouge foncé, voire même par endroits très foncé du magret de canard. Il y a quelques années il représentait un met de fête, était presque de rigueur accompagné d’oranges comme la ressource principale du repas de Noël - acmé des agapes que j’ai réussi à organiser dans la splendeur et la générosité - servi dans le grand plat en grès acheté en 1981 pour célébrer l’élection de François Mitterrand et qui en a gardé le nom. Tout cela alliant le bonheur des papilles et l’exaltation de la vue ainsi que du sens artistique.

 Il s’est ensuite intégré aux nourritures habituelles, institué comme une fantaisie, un élargissement du champ alimentaire et il est devenu le symbole d’un rapport nouveau à la nature tant la volaille évoque un mode de relation pacifique. Mais désormais tous les restaurants jusqu’aux gargotes douteuses s’en sont emparé comme s’il s’agissait d’un nouveau filon qu’il ne fallait surtout pas rater et il a beaucoup perdu de son charme.

 Outre le fait qu’il s’est vu cuisiné n’importe comment dans les lieux les plus divers, voire même souvent servi mal cuit ou pas cuit du tout, est apparu alors le soupçon de l’élevage industriel qui emporte les uns derrière les autres tous les bonheurs de la bouche.

 Pour finir on s’en est lassé en suivant le même processus que celui qui nous a petit à petit dégoûtés du saumon fumé au fur et à mesure que dans les fermes marines, il était engraissé avec des farines animales rendant parfois cannibale ce messager des dieux, poisson sacré des Indiens canadiens. Ce met de fête que dans mon adolescence je ne rencontrai qu’aux dîners de gala où j’accompagnais parfois mes parents, était devenu méconnaissable!

 

 54. L’antirouge. C’est cette notion désormais indispensable qu’il faudrait réussir à élaborer sans nécessairement parvenir à la définir. Je la découvre en constatant que dans l’œuvre plastique que je réalise à la mémoire d’Ilan Halimi - ce jeune homme torturé et assassiné en tant que juif dans la banlieue parisienne - ma tentative d’introduire un élément rouge est paradoxalement vouée à l’échec.

 Ce n’est certainement pas un hasard. Plutôt le constat navré que l’horreur dans laquelle nous sommes désormais tombés sans perspective pour le moment de nous en extirper, ne relève pas du monde dont nous avions jusque là l’habitude. Il s’agit de l’émergence d’un nouvel état de notre environnement, celui dans lequel tout ce qui en faisait l’humanité a disparu au profit de ce que certains appellent la barbarie mais qui ne me semble à moi que l’état naturel… Y compris dans la dimension machinique de l’homme, ce chaînon manquant.

 Je mesure par l’absence de la couleur reine dans cette œuvre là que les processus de création sont plus complexes qu’on ne l’imagine. La rougité semblait a priori devoir être le cœur de cette création là. Et en fait non ! C’est parce qu’il s’agit de tout autre chose. En effet ce n’était pas un crime ordinaire.

 

 Le 24 Février - mais pour aussi bien n’importe quel autre jour - la mixture que j’appelle pompeusement échappée à la déréliction installée ces dernières années dans ma vie soupe à la framboise et dont la recette est particulièrement simple. Il ne s’agit que de faire chauffer les framboises décongelées achetées préalablement chez Picard qui me les a très poliment - étant donné le désordre de l’époque, le fait est à signaler – livrées. En matière de nourriture, c’est mon ancre de miséricorde.

 Quelquefois je n’ai rien d’autre à manger non pour raison financière, technique ou sociale mais aussi invraisemblable que cela paraisse pour raison politique. Encore faudrait-il s’entendre sur le sens du terme politique et sur ce qu’il signifie dans la vie domestique et des rapports entre les sexes.

 Malheureusement après l’embellie des Octantes, cette exploration n’est plus à l’ordre du jour de la recherche en Sciences Sociales qui semble même avoir globalement disparu. Emportant peut-être les Sciences Sociales elles-mêmes. Heureusement l’Histoire enseigne que cela n’est jamais donné une fois pour toutes. Dans un contexte pareil et étant donnée l’histoire de ma propre histoire, mon histoire propre au sein de l’histoire collective, on peut comprendre que faire chauffer les dites framboises soit déjà en soi même un acte héroïque.

 

 56. L’un de ces jours vagues et vides qui autrefois - lors de mes travaux forcenés sinon forcés - étaient des jachères heureuses et qui sont désormais devenus avec ma mise à la retraite, une menace à laquelle je dois pour m’extirper de la détresse - la dépression n’étant pas à l’ordre du jour - rassembler tout ce qui me reste d’énergie. La plupart du temps ce n’est pas suffisant, cette fois un jour de week-end, le rouge provoquant des articles vintage dans la brocante rétro organisée par une association locale dans un curieux local qui évoque une ancienne salle de bastringue ou une paroissiale près de la Place Voltaire dans le XIe arrondissement.

 La place Voltaire a changé de nom et s’appelle désormais Place Léon Blum mais cette appellation ne correspondant pas à la sensibilité populaire n’est pas entrée dans les mœurs et c’est toujours l’ancienne qui a cours. Cette manifestation affichée comme rétro, assez particulière parce qu’à chaque fois sur un thème déterminé, réveille en moi tous les souvenirs de l’enfance et de la jeunesse dans les Années Cinquante et Soixante. Car même si à l’origine vintage signifiait seulement d’époque, l’acception du terme s’est étendue jusqu’à finir par remplacer l’idée couverte autrefois par la simple nostalgie du passé.

 Dans ce lieu découvert avec étonnement, je suis frappée de trouver dans la masse des affaires entassées là, la présence d’un rouge non encore répertorié dans les effets des gens de la période précédente, depuis le rouge des maillots de bain une pièce des pinups sur les calendriers des camionneurs au rouge plastique du commencement des sièges design. Par bonheur pour sauver cette journée évanescente, je découvre au milieu de tout cela une statuette anthropomorphe à tête de hibou qui doit être africaine mais plus subtilement que celles qu’on voit habituellement et sont partout reproduites jusqu’à en être presque dégoûtée.

 

 Le 26 Février la date est un tournant par la rage que je déploie dans ma volonté non seulement d’émancipation – je n’ai jamais cessé d’y travailler - mais désormais de libération car il s’agit là de briser mon enfermement et de trouver pour la première fois peut-être - étant donné le statut des femmes - sinon retrouver la totalité de mes pouvoirs d’action sur ma condition quotidienne.

 C’est la nécessité nouvelle de ne plus jamais subir quoi que ce soit qui me déplaise et tout particulièrement en ce qui concerne ma nourriture. J’y suis presque parvenue au bout de toute une vie. Il me reste encore un petit bout de chemin à parcourir et j’entends bien y parvenir, même s’il faut pour en arriver à mes fins utiliser des moyens tordus comme par exemple ce sac en tissu rouge dont je me sers pour organiser parfois un détour.

 Il servait d’emballage à une poterie grand public achetée à la compagnie Chinoise Boulevard Haussmann. Je m’en sers pour toutes sortes de choses ! Plié il ne tient aucune place et facile à laver, il est très pratique. Mais tout de même, je suis sidérée de me voir agir ainsi car je n’aurais jamais cru devoir en arriver là. C’est dire encore une fois ma déréliction et ma détresse. Ce n’est pas à moi qu’il faut imputer l’indignité de tout cela.

 

 58. A la fin du mois, le rouge du ruban de la machine à écrire que j’essaie en l’utilisant intensivement de revitaliser dans l’espoir de renouer avec cet objet qui autrefois comptait beaucoup dans ma vie, diversement structurée au fil des époques dont certaines mais certaines seulement très violemment autour de la littérature. Si on ne s’en sert pas le ruban dessèche et ensuite de ce fait même, la médiocrité du résultat graphique est telle qu’elle décourage la poursuite de cette activité subtile. On cesse alors de s’en servir sans même en avoir conscience. Je l’ai plusieurs fois après coup, constaté.

 

 59. Le rouge Coca de l’émail passé sur la pièce de céramique que je viens d’achever. Dans ce club de la Ville de Paris où je m’exerce, je découvre que le style qu’on a appelé Vallauris n’est rien d’autre que la démocratisation de cet art dont la preuve a été ainsi apportée qu’il peut être populaire. Avant de maîtriser correctement la technique des émaux qui recouvre la terre après la première cuisson, il y a du travail et de l’entraînement mais il n’est pas difficile de se contenter du hasard des n’importe quoi qui peut à l’œil profane, un moment faire illusion…

 De mon côté j’ai préféré renoncer à cette technique élémentaire qui s’accommode de la cécité, après avoir compris que ce que j’aimais par-dessus tout c’était suivant sa propre logique, le surgissement de la forme. Or il n’y a rien de cela lorsqu’on étend les émaux. Pour y réussir, il faut avoir l’idée d’un projet a priori. C’est à mille lieux de ma façon de faire.

 Je me suis donc sagement repliée sur la couleur naturelle de la terre passant par-dessus un simple enduit transparent qu’on appelle aussi couverte ou glaçure et y ajoute la sémantique du mystère. Le résultat étant satisfaisant, je m’y suis d’autant plus fixée que cela mettait en valeur le matériau tant en tant que matière que dans sa couleur spécifique.

 

 Premier Mars : Sans doute à cause de la perspective printanière, l’attrait du tissu rouge dans la vitrine du tapissier près de la place Pereire. Voilà un moment que je dois faire refaire le grand fauteuil car la précédente réfection n’a été qu’une simple et véritable escroquerie. Le tissu qui manifestement n’était pas fait pour ce genre d’usage n’a pas tenu longtemps.

 Ce qui est pénible dans ce genre de chantier, c’est mon absence d’habitude de ce type d’action. Il s’agit bien sûr d’une absence d’habitude culturelle car en matière de réparation confiée à des artisans, je n’ai jamais vu autour de moi quelqu’un en donner l’exemple et j’ai bien été obligée de tout inventer. Ce n’est pas le cas pour d’autres activités pour lesquelles je me suis contentée de copier ce que j’avais vu - y compris en ce qui concerne les sentiments - domaine dans lequel faute de mieux, j’ai dû et pu prendre modèle dans les romans.

 

 Le deux Mars. Le rouge du décor des boîtes des jeux d’enfants. Elles ne conviennent pas vraiment. Je n’ai jamais réussi en dépit de mes efforts à en instaurer la politique artistique. Une poétique. J’ai précieusement gardé les miens, notamment ma dînette en porcelaine et mon matériel pour faire la lessive et j’ai ensuite - lors de mes pérégrinations dans les brocantes - racheté ceux qui m’avaient paru intéressants cubes illustrés de scènes de la guerre de 1870 ou diverses patiences. Mais ils n’ont pas suffi et loin de là à épuiser la question.

 Et encore heureusement que j’ai après la mort de Maman, renoncer à ses superbes poupées en porcelaine que j’ai laissées sans regret emporter par ma sœur trop contente d’avoir déjà réussi à me débarrasser de la petite mallette bleue dans laquelle nous rangions lorsque petites nous jouions encore ensemble, tout notre barda ! Je l’ai donné à une fillette à qui cela a fait plaisir non sans avoir d’abord consciencieusement recousu les vêtements de poupées qui n’étaient pas opérationnels.

 Ainsi me suis-je vue avec stupéfaction inventer un système de fermeture pour un minuscule pantalon qui autrement aurait flotté au vent. Mais c’était en réalité un pis-aller accepté sous le poids du rétrécissement des possibilités qu’offrait la réalité car je rêve d’une vitrine dans laquelle je pourrais exposer comme dans un musée ce qui me parait être des trésors, notamment le minuscule salon en fonte hérité lui de ma belle-mère.

 

 62. L’inauguration d’un collier rouge offert par un ami. Il est massif et difficile à mettre mais une fois en place, avec son grand plastron il est du plus bel effet. Je ne manque pas de bijoux fantaisie mais la difficulté de la vie est devenue telle que ce qui était autrefois une parure signifie aujourd’hui un surcroît de charges dont l’organisme se débarrasse petit à petit pour survivre un peu plus longtemps.

 Ainsi les bijoux ont-ils été parmi les premières victimes de cette perestroïka, si c’est ainsi qu’il faut appeler ce qui pourrait tout aussi bien être perçu comme une révolution et en est peut être une. Simplement la nouveauté est que la conjoncture permet d’en comprendre les effets pratiques sur la vie des gens. On voit alors les choses tout autrement.

 

 63. De nouveau le rouge sombre et crasseux des banquettes en plastique d’un bistrot. Dans ce genre d’établissement, ce type de mobilier est le modèle courant. Autrefois c’était même la norme dans les cafés d’un certain standing et toujours dans ce coloris qui se veut pimpant et peu salissant.

 

 Le 5 du même mois de nouveau le même coloris sur le fond d’écran de la messagerie électronique que je consulte pour tenter de me raccrocher au monde. Après l’anéantissement de ces dernières années ou tout au moins la tentative d’anéantissement car en fin de compte c’était bien de cela qu’il s’agissait, ce n’est pas si facile et d’autant moins que mon histoire est toute entière et depuis toujours sous le signe néfaste du défaut d’origine. Pour difficile que soit pour moi son usage, l’électronique m’a souvent ces temps derniers sauvé la mise !...

 

 6 Mars: Le rouge de mauvais aloi des tomates que les marchands irradient pour les empêcher de pourrir. Ce n’est pas le progrès qu’on pourrait imaginer et dont on a rêvé à une certaine période de l’Histoire mais plutôt une des conséquences délétères de la recherche de la rentabilité maximale dans le cadre d’une exploitation financière autonome, devenue totalement folle de s’être détachée de toute autre préoccupation. Ainsi, en prenant le problème à la racine allège-t-on dans la comptabilité, l’aria de la gestion des pertes.

 Mais au vu de l’objet qui dès lors défie le sens commun, la partie animale qui demeure malgré tout vivace en nous lance l’avertissement d’avoir à cesser de consommer ce produit là. Le rouge inquiétant de ces tomates vitrifiées est devenu désormais sur le rebord des assiettes des restaurants qui persistent à les servir, le signal d’alerte d’une société en état d’urgence. Ce n’est pas un problème d’écologie – discipline pourtant à la mode - mais de santé publique. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

 

 66. Rouges encore et à tout berzingue comme j’aime souvent à employer cette expression un peu rare mais utile, les lumières rouges des cafés de la belle, sereine et confortable Avenue de Friedland où j’ai le bonheur d’avoir des habitudes depuis que je fréquente l’Atelier de Céramique du Centre de Loisirs de la Ville de Pairs, installé dans les sous-sol de l’Hôtel Beaujon. Ce mardi-ci mon travail n’a pas abouti. Il est vrai que je suis encore dans cette matière dans tous les sens, une débutante. Le thé chaud me réconforte de cet échec qui si en lui-même n’est pas grave est tout de même dans le contexte qui socialement n’est pas gagné, déplaisant.

 

 67. Rouges toujours depuis mon enfance et sans doute même encore avant, les instruments servant à signaliser les chantiers de travaux dans Paris et ailleurs. Non seulement ils sont nombreux et variés mais ils n’en finissent pas. Au vu des barrières qui s’éternisent et des excavations qui paralysent la circulation, on finit par se demander si comme dans les anciens pays de l’Est, il ne s’agirait pas de chantiers Potemkine destinés à faire croire à une activité plus importante que celle qu’il y a en réalité.

 

 68. Toujours dans ces beaux quartiers que je ne quitte guère plus puisque j’y habite et que j’ai désormais du mal à me déplacer, le rouge des agencements des boutiques de restauration rapide. Là ce sont celles de l’Avenue de Wagram mais on en trouve partout. Avec les ravages de la globalisation, les salariés n’ont plus ni le temps ni les moyens financiers de se payer à midi, de vrais repas. Les queues s’allongent devant les boulangeries. On ne compte plus ceux qui mangent des sandwichs dans les transports en commun au mépris des autres voyageurs en proie aux taches ou encore tout simplement debout voire même en marchant et en traversant les rues.

 

 69. Le rouge des stores très rouges des restaurants de luxe cette fois et non des échoppes de restauration rapide, le long de la Rue de Prony toujours dans les mêmes quartiers. Ils sont le complément de ce qu’on appelait autrefois les snacks. La société se coupe en deux, il n’y a plus de milieu. Et encore en matière de restauration, il ne s’agit que de ceux qui ont à manger car il y a une catégorie encore plus misérable !...

 

 11 Mars, le rouge de mon crayon rouge, modèle traditionnel en bois pour souligner les titres de ma communication de samedi prochain au Séminaire de Paris VIII et le bonheur d’apprendre qu’au Japon, un professeur de littérature française me connaît et dit beaucoup de bien de mon travail et de mon œuvre.

 

 71. La verroterie rouge d’une broche lumineuse que mon mari m’a offerte il y a plus ou moins quarante ans. J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Et d’une certaine façon, elle l’est. La mémoire de l’amour parfait. Le temps du paradis hors duquel les anges n’avaient pas encore chuté.

 

 72. Le rouge de mes deux sacs en cuir que je prépare pour le lendemain, journée décisive. Il s’agit d’aller chercher dans un appartement dans lequel je n’ai jamais été heureuse, ce que le Commissaire Priseur m’attribuera. Il a fallu se résoudre à cette ultime solution de ce qu’on peut encore considérer – et la taxinomie juridique le confirme - comme un partage amiable.

 

 14 Mars. A la relecture, il appert que ce jour a disparu !

 

 Le 15 Mars, mon beau sac rouge neuf symbolique du processus de débarras général de l’appartement parental désormais engagé alors même que je ne m’y attendais pas. Mais on nous en a globalement remis les clés, nous laissant nous débrouiller sans se soucier des conséquences pratiques.

 

 Le lendemain le 16, le rouge métallique d’une boîte de cigarettes trouvée dans l’un des tiroirs du bahut de palissandre, à la place où depuis toujours les parents rangeaient cette catégorie de biens. Dans mon enfance ces boîtes là étaient de véritables trésors. A cause de cela sans doute le sont-elles restées. Mais pas seulement. Objectivement elles sont très belles. Il y en a d’ailleurs des collectionneurs. Et même à intervalles réguliers des salons spécialisés.

 

 75. Le sac rouge en cuir encore lui puisque le débarras des affaires continue. J’y recueille les papiers personnels des parents. Je suis satisfaite d’en avoir eu l’idée, elle me parait particulièrement appropriée. Ce beau sac en cuir rouge apparaît alors comme une forteresse, une enceinte protectrice et il l’est. La violence du rouge alerte sur les dangers qu’ils peuvent receler mais rappelle aussi ce qui par la voie du cœur et du sang me relie à eux, pour le meilleur et pour le pire.

 

 Le 18, un samedi au Collège d’Espagne à la Cité Universitaire, le rouge symbolique et abstrait de cette ambiance vaguement extrémiste qui flotte au-dessus du groupe et peut être même règne vraiment au sein des débats entre les jeunes doctorantes fourmillant d’idées concernant la littérature sud américaine…

 

 77. Le rouge ce jour là, c’est son absence. Je m’étonne de découvrir que cette couleur là n’existe pratiquement pas dans l’appartement des parents. Il est vrai que pour des vieillards c’est une couleur fatigante, je l’observe déjà chez moi concernant ce vert jade qui ravit les visiteurs mais m’énerve moi-même lorsque j’y demeure. Cette absence de rouge est peut être aussi une prise de position de maîtrise des émotions. Je l’ai assez déploré dans le passé, convaincue à cause de cela à tort ou à raison de n’avoir pas bénéficié de l’amour maternel.

 

 78. Le magnifique ruban rouge hérité, solennité du terme pour un article dérisoire et pourtant !... Je prends soin d’en conserver la couleur en lui évitant la machine à laver. Les remous intimes générés par la possession de ce ruban en disent long sur tout ce qui en moi et hors de moi n’a pas été résolu dans ce nœud de souffrance intolérable. Et ce n’est certainement pas maintenant que cela le sera. Je ne sais pas s’il faut s’en plaindre ou s’en féliciter mais c’est un fait.

 

 79. Apparemment le rouge est cette fois encore un sac sans attaches, sans doute parce que le projet n’a pas pu être été mené à bien pour une cause inconnue l’âge, la fatigue et peu à peu l’abandon de toutes les choses, processus caractéristique de la vieillesse. C’est en fait un simple morceau de tissu rouge tissé plié en deux et cousu qui était dans mon lot hérité et dont je décide que j’y rangerai à l’avenir le tablier bleu offert à ses clients par la firme Picard et dont je me sers pour protéger mes vêtements lors du cours de céramique du mardi.

 

 80. Le rouge criard de certaines des cartes postales que je découvre dans les boîtes à chaussures que celui qui m’aidait – parce qu’il en avait l’usage professionnel - a tenu à emporter lorsque nous avons ensemble vidé l’appartement des parents. Bien qu’elles contiennent quelques vraies trouvailles tant esthétiques qu’affectives ou relationnelles, le principe de réalité - là l’encombrement – me conseille de ne pas garder cette collection de vues d’un peu partout. D’autant plus que ces cartons aux couleurs agressives ne renvoient à rien pour moi qui ne les ai ni achetés ni reçus.

 

 81. Le ruban rouge de la médaille de citoyen d’honneur d’une commune francilienne attribuée à mon géniteur qui en avait fait le symbole comique de la distinction anonyme dont la pertinence ne lui paraissait pas toujours de nature à convaincre. Pour nous transmettre cette idée - déclinant ses propres titres - il avait l’habitude d’ajouter régulièrement à cette distinction qu’il ne manquait pas de citer et abonné au gaz.

 Ce n’était pas chez lui de la dérision, attitude qui lui était totalement étrangère mais plutôt une volonté de ne pas être prisonnier de ce que dans d’autres circonstances et pour des titres plus valorisants, il appelait les honneurs.

 

 82. En bois, le pion rouge de la forme de ceux dont on se sert habituellement pour jouer aux dames. Je n’en ai jusque là jamais vu de cette couleur là. Peut-être avait-il une autre fonction mais comme il est seul de ce type, je m’en trouve plutôt encombrée.

 Néanmoins comme le reste des objets de ce genre, je l’engrange en le rangeant là où il doit être, c'est-à-dire avec les autres de sa catégorie. C’est l’une de mes règles de comportement, chaque objet a droit à un destin et le meilleur possible. C’est cette poétique constamment pratiquée qui empêche la déshérence et transforme tout mon univers en œuvre d’art.

 

 83. Au Séminaire de l’Université de Paris VIII Vincennes Saint-Denis où nous présentons à tour de rôle des communications, le rouge du tableau d’un peintre brésilien qu’on nous projette comme c’est maintenant la norme, sur écran. Il m’évoque furieusement le bois brésil qui fournissait auparavant le rouge servant à la teinture des fils requis pour les marquages de la vie domestique. Les jeunes générations ne savent pas qu’autrefois cette teinture était la seule couleur qui rendait possible qu’on fasse bouillir le linge dans de grandes lessiveuses et explique l’abus de cette couleur dans les trousseaux, incompréhensible sans ce code.

 

 Dans cet appartement dans lequel je n’ai presque jamais été heureuse et où j’ai partagé la chambre de celle qui ce 26 Mars 2006 voudrait en matière de rubans rouges plus qu’une part équitable, le constat effaré qu’on est à deux doigts d’en venir aux mains pour des colifichets.

 Si cela avait été le cas, cette notation à elle seule aurait empêché l’agenda initial de devenir le texte de cette chronique qu’elle est, sans qu’on puisse assurer pour autant qu’il aurait du coup généré une tragédie à la Sophocle sur le modèle du héros seul contre tous ou de Corneille et sa passion du devoir. Quant à Shakespeare et son histoire absurde racontée par un idiot, aucune chance !

 C’est que le ruban est un être profondément symbolique. Lorsqu’on dit Le Ruban, on doit comprendre la Légion d’Honneur.

 C’est donc que ce n’est ni négligeable ni si ridicule que cela. Comme tout ce qui relie et permet au monde d’émerger du chaos. Du moins lorsque la dite Légion d’Honneur avait du sens parce qu’on avait risqué sa vie dans le combat pour la patrie. Celle qui nous avait été transmise par ceux qui nous avaient précédés.

 

 85. Le rouge des rations de survie auxquelles je suis obligée d’avoir recours, faute d’autres possibilités. Je n’aime pas ces boîtes métalliques qu’on achète chez le pharmacien mais je suis bien obligée d’en reconnaître l’utilité. Elles contiennent un breuvage facile à boire et censé apporter les éléments nutritifs nécessaires à la vie.

 Je m’étonne tout de même d’en être arrivée là, même si rationnellement je n’ai aucun mal à me souvenir que deux médecins indépendants et parmi ceux qui furent bons pour et avec moi, avaient médicalement affirmé qu’après ce que j’avais subi dans l’enfance, normalement je n’aurais pas dû survivre.

 En retournant la chose, on comprend qu’à cette aune là mon existence soit une réussite flamboyante et c’est d’ailleurs bien ainsi que je me la représente, aussi dure soit-elle encore aujourd’hui. Mais mes descentes au tombeau ne sont jamais définitives et elles sont de plus en plus rares.

 Mon père le savait bien ! Lorsque je lui demandais conseil, il me répondait Continue ta trajectoire en zigzag ! Et c’est bien celle que j’ai subie plutôt que menée, m’épuisant à faire face aux situations auxquelles j’ai été sans aucune préparation ni explication, confrontée.

 

 86. A la Télévision qui - aussi critiquable soit elle - demeure tout de même une fenêtre ouverte sur le monde et particulièrement pour les gens qui ont comme moi des difficultés à se déplacer, le rouge vif des drapeaux nombreux dans les manifestations qui hantent les rues au quotidien. Dans les Octantes ils avaient complètement disparu et quand on les voit aujourd’hui, tout de même, on est sidéré.

 

 87. Le foulard rouge d’un ancien élève retrouvé au bureau de Poste de mon quartier. Derrière son guichet il ne l’avait plus mais hésitant à le reconnaître alors même que lui m’identifiait clairement, je lui ai demandé s’il était bien ce garçon qui au Lycée avec ce signe distinctif là ne passait pas inaperçu. Il l’a confirmé.

 Nous avons du coup évoqué cette année-là terrible et cette classe-là - la sienne - que j’avais particulièrement aimée et avec qui le travail avait été fructueux. C’est de celle-là dont je parle dans Au présage de la mienne.

 Nous sommes tombés d’accord sur l’analyse de ce qui s’était passé, un peu gênés tout de même de nous retrouver dans ces conditions-là après des combats nettement plus héroïques. Il n’y avait pourtant aucune indignité dans la dégradation de nos conditions : la modestie de sa réussite et mon commencement de clochardisation. Mais tout de même à l’aune de ce qu’avaient été nos ambitions cette année-là et la gloire de mon enseignement à une époque où le Lycée n’était pas encore effondré, on pouvait considérer que la suite n’avait été à la hauteur de la promesse.

 Si le terme désenchantement ne convient pas ni déception non plus, celui de débâcle serait plus près de la réalité. Mais l’employer là me laisserait désemparée...

 

 88. Comme je rapporte à la maison le bahut Arts Déco en palissandre qui était chez mes Grands Parents maternels 20 Rue Salneuve près du jardin des Batignolles et grâce à l’intervention du Commissaire Priseur qui pour ma plus grande honte a présidé à la répartition des affaires de nos géniteurs, je suis frappée du nombre de feux rouges dont sont désormais affublés les voitures et les deux roues qui m’entourent. J’ai un peu de mal à conduire, ne l’ayant pas fait depuis la mort de Maman, quatre mois auparavant.

 De surcroît parce que c’est ainsi que j’ai pour moi-même cérémonieusement organisé la chose, c’est aussi mon départ définitif de cet appartement dans lequel je ne rentrerai plus jamais puisque nous allons le vendre. J’y laisse entassés dans la cuisine tous les sacs-poubelles bourrés jusqu’à la gueule des ordures que je me suis explicitement refusée à débarrasser tant les autres se désintéressaient honteusement de la logistique matérielle.

 Je ne laisse pas seulement dans cet appartement ce monceau d’ordures qui m’a fait comprendre la vertu d’Emmaüs et la profondeur philosophique qu’il y a dans la capacité de discerner ce qui est encore vivant mais aussi le sol jonché de tout ce que certaines ont jeté par terre dans leur hâte de fouiller les placards. Cette opération était néanmoins absolument nécessaire pour procéder au sens fort à la succession et prendre d’abord sur soi les devoirs et les charges à cause de la filiation.

 

 89. Le rouge du fond de l’air. De l’émeute latente depuis des mois, on passe maintenant à l’insurrection. Ce n’est pas seulement un exemple supplémentaire du fameux passage du quantitatif au qualitatif mais la réelle amorce d’une nouvelle phase de l’Histoire. Je n’en suis pas surprise, mon expérience professionnelle m’ayant depuis longtemps affranchie sur la nature réelle de la situation. La plupart de ceux que j’en avais informés avaient répondu - et sans doute pensé - que j’exagérais.

 La satisfaction qu’ils sachent désormais qu’il n’en est rien n’est pas un contrepoids à la masse des dangers qui se profilent. Les foyers de la nouvelle guerre mondiale se multiplient et les enjeux en sont de plus en plus clairs. Quant à l’issue, la simple observation des faits oblige à s’avouer que le résultat du conflit est aléatoire et que la partie est loin d’être gagnée.

 

 Premier avril ! Ce jour là - parmi ceux que je préfère avec le Premier Janvier et le Premier Mai - tout pourrait prêter à plaisanterie mais ce n’en est pas une, loin de là. Tout au contraire, c’est la quintessence non seulement de la littérature mais de la métaphore de ce texte là lui-même sans doute et dans le même mouvement, de mon esprit de sérieux.

