O R D R E D E
M I S S I O N
Récit d’une expédition
littéraire
au
Chili et en Uruguay
en 1987
Jeanne
Hyvrard
PREAMBULE
Le coup d’Etat du Général Pinochet mettant fin le onze septembre
mille neuf cents soixante-treize au gouvernement d’Unité Populaire de Salvador
Allende a traumatisé l’opinion publique française. Particulièrement sanglant,
il a sonné le glas des espérances d’une évolution pacifique vers un régime
socialiste et a - de ce fait - pesé sur la vie politique française après la
victoire de François Mitterrand en mille neuf cents quatre
vingt un. Le Chili de cette époque n’était pas le seul pays de dictature
d’Amérique Latine, c’était aussi le cas de ses voisins Brésil, Argentine,
Uruguay et quelques autres. De nombreux militants révolutionnaires avaient
trouvé refuge en France, une partie exfiltrée par nos services diplomatiques.
En mille neuf cents quatre vingt sept, l’œuvre
de la dictature était accomplie, à savoir l’ouverture par la force du Chili au
commerce international selon l’idéologie des Chicago Boys qui initièrent
derrière Milton Friedmann la dérégulation qui s’est par la suite imposée comme
l’idéologie dominante de notre société.
Le régime chilien a alors commencé à s’assouplir en vue d’une
transition vers une formule moins caricaturale. Ainsi a été décidé en mille
neuf cents quatre vingt sept, le Premier Congrès de
Littérature Féminine sud-américaine qui a eu lieu à Santiago du Chili. Le
Ministère des Affaires Etrangères m’y a envoyée à l’initiative des Editions des
Femmes, avec extension au pays voisin.
J’avais durant cette période déjà touchée une petite bourse du
Centre Nationale des Lettres en mille neuf cents quatre
vingt un, L’Ambassade de France au Canada avait payé mon premier voyage
l’année suivante - en tant qu’antillaise supposée - invitée à Ottawa par l’Association
des Professeurs de Français du pays. Contrée dans laquelle j’étais déjà
retournée en mille neuf cents quatre vingt quatre …
J’avais d’ores et déjà publié six livres dont quatre aux Editions de
Minuit et venais de le faire aux Editions des Femmes chez Antoinette Fouque
avec un recueil de nouvelles Auditions musicales certains soirs d’été,(1984)
une parole La baisure suivi de Que se partagent encore les eaux (1985)
Et surtout mon grand-œuvre métaphysique Canal de la Toussaint (1986) qui
n’avait pu l’être que grâce à la subvention du Centre National des Lettres,
traité de philosophie qui racontait entre autres, le voyage de Magellan en
route vers la découverte de son détroit.
Je n’étais donc pas une inconnue pour les Pouvoirs Publics qui m’avaient
déjà apporté leur concours ainsi que grâce aux des Editions des Femmes qui me
soutenaient de leur mieux. Je m’entendais bien avec leur directrice dont je
partageais notamment le maternalisme. Jacobine dans le cadre d’un Etat/Nation,
j’envisageais mon activité sur le modèle féodal. Je servais la France qui me
soutenait et cela me paraissait normal. Ce n’était pas ma culture d’origine,
mais des acquis et des acquêts.
Opérée d’un cancer du sein l’été 1982 suivi de presque deux mois de
cobaltothérapie et d’un an de chimiothérapie avec à l’époque des traitements
très brutaux qui m’avaient laissée dans un état physiologique épouvantable qui
ne s’est jamais résorbé complètement, ma santé était précaire. Lors de ce
mémorable voyage je n’étais pas physiquement dans la plénitude de mes moyens.
Je n’avais même pas encore atteint la phase de consolidation, comme ce fut le
cas l’année suivante de nouveau au Canada, en Colombie Britannique
C’est vingt cinq ans après, en deux mille
douze que j’ai pris la décision de mettre au propre ce carnet en retrouvant la
problématique habituelle de ce genre d’exercice. A commencer par la nécessité d’arbitrer
entre les notes prises au jour le jour au fil de la plume, le plus souvent dans
mon cas en argot, et un texte écrit qui renonce à sa causticité au bénéfice d’une
meilleure tenue, ainsi que dans la même logique la question de l’homogénéisation
des temps du récit dans lequel le présent ayant triomphé, il a fallu modifier
le début autrement rédigé.