 Dans la cassette du film Le Guépard dont j’hérite parmi un certain nombre d’autres chefs d’œuvre plus ou moins générateurs de nostalgie - la palme allant à un Pépé Le Moko que je me suis appropriée en rétorsion à l’affaire des rubans - ce qui me frappe le plus à part la signification contemporaine du personnage de Tancrède, un héros pour notre époque, c’est le rouge des rideaux rouges. Ils en disent et en cachent lourd…

 Le rideau, c’est pour le meilleur et pour le pire ce qui fait le détachement. Je m’en suis déjà largement expliqué aux Editions Voix dans Cellla

 

 91. Le rouge des radis, une joie récurrente comme la promesse d’une éternelle nouveauté. Non seulement du renouveau du printemps mais de la vie elle-même. Pourtant depuis quelques temps il faut bien admettre que lorsqu’on les lave, la coloration rose de l’eau n’est pas du meilleur aloi voire même inquiète véritablement.

 Le symbole de la reprise de la vie se confond alors avec l’escroquerie aux bons sentiments, l’une des lignes de force de l’époque de plus en plus affective pour le meilleur et pour le pire et par voie de cause comme de conséquence, de plus en plus déraisonnable.

 En ce bouleversement historique et géologique - et cette fois c’est tout un - les lignes de forces et les failles sont les mêmes. C’est qu’aujourd’hui dans cette mondialisation globalitaire lourde de toutes les confusions, la rupture est non seulement un atout mais une nécessité. C’est ce que disait un écrivain yougoslave rencontré autrefois dans un colloque québécois. En régime totalitaire affirmait-il pour conclure sa communication, la résistance c’est la solitude !

 

 92. Le rouge hétérogène et compact du paquet de rubans rouges – encore eux - rassemblés en une seule masse pour les laver tous en même temps, à part du reste du linge afin qu’en déteignant, ils ne l’abîment pas. Et puis aussi pour me réjouir de cette possession unique, produit de mon héritage. Le vocable mon est là parfaitement adapté.

 Je me suis battue afin que la succession se déroule conformément à la loi mais encore au-delà de tout cela afin de faire respecter et ma filiation et mon individuation.

 Le paquet de rubans rouges peut paraître un enjeu ridicule. Il l’est ! Du coup il devient le symbole parfait.

 

 93. Le rouge de la couverture du magazine Paris-Match que je feuillette dans la minuscule salle d’attente de la dentiste. Il n’y a de place que pour ses deux magnifiques mais très petits fauteuils Arts Déco révélant un goût certain – sa mère enseignait le dessin - et pour le porte-revues dans lequel on trouve toujours son bonheur. On découvre en tournant les pages les photographies, les péripéties conjugales des altesses ou des explications qui se veulent rationnelles sur les événements scandaleux qui ont marqué la semaine. Ces salles d’attente et leur moisson de rumeurs et de ragots sont la joie de la fréquentation des médecins et des coiffeurs.

 On pourrait bien sûr acheter directement chez le marchand de journaux cette presse dite de caniveau mais cela ne serait pas pareil. Il y manquerait ce petit quelque chose de transgressif qui permet de la faire fonctionner. D’ailleurs lorsqu’il m’est arrivé d’acheter un numéro, j’ai été horrifiée du contenu se partageant entre vide et bobards, alors que cette dimension n’apparaît pas lorsqu’on est chez les spécialistes. Ainsi va non seulement le monde mais surtout le mystère du monde…

 

 94. Le ruban rouge – encore un – celui là à pompons que je décide de jeter tant après son lavage, je le découvre abîmé. On a parfois ce genre de surprise désagréable lorsque l’usure est réelle sans pour autant être apparente. Ces rubans sont essentiels pour moi sans doute parce qu’ils ne sont pas sans rapport avec l’idée de la fermaille - ce mot de vieux français pour nommer le collier qui symbolise, fixe et exprime le statut - mais il me faut tout aussi bien lutter contre la dégradation qui menace de faire chavirer l’embarcation de mon voyage alchimique.

 Deux périls menacent le monde, l’ordre et le désordre nous dit Valéry. Cela s’applique aux objets reçus de la mort de nos prédécesseurs. Il est malsain de tout conserver et mortifère de s’en débarrasser. Malsain de tout conserver parce que cela peut tourner au fétichisme et faire qu’ils envahissent la vie des vivants jusqu’à la paralyser. J’en vois des exemples autour de moi. Mais s’en débarrasser équivaut à scier la branche sur laquelle on est assis et à n’être plus relié à aucune précédance.

 Je caresse le rêve en faveur de ma progéniture, de prendre les devants ne laissant derrière moi que des articles de musée. Je n’en suis plus très loin. Tout cela me fatigue énormément, je ne le conteste pas. Je ne sais même pas si politiquement, civilement et moralement cela est juste mais je ne peux pas faire autrement.

 

 95. Le rouge des broderies au point de croix sur tout le devant de la robe palestinienne en toile bleue pétrole pendue dans la chambre, pour une exposition symbolique. Mes parents me l’avaient rapportée lors de leur deuxième voyage au Proche Orient.

 Je l’avais portée le soir à l’hôtel lors du premier périple effectué en Bourgogne en 1977 avec celle qui ensuite a été la partenaire de notre théâtre de rue. Je me souviens qu’elle l’avait trouvée très belle et que moi-même j’étais heureuse de l’arborer.

 Cette robe m’est encore aujourd’hui sacrée mais hélas mon actuel gabarit - même si je le crois momentané - m’empêche à mon grand regret, de la porter à nouveau.

 

 Le 7 avril, le rouge des boutons rouges que je collationne et non collectionne pour m’en servir dans ma nouvelle œuvre textile en cours, la tapisserie brutalement dénommée Tar ta gueule à la Révo représentant la situation sociale d’aujourd’hui et permettant du même coup de l’exprimer. Sur fond de tapis damassé comme il y en avait dans la bourgeoisie au siècle précédent, j’ai cousu des boutons de styles différents pour - comme dans un jeu de go - symboliser les forces en présence et leurs antagonismes.

 Le fond de la tapisserie a été récupéré in extremis dans les décombres - c’est hélas bien le mot - des affaires de mon oncle par alliance. Décombres produites par une passivité qui me révolte absolument. D’une certaine façon cette œuvre est une protestation au sens d’une manifestation et je me demande s’il n’en est pas ainsi de toutes celles que je produis. Je parle des œuvres textiles et plastiques car pour les dessins et les livres, il s’agit d’autre chose plus complexe.

 

 97. Le rouge de l’enseigne Le jupon rouge, Rue Rochechouart. Entre antiquaire et boutique de vêtements vintage, c’est un peu mieux qu’une friperie ordinaire comme on en voit beaucoup avec la crise économique. Disons une friperie pour bobos. On en trouve plusieurs dans la ville, témoignage que contrairement à ce que Simone Signoret dit, la nostalgie est toujours ce qu’elle était.

 Pourtant je ne trouve pas sain du tout ce genre d’établissement. Non seulement du point de vue hygiénique à cause de l’impossibilité de nettoyer certains articles comme les sacs et les chaussures mais surtout du point de vue mental, même si de mon côté j’ai eu recours à des vêtements anciens pour renouer avec moi-même au-delà - en de ça plutôt - de ceux qui m’en avait séparée.

 J’ai même une fois dans une brocante apostrophé un jeune homme qui tentait d’acquérir un costume en velours côtelé, vêtement fétiche des intellectuels des Trente Glorieuses sur le thème de la nécessité de se faire enfin une vie à eux, plutôt que d’être à la remorque de celle de leurs parents. En l’occurrence, notre génération.

 

 98. Au jardin, les bois du cornouiller coupé que j’ai abandonnés sur place autour de l’arbuste à cause de mon épuisement physiologique. Dans une époque antérieure, je les aurais tout de même ramassés pour les utiliser esthétiquement. A écorce lisse et d’une étonnante couleur entre le pourpre et la lie de vin, ils sont un véritable trésor. Du point de vue botanique cette coupe est une nécessité. Je ne parviens pourtant pas à y procéder chaque année, tant ma vie est difficile. Toute ma vie j’ai été malade, plus ou moins selon les époques et de diverses façons.

 

 99. Le rouge de la boîte à couture que j’avais achetée exprès pour l’emporter à la Maison Brière lorsque j’allais y voir mes parents y achevant leur vie et faire les coutures d’entretien sur leurs vêtements de plus en plus usés qu’il n’était pas facile - eu égard à la situation - de remplacer.

 Achetée bon marché chez des Chinois de la porte de Clignancourt, c’était un vanity-case en imitation de cuir d’autruche. Malheureusement avec le temps, la matière plastique dont elle était faite a commencé à fondre donnant à l’objet un aspect gluant de très mauvais aloi.

 Outre le fait que ce phénomène était chimiquement inquiétant, si on y ajoutait la charge lourdement affective de l’objet, il était bien difficile de lui trouver un nouvel emploi adéquat après la mort de mes géniteurs auxquels elle était totalement liée et dédiée.

 Ma règle de conduite - chaque objet a droit à un destin et le meilleur possible - était alors en échec. J’ai dû me résoudre comme dans d’autres cas douloureux de ce type à la déposer le matin de bonne heure près de la poubelle et à regarder accoudée au balcon quelqu’une la jauger pour apprécier si elle valait le coup d’être emportée. L’injure suprême.

 

 100. Le rouge des poèmes dont je corrige les épreuves pour la publication de mon prochain recueil Carafe d’eau à volonté. J’avais hésité à les y insérer préférant sans doute les garder pour constituer un livre entier consacré à l’idée du rouge. Cette idée me tient depuis longtemps car dans les gros albums qui constituent l’original de mon œuvre poétique, ceux qui ont trait à la rougité - plutôt qu’à la rougeur - s’y voit marqués à cette couleur.

 C’est un thème récurrent car à la fin du vingtième siècle déjà j’avais autour de ce projet, tenté de constituer une œuvre calendrier dont je n’étais pas plastiquement satisfaite. Je ne suis même pas sûre de l’avoir conservée.

 Ce texte lui-même Rouge le sang sous-jacent est assurément né de ces deux échecs précédents. Il s’appuie sur une méthode que j’utilise depuis vingt ans. Le point de départ est d’abord un agenda qui me tient lieu de rampe dans le dur escalier d’une vie quotidienne qui ne cesse de se déliter et sur lequel j’écris chaque jour une réflexion, le thème en étant donné pour toute l’année. C’est une sorte de brouillon. L’année suivante je reprends l’agenda et fais le texte à partir des notes prises dont la cohérence est d’avance assurée par le sujet lui-même.

 Il est ce qu’il est et c’est alors une surprise pas toujours heureuse. Dans le meilleur des cas, un vrai livre advient comme Au présage de la mienne - écrit en prenant appui sur l’agenda de 1994 ayant pour thème la mort - que j’avais transformé en une des théories fictions auxquelles je tiens le plus, tout en m’occupant durant mes vacances de Noël de ma belle-mère âgée alors de 87 ans.

 Au pire l’agenda ne devient rien de du tout. Je me contente alors de mettre les notes au propre sans aucune conviction, seulement pour lutter contre la déshérence car je sais bien qu’elle est la première étape de la clochardisation. Le premier thème choisi en 1989 pour ce genre de travaux avait été la marche, ce qui avait logiquement fini par donner Le Marchoir et parmi ceux qui n’ont paradoxalement pas abouti à grand-chose, il y a eu l’écriture que j’ai mis en ligne pour m’en débarrasser sous le titre de L’effacement.

 

 101. Au cinéma, le manteau rouge de la fillette dans le film Enfermés dehors. Un vrai chef d’œuvre que nul ne m’avait conseillé mais que je n’ai pas regretté d’avoir vu le 13 Avril, découvrant du même coup dans l’acteur réalisateur Dupontel, un nouveau Buster Keaton. Détonant. Décapant !

 

 102. Le rouge des arabesques sur une nappe héritée. Elle était là dans ma petite enfance, je l’avais complètement oubliée et fus très émue en la redécouvrant. Maman s’en servait en camping lorsque j’avais encore le sentiment d’être heureuse avec elle. Tout est dit. Ou plutôt non ! Mais tout le reste relève d’un tout autre livre…

 

 103. Le rouge incertain des tulipes à peine fleuries. Je m’étais donné beaucoup de mal pour répartir les fleurs choisies pour leurs couleurs et leurs qualités esthétiques. Puis faute de forces, il a bien fallu renoncer à les entretenir et les laisser se naturaliser ou péricliter au choix. Les deux termes ne sont pas opposés bien au contraire. Il faut qu’elles périclitent d’abord pour espérer ensuite se naturaliser. Là, en matière de tulipe le résultat a quand même été particulièrement démoralisant. En fait le jardin entier a bifurqué dans un sens tout différent de ce qui était prévu. C’est désormais plutôt le style gros fourré fleuri et après tout ce n’est pas plus mal…. J’éprouve quand même encore un peu de gratitude lorsque par hasard au printemps j’en vois une qui a survécu. Mais on n’arrive pas à la douzaine sur l’ensemble du terrain… L’investissement n’a donc pas été très rentable…

 

 104. Le rouge du catalogue de l’agence de voyage Arts et Vie dans lequel je choisis en catastrophe pour l’automne, un voyage en Allemagne de l’Est. Une ultime tentative pour échapper à l’enlisement qui me menace. L’expérience a montré que c’en était la façon non seulement la plus efficace mais même la plus économique. Je le sais depuis très longtemps. Cette pratique m’a rendue à moi-même dans le pire de ma vie. C’est en s’arrachant à l’emprise de l’environnement qu’on se retrouve. Malheureusement le monde est ainsi fait que c’est toujours à refaire…

 

 Le rouge du cornet de frites acheté chez Mac Donald’s le 17 avril. Je mange encore assez souvent au coin de la rue dans cet établissement mais habituellement je ne prends pas de frites, plutôt une salade. Si j’ai été acculée à le faire cette fois là dans ces conditions là, c’est parce que j’avais faim. Faute de réussir à manger suffisamment le reste du temps, les repas structurés et normaux ayant disparu dans le délabrement de la vie quotidienne. La terreur n’a pas encore tout remplacé mais elle s’immisce déjà presque partout. Plus rien ne va et il faudrait tout mettre à plat. Mais ceux qui ont intérêt au fonctionnement tel qu’il est et qui sont convaincus qu’ils vont réussir à maintenir leur domination s’y opposent farouchement.

 

 106. Le rouge de mon costume tyrolien à quelle petite fille ira-t-il ? C’est la question du jour. Que faire de ce joli petit ensemble que m’avait fait Maman pour un bal costumé qui avait lieu au Cours Complémentaire où elle enseignait l’Education Physique et lors duquel ma sœur aînée était de son côté habillée en paysanne ukrainienne avec une couronne de fleurs et de céréales qui n’a cessé depuis lors de me faire rêver ? Si peu de bonheur me relie à Maman que je suis bien obligée de veiller jalousement sur mes pauvres trésors.

 Désormais à mon âge je n’ai plus vraiment l’usage de ce petit costume que je retrouve comme beaucoup d’autres choses bien propre et bien rangé dans les cartons que Maman gérait efficacement. Impossible non plus de le donner à n’importe qui ou d’en faire n’importe quoi et encore moins des chiffons. C’est un vêtement sacré et il n’est pas si facile comme tout ce qui rentre dans cette catégorie, de le manipuler.

 Je mesure en découvrant ce costume dont je ne savais pas qu’il avait été conservé que cette succession est l’ultime occasion de résoudre ce qui ne l’a pas encore été.

 

 107. Le rouge d’un service à thé très supplémentaire. Ayant demandé au Commissaire Priseur qui organisait le débarras de l’appartement des parents que nous n’avions pas été en situation d’assurer par nous-mêmes, je me suis trouvée à la tête de la totalité du contenu de l’armoire des parents. Une somptueuse en palissandre verni qui était déjà Rue Clairaut dans leur toute petite chambre dans laquelle il nous était interdit d’entrer. Les portes en grinçaient lorsque Maman rangeait le linge que Madame Marguerite qui le lavait et repassait avait posé sur le lit car il était bien sûr impensable qu’elle eût elle-même accès à ce meuble. De fait, seule Maman l’ouvrait.

 En faisant l’inventaire demandé par la Justice, j’avais été étonnée d’y trouver de somptueux draps brodés dont j’ignorais l’existence. Plus étonnée encore lorsque au printemps 2006 j’eus rapporté chez moi l’ensemble du linge qui m’avait été attribué de découvrir dans quel délabrement il se trouvait. Il était en très mauvais état. Beaucoup de pièces étaient déchirées, certaines avaient des reprises qui avaient demandé beaucoup de travail pour peu d’intérêt. Cela donnait le frisson.

 Difficile de savoir si c’était l’effet normal de la vieillesse maternelle avec son laisser aller, sa résignation et/ou l’impossibilité de se projeter dans l’avenir - perspective indispensable à tout entretien même minimum - ou une avarice pathologique elle-même peut-être issue des difficultés des paysannes savoyardes qui avaient un siècle auparavant éduquée la propriétaire de ce curieux trousseau.

 Heureusement la quantité de son linge était telle que j’ai pu sans scrupules jeter tout ce qui était hors d’usage et trouver encore beaucoup de joie à entrer en possession d’une ou deux nappes qui m’avaient fascinée dans mon enfance. Pour le reste la pléthore venait des cadeaux tape à l’œil et bon marché qu’on leur avait faits dans leurs activités professionnelles et associatives.

 Le service à thé en étant une sorte de prototype de l’époque car il faut le reconnaître, actuellement cela ne se fait plus du tout. L’heure est à l’individualisme et certainement pas aux réceptions au cours desquelles on prend toujours le risque d’avoir à donner sans obligatoirement la perspective de recevoir la contrepartie.

 

 Les portes rouges des coffres d’une banque Avenue de Villiers le 20 Avril. Il n’a pas été facile d’en arriver là car à chaque stade du processus légal le coup de force persistait à menacer. Je me félicite d’avoir pris la décision cinq ans auparavant comme j’avais été nommée pour administrer, d’ouvrir ce tabernacle et d’y déposer ce qui risquait autrement de disparaitre.

 La pertinence de l’action m’avait été confirmée comme au téléphone je rendais compte à mon père de l’avancement des démarches, lui demandant s’il voulait que je retourne dans leur appartement y chercher un bronze auquel il tenait ce qu’à ma grande surprise il avait sans hésiter confirmé en manifestant - fait rare chez lui - son contentement.

 Ainsi alors que j’étais déjà nerveusement épuisée par l’effort fourni pour enrayer la dérive ai-je dû retourner chez mes géniteurs pour en emporter le lourd animal dans un grand sac de chez Ed, le supermarché discount.

 Debout dans l’autobus 56, il pesait lourd et personne dans la cohue ne me donna sa place assise. Cette situation était si tragique, burlesque et émouvante que malgré moi, en souvenir de cet épisode, cette statue est devenue à elle seule, le symbole de l’ensemble.

 Mais cette fois là le 20 Avril 2006 presque jour pour jour cinq ans après l’entrée des parents en Maison de Retraite, dans le sous sol de la banque il ne s’agissait pas seulement du bronze symbolique.

L’ambiance était lourde ce matin là et grande l’humiliation de la présence des professionnels que j’avais dû me résoudre à mobiliser pour que les choses se passent normalement. Je leur en voulais à tous les deux de ne pas remballer correctement les objets que je m’étais donnée tant de mal à préserver de tout dommage. La découverte de leur intégrité fit pourtant ma fierté. J’en avais bien besoin.

 

 109. Le rouge des foulards imprimés que j’ai rapportés du coffre. Je les avais utilisés pour emballer tout ce qu’il fallait protéger d’abord avec du papier de soie. Certains me rappelaient mon enfance et j’étais étonnée de découvrir que Maman les avait conservés, émue même et d’une certaine façon reconnaissante. D’autres étaient plutôt des chiffons usagés que j’avais affectés à cet usage prévoyant que je pourrais ensuite les jeter sans scrupules.

 Certains étaient assez beaux pour que je me sois un moment posé la question de savoir s’il était acceptable de les laisser enfermés dans le noir et l’absence d’aération pour une durée indéterminée que je souhaitais la plus longue possible - au risque de les voir se détériorer - avant de conclure que les choses étant ce qu’elles étaient, je n’avais de toute façon guère d’autre possibilité.

 Quant à l’un d’entre eux - le plus beau de tous - je ne l’avais jamais vu et bien que cela ait été d’une certaine façon un sacrilège, c’est avec l’esprit de décision qui me caractérise que je l’avais engagé dans cette phase de la procédure. De toute façon il était exclu qu’il en reste en dehors.

 

 110. Le rouge des drapeaux de la Révolution népalaise cherchant à se débarrasser du Roi. On s’étonne qu’il y ait encore une royauté dans ce pays lointain qu’on n’est même pas sûr de savoir exactement localiser sur la carte. On s’étonne tout autant de l’existence de ces révolutionnaires communistes qui ont décidé d’en découdre. Tout cela parait prodigieusement exotique alors que d’une certaine façon ce n’est que l’une des facettes de la mondialisation et à partir de là, l’un des aspects de la construction d’un Etat et d’un système politique mondial dont on comprend en voyant cela - mais pas seulement cela - qu’il peut être n’importe quoi. Qu’il sera n’importe quoi… Non pas à cause du hasard mais en raison de la complexité des choses en question.

 

 Le 23 Avril 2006 jour anniversaire de mes 61 ans, la tulipe rouge rapportée du jardin. Faute de mieux. Je me souviens des anniversaires royaux de ma jeunesse. Mais il n’y a pas à se plaindre, c’est la règle du jeu. J’aurais aimé un gâteau avec des bougies, des ou au moins un cadeau. Il faut bien pourtant que je m’habitue au sort défavorable de l’âge. D’ailleurs ce n’est pas ce qui me gêne le plus car j’ai dû toute ma vie, affronter et surmonter tant d’horreurs au singulier et au pluriel que le versant tranquille de la vieillesse m’apparaît plutôt un soulagement.

 J’y suis délivrée de toutes sortes de contraintes dont j’ai dû faire beaucoup d’efforts pour m’émanciper, je connais désormais la musique et ne me laisse plus faire du tout. Enfin et surtout j’ai le bonheur même, la contemplation tranquille de ce qu’a été ma vie, de ce que j’ai réussi à en faire ainsi que le contentement simple d’avoir survécue après avoir traversé les périls. C’est ainsi que la vieillesse trouve en elle-même sa récompense, dans le simple fait d’exister.

 

 112. Le rouge des roses rouges offertes par raccroc par l’alter ego comme on lui a dit la détresse qu’avait généré cet oubli. On est contente quand même de les avoir, plutôt que rien. Mais ce contentement est déjà lui-même une humiliation. Non le constat de la dépendance car ce n’est pas le cas mais le dévoilement de l’ampleur du manque. Ce dévoilement ne rend pas la vie impossible non ce n’est tout de même pas à ce point mais enfin il faut être vigilante à ne pas laisser les carences nombreuses et celle là - sans doute la principale - prendre le pas sur la volonté de vivre, cette décision dogmatique et sacrée qui finalement m’a tout de même sauvée.

 

 113. Le rouge du dos du livre dans lequel j’ai trouvé l’iconographie qu’on m’a demandée. C’est cette notation que je recopie de l’agenda de 2006 mais impossible de retrouver à quoi elle renvoie même en compulsant d’autres écrits concernant les activités du même jour. C’est la règle du jeu de ce type d’exercice, il faut le supporter ou alors s’abstenir car il n’est pas question de trafiquer.

 

 114. Le rouge très rouge du rouge à lèvres de la gardienne de l’Exposition des œuvres de Nina Chevènement.

 Cette femme fait tout ce qu’elle peut pour égayer le silence et le désert de cette pièce municipale qu’on a maladroitement convertie en galerie artistique grâce à des panneaux amovibles dont le caractère camelote s’explique par la volonté sinon d’économiser, du moins de gérer avec parcimonie les deniers publics. Le résultat est un peu triste et on comprend que passant sa journée presque seule dans cet endroit peu reluisant, cette salariée ait dû faire du forcing pour avoir le dessus sur l’adversité.

 Il y en a bien besoin dans le sous-sol de ce complexe dénommé pompeusement Salle Olympe de Gouges. Il se voulait culturel mais n’est pas vraiment parvenu à le devenir. On reste dans cet entre deux familier des palais soviétiques avec leurs carences certes mais aussi surtout leur grandeur et des Salles de Fêtes des communes de banlieue qui déchirent le cœur par leur volonté pathétique et politique de mettre en œuvre ce qu’Armand Gatti avait verbalisé par sa fameuse formule Elitaire pour tous.

 On est frappé là de la qualité des statues en bronze de Madame Chevènement. Elle est l’égale des plus grands et on est étonné de la voir exposer dans un lieu si peu prestigieux alors qu’elle relève manifestement des Musées Nationaux. Ces foules comme des coulées de création du monde, ces ouvertures de rochers pour laisser le passage à l’espèce humaine, cela résonne au plus profond de moi. Et que dire de cette sculpture tragique, l’équivalent en trois dimensions de mon dessin polychrome dans ma série La guerre de Yougoslavie (1995) celui que j’ai nommé L’arbre à réfugiés.

 Le choc esthétique est si violent que c’est à elle que j’envisagerais en cas de besoin, de commander un monument pour mon tombeau.

 

 115. Le rouge des chemises en carton dans les sous-sol de la papeterie. C’est un rouge qui me frappe toujours. J’ai déjà écrit quelque part ailleurs et sans doute dans ce texte lui-même toutes les connexions avec le coin rouge des isbas russes et ma vénération pour une langue dans laquelle c’était autrefois le même vocable pour dire rouge et beau. A cause de cela j’ai toujours une réticence à utiliser les chemises cartonnées de cette couleur. Il me semble qu’elle ne peut pas s’insérer dans la vie quotidienne. Il flotte toujours autour d’elle un halo sacré qui en rend l’emploi sinon dangereux au moins, compliqué. Je m’aperçois qu’il manque un mot pour qualifier ce maniement qui dans le monde ordonnancé de mon utopie, relèverait d’une procédure spéciale.

 

 116. Le rouge de la carte du Rostand où je déjeune avec une étudiante qui par sa qualité est en train de devenir une consœur. Dans ce restaurant où j’ai mes habitudes et dont je connais par chœur les mets au point de pouvoir me dispenser de sa lecture, je suis toujours étonnée de voir comme le plastique qui l’entoure est peu avenant et finalement en décalage avec le standing de l’établissement.

 Je me demande même comment le patron n’y a apparemment pas pensé. Sans doute les nécessités pratiques l’obligent-elles à ce compromis car les doigts pleins de graisse et de sucre font facilement des dégâts. Toutes les maîtresses de maison le savent bien. Mais je crois avoir déjà dit cela dans cette chronique elle-même. Le radotage menace et d’autant plus avec l’épuisement physiologique dont je perçois les premiers signes…

 

 117. Le rouge des torchons hérités de Maman comme je les mets en service. Ils ne sont pas complètement rouges, ils ont seulement ça et là des bandes de rouge pour faire une petite fantaisie. Ils sont assez jolis et j’ai du plaisir à m’en servir. La prise de possession légale et légitime n’est pas toujours aussi facile que dans ce cas-là mais mon amour du linge de maison - et particulièrement du beau linge - facilite l’opération.

 Par ailleurs c’est une sorte de luxe car vraiment de torchons, je ne manque pas. J’en ai des stocks à la limite de la pathologie. A moins de considérer que je les collectionne ce qui serait une idée bouffonne.

 Non la vraie raison est la crainte de manquer, signe caractéristique de la vieillesse, cette crainte s’étendant au devenir de ma progéniture. Ainsi ai-je accumulé de quoi leur assurer toute l’aisance nécessaire. L’Histoire a montré qu’elle n’est pas à cours de têtes à queues tragiques et que tout est toujours possible.

 On me répondra que dans ce cas là on n’a pas vraiment besoin de torchons… Et pourtant si, justement… Plus que jamais. Rester propre pour être en propre. La souillure mène à la confusion.

 

 30 Avril de nouveau, le rouge violent et varié des tulipes du jardin. On se raccroche à ce qu’on peut. La formule Aux grands maux les petits remèdes s’applique à toutes sortes de situations et on est étonné de constater à quel point elle peut souvent tirer d’affaire. Sans doute l’équivalent de celle de Balzac qui n’est pas non plus tombée dans l’oreille d’une sourde : Il n’y a pas besoin de frapper fort, ce qu’il faut c’est frapper juste ! On pourrait dire que les fleurs ont bon dos. Ce n’est pas exact car à aucun moment je ne les ai considérées comme la panacée, même dans les pires moments nombreux de ma vie.

 C’est plutôt qu’on fait avec ce qu’on a et quelquefois - comme en ce moment - il n’y a pas grand-chose. La preuve en est l’idée même de ces agendas pour ne pas me perdre de vue ni moi ni le monde ni la littérature. C’est toujours mieux que le journal intime que je considère comme une plaie, une funeste répandaison si on accepte ce néologisme même si certaines fois il est impossible de l’éviter, pour raisons pratiques.

 De surcroît les tulipes sont des fleurs malcommodes, elles ne tiennent pas vraiment dans les vases, perdent rapidement leurs pétales et dépérissent dès qu’on leur met trop d’eau… Pour peu rentable qu’ait été mon opération de plantation - comme je l’ai dit plus haut - on peut néanmoins constater que quand bien même elle n’aurait eu pour seul effet que de produire du rouge, ce ne serait pas dérisoire. La survenue de ce rouge-là étant à soi seul le signe qu’on est encore capable de distinguer le vivant.

 

 119. Dans un téléfilm très toxique, le tissu rouge qui remonte entourant le corps noyé d’une femme assassinée. Dans ces moments là je ne suis pas très heureuse de l’idée d’avoir cru trouver dans la Télévision une alliée contre l’ennui, l’angoisse et la déréliction. Pourtant j’ai déjà au vu des programmes, réussi à pratiquer une sélection qui si son fonctionnement n’est pas parfait, laisse facilement de côté ceux dont il n’y a à attendre qu’une aggravation de mon état.

 Outre le fait qu’en matière de téléfilms j’ai déjà plusieurs fois vu des chefs d’œuvre absolus qui n’avaient rien à envier à ceux du cinéma, cette première sélection ne relève pas d’une science exacte et de toute façon le divertissement ou au moins la distraction apportée dans une situation qui m’est difficile, ne sont pas à négliger…

 Enfin cette pulsion de mort qui en ce moment submerge tout n’est pas si facile à tenir à l’écart et réclame pour s’en préserver plus d’énergie que je n’en peux fournir. C’est l’une des raisons de ma dégradation. La règle est et doit être lorsqu’on regarde la Télévision, de rester sur ses gardes car je sais en ce qui me concerne que c’est le foyer même de la manipulation, perversion, avilissement de masse à l’œuvre dans la société.

 L’étonnement réside plutôt dans le fait que ce téléfilm passe un Premier Mai en plein après-midi, c'est-à-dire qu’il était consciemment destiné à une vision familiale. Mais cela non plus n’est pas complètement une surprise, hélas ! La destruction va bon train…. C’est peut-être même le thème de ce quasi-livre qui se tisse sans que j’y attache beaucoup d’importance.

 

 120. Sur mon agenda, le grand « C » indiquant le mardi après-midi, le cours de céramique. J’ai vraiment peu confiance dans la sécurité de ma cervelle car non seulement c’est la seule de mes activités socialisées et en ce sens mon seul repère de la semaine mais de surcroît c’est la seule occupation qui me donne vraiment de la joie, une joie profonde et exaltante et qui pourrait suffire à occuper de façon satisfaisante, mon temps.

 En réalité ce n’est pas que je craigne d’oublier la séance mais plutôt l’angoisse d’une inattention qui au téléphone me ferait prendre un rendez-vous ce jour-là, convention qui me mettrait alors dans une situation impossible. On mesure avec cela, le soin rationnel avec lequel je gère mes pauvres ressources existentielles.

 J’ai connu des temps meilleurs c’est sûr mais cela ne me gêne pas plus que cela car en fin de compte ma vie a toujours - sous un angle ou sous un autre - été très difficile. Même dans le meilleur où j’ai dû payer rubis sur l’ongle et ce pourrait être cela le titre de tout un ouvrage concernant ce que j’ai arraché à la vie.

 Ce n’est pas par hasard que je souhaiterais comme épitaphe ces vers de ma fabrication, s’ils n’étaient pas contraires à l’ordre public Arracher l’écriture au cosmos et le cosmos à la divinité.

 

 121. Le rouge des manches de mon sécateur parisien dont je me sers pour rafraîchir les tiges du bouquet de roses rouges de mon anniversaire. Preuve tout de même que j’en ai été heureuse puisque je tiens à le conserver le plus longtemps possible. Même si parfois les bouquets inopinés - en général majestueux - me posent faute de vases adéquats des problèmes logistiques, je suis contente d’en bénéficier une fois que j’ai réussi à les installer correctement. Ils mettent à eux seuls une touche de bonheur dans la maison.

 Je le sais d’autant mieux que j’ai pendant des années fleuri la Salle des Professeurs du Lycée où j’exerçais. J’ai tenté sans succès de suggestionner les - plutôt que de suggérer aux - collègues d’en faire autant à tour de rôle. Ils se sont récriés outragés proclamant qu’ils n’en avaient pas les moyens. C’est ce jour-là que j’ai été convaincue qu’il n’y avait rien à espérer d’eux. Malheureusement la suite et la fin de l’Education Nationale l’a confirmé. Peu nombreux furent ceux qui tentèrent de s’y opposer.

 

 122. Le rouge du panneau de l’autobus 43 dans lequel je parviens enfin à remonter depuis que mes possibilités de mouvements se sont améliorées. J’ai mis du temps à découvrir et identifier le système d’affichage de couleur différente selon les numéros. Sans doute pour aider les voyageurs à ne pas se tromper. Ma propre expérience a montré que ce n’était pas inutile.

 Plus jeune il m’est déjà arrivé de me découvrir installée dans des autobus sans rapport avec mes projets, parfois eux-mêmes un peu flous. Avec l’âge, il faut se rendre à l’évidence, les moyens physiques sont moindres et cette déqualification compréhensible doit être compensée par un surcroît de prudence.

 Je le sais depuis longtemps. Les suites de la chimiothérapie subie dans ma jeunesse m’en avaient déjà convaincue mais je l’avais oublié…

 

 123. Le rouge de mon pull rouge en coton que je parviens enfin à enfiler à nouveau, signe objectif de ma perte de volume. J’en suis plutôt contente. L’existence d’une garde robe variée utilisable en fonction des états d’un corps qui n’a pas trouvé d’autre endroit où inscrire ce que l’être avait besoin d’exprimer, me dispense d’avoir recours à la balance tout en restant au courant de la réalité de la situation. La glace aussi renvoie des informations simples et pratiques. Lorsqu’on ne peut plus s’y regarder, c’est la côte d’alerte et le moment d’intervenir ! Il reste ensuite à trouver les moyens d’y parvenir. Et c’est plus vite dit que fait. C’est pourquoi ce rétrécissement spontané me comble de joie…

 

 124. Le rouge violent d’un gilet que nous avions fait autrefois pour nos poupées, ma sœur et moi. Autrefois. Très autrefois même ! Maintenant cela remonte à lorsque nous étions petites filles. Nous sommes désormais toutes les deux grand-mères et depuis, un monde s’est écroulé ! Ce gilet là me parvient, pas encore à l’état fossile mais déjà au moins comme une pièce historique. Je suis émue de le retrouver. Je l’avais perdu de vue. Au sens propre. Et je découvre à quel point cette expression est pertinente puisque la vue suffit à elle seule à faire réapparaître tout le contexte.

 Sitôt retrouvé, je le reconnais parfaitement. Il a été fait dans ce tissu dénommé feutrine que j’adorais comme la matière la plus étonnante qui soit mais qu’il était malheureusement difficile de se procurer car Maman s’y opposait pour des raisons qui demeurent encore aujourd’hui, mystérieuses.

 L’expérience de la vie entendons de ma propre vie, a montré qu’elle n’avait pas toujours tort sur tout et son génie pratique parfois me manque. Tout de même pas au point de me faire venir les larmes aux yeux mais au moins de me serrer violemment le cœur notamment lorsque je fais des achats ratés qu’elle n’aurait pas manqué de me déconseiller…

 D’autant plus qu’avec un acharnement qui aujourd’hui n’a plus rien d’inconnu même s’il est toujours incompréhensible, elle ne m’a rien transmis et s’en est vantée quelques années avant sa mort, justifiant de s’en être volontairement abstenue puisque j’avais été rebelle – disait-elle - et que selon elle - Ellle - je ne voulais rien apprendre.

 Du coup, ce petit gilet rouge retrouvé prend les proportions d’un drapeau, d’un viatique, d’un symbole, d’une pièce à conviction, d’un trésor, d’une ordalie, en tous cas d’un objet dont la découverte et la possession permettent à elles seules d’aiguiller vers un monde ou vers un autre.

 

 125. Vu à la Télévision ce matin même le vermillon excessif, pugnace et tenace du volumineux et confortable salon d’Enrico Macias. Canapé, banquette et fauteuils s’agglomérant les uns aux autres jusqu’à créer ensemble une masse suffocante dont on comprend qu’elle peut plaire mais qui me laisse moi, désemparée.

 Je suis toujours étonnée de voir l’intérieur des logis des gens. La plupart du temps ils sont impersonnels, conformistes, sans aucune recherche de beauté. Mais lorsqu’ils ont entrepris de donner du caractère à leur propre établissement, c’est toujours sidérant. Peut-être et sans doute les autres pensent-ils la même chose à l’égard de mon propre intérieur…

 

 126. Le rouge de mon sac à tablier pour le cours de céramique. Je le recouds soigneusement. Ce n’est pas vraiment un sac mais plutôt un projet de sac abandonné avant d’en coudre faute de temps ou de courage, la fermeture éclair. Il a été fait dans un coupon de tissu tissé qui sans être un chef d’œuvre a quand même au moins le mérite de l’intérêt ethnographique à défaut de l’art populaire que je recherche partout et toujours.

 Je lui ai trouvé cette affectation qui n’est pas indispensable mais qui a mis un peu d’ordre dans le chaos qui menace toujours au sein d’un environnement qui fait tout pour le provoquer et rêve de le généraliser.

 Quant à en achever la fabrication dans le sens du projet initial, il n’en est pas question. Le tissu n’en est pas assez intéressant ni même vraiment esthétique, un simple sac en plastique, voire même rien du tout ferait tout aussi bien l’affaire… J’ai déjà plus haut raconté tout cela. Je me répète. Je radote. C’est dire la pauvreté de ma vie…

 

 9 Mai. Le rouge du logo de l’une des banques de la place Pereire où ne sont plus désormais les objets des Parents. J’y avais en leur nom loué un petit espace.

 Cela n’avait pas été facile. Ma banque habituelle ne délivrait pas ce service et obstinément ne semblait pas concernée par les besoins des clients, au point même d’en faire un dogme. Sa concurrente de l’autre côté du boulevard était plus aimable mais pas plus efficace.

 Durant les cinq ans que dura l’utilisation plutôt que l’occupation des deux habitacles, chaque fois que je passais devant j’éprouvais une sorte de soulagement voire même de réconfort. Non seulement la placidité d’avoir fait ce qu’il était convenable de faire mais le contentement de pouvoir me dire que ces objets là au moins étaient en sécurité et qu’il y aurait au moins encore cela comme souvenir concret des parents.

 

 128. Le rouge de l’emballage du buste de cristal que je vais proposer à la vente. C’est un tissu rouge en provenance d’un pyjama en coton framboise écrasée acheté à une firme connue pour laquelle je m’étais prise d’amitié à la suite d’un Travail Pratique d’Economie d’Entreprise fait avec les élèves.

 Malheureusement il ne m’avait pas fait l’usage de prime abord escompté à la lecture de l’article qui y avait servi de base et j’avais été blessée par le sentiment que les propos tenus dans le magazine par le Directeur de la firme avaient surtout été destinés à une propagande dont j’étais le cœur de cible.

 Encore pouvait-on admettre que ces vêtements de coton n’étaient pas l’essentiel de leur métier et que la marque y réussissait moins bien que dans le pull marin grâce auquel elle avait atteint la notoriété. Le vêtement rapidement déformé et abîmé avait été réformé mais comme je m’y étais comme presque toujours attachée j’avais trouvé là le moyen d’en perpétuer son usage.

 Quant au buste, c’était celui d’un pape peu avenant sanglé dans son costume traditionnel. Je l’avais ramassé in extremis sur la cheminée de l’Oncle dont nous achevions de vider l’hôtel particulier qu’il avait légué à l’Evêché et qui après la mort de mes beaux-parents qui l’avaient habité avec lui menaçait faute d’entretien de s’écrouler. Dans le bureau, le plafond de l’étage avait déjà dû être étayé par des piliers métalliques et toutes ses affaires personnelles embarquées par les ecclésiastiques sans que la famille ait pu en disposer.

 C’était avec un sentiment mitigé que j’avais emballé ce qui restait dans ce lieu depuis longtemps en déshérence à savoir le dit buste de cristal, une très belle vierge à l’enfant art déco à qui il manquait une main, un moine en terre cuite réalisé par une belle sœur et c’est avec un bonheur total que je retrouvai enfin la grande gravure noire de la firme Goupil intitulée Une messe sous la Terreur, estampe qui m’avait interloquée et fascinée durant toutes ces années, une trentaine où j’avais fréquenté ce lieu. Quant au Pape dont nul n’avait voulu puisqu’il était encore là, j’avais à son sujet entrepris des recherches comme pour tous ces objets insolites qui d’une façon ou d’une autre entraient dans mon invraisemblable barda.

 Ce fut une petite annonce dans un magazine spécialisé qui m’affranchit parce qu’elle proposait le même à la vente. C’était Benoît je ne sais plus combien, sans doute un Benoît X qui n’avait pas laissé un grand souvenir dans l’Histoire mais son numéro permettait de lui conserver sa place et il était en cristal de Saint Louis. Cette découverte m’avait fait jubiler comme une preuve de plus de la pertinence de ma ténacité.

 Néanmoins avec la place commençait à manquer et j’avais été obligée d’envisager de me séparer d’un certain nombre de pièces. Le succès inouï remporté dans la vente du tableau de Wibault représentant les Drus, tableau médiocre récupéré lui aussi au dernier moment dans le bureau de Papa - plus par sens des convenances que par désir réel de posséder cet objet qui chez moi n’allait bien nulle part - m’avait encouragée à persévérer mais l’autre cohabitant freinait les ventes de toutes ses forces. L’objet venant de sa parentèle, je fus agréablement surprise que comme je lui en demandais la permission de nous en dessaisir, il n’y mît aucun obstacle.

 

 129. Le rouge d’une des dernières serviettes de toilette de mon trousseau de mariage, retrouvée au fond d’un sac dans lequel je l’avais rangée pour tenter de la conserver encore un peu au milieu du grand ravage à l’œuvre. C’était une superbe serviette éponge unie de chez Jalla avec deux bandes fantaisie décoratives tissées, des arabesques noires sur fond blanc.

 Maman avait mis tout son progressisme à nous dispenser ma sœur et moi de la fabrication manuelle de nos trousseaux, ce dont elle avait gardé concernant celle du sien un souvenir exécrable et l’avait fait rêver pour nous d’un destin différent.

 Lorsqu’il fut certain que le mariage qu’elle avait tenté d’empêcher allait avoir lieu, elle mit son point d’honneur à m’acheter ce qu’il fallait pour fonder le foyer : Trois paires de draps dont une belle en métis, pas un lin tout de même parce que c’était trop cher - m’expliqua – t - elle et c’était vrai - une douzaine de belles serviettes éponges sans compter une demie en nid d’abeille pour s’essuyer le visage, une pléiade de torchons pour toutes les sortes d’usage et enfin une nappe plastifiée à la taille de notre table de salle à manger, parce qu’elle avait le sens pratique et le goût de l’économie du travail ménager, accompagnée bien sûr des serviettes assorties.

 

 130. Le rouge inquiétant d’une tomate que je laisse sur le rebord de l’assiette au self service Monte Carlo où j’ai mes habitudes. Il y a longtemps maintenant que je n’en mange plus du moins lorsqu’elles ont cette allure là, ce qui est le cas le plus fréquent.

 L’alerte m’a été donnée lorsque j’ai constaté que les tomates achetées dans les magasins courants ne pourrissaient plus quel que soit leur temps de délaissement et qu’elles émettaient quelque chose qui ressemblait à des rayonnements ou des radiations. Les tomates ont alors quitté ma vie. Sauf exceptionnellement lorsque dans un magasin baroque ou déshérité, j’en trouve dans un cageot à l’écart quelques-unes reléguées, cabossées, de toutes les tailles et de toutes les formes défiant toutes tentatives de calibrage et ressemblant à celles de mon enfance, y compris et surtout celles venues du jardin de Grand-Père à la Belle Epine, à l’emplacement de ce qui est aujourd’hui l’Echangeur et le plus grand centre commercial d’Europe.

 

 131. Le rouge du harnais de la chienne de l’épouse décédée de l’un des membres de Rencontres Européennes, mon association de poésie. C’est celui qui nous récite de longs poèmes d’André Chénier dont on est heureux d’identifier au passage un vers ou deux ou quelquefois des textes plus délaissés encore qu’on lui est reconnaissant de porter vers nous à bout de bras.

 Cet homme force l’admiration et on est désolé de le voir souvent obligé d’interrompre notre rencontre pour aller chez lui s’occuper de l’animal. Par affection et politesse, savoir vivre au sens propre, on lui conseille de l’emmener avec lui mais elle est si agitée que ce n’est pas facile non plus. On pressent qu’en fait c’est plus compliqué et par pudeur on détourne les yeux.

 Je m’aperçois que je ne connais ni le nom de la chienne, ni le nom de l’homme. Rejetée par ma mère, je baigne dans un monde d’anonymes, ce sont depuis toujours mes meilleurs soutiens.

 

 132. Dans les bouchons du Dimanche soir où toutes les voitures sont grises, l’étonnement d’en voir une de couleur rouge, au milieu du flot. C’est là que je découvre avec une sorte d’effroi que les couleurs traditionnelles ont disparu de ce genre d’instruments de plus en plus gros, de plus en plus sombres avec des vitres de plus en plus opaques, toutes sortes de signes annonçant un monde de plus en plus inquiétant.

 L’automobile est devenue une prophétie. On l’utilise de plus en plus dans les métaphores qui comparent le corps à un véhicule avec la même logique de la bonne conduite et de l’entretien. Même si on rigole en annonçant l’âge en termes de kilomètres au compteur... Et les plus modernes en heures de vol…

 

 133. De nouveau le rouge des morceaux de tomates que j’abandonne désormais systématiquement sur le rebord des assiettes. Je suis dépitée de voir cette notation revenir. Misère de ma vie quotidienne installée depuis quelques années avec l’effondrement du pays et la liquidation de l’intelligentsia.

 

 134. Le rouge du store du nouveau restaurant qui s’installe Place Pereire. Ce n’est pas toujours une fête de voir rénover des locaux surtout si on craint avec raison de devoir y perdre de vieilles habitudes. Sur cette place que je traverse depuis trente-cinq ans pour aller d’un endroit à l’autre, je prends pied désormais sur le mode des oisifs d’alentour.

 J’en ai beaucoup de bonheur au fur et à mesure que je vois le quartier se constituer comme une ville autonome qui s’enferme sur elle-même comme une nouvelle entité dont la rue de Courcelles serait l’artère commerçante - on y trouve de nombreuses boutiques de vêtements d’enfants - et l’avenue Niel qui ressemblera bientôt par le chic de ses cafés et de ses restaurants à la romaine Via Veneto. Il m’arrive d’aller prendre le petit ou le déjeuner de midi dans l’une de ces belles brasseries. Il m’est même arrivé d’y aller achever mon texte pour le Colloque d’Exeter.

 

 135. Le rouge très agressif du papier utilisé pour couvrir dans ma bibliothèque, le livre qui m’est le plus cher. C’est un précis de linguistique qui a appartenu à Maman et explique les différentes familles de mots avec leur sens raisonné.

 Une sorte de systématisation de ma langue littéraire et la preuve par la sémantique que je n’ai pas rêvé ce que j’ai tenté et réussi à faire… On peut même penser qu’il a fortement contribué à me mettre le pied à l’étrier.

 Ce papier a été récupéré de l’emballage d’un cadeau, de ceux qu’on fait dans les magasins généreux dans lesquels on ignore tout de la pingrerie.

 

 136. L’importance des feux rouges que je respecte désormais scrupuleusement, non par plaisir ou par sens de la loi mais par réalisme. En raison de ma polynévrite j’ai du mal à marcher et encore plus à traverser dans les délais impartis. D’autant plus que les automobilistes contemporains de plus en plus agressifs ne respectent plus le code de la route. C’est même une vélocipédiste qui une fois a crié à mon endroit Allez, on l’écrase la Mémé ou comme une autre fois je faisais remarquer à l’un d’eux qu’il grillait le feu rouge, m’avait répondu Ta gueule connasse ! 

 

 137. La poignée rouge de la mallette en plastique dans laquelle je range les livres de Claude Ollier, ce grand écrivain mal connu dont le Marrakech Médine découvert par hasard chez un bouquiniste dans les années soixante-dix, m’a apporté la preuve qu’il n’y avait pas d’écriture féminine puisque un homme pouvait la pratiquer.

 Et c’est à partir de ce premier livre de la collection Textes de chez Flammarion que j’ai poursuivi ma quête d’une parole masculine non-conformiste qui serait et a été l’autre moitié de l’avant-garde, moins visible que le mouvement féministe tout en étant - si cela se trouve - aussi importante. J’ai plusieurs fois sans succès tenté d’intéresser des critiques littéraires à ce phénomène.

 

 138. Le rouge des fleurs du châle russe de Maman. Le bonheur de l’avoir avec moi chaud et beau. Le dessin en est malheureusement absolument classique et il souffre de la comparaison avec celui que j’ai acheté au Château de Paul à Tsarkoïe Selo en l’an 2000 parce que j’avais eu un choc esthétique comme étant à l’intérieur du bâtiment, j’avais vu par la fenêtre sur le gravier de la cour, une colporteuse l’exhiber déployé aux yeux des visiteurs.

 

 139. La floraison massive des coquelicots sur le talus du périphérique aux alentours du Bois de Boulogne est une véritable découverte et le signe tangible des modifications écologiques. Dans mon enfance on n’en trouvait que dans les champs de céréales mêlées aux bleuets ainsi qu’aux marguerites et on avait du mal à croire ceux qui prétendaient qu’on avait affaire à de mauvaises herbes.

 Puis l’arrosage massif d’herbicides ayant fait son œuvre, on ne voyait plus ces fleurs rouges sangloter l’été dans les champs. La déploration ne dura guère car bientôt elles ont refleuri massées au bord des routes, là où le poison n’avait pas été répandu.

 Et grande était la joie alors de découvrir comment la nature avait été capable pour le meilleur de déjouer les plans de rationalisation de l’homme sapiens. Ces bordures rouges flamboyantes ornaient désormais régulièrement les routes l’été d’une barrière faramineuse. Mais de les voir maintenant coloniser les talus du périphérique est exaltant !...

 

 140. Le rouge des bandes rouges des torchons venus de chez Maman. Je l’ai déjà signalé. Il y en largement et j’en ai jusqu’à la fin de mes jours. J’ai choisi d’hériter du contenu de l’armoire en palissandre, de l’armoire de mariage de mes parents, de l’armoire mystérieuse et grinçante dont le bruit me bouleversait autrefois rue Clairaut, de cette armoire dont je n’ai pas pu, pas voulu, pas trouvé moyen de m’encombrer lors de la liquidation de l’appartement, parce que c’était repousser le moment d’en trouver la juste affectation et peut être plus simplement la place mais c’est la même chose.

 Les torchons comme raccourci de l’armoire parce qu’eux au moins sont transportables et que l’époque est à la vie nomade. D’avoir perdu mon territoire. Pas faute d’avoir combattu. Les torchons comme raccourci de l’armoire parce qu’il faut bien d’une façon ou d’une autre pouvoir arracher la filiation. Par tous les moyens. Y compris au moyen du linge parce c’est ainsi qu’elle se manifeste traditionnellement au féminin.

 

 141. Le rouge des sacs de rangement que j’achète chez le soldeur Toto parce que j’aime bien la femme qui tient le magasin et que cette affection est réciproque. Mais aussi parce qu’on y fait de bonnes affaires du côté du Marché Poncelet, enfin et surtout parce que les sacs en question sont la toute première mesure à prendre pour endiguer le désordre, la déshérence et la déréliction. Les clochards le savent bien qui s’en entourent.

 Bien sûr il vaut mieux avoir des meubles mais il faudrait pour cela ne pas être en permanence sur le qui vive, prête à fuir. Les sacs peuvent ensuite être rangés dans des contenants plus grands qui permettent le déguerpissement puisque c’est bien de cela que désormais il s’agit. Aucun doute le mobilier a été inventé en posant les coffres lorsque la situation se stabilisait. Là c’est l’inverse ! Elle ne cesse de s’aggraver…

 

 142. Le rouge du logo d’une banque de l’autre côté de la Place. Je m’y réfugie après avoir été maltraitée par la mienne où j’ai découvert sidérée qu’on n’y faisait plus la différence entre une demande de renseignements et un placement financier et que le consentement du cocontractant n’était plus dans la réalité pratique nécessaire à la conclusion du contrat ! L’affaire a failli mal tourner.

 J’ai comme d’habitude dans ce cas là eu recours à ma force de frappe en pesant de tout mon poids pour récupérer les fonds. Finalement cela n’a été possible que parce que l’idiot utile qu’on y nomme pompeusement : conseiller financier avait une combine pour y parvenir. Il connaissait quelqu’un au Siège Social. Je ne fus pas soulagée de cette procédure dont il fallut pourtant bien me contenter. De fait, c’est à cette occasion que j’ai découvert le droit d’ores et déjà disparu.

 

 143. Le rouge feu de la robe de la femme, emblème du désir dans le film que nous envoie la Télévision. Ce code est universel, peu importe le scénario. Et d’ailleurs il n’est pas toujours mauvais. L’une des surprises et des bonheurs de ma nouvelle vie de retraitée, ce sont ces téléfilms que je regarde l’après-midi. Il en est de remarquables ! Particulièrement les Allemands. Ils placent le travail au centre de leur vie et débattent des problèmes professionnels, l’hésitation entre deux partenaires représentant l’alternative entre deux lignes économiques. Pour une économiste émérite, c’est boire du petit lait…

 

 144. Les touches rouges de la machine à écrire mécanique qui a repris du service sur la table de la grande pièce. Je n’ai pas trouvé d’autre solution que cet agencement depuis que l’offensive télévisuelle commencée dans un coup de force à signé l’effraction violente - même si c’est un pléonasme - l’ouverture du foyer sur la place publique, la disparition du refuge que pouvait constituer pour moi l’appartement et rapidement dans la foulée et à l’intérieur même de cela, la perte de mon territoire.

 J’ai dû me débarrasser de mon bureau pour faire de la place au lit loin de l’écran où tout brûle et se détruit. Ensuite pour écrire je me suis mise n’importe où et j’ai eu tout le loisir de constater que cela n’était pas sans effet. Ma condition n’est pas plus tragique que celle des Cheyennes sur la piste des larmes. Le bruit de la machine mécanique demeure à chaque fois une victoire. Je ne suis pas la seule. J’ai déjà et souvent cité Jean Luc Godard Dans le vide, la moindre création tient du miracle.

 

 145. Les pivoines rouges, l’ardeur amoureuse à l’état pur. Je les préfère aux roses trop guindées, trop attendues, trop rigides. Mais ma fleur préférée, c’est tout de même l’iris.

 

 28 Mai : Les roses rouges qui s’apprêtent à éclore et ne sont pas mal quand même mais le type de jardin - si j’ose employer ce vocable un peu abusif dans ce cas là – ce type de jardin que je pilote et qui tient plutôt du taillis, au mieux du fourré fleuri n’est pas très indiqué pour cultiver des roses.

 Et à y réfléchir je ne suis pas sûre que les roseraies m’aient jamais fait rêver. Je ne suis pas assez sophistiquée pour cela. Plutôt d’une évidence naturelle. La rose initiale c’est l’églantine, reste à déterminer ce qu’elle devient et qu’elle est sa place dans le baroque. Au mieux les roses pompons qu’on voyait autrefois chez les gens et qui m’avaient tapé dans l’œil. Mais en dépit de mes efforts que je n’ai pas réussi à en retrouver depuis, même chez les spécialistes patentés en roses anciennes.

 

 147. Les dossiers rouges en plastique qu’on me donne pour s’en débarrasser mais ils ne sont pas très beaux et cette couleur jure avec le reste de mes affaires. Je les prends parce que j’ai toujours eu le plus grand respect de ce qu’on m’a donné comme sous le signe gracieux de la divinité.

 Avec l’âge tout de même le discernement a fini par me venir et j’ai compris que la sacralité que je mettais dans le don n’était pas nécessairement partagée par le donateur pour qui je pouvais n’être qu’un moyen pratique de se défausser - pire d’évacuer- y compris dans le sens biologique du terme. La place venant à manquer, le niveau de vie s’étant élevé et les exigences de confort et d’esthétique s’étant peu à peu imposées, ayant découvert – ce que je savais pourtant depuis toujours – la profonde liberté que donne l’usage quotidien de la poubelle, j’ai jeté sans remords des choses qui auraient été autrefois les objets du culte. J’en ai été stupéfaite !...

 

 148. Les géraniums du balcon. Là aussi, là encore, la récurrence de cette notation est l’indicateur de la pauvreté objective de mon existence réelle actuelle. La pauvreté de ce type de fleur est à l’avenant. Pour ne pas dire sa médiocrité.

 Malheureusement et heureusement l’expérience montre que c’est bien la seule qui réussisse à résister à la pollution et qu’il faut alors s’accommoder de son caractère rustique qui devient là, essentiel.

 

 149. Le fond rouge des images dans ce feuilleton télévisuel. On en est mal à l’aise. Il est rare que la Télévision produise de la beauté. Elle est le premier élément de la vie quotidienne qui nous tire presque constamment vers le bas. Même si souvent elle émeut et peut être même trop souvent, elle n’exalte jamais. La transcendance en parait systématiquement absente, il faudrait en analyser la cause.

 

 Le rouge des lèvres humides de la femme en face de moi dans le 46.

 Le Premier Juin 2006 nous abordons une nouvelle phase de la succession, la mise en vente de l’appartement que nous avons réussi à vider. A partir de cela s’ouvre un nouveau labyrinthe dans lequel nous sommes obligées de collaborer.

Ce n’est pas facile car si je veille à la correction des aspects juridiques, quelqu’une intervient à chaque fois pour m’empêcher de parler.

 Les lèvres rouges de cette femme dans l’autobus expriment le même phénomène inquiétant. Une tentative de séduction pour masquer le projet de la dévoration. Le leurre.

 

 151. Place Rostand, un lieu que je fréquente assidûment non seulement à cause du restaurant littéraire où j’ai mes habitudes mais parce que c’est là que je monte dans le 84 lorsque depuis le Quartier Latin je veux rentrer chez moi, dans la vitrine du pâtissier Dalloyau le rouge des gâteaux, des bavaroises surtout à la framboise à la fraise et au cassis. Il y a aussi des tartes aux fruits rouges mais moins spectaculaires.