La problématique des noms propres n’a pas pu être résolue, pas plus
que celle de la publication de ce texte, ici ou en Amérique du Sud. Pas plus
que la question de la conservation du carnet original comportant autant d’inconvénients
que d’avantages et que j’ai fini par détruire comme tous ceux du même genre et
pour les mêmes raisons. La spécificité en étant là que la rédaction de ce texte
a collé totalement à l’original sans qu’il y ait eu besoin d’en éliminer des
parties pour une raison ou pour une autre, et que le manuscrit en tant qu’objet,
rédigé sur du papier de mauvaise qualité et dans de mauvaises conditions
pratiques, n’avait aucune particularité esthétique qui plaide pour sa
conservation …
Il était prévu qu’à Santiago du Chili je ferai deux conférences, l’une
au Premier Congrès de Littérature Sud-Américaine et l’autre à l’Institut
Français et qu’en Uruguay j’aurai des contacts avec la Faculté des Humanités et
des Sciences et que je rencontrerai des groupes de femmes. J’ai passé les
vacances d’été à préparer à la villégiature mes deux conférences que j’ai fait
taper dans un lotissement de Millau, soulevant l’enthousiasme du mari de la
secrétaire pour le contenu même de ce qu’il avait lu ! ... Elles ont
depuis circulé en samizdat sous le titre Ce que la littérature des femmes
peut apporter aux Sciences et De la littérature à la philosophie y a-t-il une pensée femme? (1)
I. UN CHILI NOIR
D’ARBRES EN FLEURS
-
Va pour Montevideo !
Ainsi se nomme mon consentement à ce qui me
dépasse, aller enfin voir si ma description du Rio de
la Plata dans Canal de la Toussaint correspond
à la réalité. C’est donc ma réponse au Ministère des Affaires Etrangères qui
m’a trouvée adéquate après notre
contact et vient de m’informer de l’extension de la feuille de route à
l’Uruguay !
Ainsi commence mon carnet Sud-Américain.
Je suis réveillée en pleine nuit, on
m’appelle de Santiago du Chili. Il faut dire sur le champ de quoi je parlerai à
l’Institut Français ! Cela ne peut pas être le même sujet qu’au
Congrès ! En pleine nuit ! Séance tenante ! La grâce est
peut-être d’être toujours prête et disponible tant pour l’œuvre que pour la vie
quotidienne une seule et même chose. L’idée vient ainsi libellée : De la littérature à la philosophie. Y a-t-il une pensée femme ?
J’ai arraché la première page de ce carnet
car le programme est changé. L’escale à Buenos Aires vient d’être supprimée en
raison des Elections et des difficultés de trouver des partenaires. Cela n’a aucune
importance, je vais où on me dit d’aller. On me corrige donc le programme. Je
ne suis ni déçue, ni soulagée. Je ferais le tour du monde dans les étapes
qu’ILS m’assigneraient.
Ce qui est stupéfiant dans cette affaire,
c’est de ne pas avoir peur. Tout au plus le vertige en découvrant en me
penchant, le chemin parcouru.
Partir de la villégiature aveyronnaise pour
une terre aussi lointaine a quelque chose de déroutant. Je repense à ce village
péruvien atteint du choléra ou de la peste - j’ai oublié lequel des deux - dont
on nous avait dit lors du voyage de soixante neuf,
qu’il fallait déjà quatre jours de cheval avant d’atteindre la route. Là on
n’est qu’à quelques kilomètres de la gare.
La famille m’accompagne et je leur dis de ne
pas rester jusqu’au départ du train, car je sais bien que je vais pleurer. De
Millau, le Chili paraît vraiment très loin. Je n’ai pas peur, plutôt un
sentiment d’accablement devant tout ce qu’il a fallu faire pour en arriver là
et ce qu’il faudra encore faire pour que cela fonctionne.
L’accablement, c’est bien le sentiment.
L’accablement devant l’extrême dureté à laquelle il a fallu se résoudre pour
que cela soit possible. Les mille aiguillages qu’il a fallu assumer et la
colossale souffrance que leur somme représente. Personne n’en veut rien savoir.
Il a fallu fabriquer un cancer pour le faire entendre et cela n’a pas suffi. Je
ne cherche plus maintenant ni à me faire entendre, ni à partager !
Convaincre, j’y ai renoncé depuis bien plus longtemps encore !