 

 152. Le rouge des chaussures rouges très rouges de l’une des doctorantes du Séminaire. Toutes ses jeunes femmes sont très belles ainsi qu’habillées avec goût et même certaines sont des œuvres d’art. Depuis ma jeunesse les femmes ont embellies et paradoxalement leur condition s’est aggravée. La prétendue libération n’a été qu’une libéralisation. Comme le reste de l’économie et sans doute pour la même raison. Ce n’est peut-être pas aussi paradoxal qu’on pourrait le croire de prime abord.

 Il n’y a pas que les œuvres d’art, il y a aussi les objets d’art. Parfois même les œuvres d’art sont capitalisées en objets d’art…. et l’être féminin en usine à production d’enfants esclaves et à nouvelle source de plus-value.

 

 153. Le rouge du poème sur la pivoine terrassée rouge écarlate. Ma fleur préférée c’est l’iris, je l’ai dit mais la pivoine vient tout de suite après. J’avais beaucoup aimé autrefois le poème d’une collègue La pivoine a pleuré au claquement de porte. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je les confonds elles et moi. J’ai depuis pour mon propre compte écrit à leur sujet quelques poésies qui me plaisent aussi assez.

 

 154. La jubilation de voir fleurir enfin les dernières pivoines qui ont été plantées et d’en apprécier les nuances. Dans ce texte, cette récurrence fait contrepoids à celle des géraniums. Là où la fleur sans âme jalonne les fenêtres qu’on s’efforce simplement d’orner, les pivoines habitent elles mon rêve de splendeur et d’exubérance. Elles sont dans la langue courante la traduction de l’idée du Zohar.

 

 155. Rouge l’alerte face à la bijouterie de celui qui m’a, comme je le lui avais confiée à réparer, volé la montre Breitling héritée de Maman. J’avais suivi les conseils d’un magazine qui engageait à faire réparer les montres anciennes et qui donnait son adresse. Cette montre Art Déco n’avait plus de remontoir, elle était belle de n’être ni ronde, ni ovale, ni carrée. Je ne dis rien de l’or ni du cinabre de l’avoir vue au poignet maternel dans mes jeunes années, lorsque nous nous aimions encore et qu’elle ne m’avait pas chassée de son paradis parce que rebelle, je m’étais dressée contre sa volonté de faire de moi une partie de son corps à elle et cela seulement.

 Finalement cette montre en panne, c’est aussi bien qu’on me l’ait volée et surtout en plein Saint-Germain des Prés.

 

 156. Rouge, la récurrence du bonnet de bain d’un signalé baigneur. Au début de l’obligation d’en porter, j’en avais déploré la laideur et la tristesse et puis - comme au reste - je m’y suis habituée.

 

 8 Juin. Rouge d’un beau papier glacé le livre que me donne un ancien lecteur, désormais salarié dans l’une de ces improbables organisations contemporaines dont chaque nouveauté m’émeut un peu plus. On y découvre toutes les ressources que possède cette nouvelle institution.

 Je suis un peu décontenancée d’apprendre que mes confrères et consœurs ont cru indispensables de remettre à cet organisme des cartons et des cartons de leurs paperasses. Je découvre tout cela comme j’y ai été invitée à y faire une lecture et où assez mal traitée j’ai eu quelques difficultés à maintenir mes positions. Mes refus de me prêter à des jeux humiliants voire pervers n’ont même pas été compris.

 

 158. Le pull rouge d’une amie de l’autre rive comme j’ai l’habitude d’appeler ainsi cette autre part. L’autre rive n’est pas alors à confondre avec la Rive Sud. Cela n’a rien à voir et désigne en fait des civilisations sans rapport. Son vêtement est très joli et tonique même guilleret voire pimpant. On redécouvre pour en parler des mots qu’on avait perdus de vue. Je suis contente pour elle de la voir émerger d’une période difficile après la perte de son époux et la difficulté de s’installer dans une vie plus rétrécie.

 

 159. A Nemours lors d’une visite familiale le rouge du pantalon rouge de mon petit-fils. Mes petits enfants sont toujours habillés de vêtements qu’on a plaisir à regarder. Une touche de vitalité bien venue, un contrepoint à l’ordre de la nature sans pour autant s’en séparer vraiment.

 

 160. La survie du rosier rouge que je quête dans la tonnelle assumant la grammaire vacillante. Je ne pensais pas en plantant tout autour de cette improbable armature métallique que cela évoluerait vers la jungle comme c’est le cas actuellement. Les chèvrefeuilles ont dangereusement pris le dessus étouffant tout le reste et c’est en retenant mon souffle que je surveille l’issue des productions du rosiériste avec qui j’ai autrefois fait affaire. Je me souviens au moins du nom des deux rosiers lianes installés là Guirlande Fleurie pour le rouge et Madame Solvay pour le rose, un rouge édulcoré. La partie est loin d’être gagnée.

 

 161. En cuir, retrouvé dans les affaires de mon père le cadre rouge autour de la photographie de mon grand-père Fontaine dans sa vieillesse à la Belle Epine. Les retrouvailles avec ce cadre qui ne quittait pas Grand-mère devenue veuve, me serre le cœur. Je remplace l’image par celle d’un autre avec un peu de gêne à cause du sacrilège et du consentement à l’oubli - ce pacte avec le fil du temps - mais sans aucun remords.

 Je sais au moins intellectuellement et je commence à l’apprendre physiologiquement, ce pacte est la vie même. Cette transgression là est indispensable à la vie. A ma vie. Si je n’avais pas procédé ainsi depuis ma naissance, je serais belle et bien morte puisque le statut qu’on m’avait assigné ne prévoyait pas que je devienne, sois et reste sujet.

 

 162. Le rouge des feux de circulation que je suis obligée de prendre en compte alors qu’autrefois je traversais n’importe où, n’importe comment. Mais le principe de réalité s’est imposé, ma mobilité étant désormais réduite tant à cause des maux de l’âge que des difficultés de l’existence, j’ai maintenant du mal à traverser les rues et les avenues.

 Comme de leur côté les automobilistes n’appliquent plus le code de la route et que leurs véhicules ont doublé de volume, la prudence s’impose. Ce ne sont que de nouvelles habitudes à acquérir et bien que cela ne soit pas agréable, ce n’est tout de même pas une tragédie. D’autant moins que c’est cela ce qui me gêne le plus actuellement dans ce qu’on pourrait appeler, la prise de l’âge.

 

 163. Dans le logos de la banque de l’autre côté de la Place, la tonalité du rouge est entre le pourpre et le lie de vin. Ce rouge là n’est pas fatigant comme celui des bistrots ni agressif comme celui du Coca-Cola. Il est plus agréable que celui des autres banques parce qu’il est plus discret sans être pour autant comme certains, hermétiques.

 

 164. Le rouge des emballages cartons des pièces à coudre sur les pantalons des petits enfants. On m’a apporté ces réparations à faire. Je n’en ai pas pour longtemps et tente sans succès d’expliquer que je pourrais sans aucune difficulté fournir bien davantage. La variété et l’inventivité de ces modèles de pièces proposées désormais dans les magasins de grande distribution me laisse étonnée et ravie. Même et il faut le reconnaître si leur qualité est moindre que celle d’autrefois. Elles sont en tous cas la providence des couturières peu compétentes et hélas, je suis dans le lot.

 

 165. Le rouge de franchement mauvais goût de l’affiche du Marché de la Poésie. Il y a longtemps que j’ai remarqué que les artistes sélectionnés pour ce genre de manifestations officielles n’étaient pas toujours artistiquement parlant, des astres de lumières. La culture officielle a souvent des ratés mais il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père et les artistes qui végètent peuvent toujours se consoler en constatant la divinité de leur art à l’épreuve de certains de leurs contemporains mieux en cour. J’ai tout de même du mal à croire que l’on n’ait trouvé personne.

 

 166. Le rouge des feux de position d’un bus qui tente de nous écraser comme je suis dans un taxi. Persuadée que la RATP avait le souci du bien commun, je n’en reviens pas ! Or même si cela a été, il n’en est plus rien. La déréglementation ambiante a de fil en aiguille atteint toutes les institutions et le règne de la force s’est généralisé. Une peur endémique accompagne à juste raison ce profond bouleversement. C’est non seulement une révolution, ce qui arrive de temps à autre mais un changement de civilisation. A moins - et on peut l’espérer - qu’il ne s’agisse que d’un mouvement provisoire. 

 

 167. Le rouge de la betterave que je me prépare pour un déjeuner sobre avant la séance de signature de mon dernier ouvrage, un recueil de poèmes dénommé Carafe d’eau à volonté dans l’un des stands du Marché de la Poésie, celui d’une sympathique librairie de Versailles plutôt accueillante. Encore heureux que dans la débâcle générale, j’ai trouvé cette chose à manger, ce n’était pas nécessairement gagné. J’en mange ainsi depuis plusieurs années sans aucune sauce et m’en porte plutôt bien.

 

 168. Le bouchon rouge de mon eau de toilette dans la salle de bains. C’est dans les dernières années du Lycée que j’avais pris l’habitude de m’en mettre pour éviter d’incommoder mes voisins, comme l’angoisse dans laquelle j’étais constamment plongée me faisait secréter des substances qui n’étaient pas toujours d’odeurs plaisantes. Pourtant je n’aime pas particulièrement les parfums et leurs composants chimiques m’inquiètent.

 

 169. Les stores rouges très rouges d’un immeuble boulevard Flandrin. Je les vois depuis le PC qui m’emmène et me ramène de la piscine. Ils stimulent toujours ma vitalité. La porte Dauphine est un univers étrange qui constitue pour le regard sur la bourgeoisie, une porte d’entrée mais pas nécessairement toujours celle que je préfère. Ces stores m’interpellent, je ne les trouve pas toujours de très bon goût et j’en suis un peu déçue.

 

 170. Le rouge très vulgaire d’un des quotidiens qu’on distribue. Je refuse même de le prendre comme on me le tend avec insistance. Depuis que je suis à la retraite et que par conséquent - cette locution étant là tragique - j’ai commencé à me rétablir, c’est avec une certaine honte que je considère les journaux gratuits que j’étais plutôt contente de lire lorsque je travaillais encore. Je mesure à cela dans quel état lamentable j’étais tombée, dans quel commencement de mort de l’âme. Rien que la saleté du papier aurait dû m’alerter or à l’époque je ne m’en étais même pas aperçue.

 

 171. Le rouge agressif du lustre dans l’appartement d’une amie. Ce n’est d’ailleurs pas un lustre mais plutôt un abat-jour qui n’a pas été fait pour être mis au plafond. On l’y a mis quand même.

 Je m’interdis d’avoir un avis sur la question pour ne pas la démoraliser davantage mais le fait est que cela ne va pas. Pourtant elle en est très contente. Miracle et bonheur de la subjectivité. De toute façon dans la décoration intérieure, le rouge est toujours d’un emploi délicat. Encore plus chez elle - d’être toute entière vouée à l’univers maritime - ayant très jeune, épousé un navigateur.

 

 172. Le rouge du petit tableau de l’hidalgo venu de chez mes parents. Je le porte à nettoyer et à encadrer à nouveau d’une part parce qu’il en a besoin mais aussi et surtout parce que c’est le moyen ainsi que la méthode pour m’approprier cet héritage difficile.

 Enfant je l’ai toujours vu chez mes Grands Parents à la Belle Epine et plus tard je me suis demandé dans quelle mesure ce tableau avait un lien avec l’information que nous avait donnée le cousin Choix, à savoir que par la main gauche comme dit cette jolie expression qui gagnerait à être mieux connue, nous descendions d’un comte espagnol.

 J’ai cherché plus précisément ce que représentait cette scène peinte n’étant pas très sûre qu’il s’agisse effectivement de Don Quichotte. J’ai même pour plus de sécurité entrepris de lire les nouvelles de Cervantès mais le livre a fini par me tomber des mains…

 Je suis sortie de cette expérience que je n’étais pas parvenue à mener à terme avec l’idée que le don-quichottisme dont on raillait mon père à qui beaucoup de gens avait offert une statuette sur ce thème, lui avait été assigné dès son enfance en raison d’une structure mentale précédente et qui sait peut-être pas sans relation avec le fameux comte espagnol dont le sérieux avéré du cousin Choix donne à penser que c’est sans doute vrai.

 

 173. Les rosiers rouges du massif de la cour dangereusement empêtrés dans le liseron. Pauvreté des notations, traduction hélas bien réelle de la misère de ma vie ces temps derniers. En dépit de tous mes efforts pour briser ce qui m’écrase, je n’y parviens pas. L’étouffement social pour progressif qu’il soit est bel et bien là et je ne peux que le subir.

 Par ailleurs il est exact que j’ai le plus grand mal à défendre les rosiers contre l’envahissement d’une végétation relativement incompatible avec eux. Néanmoins les plantes qui dominent dans ce lieu là ont leur raison d’être et ce sont tout de même bien elles qui finissent par réussir à transformer en jardin cet espace à la limite de l’abandon.

 

 174. Le rouge des paires de cerises qu’un jeune garçon s’accroche aux oreilles. Cette pratique fait partie des grands classiques que nous transmet la coutume. Comme les fruits d’érables qu’on va se coller en pince nez. Il s’exhibe radieux et moi je suis très heureuse. Décidemment la fameuse chanson Le Temps des Cerises est bien l’acmé de l’espérance d’un monde autrement.

 

 26 Juin, le rouge du magazine Points de Vue lu dans la minuscule salle d’attente de la dentiste. On le lit aussi lui ou d’autres magazines ejusdem farinae chez le coiffeur mais la conversation collective qui est l’habitude dans ce genre d’établissement en diminue un peu la satisfaction. Comment se repaître des avatars de la vie des people en en partageant avec autrui les émotions ? En fait ce n’est pas possible car il s’agit là de quelque chose de très intime et assez inquiétant. L’Histoire a montré que c’est là que pouvait s’enraciner le pire.

 

 176. Le rouge d’un modèle qu’exécute une comparse au cours de céramique. Tout est violence chez elle. Ses regards, ses vêtements, son tablier, ses paroles et ses œuvres. Plus ou moins brésilienne on ne sait pas si elle a du sang africain ou indien. La relation avec elle ne va pas de soi car elle préfère d’emblée dominer plutôt que de tisser avec autrui un apprentissage constructif. J’ai dû rompre avec elle. Pour ma propre protection.

 

 177. Le rouge d’un gros camion rouge incongru. Tous les camions qui traversent la ville ont cet air là en raison du déséquilibre des masses qu’ils induisent et des dangers qu’ils représentent d’autant plus que comme les autres ils ne respectent que mollement le code de la route.

 Bien qu’on en ait déjà l’habitude, le rouge de celui-là en rajoute sur ces impressions. On dirait une alerte ambulante, un fanal, un feu, une lanterne, un quelque chose qui empêche de se laisser aller. Dans un sens on finit par en avoir de la gratitude car il est la monstration que dans cette agglomération arrosée pourtant par une constante, lénifiante et aliénante propagande, quelque chose ne va pas.

 C’est d’ailleurs ce que subodore le corps physique qui s’asphyxie lentement. Ce gros camion rouge permet de se représenter qu’il y a quelque part une anomalie dont il est l’emblème. D’autres camions plus beaux, comme le violet et mauve du pâtissier Le Nôtre ne peuvent pas jouer le même rôle parce que son esthétique fascine en paralysant la raison. C’est comme cela du moins chez moi, il faudrait vérifier chez autrui ce qu’il en est.

 

 178. La bourse en cuir dans laquelle je range mes tickets d’autobus. C’est celle qui me servait l’été 2000 pour y ranger mes roubles sur la Volga et le Lac Blanc. Je l’ai malencontreusement mise dans la machine à laver dont elle est ressortie minable après avoir déteint sur les vêtements qui l’accompagnaient. J’aurais pu la jeter mais les souvenirs qu’elle évoquait étaient trop intenses pour m’en séparer surtout dans des conditions aussi indignes. Je l’ai laissée sécher et j’ai eu du mal à utiliser les tickets rescapés, démagnétisés. Les conducteurs d’autobus ont fait de leur mieux. Manifestement la RATP a donné des consignes de magnanimité tous azimuts. Je retire ce que j’ai dit plus haut, calomniant de fait la Régie…

 

 179. Le rouge sang de la concentration d’ozone sur la carte de la météo. La pollution me tue à petit feu. Je l’ai même dénoncé avant tout le monde, de la perception que j’avais des malaises qu’elle générait et nul alors ne me croyait. Depuis la chose est avérée et les sceptiques n’osent même plus se manifester…

 Je ne tire aucune fierté de ma perspicacité, j’essaie seulement en raison de l’esprit scientifique que m’a inculqué mon père, de trouver des informations sérieuses, objectives et non polémiques. Concernant un pareil sujet, ce n’est pas facile…

 Si la confirmation sur la carte du désastre vécu a au moins l’avantage de consolider des impressions dont on aurait pu craindre la subjectivité, on n’est pas nécessairement rassuré de constater l’étendue du désastre, observations rigoureuses à l’appui !...

 

 Premier Juillet 2006 : Le rouge des briques d’Aumale où nous déjeunons ce jour après avoir tourné dans beaucoup de villages sans trouver aucun lieu qui convienne. Depuis quelques temps il faut l’admettre les restaurants sont dans ce genre de paysage, en voie de disparition. Les mœurs ont changé. Non que nous ne nous en soyons pas rendus compte mais nous avons continué le mode de vie dont nous avions l’habitude sans intégrer qu’il était devenu impraticable.

 Et d’ailleurs comment se résigner à cela ? Toujours est-il que ce petit restaurant au milieu d’un carrefour avec sa terrasse proéminente avait presque des airs de guinguette ce samedi d’été. Surtout à cause de mon envie de revivre après la dure période de liquidation des objets et vêtements ayant appartenus aux parents décédés. Liquidation honteuse et douloureuse, la douleur en étant multipliée par la honte. La gastronomie n’était peut-être pas au rendez-vous, mais ce n’était pas là l’essentiel !...

 De toute façon à l’écriture de ce texte dix ans après je revois parfaitement l’établissement avec sa terrasse dominant le carrefour. Merci la vie !

 

 181. Les variations de toutes les roses dans le pot posé sur le balcon. Ces fleurs chaotiques sont ma joie. Venues du jardin, celles des fleuristes ne peuvent rivaliser avec elles tant elles ont l’air artificielles. Le fait est qu’elles le sont.

 

 182. Le rouge de mon costume en velours rouge mis pour le cours de chant et retiré à cause de la canicule. Il n’est pas facile de trouver la juste tenue pour la circonstance. Les dernières années du Lycée ont vu tant la situation était difficile, le commencement de ma clochardisation. Comme je ne pouvais plus marcher à cause des contractures - elles-mêmes dues à l’angoisse - il n’était pas question de s’habiller autrement que comme un pis aller.

 Remonter le courant était alors d’autant plus difficile que le corps en révolte criait son malaise de partout. Ainsi le velours trouva-t-il le moyen d’allier le confort et une certaine esthétique. Comme vêtement d’intérieur c’était parfait mais toute la question difficile à trancher était de savoir si le cours de chant relevait de l’intérieur ou de l’extérieur. L’impossibilité d’en décider ou plutôt le conflit sous-jacent avec cette professeure inappropriée rendait cette question non pas sans issue mais en tous cas ajoutait à un malaise déjà lourd à supporter.

 

 183. La cuvette rouge carrée donnée par mon père pour s’en débarrasser, il y a bien des années. Par respect filial je n’avais pas osé la jeter bien que je l’ai trouvé laide, en mauvais état et d’une couleur insupportable à l’intérieur de ma cuisine aux murs jade avec lesquelles elle jurait. Je l’avais néanmoins gardée parce qu’il n’était pas malséant d’en posséder une seconde au-delà de celle qui était en permanence dans l’évier. Je m’en sers lorsqu’il s’agit de donner l’alerte sur un dysfonctionnement ménager.

 

 184. Les boutons rouges de l’ascenseur du magasin Habitat que je suis obligée d’utiliser parce qu’incapable d’en emprunter l’escalier. Mais je n’y suis pas très à l’aise car il a le hoquet et j’ai peur de rester coincée. Peut-être n’est ce qu’un reste de l’angoisse de la période précédente et n’y a-t-il aucun danger réel.

 Autrefois lorsqu’on me demandait ce que je ferai à la retraite, je répondais que la première année - je ne ferai rien et c’est celle de cette chronique - et que les deux suivantes je me réadapterai. Je suis encore loin du compte et c’est avec philosophie que je supporte mes états d’âme, gérant au jour le jour c'est-à-dire essentiellement en laissant passer les orages.

 

 185. Le rouge des touches et du ruban de ma machine à écrire mécanique avec laquelle je renoue enfin après une bien longue période d’abstinence. C’est le mot qui me vient. Il faut dire que la fin de ma vie professionnelle et de la vie de mes parents ont été si tragiques que je n’ai pas eu beaucoup le loisir.

 Cette fois c’est un nouveau livre qui se prépare, je n’en crois pas mon émotion et encore moins au vu de la nature du livre. Il faut dire qu’il y en a déjà plusieurs qui sont restés en carafe ces derniers temps et que ceux qui ont abouti - à l’instar de ce Rouge le sang sous jacent - n’étaient pas des œuvres d’envergure. Mes conditions d’existence étaient telles qu’il était presque devenu impossible d’œuvrer.

 

 186. Le rouge du store de l’un des cafés de la place Pereire dans lequel je vais me reconstituer après la dureté d’un passage au Laboratoire dans lequel j’ai mes habitudes car la prise de connaissances de certains résultats est parfois angoissante.

 Depuis que j’ai terminé mes études secondaires à l’été 1962, les cafés m’ont toujours été hospitaliers. Cela a commencé avec Le Sorbonne aujourd’hui disparu et remplacé comme la plupart des établissements dans ce cas par une boutique de vêtements, 45 Boulevard Saint Michel si je me souviens bien.

 Je n’ai pas été longue à saisir la liberté que m’offrait enfin la vie d’étudiante, encore a-t-il fallu réussir à échapper à l’enfermement au Lycée Fénélon, enfermement que mon père avait programmé pour moi dans une classe préparatoire à l’ENSET section Sciences Naturelles, sans même m’avoir consultée. Le motif en était que j’avais plus jeune manifesté à coups d’herbier, de collection de roches et même d’exposition de champignons sur les terrains de camping, combien elles m’attiraient.

 Je ne me suis pas laissée faire et après un bras de fer à la mode de l’époque, mon installation à l’Université a été un vrai soulagement… Dans ces temps d’avant Mai Soixante Huit, tout arrivait ensemble, y compris après une éducation ségrégée et une certaine réclusion, l’accès aux garçons. On les rencontrait aussi au café.

 J’ai dû flirter avec l’un ou l’autre. Avec le recul je me dis certaines fois que je l’ai échappée belle et que les interdictions féroces qu’on nous avait mises dans la tête avaient une certaine utilité.

 Aujourd’hui je les fréquente encore, toujours avec bonheur et parfois avec des manuscrits. Je rêve en matière de bistrot de me fixer dans l’un d’entre eux mais l’époque n’y est plus, ni sans doute le quartier. Saint-Germain-des-Prés est tout de même plus accueillant aux femmes dans mon genre, je le constate. Il est dommage que cela n’ait jamais pu être pris en compte dans nos choix immobiliers….

 

 8 juillet : Le gros autocar carmin rempli de touristes grecs. La France est paraît-il la première destination touristique du monde. On pourrait en être fier et en éprouver du bonheur mais on constate que ce n’est pas nécessairement le cas.

 C’est qu’ils deviennent envahissants notamment avec leurs véhicules de saison en saison, plus monstrueux. Le besoin croissant de confort ajouté à la logique de la rentabilité qui n’affecte plus qu’un seul chauffeur pour deux autocars quitte à les coller l’un au-dessus de l’autre, aboutit à des productions qui génèrent techniquement et esthétiquement l’admiration mais déclenche en sourdine un sourd rejet gros du pire même si le car est joliment peint, comme c’est souvent le cas.

 

 188. Dans le film L’Ours que je regarde grâce toujours à une cassette VHS enregistrée par mon père, je suis effarée de la quantité de violence et du sang rouge des ours chassés. Je le suis d’autant plus que ce film a eu beaucoup de succès, qu’on nous l’a présenté comme un chef d’œuvre particulièrement indiqué pour les enfants alliant pour eux les caractéristiques d’un vrai film ainsi qu’une dimension censée être propre à l’enfance, le monde des animaux.

 

 189. Le rouge agressif et mensonger de la danseuse d’un poster dans le cabinet de l’ostéopathe. Il en change assez souvent. Lorsque je l’ai connu c’était une scène de régates, rapidement remplacée par le cirque de Gavarnie. Sans doute se croit-il obligé par égard pour les patients à cette rapide rotation.

 Celui que j’allais voir précédemment avant que changeant de méthode il ne devienne inefficace, arborait des lithographies artistiques qu’il ne changeait pas. Il faisait par ailleurs souvent état de ses difficultés financières. Nous avions fini par devenir amis.

 

 190. Encore une fois le rouge du logo d’une banque qui me donne des nouvelles d’un compte auquel je ne me suis pas encore habituée. Cette succession est ardue et le bon usage qu’il faudra en faire, reste à déterminer.

 

 191. Le petit bonhomme rouge du feu de croisement qui me retient de traverser en dépit d’un pressant tropisme du confort des sanitaires de chez moi. Ma vie physiologique est devenue difficile. J’emploie une partie importante de mon énergie à gérer cette difficulté. Je dois me contenter de trouver une adaptation à cette condition rétrécie. Je n’en suis pas encore à tenter de réparer les dégâts finalement consécutifs à une vie torturée. Devoir choisir entre mouiller mon pantalon ou prendre le risque de me faire écraser par des automobilistes en roue libre, est assez typique de ma nouvelle condition. Elle n’est pas uniquement attribuable à l’âge mais aussi au malheur de ma vie, lui-même trouvant sa source dans une enfance dévoyée.

 

 192. Le rouge de la peinture de la cuillère en bois achetée en Yougoslavie lors du sublime voyage de 1966. Elle est assez moche mais je n’ai jamais eu le cœur de la jeter. A l’époque, lors de sa découverte, je l’avais trouvée splendide.

 C’était surtout que je rencontrais là par mes propres moyens, non seulement l’art populaire mais aussi et surtout une vision de la vie domestique en gloire, une cérémonie du travail ménager, un objet sacré de la grandeur des activités féminines et maternelles chose qui jusque là ne m’avaient été transmises que par les danses folkloriques dans les costumes de majesté. Tout cela encore inconscient à l’époque, bien sûr.

 

 193. Le rouge du drapeau tricolore apporté à la campagne par l’une des familière du lieu. Elle l’avait installé dans le chambranle de la porte de séparation entre la cuisine et la grande pièce. Cela y faisait tout de même un effet bizarre. Habituellement respectueuse de l’autonomie de chacun, je l’ai quand même transféré vers le coin rouge là où était sa véritable place, faute d’afficher un nationalisme agressif pas plus de saison que l’abandon de toute revendication de souveraineté territoriale. Décidemment le monde change et dans des sens pas toujours faciles à décrypter.

 

 194. Le rouge d’un de mes anciens costumes pantalon que j’essaie une dernière fois pour savoir quel parti prendre à son sujet. Ayant grossi je ne pouvais plus le porter mais ayant maigri j’ai de nouveau pu m’y glisser.

 Un moment j’avais pensé me servir de cette penderie campagnarde pour y stocker de beaux vêtements à conserver, y établir en quelque sorte un vestiaire pouvant parer à toute éventualité dans ces temps troublés, avant d’y renoncer - comme ce lieu davantage menacé de clochardisation que du maniérisme boisé de la datcha qui avait été mon projet initial - était lui-même en passe d’entrer en déshérence.

 Il fallait donc vider ce grand placard avant la catastrophe pour qu’au moins mes propres affaires ne soient pas emportées dans le désastre et pire encore que ce que j’avais mis là pour être conservé, s’y soit trouvé par un retournement complet coincé à y pourrir. Finalement, à ma grande surprise après cet essai le costume a échappé à la benne et cela m’a rendu un peu d’espoir en un avenir plus agréable.

 

 195. Sur la route du retour du week-end, mon étonnement du nombre de voitures rouges alors que je les croyais pratiquement disparues, la couleur dominante étant le gris. La couleur écarlate associée à l’automobile produit un effet de choc qui renvoie à un mode de vie à la fois désirable et critiquable. Le pas de côté de Sagan dont on sait désormais à quel point facilement il finit mal. En filigrane, James Dean et Elvis, le King !

 

 196. Le rouge de mon porte-aiguille, comme je couds en regardant une autre des cassettes enregistrées dans les dernières années de mon père encore au sein de son appartement parisien et que nous nous sommes partagées ma sœur et moi moitié-moitié au hasard à Pépé Le Moko près.

 L’expression porte aiguille peut de son côté, prêter à confusion. Il peut s’agir aussi bien du petit carré de tissu rembourré - de facture presque industrielle - fabriqué dans un ouvroir de Millau et acheté sur un marché local du côté de Saint Rome de Tarn pour encourager l’Association des femmes de la commune à entreprendre l’amélioration de leur condition quotidienne, que de celui en feutrine réalisé par Maman pour me l’offrir et qui portait sur sa couverture un petit cœur noir. Un des rares cadeaux spontanés qu’elle m’ait fait et cela me fit vraiment plaisir.

 Sans doute parce que c’est seulement aujourd’hui que je m’interroge sur la signification de la noirceur de ce cœur. Il serait terrible que cela ait à voir avec la phrase prononcée par mon père en 1953 à Perth en Angleterre comme en voiture nous étions arrêtés à un passage à niveau et voyons survenir une locomotive à vapeur : L’âme de votre mère est noire comme cette locomotive !