Oublier, c’est déjà fait pour la majeure
partie de tout ce que j’ai traversé. Une vie précédente dans un continent que
j’ai quitté. Je n’ai pas peur, plutôt l’accablement de cet aller simple face à
eux tous qui tout le temps croient que je vais revenir et ne comprennent pas que
les choix qu’ils m’ont acculée à faire, sont définitifs … Du Chili je ne
reviendrai pas. Pas plus que je ne suis revenue du Canada où je suis entrée
quittant la France, dans l’Economie Monde et la Transnation
Eux partis, je m’allonge sur ma couchette du
plus rapidement que je peux pour éclater en sanglots. Si quelqu’un me demandait
pourquoi, je répondrais que je pars pour un très long voyage, mais sans doute
ne pourrait-il pas comprendre pourquoi cela m’attriste. C’est que je sais qu’au
retour, ma conception du monde en sera modifiée. Il faut quelque chose qui
ressemble à du courage pour accepter une nouvelle fois de fondre dans le
chaudron quand on sait ce que coûte d’efforts et de souffrances, la
constitution de nouveaux alliages.
Pour surmonter le chagrin, je me récite
intérieurement le journal de bord de Pigafetta quittant Séville avec l’équipage
de Magellan : Nous partîmes le jour
de la Saint Laurent et faisant voile du trinquet, nous tirâmes de toute notre
artillerie. C’est bien à un jour près, la Saint Laurent et ces larmes sont
quelque chose qui ressemble à l’artillerie, l’éloquence des navires.
La nuit agitée ressemble aux songes que font
les bateaux qu’on change de port. On y meurt alternativement de chaud et de
froid, de désir également pour le beau jeune homme dans la couchette d’à côté …
Dans le métro à Paris le lendemain,
l’agressivité des gens pour ma robe à fleurs, mes barrettes à cheveux et mon
sac à dos.
Je vais chercher mon billet d’avion au
Ministère des Affaires Etrangères. Il s’y fait un lapsus qui dit tout. On y
parle d’Exposition de Femmes
au lieu d’Exposition de livres
de Femmes. Je souris parce que je sais bien que cette confusion est la
vérité.
Financièrement plutôt juste en raison de mon
temps partiel cette année-là, je veux qu’on m’y donne de l’argent pour payer
cette extravagante garde-robe que j’ai mise au point au fil des années,
marchant vers ce lapsus depuis aussi longtemps que j’écris. Les développements
de la féminité et de l’écriture ont chez moi, suivi le même chemin et depuis
longtemps je projette d’écrire le récit de l’évolution de ma parure, dès que
l’urgence cessera.
Assurément ce lapsus du fonctionnaire des
Affaires Etrangères n’en est pas un. Ce sont bien des femmes qu’on va exposer.
Cela ne me gêne pas, je dirais presque au contraire ! Tout cela racine
dans l’archaïsme même dans lequel geste aussi ma littérature.
Non pas la soumission des femmes (car
soumise - d’aussi longtemps que je me souvienne - je
ne l’avais jamais été) mais une sorte d’atavisme dont la langue et la pensée
russes rendent compte et elles seules ! Une façon de faire corps avec les
autres, avec la Terre, avec les habitations et avec les rites.
J’aime cette relation avec l’Etat, vécue
comme l’expression de l’effort d’organisation collective. J’ai L’Etat biologique, si cette expression
peut avoir un sens. Et le fait qu’aujourd’hui c’est moi qu’il ait choisi pour
représenter la France au Premier Congrès de littérature Féminine sud américaine n’est pas un hasard mais au contraire une
confirmation du sens de cet Etat
biologique.
Nous nous sommes choisis comme dans le chaos
deux particules s’articulent pour la constitution d’un corps commun. Je sers
l’Etat par tradition de service public. Dans mon enseignement, dans mon
écriture et dans ma vie dans la Cité. C’est dans le domaine institutionnel, la
formulation du Grand-On ou - de toute
façon compréhensible par tous - l’idée de servir
l’espèce.
Il n’y a dans cette démarche aucune naïveté
(la part de nuit ne m’en échappe pas), je l’assume avec le reste. C’est parce
qu’elle ne m’est pas inconnue que inversement, la partie lumineuse en est
possible. Un pari sur la vie !
J’ai déjà vu dans la bourse du Centre
Nationale des Lettres et plus encore dans la subvention accordée pour l’édition
de mon Canal de la Toussaint les signes de ce choix. L’Etat m’a choisie
parce que je l’ai choisi. Que l’Etat paie la publication de ce que je considère
comme mon chef d’œuvre - qu’Antoinette Fouque a qualifié de monstrueux car défiant les lois
du vivant, impubliable et illisible, en était la preuve. C’est que
moi-même face au chaos du monde, je ne me suis pas dérobée, j’ai seulement
tenté d’en décrypter le sens.