 

 197. Le rouge des deux motos garées devant Mac Donald, comme je mange à la brasserie juste en face. C’est dans ce bistrot que j’ai finalement mes habitudes. Ce n’est pas le plus proche mais presque car j’ai été si mal reçue par celui en face de chez moi que je ne m’y suis pas incrustée. J’y déjeune souvent car c’est le meilleur rapport qualité prix de la Place et aussi là qu’on reçoit le meilleur accueil. Je me mets dans le recoin le plus inaccessible de l’établissement, à l’extrême bout de la terrasse.

 On y est là comme une vigie à la proue d’un navire. La mer c’est alors le carrefour, la gare routière comme je l’ai entendue une fois nommée à son assistant par un cinéaste en repérage et effectivement on ne manque pas de spectacle… Les gens, la circulation, les incidents, les joies et les peines.

 Ces motos rouges ne sont pas habituelles et c’est pour cela qu’elles ont attiré mon attention. Le fait est qu’en matière de deux roues, il y en a de plus en plus. C’est la réponse à la circulation rendue impossible par les ayatollahs écologistes. Cette nouvelle espèce de véhicule est un nouveau facteur de nuisances. Mais je crois me souvenir que les embarras de Paris étaient déjà dénoncés par Nicolas Boileau.

 

 198. Le rouge du sang dans les bombardements de Beyrouth. Les médias nous le renvoient en l’exagérant encore. Le caractère intolérable du concassage systématique d’une cité d’autant plus douloureuse que la ville m’est connue depuis le voyage en Orient lorsque j’avais 19 ans et la découvrais à cette occasion. Lors de cette mémorable expédition, ce n’est pas l’endroit que j’avais préféré mais je ne peux oublier que venant de Syrie, à la frontière libanaise les douaniers nous avaient arrêtés pour nous demander si nous voulions du café !

 

 199. Dans le 92, le rouge de la superbe robe en lin d’une voyageuse. J’ai toujours été sensible aux beaux vêtements pour des raisons esthétiques d’abord mais aussi par romantisme. En fait les deux finissent par se rejoindre dans la poétique. C’est qu’un beau vêtement est en lui-même l’affirmation de la gloire de l’être humain. C’était du moins comme cela - il faut désormais l’admettre - dans le système humaniste dans lequel j’ai été élevée et que j’avais cru manifestement à tort un horizon indépassable. Raison de plus pour vénérer la beauté des habits. On s’en rend bien compte en constatant que certains groupes affublent leurs femmes, le plus mal possible.

 

 200. Dans le 89, les bagages assortis d’une voyageuse, valise et cabas. Je suis heureuse de constater n’être pas la seule à tenter d’endiguer le délitement du monde. Chacun peut le faire à sa façon. La mienne a toujours été de rechercher l’harmonie et en effet aujourd’hui elle commence dans les paquets. J’ai d’ailleurs une assez jolie collection de bagages, même si j’ai mis presque tout une vie à affirmer le caractère impérieux de ma pulsion poétique.

 Bientôt je n’aurais plus que des bagages en cuir. On m’explique régulièrement qu’ils ne sont pas pratiques. J’en conviens. Mais est il vraiment indispensable d’avoir la même valise que tout le monde surtout si c’est pour accompagner le même vêtement, le même poste de télévision, la même cafetière électrique et tout le reste à l’avenant ?…

 Nous sommes en proie à un appauvrissement des formes dû à une volonté de rationaliser pour exploiter de la façon la plus rentable possible. Résistons ! Cette maroquinerie est un acte de refus, ridicule peut être et tant pis.

 De surcroît ou bien au contraire fondamentalement, il nous relie à la vie animale. Sans doute les deux choses n’en font qu’une dans la lutte contre la déshumanisation et on ne tardera peut être pas à s’en apercevoir.

 

 201. Sur la Télévision à la campagne, le rouge de mon chapeau. Bien que les bâtiments soient colossaux, il n’y a finalement guère de place dans cet habitacle pour ranger ses affaires et particulièrement pour ce genre de chapeau qu’on ne met qu’occasionnellement. Il est en feutre carmin. Lorsqu’il fait froid, son existence et sa présence ne sont pas négligeables. C’est d’ailleurs pourquoi il est à cette place. L’autre cohabitant y range également sa chapka. Ainsi voit-on que l’alter ego ne l’est pas autant qu’on pourrait l’imaginer car il y a un monde entre ces deux types de couvre chefs.

 

 202. Le rouge d’une rose bien cachée dans le fourré. Le thème en est récurrent. Sans doute parce que le rouge disparaît en tant que coin rouge, sacré, écarlate couleur de la joie de l’amour du cœur et d’un monde meilleur. Mais elle ne disparaît pas complètement. En cherchant bien on peut encore la trouver dans le taillis, dans les buissons, dans le chaos.

 

 203. Le rouge des torchons dans mon armoire. Encore cette notation récurrente. J’en ai jusqu’à la fin des temps. D’abord parce que je les aime ensuite parce que les aimant j’en ai beaucoup achetés pour leur beauté et enfin parce que j’en ai rapporté en masse de chez ma belle-mère et ma mère, les prenant tous non par avidité bien au contraire mais à cause de la divinité, pour qu’aucun par ma faute n’entre en déshérence ou aille où il ne devrait pas aller.

 

 204. Le rouge de mes gros crayons rouges dans ma boîte de réserve. Les uns, parce qu’autrefois le gros crayon rouge avait une fonction spéciale que n’avait pas les autres crayons de couleur. Il était souvent bicolore, bleu à l’autre bout et cela suffisait à la cybernétique d’alors.

 Pour les autres, ce sont les résultats des achats d’impulsion. Les crayons de couleurs m’ont toujours tentée, au point d’en rapporter à l’âge de 8 ans comme souvenir du voyage en Angleterre et d’avoir été éperdue de reconnaissance pour le cadeau d’une boîte de 12 Prismalo offert par mes parents lors d’un périple en Suisse.

 Au point d’avoir fait de la boîte seule et vide, le tabernacle des souvenirs sacrés. Mais depuis la perfection en a encore augmenté et la tentation est omniprésente. En général dans les boutiques, ils sont disposés près de la caisse et c’est alors irrésistible. Une fois rentrée, il faut rationaliser. J’ai donc institué cette pratique ! La boîte de réserve évite l’excès d’encombrement et le gaspillage.

 

 205. Le rouge de la jupe rouge vulgaire d’une bizarre nageuse à la piscine. Et ce qui m’étonne davantage encore, c’est cette notation. Comme tous ceux qui ont eu des enfances difficiles, j’ai appris très tôt la nécessité de la vigilance aux risques de l’environnement.

 Non pour apprendre à m’en protéger car hélas j’en suis encore relativement incapable mais pour à partir de là, élaborer une façon d’être qui me permettre de vivre ma vie quand même - non sans douleur ni entrave - mais sans dommage réel sur son essence. Ne pas rompre avec la divinité du monde, ne pas être séparée de la matière vivante et inerte.

 Ainsi cette jupe détonne-t-elle tellement qu’elle m’indique rapidement qu’il y a nécessité à passer au large pour éviter les incidents que contrairement à ce que certains croient je ne recherche pas - bien au contraire - mais n’évitent pas non plus, s’il fallait pour ce faire augmenter mon aliénation.

 

 206. Le vermillon de la couverture du dernier livre de Gabriel Matzneff Voici venir le Fiancé. J’ai beaucoup aimé lire le journal de cet authentique écrivain, d’abord parce qu’il a un style et que la littérature c’est d’abord le travail de la langue mais aussi pour son indépendance d’esprit et la hauteur de ses préoccupations existentielles. Mais là je suis soufflée et horrifiée.

 

 207. La grande quantité d’objets rouges sur la crédence de cette amie qui m’accueille pour le déjeuner. C’est en discutant avec elle que j’ai découvert dans des vies parallèles, Frédéric Mitterrand le neveu du Président avoir les préoccupations de la bourgeoisie alors que Gabriel Matzneff était encore tout imbibé de celles de l’aristocratie.

 Je ne suis pas sûre qu’elle ait bien compris mes interprétations. Nous nous entendons fort bien dans notre volonté farouche et commune d’une vie libre et agréable mais il lui manque pour le meilleur et pour le pire, le bagage de la gauche sociologique. Il faut bien l’admettre désormais au résultat des courses de l’utopie ratée.

 

 208. Le rouge du souvenir comme un grand bonheur écarlate. C’est ainsi que je vois désormais ma jeunesse radieuse depuis le premier baiser échangé à l’âge de 14 ans dans le parc de l’établissement thermal de Bagnoles de l’Orne jusqu’au moment où j’ai été plongée dans les abysses. Il y a longtemps que l’écarlate m’obsède. A cause sans doute de l’eau du même nom qui sévissait dans mon enfance. Elle était limpide, transparente et incolore mais non inodore. Elle enlevait radicalement toutes les taches. Elle exprimait la puissance maternelle de la réparation des dégâts.

 C’est peut-être là la genèse de ma passion pour ce qu’il faudrait nommer l’écarlatité si ce mot pouvait avoir un sens. Et la transmutation entre l’absence de couleur et l’odeur. Cela aurait il à voir avec le cinabre? Question incongrue.

 En tous cas avec ce texte qui tente par tous les moyens de distinguer le carmin de l’écarlate. Est-ce vraiment un hasard si vient se greffer là la citation de René Char La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ?

 Et que dire alors des adorateurs du soleil, pas si loin de nous et toujours à deux doigts de ressurgir dans l’absence des religions qui les ont recouverts mais peut-être pas autant qu’on le croit.

 

 209. Le rouge du flacon du correcteur blanc qu’il ne faut pas oublier d’emporter lorsqu’on part en déplacement et qu’on sait devoir alors ne pouvoir se raccrocher qu’à cela. Dans cette marque là il y a deux modèles différents : celui du flacon presque rond ou le stylo qui est préférable lorsqu’il s’agit de dessiner. En réalité cette pâte blanche presque liquide sert à tout et c’est vraiment avec Internet, l’une des plus belles inventions du monde contemporain !...

 

 210. Le rouge du pantalon du Soldat Kreuter - fantassin de la Grande Guerre - sur le poster offert autrefois par l’Illustration, grande image encadrée dans la cuisine de la villégiature. Je l’ai payé une somme dérisoire Rue de la Capelle à Millau chez un brocanteur aujourd’hui disparu car dans cette ville le turn-over des commerçants est stupéfiant.

 C’était lors de notre implantation au début des Septantes dans la période où tout ce qui renouait avec le passé était bon à prendre puisque dans mon éducation initiale chez des progressistes dogmatiques, de celui-ci ils avaient au sens propre fait table rase !.. Un peu au-delà même de ce qui convenait.

Par la suite en m’interrogeant sur la présence de cette figure dans notre cuisine, j’ai mis cela sur le compte de la tradition militaire qui pouvait flotter à la ronde. Lorsque mes petits-enfants atteignirent l’âge de raison je me suis rendue compte que ce n’était pas une icône pour eux !

 Enfin ayant désormais eu l’occasion de faire dans cette discipline mon éducation et capable enfin de distinguer entre les estampes et les simples impressions, j’avais constaté qu’à cette aune hélas, le Soldat Kreuter ne tenait guère la route en tant que poster distribué en masse par un journal grand public. Sic transit gloria mundi !

 

 211. Le rouge du premier hôtel qui s’installe sur le carton du jeu de Monopoly et annonce ma perte. Je ne referai pas mon retard. Les petits enfants ont tenu à ce qu’on fasse cette partie et je m’y suis donnée du mieux que j’ai pu.

 Hélas, le jeu est ce qu’il est et les déficiences du hasard des premiers tours ne peuvent être intégralement compensées par l’habileté de la gestion qui suit. Lorsque commence la disposition des maisons en bois ou en plastique vert - selon la date d’acquisition du jeu - sur les quartiers dont on a réussi à devenir propriétaire, la partie prend tournure mais avec la venue des hôtels qui eux sont rouges, on voit bien qu’ils sont faits.

 

 212. Le rouge très rouge du sac en tissu qui enveloppe le sac en cuir acheté chez le maroquinier Salles à Millau. Autrefois je n’avais pas l’occasion d’avoir affaire à ce genre d’emballages en tissu. A cette époque là de toute façon on n’avait qu’un seul sac à main, en activité permanente. Il importait de bien le choisir car il devait pour pouvoir s’accorder avec toutes les tenues.

 De plus, il se devait d’être assorti aux chaussures et aux gants, sans lesquels il n’était pas question de sortir dans la rue. J’évoque là le monde de ma jeunesse, c'est-à-dire celui d’avant Mai 68 aussi incroyable que cela paraisse aujourd’hui. Sans doute déjà à cette époque, les sacs de luxe avaient ils eux un emballage en tissu mais dans une classe sociale qui n’était pas la mienne et je n’avais aucune possibilité de m’en rendre compte.

 C’est avec la Maroquinerie Renouard que j’ai découvert cette pratique. L’existence de la firme est parvenue jusqu’à moi dans la Salle des Professeurs du Lycée dans lequel j’exerçais car l’une de nos collègues allait en villégiature à côté de l’usine où se fabriquaient des produits dont elle nous vantait la qualité.

 Pendant plusieurs années mes collègues et moi-même avons même été les propagandistes de cette entreprise dont le cuir avait effectivement un éclat exceptionnel. J’ai ainsi fait l’acquisition de plusieurs très beaux sacs de toutes les couleurs et pour toutes les circonstances.

 Enfin les confectionneurs asiatiques se sont mis à copier tous les modèles, y compris les sacs qui les emballaient. Malheureusement, ils étaient dans une sorte d’ersatz de mauvais aloi qui ne me plaisait pas du tout et sur l’origine duquel je me suis beaucoup et longtemps interrogée avant de m’en détourner.

 

 213. Le rouge plastique de la boîte de médicaments que je me prépare pour la semaine. Il est assez peu avenant, presque répugnant comme peut l’être souvent quoique bien pratique, cette matière là. Avec beaucoup de médicaments et un peu moins de mémoire qu’autrefois, il n’est pas toujours facile de savoir exactement où j’en suis.

 C’est la pharmacienne à côté du Lycée, une boutique un peu folle qui me l’avait conseillée. Je m’étais laissée faire et ne l’ai pas regretté. A l’intérieur, sept autres boîtes de plus petits formats divisées elles-mêmes en petites cases selon les heures de la journée, permettent de s’y retrouver. Le concepteur a même prévu une place pour y ranger l’ordonnance.

 

 214. Le rouge des paniers africains au marché, place Emma Calvé à Millau. Ils sont splendides et je suis à deux doigts de céder à la tentation. Mais j’en ai déjà quelques uns dont je ne me sers pas vraiment et l’encombrement menace dangereusement. C’est cette restriction que je m’impose qui me permet de mesurer n’être plus dans la phase d’installation mais avoir déjà commencé - non à mon corps défendant mais le cœur brisé - une certaine forme de liquidation.

 

 215. Le rouge très rouge de la jolie robe rouge d’une jeune femme dont je suis familière. Elle a parfois dans sa vêture d’étonnantes fulgurances. Je suis toujours surprise de mesurer la distance qui sépare sa garde robe professionnelle de celle de sa vie quotidienne. Etonnement d’autant plus déplacé que je pratique la même politique. Disons que je pratiquais parce que pour le moment, la question est au point mort. Il y a peu de temps encore, je ne parvenais même plus du tout à m’habiller.

 

 216. Le rouge de la couverture rouge du livre Le malheur fou de Lucie Faure que j’ai acheté cinquante centimes d’Euro aux Puces de Millau. J’en avais entendu parler lorsqu’il était sorti et m’étais promis de le lire attendant l’occasion. Au propre et au figuré. Il a fallu des années pour que nos trajectoires se croisent, voilà c’est fait. En un lieu et un temps inattendus. Comme souvent !

 

 217. Le rouge de la reliure du recueil de L’Illustration de 1907 dans lequel le Rédacteur en Chef d’une revue professionnelle cherche des sujets d’articles pour son prochain numéro. L’exercice est récurrent. J’en profite à chaque fois pour feuilleter ces grands livres vieillots un peu sales. Ils me posent parfois quelques problèmes d’hygiène…

 

 218. Le rouge orangé de la marmite que m’a donnée avec sa lessiveuse ma grand-mère paternelle, il y a bien longtemps peut-être même dès le début du mariage il y a à l’écriture de ce texte plus d’un demi-siècle.

 Elle est bien utile à la villégiature où elle nous a longtemps servi à faire chauffer de l’eau pour la vaisselle ou la toilette. Elle a sur l’émail un éclat important à la suite d’un coup de fronde malencontreux en 1975, comme on s’y amusait dans la cour avec un invité de passage.

 Entendons un invité au départ mais rapidement un squatter que pour finir il avait fallu pousser dehors et dont on n’est même pas sûr qu’il ne se soit pas vengé.

 

 219. Le rouge de la pince à linge rouge en plastique qui sur le fil de fer courant tout le long du balcon en barre la vue sur le paysage et tranche avec le vert du figuier. Esthétiquement et écologiquement parlant, celles en bois étaient beaucoup mieux mais il a fallu se rendre à l’évidence, elles n’ont pas résisté aux intempéries. J’aurais pu peut être, effectuer une nouvelle tentative en les remisant pour la durée de nos absences afin de ne les ressortir qu’au moment de leur utilisation.

 Impossible pourtant de tout faire car comment dégager le temps et l’énergie nécessaire pour œuvrer sans sacrifier la plupart voire presque toutes les préoccupations de ce genre…

 

 220. Le rouge bizarre et un peu louche des sacs que je regarde dans les vitrines de la Place du Mandarous à Millau toujours en quête des objets d’art et des œuvres à tomber par terre qui déclencheraient un coup de foudre. Il me faut bien admettre que la vie quotidienne ne m’est pas si facile et le manque de préoccupations artistiques de la société est pour moi une vraie souffrance.

 Je peux la supporter à condition qu’on ne tente pas de passer pour ce qu’on n’est pas, ni non plus de m’entraîner dans un jeu de dupes au cours duquel on m’obligera de surcroît à faire bonne figure.

 Cela dit ce n’est pas une raison pour renoncer à la joie du lèche-vitrine.

 

 221. Le rouge des papiers à dessin que je mets en ordre pour les emporter avec moi. Autrefois j’aimais bien dans chaque endroit où j’habitais avoir de quoi œuvrer. Ainsi ai-je développé avec art et satisfaction le bonheur des installations et de l’habitabilité.

 Hélas, c’était sans compter le grand dézingage à l’œuvre dans la période, la démolition, le déglinguage et pour finir la destruction complète. Presque tout fût emporté et pour sauver l’essentiel il m’a fallu renoncer à l’accessoire.

 Ainsi pour survivre, ai-je dû décider de replier les voiles. Le matériel de dessin en faisant partie, je l’ai - selon ma formule habituelle – compactisé de ce verbe qu’il m’a fallu inventer sur le fond et sur la forme.

 Cela signifiant commencer par jeter tout ce qui n’était pas en excellant état car les économies de bout de chandelles n’étaient plus de saison paradoxalement, le principal lui-même n’étant plus assuré. Il fallut ensuite rationaliser ce qui avait échappé à cette purge pour obtenir sous un volume minimum, l’efficacité maximum.

 En matière de création artistique le critère est alors devenu de trouver le plus rapidement possible les matières premières permettant de concrétiser l’inspiration qui survient toujours brutalement - dans mon cas en réaction à un événement - pour pouvoir le tenant à distance, me le représenter.

 

 222. Les deux pièces en bois peintes d’un rouge vif primitif dans un jeu d’enfant, acheté aux Puces de Saint-Affrique donc Samedi. Le fait que je m’imagine qu’il ait appartenu à un des enfants disparus dans la Shoah en dit long sur mes obsessions. Comme fleurissent les arbres en détresse je m’aperçois interloquée et désemparée que je collectionne les jeux d’enfants d’autrefois pour cette raison là.

 

 Dimanche 13 Août 2006 : A Liancous qu’on découvre perdu dans les Gorges de la Jonte en un endroit dont on n’avait nulle idée, un village de toute beauté. L’expression au fin fond ne conviendrait pas car l’établissement est plutôt en hauteur et presque en surplomb.

 Une brocante très réussie, une boucle de ceinture début de siècle achetée pour ma joie. Je commence là aussi à en avoir une belle collection et me réjouis de tous ces trésors que j’accumule pour ma progéniture féminine dans la commode qui était autrefois celle de Belle-Maman. Commode Restauration que j’ai remplie d’un plein tiroir de dentelles…

 

 224. Sur la place de la vieille église à la villégiature, le rouge tonitruant de la bouche à incendie. Quand nous nous sommes installés en plutôt que dans ce lieu, il était pratiquement en ruine. En raison de l’exode rural et de la taille excessive des bâtiments, la loi du marché a fait qu’ils se vendaient très bon marché. Il n’y avait pas l’eau courante dans le village et on n’était même pas sûr qu’elle y serait installée un jour...

 J’ai lavé le linge dans le lavoir et pendant des années été chercher l’eau à la fontaine dans des seaux. Puis les choses ont changé, les menaces du terrorisme ont fait l’activité touristique se replier sur l’Hexagone, les résidences secondaires se sont généralisées et le village s’est rénové. La construction du viaduc - le plus haut pont du monde - a achevé de transformer cet ancien pèlerinage à Saint Christophe, en Musée. Les Baux de l’Aveyron en quelque sorte.

 

 225. Le rouge très rouge du tee-shirt du type qui ouvre par mégarde la porte des sanitaires de l’un des restaurants de la place du Marché. Je n’avais pas réussi à la fermer. De toutes façons la déglingue est une des caractéristiques de l’hôtellerie française qui choque toujours beaucoup nos hôtes.

 Nous aimions bien autrefois déjeuner dans ce restaurant là car sa terrasse s’étend sur le terre plein central qui évolue chaque saison davantage pour ressembler à la place de l’Horloge d’Avignon. Mais les propriétaires ont changé et le fonctionnement n’est plus le même. Pourtant la ville en elle-même est de plus en plus déchirante de bonheur et de nostalgie.

 

 226. Toutes les sortes de rouge chez le marchand de Primeurs de la place des Consuls, des tomates aux pêches et autres créatures. J’aimerais faire le plein de ces splendeurs de Ma Mère la Nature mais hélas j’en suis bien incapable. J’ai toujours eu du mal à faire les courses alimentaires, en raison des conséquences durables de l’intoxication mortifère subie dans le lien avec ma génitrice qui me les interdisait mais depuis sa mort, c’est devenu complètement impossible. Ce secteur d’activité m’a purement et simplement quitté. Du coup je mange beaucoup moins et j’ai perdu du volume.

 

 227. Le rouge aujourd’hui, c’est son absence parmi les douze bagages préparés pour le départ. La moitié concerne le déménagement. Outre le fait qu’avec l’âge j’ai de plus en plus besoin de confort et ne peux plus me contenter du petit sac qui accompagnait nos premières virées en Belgique et en Yougoslavie, à la villégiature la déshérence est devenue telle que j’ai entrepris de la vider de tout ce qui n’y était pas indispensable afin d’offrir le moins de prise possible à la destruction que je ne suis pas en mesure d’enrayer étant donnée la masse à conserver. Ce n’est pas le tout d’avoir le goût artistique encore faut il veiller aux suites de ses impulsions. La révision est déchirante je l’admets et en souffre mais faire autrement serait pire !...

 

 228. Sur l’autoroute, le rouge provoquant d’une voiture décapotable à la conduite transgressive. On découvre alors que les deux idées ont des accointances. Le rouge est la couleur de l’amour ainsi que du cœur et du courage, de la révolution à l’occasion mais aussi bien du sang versé et des passions dont il est de toutes sortes. J’ai mis du temps à le découvrir.

 

 229. Le rouge des crayons billes décevant que je viens d’acheter à la papeterie de la place autour de laquelle tourne désormais le gros de mes activités. L’expérience montre qu’il n’est pas si facile d’en trouver des aussi voluptueux que les stylos à encre et pourtant les impératifs de la vie quotidienne condamnent rapidement à cette écriture plus plébéienne que démocratique. Les essais trop rapides sur des morceaux de papier trop petits ne permettent pas d’enrayer cette cause minime mais certaine de déglingue de la poétique.

 

 230. Au coin de la rue, le rouge du Mac Donald’s où j’ai trouvé refuge et tente de renouer avec la socialisation. Après ce qui m’est arrivé ces dernières années, que ce soit dans le même mouvement l’humiliation de la liquidation de mon établissement scolaire et celle de mon anti-carrière professionnelle ou bien la fin terrible de mes parents, suivie elle-même d’une succession à la limite de l’impossibilité, m’ont obligée pour n’y perdre ni ma vie ni mon âme, à supporter la dégradation physique et la marginalisation sociale.

 Lorsque les horreurs ont fini par cessé, le paysage était dévasté et la prévision de la nécessité de consacrer les trois premières années de ma retraite à ne rien faire d’autre que me remettre à flot, s’est avérée être un pronostic plus qu’un projet pertinent. Que la resocialisation ait commencé par la fréquentation d’un Mac Donald’s n’est pas étonnante ! On y est qui qu’on soit, bien accueilli et traité correctement de la même façon que les autres, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des restaurants où les vieilles femmes sont comme partout considérées comme des gêneuses sauf à consommer royalement… Ce dont justement, je ne me prive pas !

 Pour mesurer l’amélioration, il suffit de se souvenir qu’à l’automne 2005 il y a un an, juste après avoir quitté le Lycée, je n’osais même plus de peur de rencontrer quelqu’un, descendre chercher le courrier. J’avais dû pour m’obliger à avoir de l’activité, me fixer l’obligation de passer le balai à 11 heures… Et encore je ne parvenais pas pour autant à le faire sur la totalité de la surface de l’appartement….

 

 231. Le rouge des géraniums qu’il faudrait acheter pour boucher les trous des jardinières plutôt dégarnies. L’idée m’en traverse mais ne dépasse pas ce stade. Sa réalisation parait totalement fantasmatique et du coup je me convaincs que ce n’est pas d’une nécessité absolue… Bel exemple de matérialisme domestique !

 

 232. Comme je fais la sieste, le rouge violent de mes porte-aiguilles dans mes boîtes à couture. J’en ai plusieurs, trop même mais chacun à sa raison pour être conservé ! Celui que m’a fabriqué Maman et celui que j’ai acheté à Carnac en 1990, dans mon échappée belle sentant la menace de l’engluement. Il est de style breton un peu kitch mais dans la rubrique souvenir de vacances, ce n’est pas mal venu !

 

 233. Le rouge de la couverture du Rien n’est simple de Sempé. Je l’avais offert à mes parents dans les années soixante lorsqu’il était à la mode. Je l’ai repris comme nous avons après leur décès, vidé leur l’appartement. Je le feuillette pour y trouver un écho de ce que je vis. Si la nature humaine est une constante, le contexte social joue quand même un rôle particulièrement dans l’œuvre de ce dessinateur humoristique et on s’aperçoit là à quel point il a profondément changé....

 

 234. Le rouge des boutons rouges que je couds sur ma nouvelle tapisserie. Mes œuvres textiles si elles ne sont pas encore innombrables sont déjà très nombreuses. Nul besoin d’en entreprendre une autre et pourtant c’est ce que je fais. Il s’agit là d’inscrire dans le tissu la tension sociale entre des groupes qui ne vont pas tarder à s’affronter. Les boutons rouges expriment les pulsions révolutionnaires. Je suis contente de me débarrasser à cette occasion de toute une variété de ce qui n’est pas d’un goût exquis. Pour ceux qui le sont, j’ai des boîtes particulières. Disons qu’à la limite, ils relèvent de mes collections artistiques…

 

 235. Le rouge un peu rose des bains de bouche que je tente pour juguler l’abcès dentaire récurrent avec l’anniversaire de la mort de mon père. C’est assez casse-pieds de s’y astreindre mais on est toujours étonné d’en découvrir l’efficacité.

 

 236. Le rouge de l’affiche de théâtre que je scotche dans ma cuisine. Elle représente Montherlant et on pouvait la prendre gratuitement dans le hall du Théâtre du Nord-Ouest où elles attendaient en pile qu’on se les répartisse. Bien que cet auteur soit dans le peloton de tête de mes favoris, je n’avais pas d’autre endroit où la mettre. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait et ma vie en a été améliorée car les leçons de grandeur sont toujours bonnes à prendre, particulièrement par ces temps de petitesse.

 Le rouge n’est pas un rouge franc ni écarlate ni carmin ni vermillon mais une nuance qu’on découvre en pratiquant le théâtre en question lorsqu’on a la joie de tomber par hasard sur une pièce inconnue… Le rouge est lie de vin, j’allais écrire lie de vie, un lapsus pas si mal venu. Par contre constatant que le théâtre avait imprimé dans la même couleur et selon le même dessin une autre affiche pour un autre auteur dramatique, j’ai été déçue et mortifiée de m’être emballée pour rien.

 

 237. A la Télévision lors de l’Université d’été du Parti Socialiste de ci de là, le rouge des tentures. Ils ont bien fait parce qu’on se demande sinon ce qui resterait du Socialisme en écoutant des discours dans lesquels la course à la soupe paraît la préoccupation principale.

 

 238. Le vêtement rouge que je mets pour recevoir l’envoyé du syndic de gestion de l’immeuble. Nous sommes parvenus à cette procédure pour régler le contentieux qui nous agite depuis plusieurs saisons. Je ne refuse pas de payer la dette dont on m’assure qu’elle est nôtre mais je voudrais tout de même qu’on m’explique qu’elle en est la genèse !

 Jusque là aucune des explications données n’a été satisfaisante et la comptabilité qu’on nous fournit est incompréhensible, de l’avis de l’ensemble des Copropriétaires y compris du Conseil Syndical.