Je me souviens avoir vu un bateau colombien
faisant escale dans le port de Fort-de-France. C’était une Foire-Exposition
ambulante. J’en avais été émue et charmée. C’était il y a maintenant presque
vingt ans. Ce que le Ministère des Affaires Etrangères fait là, c’est la même
chose dans les techniques d’aujourd’hui. La Foire-Exposition, c’est cette transnation
brownienne s’agitant dans les aérogares.
Tout cela ne me blesse pas, tout au
contraire. J’ai le sentiment d’être enfin épaulée dans un effort que je fais
seule depuis toujours : Tenter de redresser la barque qui chavire. Mettre
le doigt pour boucher le trou de la digue. Eux tentent d’exporter, moi je
m’appuie sur eux.
Tous les morceaux de moi se rejoignent alors
car comme économiste j’approuve leur effort de redressement d’autant plus
émouvant qu’il ne peut s’agir que de quelque chose à très long terme. Cette
simple préoccupation, perspective éloignée touche par elle-même au sacré parce
qu’elle dépasse ce que chacun peut espérer retirer comme fruits de son
travail : le rayonnement d’une culture ou l’établissement de courants commerciaux
dépassant les échéances de carrière des fonctionnaires qui y ont travaillé.
En ce lieu là,
nous nous trouvons ensemble. Je n’ai de mon côté jamais espéré retirer quelques
fruit que ce soit de tout cet effort. Je le fais pour servir l’espèce et honorer
en moi le vivant ! Je prends bien garde à ce que l’état d’écriture reste
un devoir et ne donne jamais lieu à des privilèges. C’est parce que j’ai
conservé cette ligne depuis le commencement que j’en suis là aujourd’hui…
Eux et moi servons l’Etat et il y a dans ce
service, cette servitude quelque chose de sacré parce que le mot Etat recouvre
là un autre mouvement qui n’existe pas et que je ne sais comment inventer. Un
mot qui exprimerait la transcendance du collectif éternel et historique sur
l’individu précaire et douloureux.
Ils exportent eux, ce que la France produit.
Comme économiste je les approuve et puis cela est vrai. C’est bien la France
qui m’a produite. Je ne cesse de le répéter à Jennifer Waelti-Walters
qui ne veut pas le croire !...
A Paris, trois jours entiers j’accumule les
bêtises avec obstination. Sang, eau de Javel, fuites en tous genres, machines
coincées, eaux renversées. Pendant trois jours cela ne cesse pas. Je n’éponge
une sottise que pour en commencer une autre. Seul lors de ces trois jours,
l’achat du pantalon me réjouit authentiquement.
Il est exactement adéquat à l’excursion à la
campagne qui peut se produire. Le mot adéquat
est volontairement repris de l’homme du Ministère des Affaires Etrangères
qui l’a employé. Il m’a trouvée exactement adéquate
à la situation dans laquelle j’allais me trouver. J’ai l’orgueil de penser
que cela est vrai !
Le pantalon en question a coûté les yeux de
la tête et encore il n’a été accessible que parce que ces yeux de la tête
étaient le solde de la moitié de la valeur initiale. J’achète souvent ainsi les
laissés pour compte des couturiers, au prix de nombreuses heures et jours de
quête. Il ne faut pas chercher quelque chose, mais prendre ce qu’on trouve. La
démarche est complètement différente. On ne choisit rien, on a des coups de
foudre devant la beauté. Et le fait est que ce qui reste, c’est ce qui me va,
tout ce qui n’entre ni dans les normes, ni dans la mode. Ces parures, c’est ce
que le monde me laisse !...
Quel souffle m’a donc poussée à acheter un
bouquet de fleurs et à parier sur sa survie ? Parce qu’elles étaient
serrées les unes contre les autres, étroitement comme se prêtant main forte, je
pense que le voyage ne les dérangera pas davantage ! Je dis à la fleuriste
ce qu’il en est et que j’emporte ce bouquet de fleurs au Chili, mais elle ne
partage pas ma joie.
Ce n’est pas de l’indifférence non plus. La
détestation plutôt de découvrir qu’il y a quelque chose auquel elle n’a pas
accès. Comme si le monde vivant se révélait à elle et qu’elle en éprouvait tout
à coup une espèce d’horreur. Et comme j’explique comment je vais m’y prendre,
l’intérêt professionnel reprend le dessus et elle me donne des conseils.
Rentrée à la maison je mets les fleurs dans un verre d’eau, attendant le moment
ultime de l’empaquetage.
J’emballe. Je finis tout ce qui reste à
faire. Et il en reste des choses, tant et si bien que je finis juste à temps.
L’amie qui doit m’accompagner à l’aéroport arrive déjà. J’ai en vue du diner, fait
chauffer le four, reste à y mettre la nourriture préparée, surgelée.
Malheureusement je bois l’eau du verre dans lequel ont reposé les fleurs. C’est
le goût qui m’avertit de la dernière, l’ultime bêtise que je viens de
faire ! Elle les couronne toutes en les résumant !...
Je peux bien débarquer de France à Santiago
du Chili, un bouquet de fleurs à la main, mais il me faut d’abord en avoir bu
l’eau !! Comme le prêtre le vin de la messe pour que rien ne soit
perdu ! Pour être sûre aussi sans doute de ne pas oublier la maladie, son
angoisse, son éventualité et qui sait, même sa présence.
Je reconnais immédiatement une action
sournoise de l’Inconscient, mais comme depuis longtemps le cancer en a pris la
place, je découvre que j’ai cessé de me surveiller sur ce sujet. Or il m’a là
heurtée de plein fouet sans que je l’aie vu venir. Tout au long de ces trois
jours, il a néanmoins tenté d’en arriver là …
Nous quittons la maison le vendredi quatorze
Août à dix-neuf heures, arrivant à Roissy à vingt heures quinze, et à vingt et
une heures, toutes formalités faites, je suis seule dans la salle
d’embarquement. La panique commence à me prendre avec l’envie de vomir et des
brûlures dans la gorge.
Je me vois déjà empoisonnée par l’eau des
fleurs et emmenée à l’hôpital hors de l’avion. Je reconnais à temps l’ultime
manœuvre de mon Inconscient pour empêcher un voyage dont ma mère a tenté de me
dissuader. La conscience se rendant de nouveau la maitresse, je reprends les
commandes !
Je n’ai pas aimé les conversations tenues
entre la maison et l’aérogare, elles ne préparaient pas à ce qu’il va falloir
affronter. Y prépare davantage l’éclectisme des passagers en attente
d’embarquement. On peut discerner au milieu d’eux ceux dont c’est le travail.
Je me réjouis d’un jeune homme encombré de
plans dans des rouleaux en carton. Hélas il n’a sur lui aucun manteau et
pensant qu’il ne va qu’au Brésil, mon cœur d’économiste se serre. Ces rouleaux
de plans ne peuvent aller qu’au Brésil car le Chili est trop pauvre pour se les
payer. Je n’ai jamais cru au développement
à la chilienne.
De tous ceux qui sont là épars, c’est
celui-là pourtant le plus proche de moi. Nous nous regardons, mais je me tiens
volontairement à distance, parce que
je sais bien qu’il va descendre avant moi ! Ce n’est pas la peine
d’entreprendre une histoire qui va tourner court ou qui est trop grave pour
n’être que d’une seule séquence ! ...
Il y a aussi des vacanciers bardés de
mallettes vidéo. Ceux-là s’inquiètent d’arriver en pleine nuit locale.
Tellement ostensiblement grossiers que je leur dis avec un grand sourire Vous devriez aller à Bruxelles, ce serait
moins compliqué ! Je ne peux supporter cette consommation exotique du
Brésil comme du reste ! ...
Un homme aussi que j’imagine – cinéphilie
aidant - agent secret. Tout dans sa dégaine dit chez lui l’habitude de ces vols
transcontinentaux lors desquels plus rien ne l’émeut ni ne l’inquiète. Lui
n’est pas adéquat, il se fond
complètement dans la nouvelle donne,
en attendant l’embarquement.
Il n’est pas plus intimidé que les étudiants
des années Soixante dans l’ascenseur de la station Saint Michel du métro
parisien. En rencontrant son regard gris, l’intelligence évidente est telle que
je me dis que non, ce ne peut pas être un agent secret, mais plutôt un
chercheur ou un intellectuel qui s’en va faire des conférences. Mais pourquoi
au juste une trop grande intelligence empêcherait elle d’être un honorable
correspondant ? Je m’en veux à la mise au propre de ce carnet de
rétroactivement me découvrir encore à l’époque en proie à la bêtise de ce
cliché …
On embarque d’abord des handicapés dans leur
fauteuil. On voit passer une femme portant des béquilles. Puis un homme serré
de près par trois policiers. Il a des cheveux longs et noirs. Il ne porte pas
de menottes.
Clandestin refoulé ? Délinquant
extradé ? La foule regarde et ne dit rien. On voit revenir les policiers.