 

 239. Dans l’autobus qui traverse la place de la Concorde, l’anorak rouge d’une anglo-américaine qui s’efforce sur le plan imprimé dans son guide, de suivre l’itinéraire emprunté et d’y intéresser un indien qui voyage avec elle - son mari peut être – qui affiche lui, une indifférence à la limite de l’incorrection !

 

 240. Les queues des casseroles de Maman. Vider l’appartement des parents a été un véritable calvaire faute de pouvoir débarrasser dans la dignité un local dont nous devions nous dessaisir pour apurer la situation. Il fallut aussi vider la cuisine en formica, y compris les placards à batterie de cuisine.

 J’ai pour raison pratique pris les casseroles qui étaient manifestement de meilleure qualité que les miennes dont je raffolais de moins en moins. La série était complète, chose inespérée dans la conjoncture et ce qui emporta mon adhésion la série de couvercles, assortie. Cela me parut le comble du chic à la limite de l’art.

 A ce moment là de ma vie ne comptaient plus guère les multiples tentatives de ma génitrice pour faire - comme je l’ai écrit dans La jeune morte en robe de dentelle - tube digestif commun ou plus exactement tout cela était enfin réglé et transcendé sinon surmonté ! Ce qui n’était déjà pas si mal…

 

 241. Le rouge de l’Officiel de Spectacles que je réussis à nouveau à acheter après des années d’abstention, renouant ainsi avec une vie à mes yeux, normale. Je suis stupéfaite de découvrir la tragique signification de la disparition de ce genre d’opuscule hors de mon quotidien. J’ai enfin là la mesure objective de l’anéantissement culturel dans lequel se sont déroulées les dernières années de mon exercice professionnel.

 Sans doute depuis qu’en 1999 une certaine Djemila Abbas m’avait traitée de Grosse Vache et de Petite Conne comme je tentais de l’empêcher de bavarder et que plus grave encore l’Institution ne m’avait pas défendue. Reste ensuite à constater qu’il ne suffit pas d’acheter l’Officiel des Spectacles pour courir au Théâtre ou aux Expositions mais enfin cela en est quand même la voie ou mieux encore la prophétie.

 Je ne perds pas de vue l’existence d’Internet mais il s’agit alors d’autre chose… Il est difficile d’à la fois bénéficier des acquis qui selon ma formule soulage le baudet et de défricher à la machette un monde nouveau de plus en plus impénétrable….

 

 242. Le rouge du ruban de la machine à écrire mécanique sur laquelle dans l’allégresse, je tape à tour de bras mon nouveau livre On attend Robert. Non seulement je ne l’avais pas vu venir mais il coule au rythme de trois pages par jour ce que je n’avais jusque là, jamais connu. Même à la haute époque !

 

 243. Un beau buvard rouge tout neuf que je redécouvre par hasard dans un de mes nombreux cahiers. Les buvards ont toujours été pour moi une source de difficultés et de joies. Celles qu’ils procurent dans le maniement de l’encre toujours délicat ainsi que les plaisirs esthétiques et sensuels de leur usage.

 Mais hélas la difficulté aujourd’hui est de se les procurer car l’encre est passée de mode et ceux qui en usent encore utilisent des cartouches qui régulent d’elles-mêmes le débit et rendent impossible les pâtés ou les tâches, terreur des écoliers de mon enfance. Du moins en principe car il arrive qu’il y ait des fuites…

 

 244. Le rouge des deux tasses que m’offrent une amie de l’autre rive et dont je prends grand soin. Deux petites tasses fabriquées en Chine mais qui évoquent néanmoins la Californie où elle habite et dans laquelle arrivent presque instantanément mes poèmes que je lui expédie par la messagerie…

 

 245. Les jardinières de géranium aux fenêtres des combles de l’Hôtel Beaujon transformé en Centre de Loisirs de la Ville de Paris. Je m’y exerce à l’art de la Céramique. J’y vais là me réinscrire pour une deuxième année, la première ayant belle et bien été écourtée par les suites d’un incendie qui a rendu les locaux inaccessibles pendant de nombreux mois.

 

 246. La photographie de la rose feue à la villégiature. Superbe image que je retrouve au milieu du lot de toutes celles qui concernent ce village bien aimé et qu’il me faut - à peine de malaise - de temps à autre, consulter.

 Elle est rouge si on veut mais d’un rouge si étrange qu’il donne le frisson. On entrevoit que cette couleur n’est pas uniquement la joie bienheureuse de l’amour comblé mais aussi bien celle de l’annonce du massacre.

 

 247. Le clown de Mac Donald’s qui fait jouer les enfants. Si ces lieux de restauration rapide ont leur intérêt pratique toujours doublé d’un accueil sympathique excluant toute discrimination, on s’étonne tout de même des complications que cette firme est capable d’inventer et dont on ne voit pas la nécessité.

 Eux sont sans doute persuadés d’ajouter de la plus value et cela doit être vrai en termes de rentabilité financière….

 

 248. Le rouge du bouton indiquant l’eau chaude à une fontaine en plastique installée dans les salons de l’Hôtel de Ville de Paris où je suis allée – sur invitation - écouter une conférence, stupéfaite d’y découvrir des locaux d’une beauté à couper le souffle et qui en la ramenant à des préoccupations matérialistes, font comprendre autrement la compétition pour le pouvoir !…

 

 249. Le rouge tonitruant des lèvres d’une voisine avec qui je prends l’ascenseur. Ces cosmétiques arrogants ne m’ont jamais plus et même certaines fois, inquiétée. On pourrait presque dire - si la formule avait du sens - qu’ils sont trop rouges pour être honnêtes…

 

 250. Le rouge orange du sac plastique dans lequel je range les cadeaux pour la parentèle. C’est une nécessité pratique car je les prépare longtemps à l’avance au fil des opportunités d’achat et des possibilités énergétiques parfois totalement défaillantes. Mes préparatifs s’étalent donc sur un assez long moment et ma constante politique d’encombrement minimum pour enrayer efficacement le désordre et la déshérence, m’oblige le temps nécessaire à utiliser ce genre de contenant intermédiaire.

 

 251. Les rayures rouges de la cravate de Lionel Jospin à l’émission de Christine Ockrent alors qu’il finasse pour noyer le poisson. Il y parvient ! La preuve en est, c’est de sa cravate dont je me souviens. Quant au poisson, je suis en train de le perdre de vue. On a le vertige lorsqu’on repense aux enthousiasmes de la période précédente. Ce n’était peut-être pas seulement en raison de la jeunesse.

 

 Le rouge des cyclamens chez le fleuriste dont la boutique touche la nouvelle agence immobilière dans laquelle nous mettons en vente ma sœur et moi, le 11 Septembre 2006 l’appartement de nos parents dont nous sommes les propriétaires indivis depuis neuf mois. Nous avons déjà fait une tentative dans deux autres établissements mais elles n’ont pas porté leurs fruits. La partie est plus dure que prévue.

 

 253. Le rouge de l’étiquette du camembert dont je dîne. Ce n’est peut-être pas très diététique comme repas mais outre qu’on fait ce qu’on peut, cette formule a comme avantage de réduire à néant le récurrent fardeau des courses, de la cuisine et de la vaisselle. Le problème est pris à la racine et réglé à moindre frais !

 

 254. Les poissons rouges dans l’aquarium du Commissariat du quartier dans lequel je dépose plainte pour le vol de la Breitling de Maman. Sur les conseils d’un magazine spécialisé j’avais entrepris de la faire réparer. Elle a dû plaire aussi au boutiquier car il a tenté à la place de me rendre une ordinaire contrefaçon fabriquée sans doute dans un faubourg chinois!...

 

 255. Le rouge des fraises et des framboises suaves. Elles ont toujours été pour moi le symbole du bonheur et de la sensualité et cela dès l’enfance. De son côté Ingmar Bergman l’a confirmé dans l’un de ses films cultes.

 

 256. Le rouge salvateur du nouveau catalogue envoyé par l’agence de voyage Arts et Vie. Cette réception est toujours une grande joie car même si cela ne se concrétise pas, on peut toujours rêver. Bien souvent le simple fait de feuilleter cet ouvrage m’a sauvé la mise. C’est un remède qui ne demande aucune mobilisation d’énergie. Les magazines en vente dans les maisons de la presse produisent d’ailleurs à peu près le même effet mais là c’est gratuit et plus beau !...

 

 257. Le rouge des panneaux d’interdiction qui au bord de la route balisent un peu le brouillard et créent des espaces dans lequel l’angoisse peut décroître. Heureusement car je supporte de plus en plus mal ces avatars qui alourdissent la charge du quotidien et d’autant plus qu’il m’apparaît que les précautions n’ont pas été prises pour éviter ce genre d’incidents qui finissent lorsqu’ils sont en nombre par pourrir l’existence et donner envie d’en vivre radicalement une autre, quitte à tout restructurer.

 

 Le rouge du drapeau français de la péniche sur laquelle nous sommes ce dimanche 17 Septembre invités sur le plan d’eau où elle stationne. Journée de grâce et de bonheur. J’ai toujours aimé ce genre d’étendue aquatique et paradoxalement les plus calmes les étangs, les lacs, les gravières. Là c’est d’une boucle de la Seine qu’il s’agit. Cela n’y parait pas.

 

 259. Le rouge de mes grosses chaussures rouges que je parviens enfin à remettre après quelques années de déshérence durant lesquelles j’avais les extrémités gonflées et ne parvenais plus à marcher. Selon l’un de mes ostéopathes j’avais l’astragale effondrée mais selon l’autre c’était plutôt le cuboïde.

 Personnellement je n’avais pas moi-même d’avis sur la question. Cela en ce qui concerne les pieds car pour les jambes, la cause a fini par en être connue grâce à l’information donnée par le médecin traitant, la raison de ma quasi invalidité en était et au présent encore, la polynévrite elle-même consécutive au traitement de la chimiothérapie. Celle qu’on m’a infligée dans ma jeunesse sans me prévenir des effets ni non plus me demander mon avis.

 Sans doute ceux qui en ont pris la décision, eux-mêmes l’ignoraient ils ! L’un d’ailleurs a fini par me dire On ne sait rien des séquelles, autrefois les gens mourraient. Dois-je me réjouir d’être l’une des pionnières de cette nouvelle conquête ? C’est pourtant le cas mais je ne parviens pas à l’expliquer à ceux qui me donnent des leçons de maintien…

 

 260. Le rouge du tablier rouge de celle qu’au cours de Céramique on appelle Fleur sans que je sois bien sûre qu’il s’agisse là de son authentique prénom. Peut-être est-ce plutôt une coquetterie locale ! Ce tablier rouge est à l’image de toute sa personne et de sa production bien ancrée dans la vie et n’hésitant pas à occuper l’espace pour assurer son propre développement.

 Sans doute a-t-elle été comme beaucoup d’autres la bien aimée de sa mère, ce qui n’est pas mon cas avec toutes les néfastes conséquences qui m’apparaissent de plus en plus clairement au fil des années et peuvent même désormais même être objectivées au vu de mon état de santé catastrophique. C’est comme si la vie… ou pire encore n’avait jamais pu s’acclimater.

 

 261. Le fond de l’air rouge dans l’original du tableau Le retour de la Fête de la Madone de l’arc de Léopold Robert. J’ai découvert cette œuvre sous la forme d’une gravure en noir et blanc dans une camionnette stationnée lors du vide grenier de Liancous, cet été. Le cadre doré était joli mais déglingué.

 Je l’ai comme pour la plupart de mes acquisitions à nouveau fait encadrer, ce réaménagement artistique toujours réussi là où je l’ai pratiqué a considérablement amélioré la situation.

 C’est dans l’encyclopédie artistique offerte par ma fille que j’ai découvert l’original du tableau dont cette estampe n’était que la reproduction et dont l’article qui l’accompagne explique l’énorme succès de cette peinture à l’époque de sa création en 1827. Le tableau à l’huile fut même acquis par le Roi. Je suis heureuse de constater que mon enthousiasme pour cette scène a dans le passé été partagé par bien d’autres. Il n’en est plus de même aujourd’hui.

 

 262. Le piéton rouge des passages protégés que je respecte désormais rigoureusement. Ce petit signal s’allume à intervalles réguliers en changeant de couleur pour autoriser alternativement le lieu aux uns ou aux autres.

 Il me paraissait dérisoire lorsque j’étais jeune. Comme d’ailleurs les ascenseurs et les escaliers mécaniques. Avec l’âge j’en comprends non seulement l’utilité mais en apprécie la présence. J’en suis même religieusement, les injonctions.

 La traversée des boulevards et avenues - voire même des rues - est devenue une opération à risques, d’autant plus que le code de la route est de son côté dans ce monde d’anomie, un souvenir dont on ne comprend même plus ni le besoin ni la logique.

 J’ai déjà dit tout cela je le sais mais la difficulté hélas en est elle-même récurrente.

 

 263. Le nouveau logos très rouge du journal de France 2, le planisphère tout entier dans cette couleur de révolution. C’est qu’on a beau en permanence arroser les gens de propagande, verrouiller les informations, mentir effrontément, intimider et même au besoin faire tuer, la réalité finit tout de même par émerger. Les exactions et dysfonctionnements sont si nombreux que cela finit par apparaître de toute façon sous la forme d’actes violents qui obligent à comprendre que les discours habituels ne sont plus crédibles, même pour les plus naïfs. Les institutions elles-mêmes ne sont plus non plus opérationnelles.

 

 264. Le rouge de la bordure des ouvrages que j’offre à une petite fille bien-aimée. Je ne suis pas avare de ce genre de cadeau.

 Au commencement je les achetais dans les librairies patentées, soit celle héritée du passé comme le Joseph Gibert de mon enfance dans laquelle mon père après avoir fait la synthèse de toutes nos commandes allait dans la majesté de sa puissance paternelle acheter d’un seul coup toutes les fournitures nécessaires à ses trois enfants ou bien dans des librairies dont la fréquentation avait à voir avec ma vie littéraire. Par la suite je les ai achetés au Marché de la Poésie à la Foire Saint Germain, Place Saint Sulpice lors de laquelle les producteurs tentaient de rencontrer directement leurs clients.

 La qualité de leurs livres nettement supérieure à celle du circuit traditionnel m’a amenée à réorienter mes achats notamment en direction des Editions du Poisson Soluble éditant pour les enfants des ouvrages remarquables !

 Je suis même allée jusqu’à en acheter pour moi-même ou pour des amis adultes. Parallèlement, faute de place et face à une nécessité de réduire le volume de la bibliothèque comme du reste, j’ai entrepris d’en transférer une bonne partie à ma progéniture et d’autant plus qu’elle appréciait la manœuvre semblant elle-même engagée dans une lecture au long cours.

 Je leur ai ainsi transmis des paquets d’excellents livres auxquels je tenais sans malheureusement être en situation de les conserver, à peine d’un désastre encore plus grand. Cela bien sûr n’excluant pas les larges dons faits à des amis ou plus gratifiants encore peut-être, en souvenir de ma jeunesse qui n’avait que cela, ceux pour doter des bibliothèques. Y compris dans les confins de l’Europe…

 

 265. Le rouge du voyant de la chaudière. En panne elle produit pourtant encore de l’eau chaude. Dans les villégiatures il est agréable d’être chez soi au sens où on n’est pas en conflit avec d’autres pour l’occupation de l’espace ni non plus obligé de respecter des règles sociales qui accroissent le fardeau et font perdre de l’énergie pour des causes qui n’en valent pas la peine. Cela est déjà en soi appréciable !

 Mais la contrepartie en est une nécessité d’entretien qu’on n’est pas non plus forcément capable d’assumer faute de moyens psychologiques et sociaux. On n’a pas non plus vocation à être à la fois le maître d’œuvre d’un perpétuel chantier et le larbin chargé des gros et petits nettoyages.

 Quant à cette chaudière, elle est un souci permanent et fait mesurer à quel point la copropriété de l’immeuble avec son syndic de gestion aussi imparfait soit-il, est quand même une solution lorsqu’on n’a pas la bosse du maintien en l’état.

 

 25 Septembre, le rouge des framboises surgelées que vient de nous livrer Picard. Cette firme qui ne m’a jamais créé aucun souci est une véritable providence. Combien de fois m’a-t-elle sauvé la mise face à mes difficultés d’acheter de la nourriture.

 Quant aux framboises met des dieux et des rois, elles sont mon plat totem. D’en avoir tant cueillies avec Maman sur les sentiers de montagnes dans la vallée de Chamonix de mon enfance.

 Sans compter la chanson de Bobie Lapointe Elle s’appelait Françoise mais on l’appelait Framboise qui me fit surnommer ainsi ma sœur sans même savoir d’où cela venait. Il parait que ses propres petits enfants à elle ont poursuivi l’appellation. En connaissent ils l’origine ?

 

 267. Le rouge de la housse dans lequel je range mon tablier à céramique. C’est un morceau de tissage folklorique assez ordinaire au sens de qualité médiocre dont Maman avait entrepris de faire un sac en le cousant en deux. Mais l’ouvrage n’a pas été achevé. Elle avait sans doute en projet d’y mettre une fermeture éclair comme la forme l’appelait mais l’affaire ne s’est pas faite.

 Et selon ma règle prévoyant de donner à chaque objet le meilleur destin possible, c’est cet emploi là que j’ai trouvé pour cette chose là. Il a fallu me gratter pour le lui trouver. Et pourtant, c’est tout de même mieux que de le laisser dans l’armoire.

 A la relecture de ce texte – dix ans après les faits - je découvre avec consternation que j’ai déjà plusieurs fois évoqué la chose. Mais rigidifié, ce livre fait je ne peux plus rien y changer. Suis-je déjà à l’âge du radotage ? Je me souviens de cet ami qui à mon sujet disait publiquement et subtilement concernant les critiques que d’autres faisaient de mon style oratoire: Ce ne sont pas des redites mais des répétitions ! Et c’était vrai.

 

 268. Le rouge de la corbeille des œufs que je vais devoir jeter. C’est une telle camelote qu’elle ne résiste même pas vraiment au premier usage et il n’est guère envisageable que je puisse la réutiliser. Pourtant dans les linéaires du supermarché, elle avait un petit air pimpant qui attirait le chaland. Mais ce n’était qu’une astuce de marketing ! Une fois qu’elle avait joué son rôle, on avait l’impression d’avoir été prise pour une idiote. Dans cet état d’esprit, jeter l’objet constituait d’une certaine façon un retour à la dignité. Ordure pour ordure, la chose était à sa place. Encore qu’on puisse affirmer exactement le contraire car jeter ce qu’on vient de payer peut rarement être considéré comme l’apogée de la libération. Le système économique et social ne nous laisse pas beaucoup de marge d’action.

 

 269. Au vu du cramoisi des doubles rideaux au coin de la rue Lepic et des Boulevards la découverte que ce que je quête dans cette enquête sur le rouge, c’est la différence entre cette couleur là et l’écarlate. Cette compréhension me traverse tout à coup le cerveau comme une fulgurance et structure alors d’abord tout cet ouvrage puis au-delà peut être, mon œuvre tout entier. L’écarlate c’est la lumière du soleil mais le cramoisi en est la brûlure. Tout mon art consiste à naviguer entre les deux, faute sans doute de pouvoir me tenir à distance de l’un et de l’autre.

 

 270. Le rouge de mes chaussures de chez l’Arche que je mets pour aller chez l’encadreuse en hésitant entre elles et les orangées. Je suis restée longtemps sans pouvoir les mettre à cause de mes pieds gonflés et difformes alors qu’elles étaient dans la période précédente assez confortables. Quant à celles orangées venues de la même firme, ma religion n’est pas faite !

 

 271. Le rouge des pommes du verger, une avalanche difficile à conserver. J’ai tout essayé : les compotes, les tranches de pommes séchées, la conservation pure et simple en extérieur et en intérieur et dans les différents lieux, aucun système n’a produit de résultat positif.

 Elles pourrissent de toute façon rapidement et on comprend pourquoi les marchands les traitent aux produits chimiques ou nucléaires. Demain qui sait à quoi ? Et comment en dépit des problèmes d’hygiène et de sécurité médicale, la logique marchande fait qu’on ne peut pas s’en offusquer !

 En réalité, il s’agit d’un simple problème pratique. Non seulement il faut pour éviter la contagion les visiter tous les jours mais il est en dépit de cela particulièrement démoralisant de devoir jeter rapidement des fruits qu’on a pris la peine de ranger, induisant déjà dans l’univers domestique et familier un surcroît de difficultés dont accablée, on se serait bien passé.

 Le fait qu’il s’agisse de nourriture et de l’icône d’un foyer heureux - fantasme récurrent sinon quotidien - rend cette opération particulièrement pénible, retournant en pensum ce qui dans une publicité et même dans la littérature apparaîtrait comme du bonheur. Pourtant leur goût est inégalable, de l’avis de tous et du mien.

 

 272. Le rouge du slip de bain du maître nageur exactement assorti à celui de son collègue. Ce n’est certainement pas un hasard mais de là à penser que c’est l’uniforme exigé, on hésite. Le rouge du danger de noyade auquel ils sont sensés devoir faire face et celui de la générosité qui permet de rendre efficace ce projet. De toute façon il n’est pas souhaitable de trop s’interroger sur la problématique du slip de bain chez les maîtres nageurs car leurs attributs y sont si devinables qu’on est gêné de voir qu’ils captent déjà l’attention…

 

 273. La débauche des tâches rouges, place et avenue des Ternes. Non seulement les stores et les enseignes de magasins mais aussi les feux de signalisation, les voitures, le matériel de chantier, les fleurs des marchands, les vêtements et le rouge à lèvres des belles. Une cacophonie rougeoyante qui interdit de savoir où donner de la tête tant l’attention est attirée de tous les côtés à la fois.

 On comprend alors comment les impressionnistes ont fini par régler la question et on se dit que c’était en effet le meilleur choix. Ainsi petit à petit est-ce pour raison pratique que la transformation du paysage en univers artistique s’est imposée comme la manière la plus facile et peut être la seule de ne pas devenir fou. La part de l’industrialisation et de l’électricité dans la genèse de ce mouvement artistique mériterait d’être étudiée. D’ailleurs peut-être et ailleurs, l’a-t-elle déjà été. Sûrement même, du moins faut-il l’espérer…

 

 274. De nouveau au cours de Céramique, le tablier de Fleur dont je me demande cette fois s’il est cramoisi ou écarlate. Cela n’a l’air de rien - une nuance sans importance- ce que Voltaire dénonçait chez Marivaux en disant qu’Il pesait des œufs de mouche dans des toiles d’araignée et pourtant cet auteur là annonçait bien la Révolution. Ainsi mon interrogation sur ce que j’appelle les angles morts de la réalité.

 

 275. Le rouge presque fluo du chauffeur de bus du 84, un rouge à lancer l’alarme. Une pièce de vêtement dont le carnet sur lequel j’ai inscrit cette notation pour marquer le passage du jour n’a pas gardé le détail et dont je ne retrouve pas la nature. L’expérience pousserait à penser dans ce cas qu’il s’agissait d’un blouson. Et encore ce n’est même pas sûr car je crois me souvenir que les agents de la RATP porte un semblant d’uniforme. Raison de plus pour suggérer que cet homme arborait ce fanal pour attirer l’attention.

 

 276. Le cuir du dos rouge d’un récit de voyage que je cire. L’un de ces livres achetés sur un coup de tête, un coup de cœur à un moment de ma vie où cet achat correspondait à l’esprit du moment, à la nécessité de faire coïncider le fond et la forme, de tout réorganiser à partir de cet élément là et qui demeurent ensuite comme les buttes témoins de mon itinéraire. C’est vers ma bibliothèque que je retourne étonnée d’y trouver ce dont j’ai besoin, des informations, du sens, de l’amour et l’enchantement du monde dont ma joie est d’avoir réussi à n’être pas séparée en dépit des pressions subies de tous les côtés.

 Je m’émerveille en me souvenant d’à quel point les récits des voyageurs ont été importants pour moi jusqu’à constituer l’un des cœurs de la littérature et m’étonne encore bien davantage de découvrir qu’ils ont aujourd’hui cessé de me préoccuper.

 Est-ce parce ce qu’il fallait découvrir - la face cachée - l’a finalement été ou bien parce qu’il s’agit désormais de tout autre chose ? Je n’ose pas croire que ce relatif désintérêt a à voir avec le sentiment de l’approche de la vieillesse ou d’une certaine façon pire encore - spirituellement parlant - l’indifférence concentrationnaire.

 

 277. Dans un catalogue de mode publicitaire, une série de photographies obscènes, une mariée nue portant un voile rouge. On nous remet ces objets qui étaient auparavant des opuscules et deviennent petit à petit des livres d’art, emballés sous cellophane avec les magazines que nous venons de payer et leurs autres suppléments.

 Autrefois certains étaient si beaux qu’ils méritaient d’être gardés. Aujourd’hui ils le sont moins à cause de leur mode d’impression et de la qualité du papier qui accuse le coup de la crise économique. Sur le fond on a pu y suivre la dégradation de la condition féminine, icône puis fantasme et aujourd’hui réceptacle des pires pulsions qui trouvent là une figuration publique et esthétique, prémisses de leur légitimation.

 

 278. Le rouge de la serpillière que je rapporte à la campagne après l’avoir lavée à Paris. Habituellement elles sont d’un gris uniforme adéquat à leur triste mais nécessaire fonction. En dépit de mes tentatives je n’ai pas trouvé le moyen de rester propre en me passant de leurs services. Il m’a fallu me résigner et cet état d’esprit dans ce domaine s’est avéré le moindre mal. Aussi le fait d’en avoir une de cette couleur, tranchant là franchement avec leur fonction commune est il - aussi modeste soit le résultat - quelque chose qu’on pourrait presque prendre pour de la contestation. D’ailleurs c’en est une !

 

 279. Le rouge du fauteuil d’un journaliste de la Télévision qui crève de peur, lors de son émission concernant l’affaire que la nouvelle langue de bois qualifie de sensible. Les menaces d’assassinat qui en sont la toile de fond ne doivent en effet pas être prises à la légère. En débattre publiquement est déjà la marque d’un courage exemplaire, le danger est bien réel !

 

 280. Le pourpre un peu inquiétant des serviettes en papier dans un restaurant voisin où j’ai mes habitudes. Le fait est que la couleur n’en est déjà pas banale par elle-même et particulièrement pas dans cette utilisation. Pourtant à la réflexion, si on pense aux taches de vin et de viande qu’elles ont vocation à essuyer, on découvre au contraire que c’est la couleur la plus adéquate. Au point même de se demander pourquoi elle n’a pas été adoptée par tous les restaurateurs qui de fait ont privilégié dans le meilleur des cas, le côté pimpant et guilleret des jaunes et des orangés.

 

 10 Octobre 2006 : Le rouge sous-jacent, entre mes collatéraux et moi. Ce rouge sous-jacent dit à lui seul la vérité sur cette succession qui se passe aussi mal qu’on peut l’imaginer. C’est l’intervention en tiers des institutions de la société qui empêche l’effondrement. Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, on peut et on doit supporter leurs dysfonctionnements. Elles nous sauvent la mise. La mise de la vie même ?

 

 282. Chez les voisins, la violence réconfortante de leur tableau rouge, de l’autre côté de la rue. Depuis trente-cinq que j’habite ici, je ne me lasse pas de contempler cet immeuble, un vrai décor de théâtre d’autant plus que ses occupants ne ferment plus les rideaux comme c’est la mode désormais et ne plaignent pas l’électricité comme disait ma voisine de villégiature au parler régional. On voit donc des intérieurs dont certains font rêver.

 Dans mon cas bien sûr c’en est la dimension artistique et luxueuse plus liées qu’on fait semblant de le croire. Ce qui m’attire dans ce tableau, c’est sa couleur presque uniforme et son absence de dessin. Un paradoxe inspirant… Le degré zéro de la peinture, tout à la gloire de la couleur, ce que n’a pas su faire ce texte et qui devra de ce fait, peut-être être recommencé.

 

 283. Le petit sac à dos rouge que j’avais envie d’acheter Boulevard Magenta chez le commerçant chinois chez qui j’ai déjà acquis pour rien le gros que j’emporte au cours de céramique et qui me donne toute satisfaction. Je n’ai pas osé aller jusqu’au bout du projet car c’était un accessoire destiné aux petites filles. Je me souviens du médecin qui me soignait dans ma jeunesse et qui au pire moment de ma vie me donna le judicieux conseil de ne pas trop m’écarter de la norme, ce qu’intuitivement je m’efforçai par moi-même de faire depuis longtemps. Cette ligne de conduite est encore valable aujourd’hui.

 

 284. La tonalité rouge d’une brasserie où je me fais moucher comme une petite fille pour mes comportements brutaux et violents. Je ne les nie pas, c’est de famille et j’ai découvert en grandissant que chez les bourgeois chez qui elles sont également endémiques, elles n’étaient que masquées par des savoirs faire qu’ils prennent pour de la politesse et qui en sont bien au sens premier du mot. Quant à la violence, elle est générale, c’est l’état de nature ! On me reproche la mienne lorsque je sors du conditionnement féminin et met en péril l’idéologie dominante avec toutes les prébendes que cela permet d’obtenir.

 

 285. Le flot rouge des feux arrière d’un torrent de voitures retournant vers Paris. J’ai déjà noté cette source abondante de rouge mais sa répétition est due à la vision récurrente chaque dimanche soir dès lors qu’on a tardé à rentrer. Le refus de prendre en compte cet inconvénient pour organiser un emploi du temps moins fauteur de troubles physiologiques, me parait au mieux une imbécillité mais certaines fois dans mes cauchemars, une volonté du pire que bien que l’ayant constatée chez certains, je n’ai jamais compris.

 

 286. La découverte des Editions Chèvrefeuille et du rouge de leurs couvertures. Le Salon de la Revue à l’Espace des Blancs Manteaux, Rue Vieille du Temple est à l’automne, un des points de passage obligés dans le monde des lettres comme au printemps le Marché de la Poésie à la place Saint Sulpice. Je parle de Paris, naturellement. Il s’agit de longs et lents maillages faits de conversation, de patience, d’authentiques échanges et pour moi d’un pénible refus des futilités.

 Cela ne va pas de soi dans ce genre de lieux là mais je ne sais pas faire autrement. La récompense en est de véritable découverte comme celle de ces éditrices là. Un bonheur accompagné d’espérance voire d’espoir même si je sais bien que dans la réalité, les essais ne sont pas toujours transformés. Ils le sont tout de même suffisamment pour justifier cette ascèse, la face noire de l’écriture. S’en dispenser serait suicidaire. S’y soumettre n’avance pourtant pas à grand-chose. Quel paradoxe !...

 C’est que deux périls menacent l’écrivain : l’ouverture et la fermeture.

 

 287. Les briques rouges des photos des constructions de Liverpool que je récupère avant de me débarrasser d’un album à la belle mais encombrante couverture laquée. Il s’agissait d’un de ces produits qu’on trouve abondamment dans les bazars pour un prix modique et qui sont en quelque sorte l’un des symboles du triomphe de l’industrialisation. Il m’avait été offert par un collègue qui me faisait la cour et je m’étais fait un devoir comme pour tous les objets, de lui trouver une affectation. D’autres auraient saisi la Justice pour harcèlement sexuel.

 Ne faisant pas partie ni sur le fond ni sur la forme de ma série d’albums habituels, je l’avais voué à une utilisation marginale : Présenter les photographies du voyage que nous avions fait en Angleterre en 1987 enquêtant dans mon idée sur l’état d’un pays qui avait pu produire les supporters du club de foot de la cité qui avait déclenché la tragédie du stade du Heysel. Nous nous attendions à trouver une ville en ruines. Il n’en fut rien tout au contraire. Cette magnifique architecture rouge avait déjà été réhabilitée en de multiples œuvres d’art.

 L’Angleterre avait une époque d’avance car les ruines de la désindustrialisation, c’est dans le nord de la France que nous les avons trouvées. A l’époque suivante, tout étant consommé, la place venant à manquer et la catastrophe se rapprochant - visible même aux plus obtus - il n’y avait plus de raison de conserver tout cela. D’autant qu’en matière de photographies, celles venues des prédécesseurs avaient encore alourdi un rayon déjà chargé.

 

 288. Le rouge sombre de l’émail que Fleur passe sur le gros cœur qu’elle prépare comme cadeau d’anniversaire pour ses parents. Elle est coutumière de ces énormes pièces qui encombrent les modestes rayonnages de notre atelier. Notre professeure essaie sans succès de la dissuader de continuer dans cette voie et pour ce que j’en comprends, ses parents également. Tout s’explique lorsqu’elle parle de son ascendante péruvienne. Je me souviens des constructions cyclopéennes des Incas.

 

 289. Le rouge du petit porte monnaie dans lequel je range mes tickets d’autobus, c’est celui dans lequel je mettais mes roubles lors de la croisière de Moscou à Saint-Pétersbourg, le plus beau voyage de ma vie. Je ne fais pas l’effort de m’en souvenir lorsque je circule en autobus, je m’en souviens spontanément, il illumine mon quotidien. Aux grands maux les petits remèdes, j’ai toujours procédé ainsi et l’Art a fini par envahir toute ma vie.

 

 290. Incarnat et funeste le rouge à lèvres d’une voyageuse du 84 qui a une tête de poupée en celluloïd. Elle me fait horreur et me fascine comme tout ce qui rentre dans cette catégorie de l’artificiel lorsqu’il se confond parfaitement avec le vivant. Le permanent déni de ma mère durant toute ma vie a bien sûr été dans mon enfance, la matrice de ce tropisme.

 

 291. Une boîte rouge ramassée dans une poubelle voisine. Ovale et métallique, son couvercle est comme souvent illustré d’un paysage. J’ai toujours aimé les boîtes, représentation matricielle et je peux même dire qu’elles ont constamment joué un rôle important dans ma vie quotidienne. Ces derniers temps plus que jamais tant il m’apparaît que le départ approche par nécessité plus que par goût, comme les Cheyennes chassés de leur terre errèrent sur la piste des larmes.

 Les boîtes sont essentielles au nomadisme. C’est à la Voûte Verte à Dresde que je les ai vues atteindre leur point culminant, chaque objet ayant la sienne en cuir, faite sur mesure et constituant à soi seul une deuxième œuvre d’art, englobant la première. Le musée que je porte avec moi implique cette propédeutique. En moi ou avec moi, tout mon drame est là !

 

 292. L’écarlate d’une vigne vierge recouvrant une façade à Talmondiers en Normandie. Nous traversons ce village chaque week-end et le miracle est qu’âgée je ne me sois pas lassée des beautés du monde, tout au contraire. Bien que mon univers se réduise avec l’amoindrissement mais non l’affaiblissement de mes forces, je ne suis blasée en rien. Je peux contempler sans cesse les mêmes trésors. De toute façon en osmose parfaite avec les habitations, ce végétal me fascinait déjà lorsque j’étais enfant.

 

 293. L’obsession rouge de trouver une utilisation adéquate pour la boîte rouge ramassée dans la poubelle d’un voisin. L’affectation des boîtes jusqu’à voir en émerger la rationalité parfaite est l’une de mes activités majeures. Elle ne cesse de se modifier en raison des nouvelles entrées et/ou priorités. C’est l’un des aspects de mon alchimie domestique. Je quête la forme parfaite pratiquant en ce sens, une ascèse constante et nécessaire dont Montesquieu aurait dit que dérivant de la nature des choses, elle est une loi. Je le confirmerai parce que c’est vrai ! L’alchimie est le mouvement du perfectionnement. C’est l’architecture interne de ma vie.

 

 294. Le contentement de trouver enfin l’utilisation adéquate pour cette anonyme boîte rescapée des ordures et qui contient désormais des pions eux-mêmes rachetés au hasard des brocantes dans le projet de réhabilitation de jeux de société complets. En bois, en os ou en ivoire.

 

 295. Le cramoisi des aménagements de l’intérieur du cirque de Bouglione. L’une de mes premières émotions artistiques. Avec le recul je comprends bien que la petite fille étrange de cette époque était déjà l’artiste libre que je suis devenue et avec le recul, j’en retrouve toutes les continuités. Ce texte même en est la preuve. Le rouge du cirque, du théâtre et autrefois des cinémas est bien la porte d’entrée de l’une des formes du sacré. En tous cas la plus facilement accessible dans l’univers dont je viens et qui avait effectivement rompu avec lui mais non avec le sens.

 

 296. Le fond d’une gravure du peintre Aymery. Elle me plaît beaucoup mais je renonce à l’acquérir à cause du prix. Là où je fais encadrer mes trouvailles, on y vend aussi des lithographies présentées dans des expositions temporaires. Ce n’est pas seulement par amitié que j’en achète, c’est aussi par devoir parce qu’il faut bien que les artistes vivent, surtout lorsqu’il s’agit de créateurs remarquables.

 Elles sont là nettement plus chères que dans les brocantes mais en matière artistique les prix échappent à toute règle logique et il faut bien s’en arranger. Toutefois il y a quand même une limite et en matière d’Aymery, je dois donc me contenter d’une plus petite qui déjà me procure une intense satisfaction sur le fond comme sur la forme. Sinon de toute façon, je ne l’aurais pas achetée.

 

 297. Sur les Grands Boulevards la moquette rouge du cinéma Paramout où j’ai mes habitudes. J’espère qu’il est classé à l’inventaire des Monuments Historiques - en tous cas il le mériterait - c’est un chef d’œuvre ! Les vitres Arts Déco - si elles n’ont pas été réalisées par Lalique - c’est tout comme. Je ne me lasse pas de les contempler. Elles entrent dans la catégorie de ce que j’appelle à tomber par terre, symptôme du foudroiement émotionnel reconnu et analysé par la Médecine. Stendhal l’avait déjà mentionné.

 

 298. La convoitise d’une chose abandonnée sur une table et dont je me demande si je pourrais me l’accaparer. Je n’ai pas retrouvé la trace de la nature de l’objet considéré. Il n’en reste que la rougité, la rougeur, la rougitude car en effet c’est bien de cela qu’il s’agit. Et le rouge de la honte d’avoir été traversée d’une telle pensée. Heureusement sans suite pratique, le cerveau reptilien ayant rarement dans ma vie le dernier mot. Contrairement au texte.

 

 Un jour perdu.

 

 Le rouge de l’œuvre qui couve et dont on ne sait pas encore quelle forme elle va prendre.

 

 301. Déjà évoqué, le rouge du logo du Journal Télévisé qui ment comme il respire. Ce n’est pas le Journal Télévisé qui me hante mais le rouge qui échappe aux maquettistes, infographes, concepteurs de tout poil - envers et contre tout - comme leur ancre de miséricorde, plus fort encore que leur mensonge. A cause de cela il leur sera un peu pardonné - un peu et non beaucoup - car ils ont vraiment beaucoup fauté.

 

 302. Le rejet du rouge violent d’un balai que je refuse d’acheter à cause de cela. Les travaux ménagers sont devenus un vrai pensum depuis qu’ils n’ont plus été partagés dans la joie comme ils l’étaient dans la jeunesse et la découverte d’une vraie mixité en tant que progrès social éclatant. Ils sont devenus le lieu d’une guerre sournoise, immonde et néanmoins vitale. Mon entreprise de les réduire à néant - et j’y parviens presque grâce à mon art de vivre et mon culot - interdit toute fantaisie dans ce domaine.

 Pourtant dans mon enfance lorsque suivant la Nationale 7 - à l’époque la route des vacances - on traversait le bourg de La Palud tout entier consacré à la fabrication de ces engins, leur exposition multicolore sous les portes cochères était une vraie fête envers laquelle même mes parents pourtant peu expansifs, manifestaient admiration et contentement.

 Si Simone de Beauvoir termine ses mémoires en disant qu’à l’aune des noisetiers de son enfance elle a été flouée, je m’enorgueillis de ne pas partager ce constat amer. J’ai lutté comme une folle et bien que j’y aie laissé la santé, j’ai abouti !

 

 Premier Novembre 2006 : Le rouge d’une œuvre graphique que je vais réaliser à la mémoire d’un homme assassiné dans un train, seul moyen de n’être pas terrassée par l’émotion de ce qui est devenu banal et ne suscite presque plus de commentaires. La création me permet d’expulser hors de moi les affects qui autrement me dissoudraient dans la confusion. Je peux alors littéralement me les représenter - c'est-à-dire m’en distancer - les rendre objets d’un moi-même qui du coup redevient ipso facto sujet.

 

 304. Nouvelle notation du rouge très rouge du tableau du voisin. Nouvelle récurrence, même si elle fait pléonasme. Ce n’est pas encore une obsession mais cela pourrait le devenir. Le fait est qu’il est déjà en lui-même impressionnant mais surtout à cette vue, on se demande qui sont ces gens qui cohabitent avec cette chose...

 Il est peu probable - étant donné l’état de mœurs - qu’ils se contentent de la subir sans oser s’en débarrasser. Sans doute ont-ils choisi de vivre avec, peut-être même en ont-ils fait l’acquisition. La dernière hypothèse serait qu’il s’agit de l’artiste lui ou elle-même mais elle est peu probable car le reste des installations, meubles et agencement de l’appartement ne sont pas à la hauteur de cette création là.

 

 305. Mise en ordre de ma collection de roches commencée en classe de Quatrième au Lycée Hélène Boucher sur ordre du professeur de Sciences Naturelles. Je l’ai continuée longtemps et même encore lorsque j’étais déjà mère allant au retour de la Martinique au début des Septantes, prospecter dans les carrières franciliennes ou autres, mentionnées dans mon guide de géologie. Une série de beaux fascicules à la couverture en carton souple rouge très très rouge. Très détaillés et apparemment compétents je m’y perdais quand même car en matière de géologie, il y a loin de la théorie à la pratique. C’est sans doute dans ces explorations que j’ai découvert à quel point la matière était une… Une !

 Le challenge est cette fois d’intégrer à mes propres échantillons ceux de ma mère retrouvés dans son appartement. D’abord parce que c’est elle qui m’a donné le goût de la Nature et ma première instruction sur les roches qui avant cela n’étaient que des cailloux mais aussi parce que dans un monde où l’Ame est répartie en la totalité de la matière, il convient de donner à chaque objet ce que j’appelle son meilleur destin. C’est à l’opposé d’une pensée de la consommation, un protocole d’amélioration permanente de tout ce qui existe. A l’opposé de l’utilisation et de la dégradation du monde au profit de sa constante création.

 Absorbant cette collection que je dois maintenant faire mienne, il me faut - pour raison pratique - éliminer les nombreux doublons. Je crois me souvenir qu’il arrivait dans mon enfance que nous ramassions de concert et de conserve puisque les deux expressions conviennent, des échantillons dans les mêmes lieux.

 Ce qui surnage à l’écriture de ce texte plus encore que les couvertures en carton souple de mes fascicules de géologie, c’est le rouge de la lave du Vésuve et de la terre du Roussillon. La réalité dame définitivement le pion à la théorie et pourtant sans elle l’homme humain ne se serait jamais élancé vers la Planète Rouge. Celle que mon frère nous faisait voir grâce à son télescope installé sur le balcon de la rue Clairaut.

 

 306. Partout les rouges panonceaux tentant tous plus violemment les uns que les autres, d’attirer l’attention. La ville est un chaos informe où chaque objet, chaque chose, chaque lieu existe pour son compte et pour se frayer un passage dans cet univers saturé a nécessairement recours à l’excès. Cela n’est pas sans rapport avec le projet de ce texte déjà tenté sans succès dans les Nonantes, comme la tentative de développer une image ordonnée de cette foire d’empoigne qui a beaucoup d’égards, me révulse et me pousse à rester sur le côté.

 

 307. Le rouge d’un voile islamique cramoisi très beau. Le velours provoque chez moi depuis que je suis née, une sorte de transe qui en fait un tissu sacré. De plus lorsqu’il est rouge comme dans les théâtres et les cinémas autrefois, il ouvre les portes du Nirvana. Dans la fonction d’occultation du corps féminin il a déclenché un tiraillement de mauvais aloi, une discordance métaphysique qui rend fou plus encore que folle, en provoquant ce que les professionnels appellent une injonction contradictoire.

 

 308. Le sang des femmes qu’on tue toute la journée dans les films de la Télévision. Au point que cela finit par paraître naturel. Et lorsqu’on ne les tue pas, on les blesse, on les bat, on les bafoue, on les humilie. On en arrive malgré soi à la conclusion que bien qu’ayant théoriquement les mêmes droits, ce ne sont pas des êtres humains. Et de toute façon la notion de droit n’apparaît plus très appropriée à l’époque. Même si celui-ci prétend la régenter, y parvient pour quelques temps encore, dans quelques endroits et pour quelques questions. Le sexocide n’a pas lieu qu’à la Télévision. Il a d’ailleurs fallu inventer ce mot.

 

 309. Rouge le cœur rouge que Fleur avait préparé pour l’offrir à ses parents mais qui à la cuisson dans le four, s’est fendu. A l’atelier on a d’abord le réflexe d’en être navré comme chaque fois qu’une pièce casse, la sienne ou celle d’autrui - c’est un peu pareil dans ce maelström - puis on se dit que ce n’est pas si grave car on est envahi par ses pièces rustiques et monstrueuses dont elle-même nous dit que ses parents tentent de la dissuader de continuer à en produire. Pourtant la violence de ce rouge n’était pas sans intérêt, elle témoignait de cette couleur à l’état pur, celle de l’affection, du sang et de la beauté chaleureuse et sacrée.

 

 310. Invraisemblablement rouge, le manteau d’une excentrique Boulevard Raspail. Il est finalement assez rare d’en croiser dans un monde qui aujourd’hui admet tout, abolissant dans le même mouvement et l’idée de la norme et de celle des marges. Pourtant celle-là parvient à restructurer suffisamment les codes pour pouvoir par son seul génie s’en séparer et proclamer urbi et orbi sa capacité créatrice personnelle.

 Je suis d’autant plus enthousiasmée de ce manteau rouge que j’en ai moi-même un que j’adore sans m’arrêter au fait que mon alter ego a jugé que dedans, j’avais l’air d’une marchande de poissons. Au point qu’un livre sur les stratégies d’émancipation des femmes dans le dernier quart du XXe siècle pourrait globalement s’appeler Le manteau rouge.

 

 311. Le rouge de la chemise en carton dans laquelle je range le texte d’une nouvelle que je traîne depuis un bon moment. Si péniblement que j’en arrive à penser qu’à l’avenir il me faudra renoncer à en écrire. Non pas de gaîté de cœur mais parce que cette déshérence est corrosive. C’est peut-être pour m’alerter sur la nocivité de cette lenteur, voire de passivité que j’ai rangé ce travail dans cette chemise-là. J’en suis d’autant plus étonnée que celles qui constituent le recueil dénommé La galerie des reptiles est fermée à l’heure du déjeuner se sont écrites presque toutes seules.

 

 312. Le rouge – invraisemblable - Rue de Rocroy d’une plante inconnue. Ce sont les surprises de la ville ! Pas une sortie, pas un jour où n’en surgit plus d’une. Là d’autant plus facilement que les horticulteurs non seulement importent à tire larigot des plantes qui sans être adaptées au climat flattent les caprices des acquéreurs toujours en quête de nouveauté mais de surcroît en fabriquent de nouvelles, grâce – on hésite à employer ce vocable - le génie génétique. L’expérience montre qu’en fait par la suite, on est déçu. En ce qui me concerne j’ai fini par décider après avoir constaté l’absence de rentabilité de ce secteur nécessitant beaucoup d’énergie - assez souvent en pure perte - de peu à peu, le fermer.

 La mauvaise qualité des plantes mises en vente, la raréfaction de l’eau, la pollution atmosphérique, sans compter le manque de forces a amené la raison à qui - au vu des difficultés - j’ai il y a quelques années déjà décidé de transférer tous les pouvoirs, jugé qu’étant donné l’ensemble des difficultés, il fallait en finir avec cette activité. La qualité de la vie s’en est ressentie, je ne nie pas le fait mais il est inadéquat de vivre au-dessus de ces moyens physiologiques et matériels. C’est voire même contre performant.

 

 313. Le rouge carmin de l’étui à lunettes de Claude Aslan, Président d’Honneur de notre association Rencontres Européennes riche ce jour de 108 membres payants, ce qui est loin d’être négligeable. Notre activité principale consiste à nous lire nos poèmes dans les cafés qui veulent bien nous accepter, ce qui est toujours à recommencer car au bout d’un certain temps, au vu des fraudes à la consommation de certains de nos adhérents, les patrons préfèrent se séparer de nous.

 Claude Aslan grand seigneur est la bonté même. J’ai été émue de le croiser un jour lorsqu’il faisait ses courses comme moi chez C and A, cette grande surface d’habillement de la classe moyenne pas trop élégante… Décidemment après réflexion, ce rouge étui à lunettes ne m’étonne pas, comme Victor Hugo a écrit Cachez vos rouges tabliers, tout étant dans l’inversion inattendue des termes.

 

 314. Le rouge presque violacé de la soupe à la framboise que je parviens à me faire chauffer pour me restaurer. On a du mal à croire qu’il s’agit là d’un progrès important qui m’a déjà demandé beaucoup d’effort. L’écrasement domestique m’a obligée à me retirer d’un piège alimentaire dans lequel je n’étais plus qu’instrumentalisée pour tenter de trouver d’autres chemins de nourriture. Par ailleurs mangeant moitié moins depuis la mort de ma mère et allant souvent au restaurant faute de pouvoir faire autrement, je peux me contenter de bricoler de ci de là ce genre de ce qu’on appelait autrefois des en-cas.

 

 315. Un vêtement rouge à une fenêtre de l’autre côté de la cour. Dans le quartier où j’habite on n’a pas l’habitude de voir du linge ainsi exposé sauf très épisodiquement dans les chambres de bonne qui couronnent les immeubles. J’aime pourtant bien ces signes de vie qui alimentent la rêverie poétique sur la vie des gens, spectacle dont je ne me lasse pas et qui remplace aisément les programmes démobilisateurs de la Télévision.

 Dans la période précédente - comme je pensais encore réussir quelque chose dans l’art photographique, j’avais commencé une série sur le linge qui pendait aux fenêtres et aussi chez moi du séchoir savamment installé au plafond de la salle de bains. Cela n’a pas abouti car la destruction de notre société, celle de mon statut et de mon être physiologique - le tout dans le même mouvement - a en fin de compte été plus forte que ma volonté de rendre compte de l’état du monde vu par un œil féminin comme j’en avais formé le projet. Il a donc fallu renoncer.

 Ce vêtement rouge à une fenêtre suscite en moi une profonde émotion parce qu’il renvoie à tout cela et que sa violente couleur est à la surface du souvenir comme la tache de sang de l’éventuel meurtre commis et étouffé au nom de l’ordre public. Pas si sous-jacent que cela puisque quoi que je fasse, la possibilité de cet assassinat remonte à la surface. Du coup non seulement le deuil est impossible mais la gravité de cette incertitude génère dans mon corps une invalidité croissante que tente d’enrayer le poids des mots.

 

 316. Dans le sous-sol de l’Hôtel Beaujon autrefois caserne affectée à la Garde Républicaine et aujourd’hui transformée en Centre de Loisirs de la Ville de Paris, le rouge de la terre qu’on sort d’un sac lors du cours de Céramique. L’opération ne va pas de soi, loin de là. Il faut déjà parvenir jusqu’à l’endroit où il est rangé et cela n’est pas aisé car bien que l’atelier soit exigu, l’entassement du matériel et des corps est tel que chaque déplacement est un parcours du combattant.

 Lorsqu’on a enfin atteint l’endroit où les diverses terres sont déposées, il faut au travers de la matière plastique épaisse et répugnante qui les entoure, reconnaître la terre que l’on recherche car même si la couleur est indiquée dessus au crayon feutre noir, c’est parfois si déroutant qu’on peut d’autant plus penser à une erreur qu’elle se produit parfois. En effet ce n’est qu’après la cuisson qu’on peut être certaine de ne pas s’être trompée.

 Il n’y aurait pas besoin de se forcer beaucoup pour oser écrire que cette terre rouge dont l’éclat me ravit lorsque l’œuvre est terminée n’a au commencement du travail, rien de rouge. C’est plutôt une glaise marron comme on pourrait en trouver dans un chemin boueux peu ragoûtant. L’œuvre que j’entreprends dans cette terre là est de ce fait un pur acte de foi dans la radicalité dont est porteuse le matériau. Je l’ai d’ailleurs découvert assez rapidement renonçant après quelques séances aux émaux de couleur qui en masquait la luminosité, au profit d’un art brut.

 

 317. Le rouge de mon bâton de corrector de la marque Pentex. Ce produit est la providence non seulement des étourdis dont il permet de corriger facilement les fautes et les erreurs mais aussi des artistes car grâce à lui on peut tracer des signes et des lettres sur tous les matériaux aussi sombres malcommodes et périlleux soient-ils.

 Dans les commencements de ce produit, on le distribuait en flacon qu’on devait utiliser avec un pinceau. Mais le liquide séchait et s’épaississait d’où la nécessité dans un deuxième contenant d’une solution destinée à réparer les dégâts en fluidifiant à intervalles plus ou moins réguliers en fonction de l’usage, la pâte visqueuse et peu propice aux travaux soignés.

 Le progrès technique a fait apparaître un autre conditionnement plus efficace et plus facile d’emploi. Les anciens flacons ont pratiquement disparu au profit de cette nouvelle façon de faire dont le plastique dur et résistant est d’un rouge agressif qui me plait, les inscriptions que je réalise avec cet engin n’étant pas les symboles d’une recherche de la paix sociale à tous prix.

 

 318. Le rouge de mon beau buvard tout neuf. Il n’est pas facile d’en trouver à acheter, bien que toute une partie de mon activité ait lieu aux encres colorées. Non par maniérisme mais par nécessité créatrice. Ainsi, à une vendeuse de stylographe qui pour me le faire essayer me demandait dans quelle couleur j’écrivais, ai-je pu répondre sans aucune insolence et en toute vérité, que cela dépendait des jours et de ce que j’avais à écrire. Bien sûr elle ne m’a pas crue et s’est offusquée de se croire méprisée.

 J’entretiens de nombreux cahiers pour y consigner des réflexions de toutes sortes et j’adore écrire à la plume en raison de la jouissance que cela procure. Malheureusement je ne suis pas très soigneuse de tempérament - ni très appliquée faute d’avoir eu un lien heureux avec ma mère - et la densité de mon activité scripturale m’oblige à utiliser beaucoup de buvards et de ceux qui absorbent effectivement.

 Je n’use pas de buvard de salon ou d’apparat qu’on pourrait appeler buvard d’opérette mais de gros buvards rustiques. Si on ajoute que je ne sais jamais entre quelles feuilles ils sont, on comprend que je sois obligée d’en avoir plusieurs et de déplorer leur usure que je combats par la pléthore. Malheureusement depuis la prolifération des feutres et des crayons-billes véritable progrès technique et démocratique - les deux allant souvent de pair - il n’est pas facile d’en trouver à acheter.

 Aussi ai-je été stupéfaite d’en découvrir chez le petit marchand de journaux à côté du Lycée, marchand avec qui j’ai sympathisé durant de longues années. Nous nous étions reconnu tous les deux comme des déclassés. Attaché de presse d’une grande firme automobile il avait été licencié à cause de son âge et s’était courageusement reconverti, s’installant dans ce minuscule magasin.

 J’ai fait chez lui la trouvaille inespérée de lots de buvard de couleurs assorties, découpés à la taille des cahiers petits formats et emballés en pile sous le papier cristal traditionnellement réservé aux fleuristes. Du coup j’en ai acheté plusieurs paquets et espère en avoir assez jusqu’à la fin puisque je suis à un âge où l’on peut – sans épouvante - avoir l’utilité d’une pareille locution. Les rouges sont bien sûr les plus flatteurs mais j’aime bien les autres aussi.

 

 319. Porte de Champerret un duffle-coat rouge avec une cagoule. Dans ma jeunesse étudiante, ce vêtement était furieusement à la mode, pas en rouge évidemment ! Presque toujours en gris, les garçons en portaient exceptionnellement en noir ou bleu marine qui paraissaient alors le comble de la fantaisie. Puis à bas bruit il a complètement - sans qu’on s’en rende compte - comme pour presque toutes les disparitions, quitté la rue ! Sans doute était-il lié à un mode de vie et à des valeurs symboliques qu’on cherchait – même inconsciemment - à afficher.

 Le duffle-coat gris était par excellence le vêtement des prêtres ouvriers et des intellectuels germanopratins qui quoiqu’on puisse aujourd’hui s’en étonner, étaient alors dans la même catégorie ! J’ai été stupéfaite d’en voir réapparaître un, découvrant du même coup qu’ils avaient sans que je m’en aperçoive, disparu et ébaubie d’en découvrir d’une couleur aussi ouvertement révolutionnaire.

 

 320. Le rouge de la nourriture aux étalages de la rue Poncelet. Sur le fond et sur la forme une vraie fête. Une forêt de vie, d’émotion et de désir. Hélas, c’est peu dire que je suis en difficulté face au nourrissement. Mon histoire personnelle et l’histoire collective – l’Histoire tout court - se sont coagulées d’une si sinistre manière que je n’ai pas trouvé d’autre façon d’échapper à l’aliénation qu’elles ont générée et encore au présent, qu’en gardant farouchement mes distances avec les ogres maniaques de ce que ma littérature nomme La Grande Dévoration.

 Faute d’avoir pu inventer une autre possibilité pratique d’inscrire quelque part - pour la manifester - mon objection de conscience, je me suis trouvée dans l’impossibilité physiologique d’acquérir ces trésors qui ne sont donc à disposition qu’en apparence. Et ce n’est pas une question de moyens financiers. Il serait de mauvais goût d’ajouter hélas !

 

 321. Le rouge très rouge d’un pantalon rouge porté par un habitant de Bois Colombes que je vois - lors de ce que j’appelle une croisière - marcher sur le trottoir qu’en voiture, nous longeons. J’en suis stupéfaite ! Les seuls pantalons rouges pour homme dont j’ai entendu parler sont ceux de la Guerre de 14. On se demande alors dans cet après midi heureux…

 

 322. Les rouges sombres et variés de mes trousses de toilette. Il s’agit là de celles de mes parents, celle de Maman surtout trousse si peu féminine que j’en ai été un moment interloquée mais surtout des deux que j’ai achetées à Menton à la Toussaint 2004 lorsque j’avais quand même à moitié paralysée, réussi à partir en vacances. Non comme une métaphore mais une réalité biologique. Je les ai achetées au Monoprix de la ville, choquée de constater qu’on y vendait des produits de luxe sans rapport avec ceux qu’on peut trouver à Paris dans les magasins de cette chaîne commerciale.

 Bien que déjà largement pourvue d’une belle trousse à fleurs, j’avais sans hésiter cédé à la tentation de renouveler le matériel. C’est que la conception de celle déjà possédée laissait à désirer car même en fermant le cordon, son étanchéité n’était pas totale. Voyant là en rayon ces trousses couleur bordeaux - équipées d’une solide fermeture à glissière - je n’ai pas hésité une seconde à en prendre deux une petite et une grande, assorties. Avec comme à chaque fois dans ce genre d’opération, l’intime conviction que je contribuais à faire reculer le chaos. Et c’était vrai !