Deux au moins. Je suppute que le troisième l’accompagne. Je ne peux m’empêcher
d’émettre quelque chose comme un cri, une protestation, une souffrance. Un homme
entre deux gendarmes me bouleversera toujours !
Dans l’avion, je commence à me détendre. Je
ne l’ai pas raté. J’ai déjoué tous les mauvais coups de mon Inconscient et
résisté au stress comme à la panique. Mais je n’ai pas encore pu simplement
penser à ce voyage. Je n’en ai eu encore ni le loisir, ni l’occasion, tout
entière accaparée par les démarches, les achats et l’harassant
effort de mise au point des textes de mes conférences.
J’ai vissé les boulons, comme je sais si
bien le faire lorsque je concentre toutes mes forces sur un seul objectif. En
dehors des problèmes pratiques – nombreux – et du contenu des conférences, je
n’ai pas eu le temps de penser.
On nous distribue le programme et les menus.
L’accablement me prend. Du temps de vol avant cela je ne savais rien, mais je
comprends là que c’est une terre très lointaine puisqu’on n’a pas pu l’imprimer
sur le même carton que la ville de départ. Cette terre est comme hors
d’atteinte. Elle dépasse les limites de l’imprimerie.
Je l’ai déjà bien senti dans la salle
d’embarquement. Les passagers étaient en chemisettes équatoriales, nul lourd
manteau n’encombrant leurs bras. J’ai cherché en vain dans leur vêture ou leurs
bagages quelque chose qui parle de l’hiver austral. Sauf un ou deux, ils
n’avaient rien ...
L’idée me vient que si cela se trouve, je
suis la seule à aller aussi loin ! Il me faut alors le dire à quelqu’un.
Comme le steward annonce au passager devant moi des heures d’arrivée qui ne
peuvent pas être les miennes, j’en profite pour lui dire Et moi, je vais à Santiago !? Parce qu’il faut que cette
chose-là soit dite.
Il sort sa petite feuille et s’emmêle entre
les heures locales et les heures d’ici. C’est manifestement au-delà de sa
circonscription ! Cela ne sert à rien de m’attacher à lui. Je sais déjà
que l’équipe sera relayée avant le terme du voyage. Il s’emmêle dans ses
calculs disant qu’il faut ajouter six heures ! Mais il n’ose pas annoncer
le résultat !
Non seulement le voyage n’entre pas dans la
feuille, mais l’imagination recule devant l’addition. Et comme je lui dis d’un
ton plaintif de petite fille dans la cour de récréation Je ne suis pas prête d’arriver ! Il me répond Santiago, c’est loin !
L’abstraction peu à peu prend corps, c’est le lieu qui n’entre pas dans la
feuille, le terme d’un voyage dont on ne peut pas calculer la durée.
Et je me demande si dans cet avion, il y a
quelqu’un d’autre qui va dans ce lieu-là, comme moi pour son travail. Le
respect du personnel navigant pour ma personne, une déférence même qu’on ne m’a
jamais jusque là adressée, dit que non. La chose doit
être assez rare pour qu’ils en soient intimidés.
Je découvre alors que ces beaux jeunes gens
pourraient être mes fils. C’est surtout cela qui a changé. J’ai affaire à des
plus jeunes que moi et n’ai pas vu les choses se transformer. Je pense à
Magellan qui a mis quinze mois pour atteindre son détroit ! Que sont-ce
donc alors ces vingt quatre heures ?
Exceptionnellement je bois une bière pour
m’anesthésier. Après le diner, on s’installe pour la nuit. Je pense à mes
fleurs étroitement enfermées dans mon sac de voyage. Je pense aussi à la
surveillance de mon sac à main, installée que je suis près de l’homme expulsé
entre deux gendarmes. Je ne suis pas très fière de ce vieux réflexe. La place à
côté de la mienne est vide et j’ai mes aises.
Pendant la projection du film, alors même
que je viens de m’endormir, en s’installant à côté de moi un homme me réveille.
Je replie précipitamment mes affaires, il s’excuse en me disant de ne pas me
déranger, mais c’est fait ! Je me rendors rassurée par cette chaude
présence masculine érotisant vaguement mon effort …
Je dors sans rêve, réveillée par des
turbulences au milieu desquelles on entend cliqueter les boucles de ceintures
qu’on attache comme des fusils qu’on arme !... Il me vient un commencement
de poème que je n’ai pas le courage d’accomplir. A cette heure-là, l’essentiel
est absolument de dormir. L’angoisse commence à sourdre ou plutôt, elle a dû
être refoulée depuis le commencement pour pouvoir mettre en œuvre ce qui permet
au bout du compte de la surmonter !
On arrive à Recife et son ancien nom de Pernambouc, m’obsède ainsi qu’une phrase
de Pigafetta également reprise dans mon livre Canal de la Toussaint La terre de Verzins
est d’une richesse sans égale… De l’escale de Recife, je ne vois que de
nombreuses lumières qui clignotent, sans comprendre pourquoi et les ombres des
cocotiers que je reconnais à leurs formes…
Les vacanciers sont descendus et comme je
m’en étais doutée, l’équipage aussi ! L’étonnant est pour moi qu’à neuf
heures, le jour ne soit pas encore levé … Je ne comprends pas encore pleinement
pourquoi le petit déjeuner tarde tant. Obtenir un café a toujours été les
matins hors de chez moi, la principale difficulté. J’ai quand même réussi à me
procurer les trois tasses nécessaires à mon propre décollage …
A l’escale de Rio, j’apprends qu’à Buenos
Aires, il faudra changer d’avion, et cela commence à me paraître bien compliqué
… Je m’efforce surtout d’empêcher la panique de me gagner, et j’y parviens sans
trop d’efforts … Sans doute grâce à cette anesthésie interne que je sais
maintenant déclencher à la demande, comme le passage des bilans hospitaliers
afférant au cancer, ont rendu cette pratique, obligatoire.
De Rio je ne vois qu’une salle de transit
semblable à cent autres … Avant de descendre j’ai sorti les fleurs de mon sac.
Elles étaient fatiguées mais non fanées. Je les ai mises dans un verre et
installées sur la petite tablette prévue pour retenir les objets en cas de
turbulence ….
Dans la salle de transit, je m’applique à
marcher pour parer à mes difficultés de circulation sanguine. Rester assise
aussi longtemps n’est pas bon pour moi. J’ai fait bien attention à semer des
cailloux de reconnaissance, pour retrouver le chemin de l’avion. Je serais même
bien restée dedans si je n’avais craint les suites physiologiques des
compressions sanguines.
Dans les vitrines des boutiques de l’escale
de Rio, on trouve les articles internationaux libellés en dollars ainsi que le
type de broche que mes parents m’ont précédemment rapportée de leur propre
voyage. Cela m’émeut, je ne suis donc pas en terre complètement
inconnue !...
Dans le verre trouvé sous les fauteuils de
l’avion, les fleurs ont repris forme et m’encouragent. Elles sont restées dans l’eau
de Rio à Buenos Aires. L’équipage ne s’intéresse guère à ceux qui continuent
vers Santiago. Non seulement cela ne les concerne pas professionnellement mais
en plus cela sort apparemment de leur cadre mental ...
A Buenos-Aires, je m’inquiète un peu mais
nous sommes plus nombreux que je le pensais. Longtemps j’ai craint ou fantasmé
d’arriver seule. Le transit dure longtemps … Je n’ai
pas envie d’aller boire, en dépit du bon d’Air France délivré à cet effet. Je
suis trop préoccupée par la nécessité de veiller au grain de mes intérêts.
Pour tromper l’angoisse, je noue
conversation avec des femmes. L’une d’elle va retrouver son mari avec ses deux
enfants dont le plus jeune est odieux. La réalité de l’attente dans les
aéroports lui est insupportable, comparée au monde de fusées dans lequel la
Télévision le fait baigner.
Ce retour à la réalité est manifestement
pour lui dramatique. Il est le paradigme de sa génération. Je lui explique que
Magellan a mis quinze mois pour ce trajet et que ces vingt
quatre heures, finalement, représentent déjà un grand progrès. Cela ne
lui apporte rien ! Je lui dis alors que les fusées il n’a qu’à les
construire lui-même…
Le coucou de la compagnie d’aviation
chilienne qui prend le relais du voyage n’est guère encourageant. Il pleut même
apparemment à l’intérieur. Les hôtesses me fascinent par leur type humain qui
m’est inconnu. Surtout l’une d’elle qui fait des gestes ne ressemblant à rien
de ce que j’ai déjà vu, mais plutôt aux peintures égyptiennes qu’on voit dans
les tombeaux. Mes voisines lient conversation avec moi. Je me tiens un peu à
distance pour ménager mes forces, comme je sais bien devoir le faire. Je vois
d’avion la steppe décrite par les navigateurs, ainsi qu’un étrange lac rose.
Uniformément blanche et tassée la Cordillère des Andes me déçoit. Mes fleurs se
sont effritées lentement mais ont tenu courageusement le choc. Des pétales se
sont répandus un peu partout et j’ai honte d’avoir tout sali.