 

 323. Face au kiosque à journaux, sur cette place qui n’est qu’un élargissement des voies au croisement du Faubourg Saint Honoré par lequel j’arrive à la sortie du cours de Céramique à l’Hôtel Beaujon le mardi après-midi et du Boulevard Friedland d’un côté, Haussmann de l’autre, cette boutique est un leurre pour touristes et béotiens. On y vend des horreurs qu’on fait passer pour œuvres d’art. La violence des rouges des tableaux défie le bon goût et semble avoir surtout pour fonction d’attirer l’œil. Paradoxalement, installés sur des tréteaux s’avançant sur le trottoir une grande quantité de livres soldés retiennent l’attention.

 Dans ce lot hétéroclite sans doute acheté en gros chez les professionnels, on trouve fort bon marché des livres d’art de grande qualité. Je m’y approvisionne régulièrement, pourvoyant ainsi largement ma progéniture dont il ne sera pas dit que de cette provende, elle n’a pas eu assez. Cette fois c’est pour moi-même que j’achète un Chagall. Il est vrai que j’en manque alors que c’est un peintre que j’aime beaucoup et dont je pourrais dire même si je ne comprends pas le sens de cette expression Et qui me le rend bien. Sans doute cela veut-il dire qu’il m’a fécondée. Non seulement dans mon art mais aussi dans ma vie.

 

 324. Le rouge des fruits rouges aux étalages de ce qui reste des commerçants de la rue de Buci. Au cœur du quartier cette rue était autrefois une fête pour les yeux et pour le cœur. Il pouvait être désirable d’y habiter. Grâce à elle on se souvenait que du temps de l’exclusion de Marguerite Duras et de ses petits camarades hors du Parti Communiste, de la boîte de nuit dénommée Le Tabou et plus généralement de ce qu’on appelle aujourd’hui désormais à tort, Saint Germain des Prés, ces îlots d’immeubles ont pu être des lieux populaires.

 Lorsque j’y ai débarqué après la publication de mon premier livre Les Prunes de Cythère en 1975 aux Editions de Minuit, la symbolique de ce quartier et son phénomène même étaient déjà terminé tandis que la façade en subsistait encore.

 Il a fallu la transformation de toutes ces échoppes en luxueuses boutiques de vêtements et la disparition des librairies pour que la réalité apparaisse pour ce qu’elle est comme une impression photographique ayant persisté seulement sur la rétine.

 

 325. Le rouge d’un camion vieillot digne des Années Cinquante. J’aime depuis toujours ce type de véhicule mais suis scandalisée de les voir en ville. Pourtant il le faut bien ! Choquée et ravie. Sans doute parce qu’ils me rappellent ceux qui dans mon enfance bouchaient le passage à mon prudent et consciencieux paternel qui devaient sur la route des vacances - la fameuse Nationale 7 entre autres - développer toute une stratégie pour parvenir à les doubler. Et lorsque c’était fait pour n’avoir pas à recommencer cet exploit, il hésitait à nous arrêter pour raison sanitaire. Mon confort physiologique dépendait donc de ces mastodontes.

 Dans la descente de La Rochepot en Bourgogne au printemps, ils dérapaient sur le verglas et renversés en travers de ce dangereux tronçon, bouchaient encore plus farouchement la circulation qui avait lieu alors au compte goutte. Et encore à grand renfort d’une Police dont à l’époque, il ne venait à personne l’idée de contester les décisions.

 A l’approche de ce lieu sacré - cimetière des éléphants mécaniques - mon père était terrorisé et j’en étais bouleversée.

 

 326. Le rouge du pull que j’emballe pour l’offrir à Noël à un petit garçon de ma connaissance. Depuis des années je les achète au même endroit, chez les Franciscaines Réparatrices de Jésus Hostie, mes voisines de l’avenue de Villiers. Lors de leur vente de charité annuelle, elles commercialisent ces vêtements tricotés à la main par une femme avec goût, art et compétence.

 Autant privilégier cette fabrication artisanale plutôt que le produit des machines chinoises qui parfois ne résiste même pas au premier lavage. Il y a longtemps que je pratique cette politique économique aujourd’hui recommandée par les écologistes. Autrefois elle m’attirait dérision et quolibets. Je n’en ai aucune amertume, j’ai l’habitude d’être d’avant-garde !

 

 327. Le rouge des toutes dernières feuilles de l’arbre à perruques. J’ai planté cet arbre là à cet endroit là pour faire de la couleur et ne suis pas déçue. Ce rouge là est pourpre et profond et sa contemplation à elle seule génère un solide contentement. Je ne regrette pas cette décision là. Ni en ce qui concerne le jardinage ni les autres non plus.

 

 328. Le rouge de mes chaussures comme une ancre de miséricorde pour intercaler l’extérieur de la société entre mon marasme et moi, lorsque prisonnière psychologique du lien mortifère avec ma génitrice, je ne suis plus en état de quitter l’appartement.

 Il y a longtemps que j’ai constaté que lorsque que je m’enlise dans l’indifférenciation animique qui liquide en moi toutes les constructions culturelles et politiques de l’éducation et de la transmission, c’est ce simple moyen pratique qui m’arrête sur la route de la totale dissolution. L’animal en moi capte immédiatement ce signal car habituellement chez moi, je suis pieds nus. Depuis mon enfance. Depuis que j’ai été en état de tenir tête à mon père qui pour m’éviter les blessures, tentait de toutes ses forces à me faire mettre prudemment, des chaussons.

 

 329. Le pull-over rouge d’un rouge d’autrefois, porté par une femme qui se penche à la fenêtre d’un immeuble de la rue. Il ne s’agit pas là de l’un des deux qui en face comblent ma rassurance et ma distraction lors de ma permanente contemplation mais d’un troisième un peu plus loin avec lequel je n’ai en réalité aucune relation.

 

 330. Le rouge pas très rouge de ma nouvelle pièce de céramique dénommée Le vase des trois mondes. Ce rouge là a la couleur d’une brique sombre. J’ai cette fois l’idée de le doubler à l’intérieur d’une épaisseur rose dont dans mon enfance on nommait la couleur cuisse de nymphe émue. Cette appellation me laissait rêveuse et désemparée.

 

 331. Le rose du saumon au fond de ma terrine commandée dans un restaurant. Si autrefois ce poisson était le messager des dieux, il a fini par perdre sa grâce et son intérêt par l’absence de vertu de ce que ses éleveurs appellent pudiquement les farines animales. Les espoirs écologiques de l’aquaculture ont été alors transférés dans la catégorie des cauchemars industriels.

 

 332. Le rouge du papier cadeau que j’achète à Monoprix. Depuis longtemps cet article est pour moi l’occasion de lâcher la bride à mes pulsions artistiques en permanence au bord du débordement et à mon sens de la cérémonie. Les fêtes de Noël que j’ai assurées pendant une quinzaine d’années en réunissant la famille, en ont été la parousie. La débauche de cadeaux, de vaisselle et de décoration scandalisait Maman qui sur la fin de sa vie qualifiait tout cela de bazar et du ton le plus méprisant qu’elle pouvait.

 Le mot convenait à cause de la rutilance et de la majesté. Les parents décédés, cette fête a cessé. Sans qu’il y ait de rapport de cause à effet, les papiers cadeaux sont de leur côté devenus d’une si mauvaise qualité qu’ils se déchirent parfois avant même qu’on ait mené à bien le projet d’emballage ! Sic transit gloria mundi...

 

 333. Le bouchon du bocal du laboratoire. Il n’a pas empêché le renversement pénible du prélèvement. J’avais déjà eu beaucoup de mal à me décider à procéder à cette opération peu agréable et dû pour aboutir, mobiliser toute mon énergie et mon savoir-faire psychologique. Cette analyse s’est avérée obligatoire pour espérer guérir de l’infection sournoise qui se rappelle à moi. Du coup j’en veux beaucoup à cette entreprise médicale qui péremptoire me téléphone pour m’affirmer sans contestation ni échappatoire possible, que la pénible opération est à recommencer.

 

 334. De nouveau le bouchon rouge d’un nouveau contenant de nouveau fourni par la laborantine pour réaliser un autre prélèvement. Cela ne sert à rien de s’énerver. Il ne faut pas ajouter la crise de nerfs à la contrainte de la deuxième version de cette pénible opération. Dans ce genre de conjoncture, l’expérience a montré que c’est en restant calme et rigoureuse que je limite sur moi l’emprise de l’adversité et de sa néfaste conséquence, l’aliénation.

 

 335. A la piscine, le bonnet de bain rouge d’un enfant qui flotte à la surface de l’eau et dont la mère ne se préoccupe pas. J’ai toujours été bouleversée de constater ces indifférences maternelles et d’autant plus qu’adulte, je pouvais faire la distinction entre les femmes attentionnées et tendres qui se penchaient sur leur progéniture, me représentant ainsi sans échappatoire possible le hasard des conditions personnelles et leurs funestes conséquences. Lorsque je croise un enfant maltraité, je me défends de mon chagrin et disant On en fera un écrivain !

 

 336. Sur le trottoir, Porte de Champerret un graphisme très rouge, signe cabalistique et incompréhensible au pied d’un pylône. Ces hiéroglyphes tracés par les scribes des contremaîtres des Travaux Publics m’ont toujours impressionnée. Je ne suis jamais sûre dans cette société de plus en plus criminelle qu’il ne s’agisse pas de repères servant d’indicateurs à la mafia pour perpétrer ses forfaits.

 

 Le rouge de la serviette en papier pourpre du bistrot où je dîne, Boulevard Haussmann le mardi 5 Décembre. Dîner est bien le mot, même s’il n’est que 16 Heures 30. Mais on me sert une escalope normande avec des champignons et des frites suivie d’un dessert me permettant en rentrant chez moi d’éprouver la totale satisfaction d’en avoir fini avec les travaux ménagers ainsi que le contexte d’humiliation qui les accompagne. On peut déplorer n’avoir trouvé d’autres solutions pour s’émanciper mais plus important que le constat navré de l’état de la question est la gloire de réussir à vivre envers et contre tout, ma vie d’écrivain.

 

 338. Le rouge des bretelles de mon père que je couds sur la poupée que je suis en train de fabriquer avec du tissu récupéré de ses costumes. Ce Petit Claude - comme je l’appelle - est le moyen que j’ai trouvé pour bercer la douleur de sa mort. Cela fonctionne en me donnant le moyen de projeter à l’extérieur sur un objet ce qui cantonné autrement à l’intérieur de moi, serait une cause de marasme.

 C’est en restaurant l’objet que je me reconstitue en tant que sujet ! La méthode est radicale et je pense que c’est l’un des ressorts de ma créativité artistique. C’est peut-être ce que je tentais d’exprimer à une amie qui dans ses difficultés me demandait conseil. J’avais pour elle fabriqué l’injonction Rester sujet ! Certainement le fais-je moi-même inconsciemment depuis longtemps. Depuis toujours sans doute !...

 

 339. Le rouge en forme d’encre dont j’ai un moment réussi à remplir un vieux stylo venu lui aussi de chez mes parents. Mais finalement je constate qu’il ne fonctionne pas et m’en sépare sans état d’âme. Il n’est pas question de me laisser envahir et submerger par les objets en déshérence. Depuis qu’engluée dans leur masse nous avons failli naufrager, j’ai secrété dans mon organisme une nouvelle fonction chargée d’une élimination forcenée. Non pas comme Maman de tout ce qui ne lui était pas directement utile mais de ce qui n’a aucun sens et/ou qui ne sera jamais de fait réparé.

 

 340. Le rouge terriblement rouge d’un parapluie rouge au milieu de tous les rouges de la Porte de Champerret. Depuis longtemps je trouve ces objets baroques inutiles et quasiment injurieux envers les foucades de notre Mère la Nature. J’en use assez peu - aimant passionnément ces eaux lustrales en proie à leur perpétuel renouvellement - même si avec l’âge et la dégradation de ma santé, je les affronte de façon plus malaisée.

 Je m’étonne de voir mes concitoyens se laisser handicaper par cet objet dont ils font un usage excessif. Dans ma jeunesse j’avais sans succès tenté de populariser l’idée d’installer des parapluies en libre-service comme les vélos dans la ville de La Rochelle. Depuis je regarde tout cela, légèrement goguenarde. Je fais néanmoins une exception pour ce parapluie très rouge qui sort du lot et qui proclame urbi et orbi son essence la rougescence…

 

 341. Le rouge très vif du catalogue du Salon de la Bibliophilie Contemporaine. Je m’y rends parce que j’ai reçu une invitation et qu’en tant qu’écrivain j’essaie de ne pas me couper complètement du milieu, de la même façon que j’ai réussi à ne pas m’y intégrer, les deux attitudes menaçant également la création ! L’achat du catalogue a la fonction pratique du repérage dans l’espace des différents stands organisés pour cette rencontre professionnelle. Je vais dans ce genre de salon comme nos Anciens à la foire. C’est là qu’on retrouve les autres et qu’on y traite ses affaires. Cela est nécessaire et il serait dommage de s’en priver...

 

 342. Le rouge sang de certains morceaux des vitraux de la cathédrale de Chartes. Mon étonnement est à chaque visite de la redécouvrir et de constater que non seulement elle est plus belle que dans mon souvenir - ce qui après tout pourrait se comprendre et se décoder - mais – et c’est plus étonnant – qu’il est nécessaire d’aller la voir de temps en temps. Est-ce à cause de l’emprise culturelle de Charles Péguy et compagnie ou bien à cause du rôle qu’elle a joué dans ma propre histoire ?

 A savoir cette invitation que jeune fille j’avais reçue de participer au traditionnel pèlerinage, en provenance de mes amis étudiants chrétiens, très amis et très chrétiens, manifestation qui à l’époque avait beaucoup d’impact et à laquelle mon père avait opposé une interdiction farouche dont on comprend bien dans le contexte de l’époque, la raison.

 

 Le 11 Décembre, le manche rouge de certains outils de mon père que je range dans sa trousse. J’ai choisi de garder avec moi cet objet, symbole dans mon enfance de la puissance paternelle et du confort qui en résultait. Avec cette trousse magique il réparait quasiment instantanément tout ce qui dysfonctionnait. La trousse, comme beaucoup des objets qu’il y avait dans le minuscule appartement de la Rue Clairaut - 34 M2 pour cinq - nous venait par l’intermédiaire de mon grand-père qui était gardien au Stade de la Belle Epine, de ce que la IV Division d’Infanterie de l’Armée Américaine dirigée par le Général Barton y avait laissé après y avoir cantonné avant d’entrer dans Paris le 25 Août 1944 par la Porte d’Italie tandis que le Général Leclerc à la tête de La Deuxième Division Blindée entrait par la Porte d’Orléans. Cette trousse est de couleur acajou.

 

 344. Dans l’immeuble en face, un pot de fleurs en plastique très rouge. Il se reflète dans le soleil levant. On a beau savoir qu’aux dires du manuel du jardinier amateur, c’est le meilleur type de contenant, ce genre de récipient n’a pas ma faveur et d’autant moins qu’esthétiquement on les compare aux terres cuites vernissées ou non. Il faut pourtant admettre parce qu’exceptionnellement l’Astre Mère effleure l’objet considéré, qu’on peut au moins une fois - cette fois là sans préjuger du reste - admettre ce genre d’ustensile.

 

 345. Les arabesques rouges sur un ancien foulard de Maman dont je trouve enfin l’emploi. Il n’est pas en assez bon état pour que je décide de le porter comme je peux le faire pour d’autres et il est trop lié à la détresse de mon enfance pour qu’il me laisse indifférente. Il n’est pas facile de lui trouver comme pour le reste de ce dont j’ai désormais la charge, ce que j’appelle le meilleur emploi possible.

 Aussi est-ce avec beaucoup de soulagement que j’ai l’idée de l’enfermer dans la ceinture de Petit Claude, cette poupée mannequin évoquant la disparition de mon père pour pouvoir me la représenter. Effectivement c’est bien là sa place car après tout ce qui a fondé leur couple ne me regarde pas et s’il s’est défaussé d’elle sur moi - me chargeant alors d’un fardeau hors du commun qui m’a forgé une âme d’airain - il faut admettre que par cet acte là, même de façon posthume je le lui rends.

 

 346. Le rouge du manteau de Gaspard sur la carte de Noël que nous recevons. J’ai toujours aimé ces mages couronnés avant même de savoir qui ils étaient et ce qu’ils représentaient, simplement parce que j’adorais l’Epiphanie. Et surtout la galette et la fève cachée qui l’accompagnait, servant selon l’expression consacrée à tirer les rois.

 Non seulement parce que c’était la seule cérémonie fêtée dans ma famille d’origine et que le caractère contestataire – désir et utopie, fantasme d’égalité - de cette royauté de hasard ne m’avait pas échappé mais aussi parce que c’était- pour nous les petites filles - la sortie de l’année. Notre Tante Irène nous emmenait nous les trois enfants dormir chez elle Rue Fresnel au pied du Trocadéro et le lendemain, c’était la joie.

 Lorsque j’ai découvert que ces rois mages étaient les experts de la connaissance scientifique enquêtant sur le mystère advenant, j’ai eu la conviction de ne pas m’être trompée.

 

 347. Le rouge de mon sang lorsque je me pique avec une aiguille en cousant Petit Claude. J’ai de la satisfaction à réussir cette création qui me délivre du deuil impossible. Le prix à payer n’est pas considérable par rapport au bienfait de cette solution d’infortune qui me fait pénétrer plus avant dans la compréhension de la statuaire africaine. J’ai fabriqué là un exorcisme, un fétiche, une alternative primitive à la psychanalyse.

 

 Le 16 Décembre, sur mon agenda sur lequel je note au jour le jour les petits événements qui sont les canevas de ce genre de texte que j’écris depuis quelques années - le premier fut Le Marchoir en 1989 - comme on peigne la girafe ou on se tient à la rampe lorsqu’on vacille de fatigue et d’incertitude dans un escalier trop raide, j’ai malencontreusement tout écrit en rouge y compris le texte des autres rubriques que celles concernant la dite couleur.

 Peut-être parce que je n’avais pas d’autre crayon bille sous la main mais peut être aussi si on prend en compte le fait que les autres thèmes de mes réflexions concernaient l’humiliation et le bonheur, peut-être l’ai-je fait plus ou moins exprès… C’est que la vie quotidienne est devenue impossible à vivre et le quimbois de la littérature ne suffit plus à en diminuer l’horreur.

 

 349. En allant à la piscine à 8 heures du matin, les feux rouges des voitures garées Rue Laugier. Vus depuis l’autobus en passant le long des boulevards des Maréchaux. Une sensation d’étrangeté. Le double fond de ce qui semblait familier et qui tout à coup parce qu’on repart à la conquête de soi-même - là dans l’exercice de natation de plus en plus difficile avec l’âge et la maladie - semble recouvrir une réalité que je n’ai pas encore complètement pénétrée.

 

 350. Au terminus du 92, au départ des lignes de banlieue, une vitrine avec de belles robes rouges pour les Fêtes selon l’expression désuète et consacrée. Depuis toujours cette boutique m’a intriguée. Disons depuis plus de trente ans que nous habitons le quartier. A l’époque précédente, je me demandais quelle pouvait bien être la clientèle de cette échoppe digne du Centre d’une ville de province.

 Il m’a fallu du temps pour comprendre que cette somme d’arrêts de bus constituait en fait tout ensemble une gare routière et que les chalandes de cet établissement étaient les femmes qui au retour de leur travail dans la capitale rejoignaient leur habitat par le truchement de ces longues lignes de banlieue. Depuis je regarde ces vêtements qui de toute façon ne sont pas pour moi, d’un autre œil...

 

 351. Une voiture d’enfant très rouge, bien visible et très esthétique. Celle-ci est agréable à regarder et tranche avec ses homologues qui sont devenues des cauchemars au fur et à mesure qu’elles ont augmenté de taille, du nombre de roues confondant poussette et landau d’autrefois et qu’on y a ajouté sans vergogne une fonction caddie à provisions, semblable à ceux des supermarchés.

 Elles sont poussées par des gens de plus en plus agressifs au fur et à mesure qu’ils sentent que leur armement leur donne un avantage matériel incontestable et par prudence, de moins en moins contesté. On sent bien qu’ils n’hésiteront pas à s’équiper du modèle char d’assaut dès qu’il sera sur le marché. Dans les autobus c’est l’horreur car en dépit des campagnes de communication de la RATP, des injonctions des chauffeurs et des protestations des autres voyageurs, on ne les replie plus. Et pour cause…

 Je me souviens avec nostalgie de ma fille en équilibre sur mon bras dans l’autobus de Rouen. On ne se levait pas toujours pour me donner une place assise.

 

 352. Sur la rambarde d’un immeuble des Maréchaux, deux tapis rouges étendus. Il est bien rare d’en voir quelle qu’en soit la couleur car dans les quartiers dans lesquels on a les moyens d’en posséder on ne les étend pas aux fenêtres, on les donne à nettoyer. Les mœurs changent, le monde change, la population change…On le voit à des petits détails qu’on peut collationner pour se faire une idée plus précise de ce qui se passe.

 

 353. Le rouge pourpre tirant sur l’aubergine du lit de camp que j’achète pour le sommeil d’un jeune garçon que va rester plusieurs jours à la maison, avec sa sœur. En dehors du grand lit de la chambre, on ne peut coucher qu’une seule autre personne dans le divan de la Grande Pièce, ancien lit conservé de la progéniture et que j’ai même dû faire retapisser car les griffes du chat l’avait ravagé.

 Il est donc nécessaire d’organiser un campement sérieux pour ces deux petits enfants dont j’ai toujours soutenu qu’ils étaient chez nous, chez eux. Est-ce l’âge qui m’a fait apparaître insuffisant le prolétaire matelas pneumatique bien connu dans mon milieu initial de campeurs, l’amélioration générale des conditions matérielles d’hébergement ou l’intuition que dans un monde en désintégration constante, ce qui reste des foyers ne tardera pas à se transformer en caravansérail plus pérenne qu’on peut d’abord l’imaginer, comme subsiste encore des structures collectives mais pour combien de temps ?

 

 354. Le rouge partout fragmenté dans la ville, on ne sait pas où donner de la tête. On pourrait presque dire que la couleur de la ville, c’est gris avec des taches de rouge. Cela doit beaucoup aux divers signaux cybernétiques, feux ou panneaux ainsi qu’aux stores des bistrots et restaurants. Est-ce pour attirer l’attention des passants parce que s’y déploient et s’y jouent les passions ou pour avertir que ces lieux là – généralement affectueux - ne sont pas sans danger ?

 

 355. Le rouge éclatant de toutes ces choses dont je me demande comment j’ai pu ne plus les voir toutes ces dernières années, ces choses rouges omniprésentes. Les dernières années de ma vie professionnelle se sont passées dans ce que les spécialistes de la psychologie appellent l’indifférence concentrationnaire. Indifférence superficielle mais réelle. Celle qui enveloppe tout l’être d’une barrière de protection contre la somme des avanies, humiliations, déceptions, frustrations sans compter les camouflets ou pire, barrière globale sans laquelle l’individu serait désintégré et mourrait.

 Je l’ai vécu à la fin de ce que je n’ose nommer ma carrière professionnelle et pourtant objectivement, cela l’est.

 J’ai tenté d’en ralentir l’imprégnation jusqu’à faire des exercices pour nommer les choses que je voyais, non les concepts abstraits mais les objets concrets pour ne pas perdre ce qui me reliait à eux. Ainsi me suis-je surprise un jour dans l’autobus à nommer le trottoir, le lampadaire et même et surtout le passage clouté. C’est bien en le traversant qu’on touche corporellement la menace que recèle cette apparente indifférence. En fait une indifférence à sa propre mort parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement…

 

 356. Les montants métalliques renforcés de la gaine en plastique rouge de ma petite pince. Ce n’est certainement pas le mot exact mais j’ignore le terme technique. Je me sers régulièrement de cet outil pour mes petites réparations, là la caravane de chameaux en bois d’olivier, spécialité de l’artisanat du Proche Orient trouvée dans le fourbis débarrassé de l’une ou de l’autre de nos deux familles. J’ai projet de la recycler en l’installant dans la crèche.

 

 357. Mon beau et grand sac rouge en cuir tout plein de cadeaux de Noël, une vraie hotte de Mère Noëlle. Il y a bien vocation car j’ai commencé par me faire à moi-même ce royal présent en m’achetant manu militari - c’est le terme qui me vient non sous la plume mais sous les touches du clavier - ce sac de voyage.

 Ce n’est pas ce qu’on appelle un baise en ville et qui s’applique au sac de petit format mais tout au contraire le genre de bagage qui ne serait pas déplacé dans le Transsibérien ou sur un cargo dans le roulis et les odeurs de mazout. C’est pour honorer mes gloires passées et à venir que je m’en sers pour la cérémonie de Noël, cette poétique de la mise en action de l’Espérance. Envers et contre tout !

 

 358. Nous fêtons Noël sur une péniche, dans un port de plaisance installé sur une petite boucle de la Seine. Tout est calme, luxe et volupté. L’un des lieux où l’on peut se reconstituer dans l’entre soi en dehors des tensions sociales qui ailleurs, parfois paralysent. J’y reçois en cadeau un beau torchon de luxe du Jacquard Français fabricant d’un linge de table constituant de véritables œuvres d’art. Et aussi trois belles et rutilantes boîtes à thé rouge de chez rouge….

 

 359. Les encres rouges de Windsor et Newton que je sors de leur boîte pour la mise en œuvre de l’album que je peins pour représenter et conjurer le drame qui rôde à l’entour, en tous cas pour le sortir de moi, le regarder, le lire comme quelque chose d’extérieur à moi et qui pourtant ne l’est pas. L’utilisation de ces encres de couleurs est loin d’être facile et d’autant moins qu’en tant qu’artiste, je n’ai pas les installations adéquates - pire encore qu’en tant qu’écrivain…

 Néanmoins lorsqu’on utilise ce médium là, on voit bien qu’il véhicule quelque chose d’incomparable qui vaut bien le dérangement. Mais on ne le sait qu’après coup ! Habituellement en art, c’est l’inverse. Avant de la réaliser je me fais d’abord une idée de ce que sera la chose, même si souvent je suis étonnée de ce dont je ne pensais pas être porteuse et que je vois émerger…

 

 360. Porte de Champerret, le camion rouge des Pompiers pressés et tonitruants. Ils me font toujours grosse impression, ajoutant la brutalité du bruit et des mouvements à celle de la couleur. On pourrait dire que c’est le prototype de la violence pacifique.

 

 361. Le rouge brique de la housse de coussin venue de chez mes parents. C’est celle qui était sur le divan de la salle à manger de la rue Clairaut, là où dans les années Cinquante dormait mon frère. Elle était assortie - comme c’était la mode à l’époque - au-dessus de lit et aux rideaux et faite bien sûr de façon artisanale sans doute par Maman qui cousait remarquablement et à juste titre, en était fière.

 Je vais y ranger - faute d’avoir trouvé un meilleur endroit - le matelas pneumatique que j’ai acheté en supplément du lit pliant pour que l’installation du garçonnet hébergé - quoique provisoire - soit l’égal en confort de celle de sa sœur qui dort, elle dans le divan permanent. Mon système de rangement peut surprendre. Il m’étonne moi-même par l’ingéniosité que je déploie pour stocker des quantités invraisemblables…

 

 Le 30 Décembre 2006 à la campagne mon chapeau rouge posé sur la Télévision. On pense parfois pouvoir se dispenser d’un couvre-chef mais c’est une vue de l’esprit car si autrefois je sortais quel que soit le temps, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Je ne désespère pas de reconquérir la pleine santé en dépit des épisodes de ma maladrerie mais ce n’est pas encore le cas !

 Ce chapeau est là pour me rappeler le chemin à parcourir parce que même avec cet engin je suis bien incapable d’être à l’extérieur, tant le milieu à la campagne est devenu pour moi encore plus hostile qu’à la ville. De toute façon je ne le mettrais pas en milieu urbain, sa gestion est trop complexe comparée à celle des châles puis faciles à replier dans les intérieurs.

 

 363. La boîte rouge métallique dans laquelle je stocke des pastels à la cire qui ne sont pas prêts de me servir. Je peste contre cet encombrement excessif, conséquence des achats d’impulsions trop nombreux dans mon cas. Il est facile de critiquer ma gestion mais outre le fait que ces objets et matériaux me tiennent compagnie vicariant ainsi l’absence de relations amicales avec ma génitrice, la preuve n’a pas été apportée du caractère erroné de la méthode. Bien au contraire.

 Force est d’admettre que peut être mon état physiologique m’empêchera dans l’avenir de me procurer les fournitures dont j’aurais besoin pour mon art indispensable à ma vie mais peut être aussi les conditions économiques qui seront les miennes m’interdiront elles ce genre de consommation. Tout le monde n’est pas Modigliani pour utiliser les colorants des tommettes de sa cuisine…

 

A la relecture de ce texte, j’ai refais plusieurs fois le compte et le recompte. Je n’ai pas retrouvé la trace des jours perdus et d’autant moins que l’agenda lui-même a disparu peut être plus vite que prévu. Entendons plus vite qu’il était raisonnable d’y mettre fin.

 

Comment croire que ce soit là la cause des nombreuses répétitions de ce texte ? Et pourtant !...

 

Ces récurrentes redites sont-elles le produit secondaire et inattendu de l’effort pour masquer encore un moment ce qui tente par tous moyens y compris celui-là d’émerger et y parvient au moins partiellement, ne serait-ce qu’en ayant réussi à remplacer l’habituel terme de chronique par celui plus étonnant d’enquête

 

La sémantique est-elle suffisante pour remettre en route la marche ?

 

 

Jeanne Hyvrard 2016

Retour à la première page

Mise à jour : décembre 2016