On débarque ! Aucune image frappante
comme celle du milan dans le ciel du Caire en 1976 ou le soleil à Rabat en
Décembre 1983. Tout est ordinaire ! Le choc a eu lieu avant : autour
de l’aéroport, les champs inondés, les vaches les pieds dans l’eau et des
cabanes humaines tellement misérables que j’ai eu
envie de pleurer. Je me suis contenue. Ma voisine a vu mon émotion.
Il ne se passe rien de particulier avec la
femme policière et j’en suis un peu stupéfaite. Par contre le douanier me
confisque les fleurs qui ont là une fin tragique, bien dans la note ! Leur
importation en est interdite sans doute comme en Angleterre, en raison des
risques de maladie botanique. On ne me demande pas d’ouvrir ma valise.
J’avance confiante et regarde, on vient vers
moi ! Nelly R et Michèle G sont venues m’attendre. Elles n’ont pas l’air
content, ce que je ne comprends pas puisqu’elles ne me connaissent même pas. Je
me dis alors que c’est simplement parce qu’on est Samedi et qu’elles tiennent à
disposer de leur week-end !
Alors que je suis abrutie par la longueur du
voyage, elles abordent immédiatement le sujet de mes conférences. Ce n’est
malheureusement pas une nouveauté car cela se passe toujours ainsi.
Regardant mon texte prévu pour
l’intervention au Congrès Ce que la
littérature des femmes peut apporter aux Sciences, Nelly R essaie de me
demander de faire autre chose de plus littéraire, portant plus ou moins sur
l’écriture féminine …
J’éprouve alors un énorme malaise mais je
tiens bon pour qu’on en reste à ce qui a été décidé, or cela n’a pas l’air
évident. Je vois venir le moment où en fait je ne vais pas pouvoir faire les
conférences que j’ai passé l’été à préparer …
On entre dans la ville par les Quartiers
Ouest. Une impression terrible à cause de la fatigue, je suis sur les rotules
depuis vingt sept heures et résiste surtout à l’envie
de somnoler. Dans le même temps, comme on me parle de mes communications à
venir, je n’ai pas toute mon attention. Mon impression est celle d’une
termitière humaine, boueuse, misérable et surpeuplée.
J’ai envie de crier qu’on s’arrête pour
regarder cette forme absolument inédite qui ne ressemble à rien de ce que je
connais ! Mais c’est impossible ! On roule vers le Centre ville. On me dit alors que c’est La Moneda !
Cette bâtisse provinciale avec une pelouse
tondue, quelle déception par rapport au mythe qui nous en est parvenu en
France ! Image légendaire de Salvador Allende avec son revolver, sortant
sur le perron. L’horreur du Onze Septembre Mille Neuf Cents Soixante Treize et
maintenant cette place proprette et sans grand intérêt !... Il y a même
des parterres de fleurs bien entretenus.
Installation à l’Hôtel Canciller
Nuit de Samedi à Dimanche : La chambre
est un peu crasseuse et démoralisante en dépit de la salle de bains et des
toilettes. Je me renseigne sur le prix qui va me donner l’échelle du coût de la
vie. Je suis fort préoccupée de cette question depuis le début.
J’ai engagé des frais qu’il me faut couvrir
et surtout tout cela est d’une telle dureté et d’une telle fatigue, qu’à la
limite sans la compensation financière, c’est insupportable puisque de toute
façon … il n’y en a pas d’autres …
On me prête de l’argent local, on me donne
rendez-vous pour le lendemain et on me laisse. J’éprouve beaucoup de gratitude
pour cette attention si rare et pourtant si nécessaire en cas de long voyage et
de décalage horaire, les deux allant ipso facto de
pair !
Je dors douze heures avec deux
interruptions. Comme prévu, je crève de froid. L’hôtel n’est absolument pas
chauffé. Vent de panique auquel s’ajoute l’idée qu’on va me voler ma garde-robe
que je juge d’ailleurs parfaitement déplacée dans un tel contexte !... De
fait elle l’est et elle mériterait bien qu’on me la soutire !
Je me vois par les yeux des quartiers
populaires que j’ai traversés. Je me trouve indécente en dépit de mes propres
difficultés. Je m’organise quand même pour limiter les risques et dégâts d’un
vol que je sais inévitable et auquel je me prépare.
Je dresse un inventaire pour l’assurance
(voir en annexe). Cette masse m’épouvante et sa valeur me donne le vertige.
J’en enferme une partie à clef dans la valise que je relègue dans un coin de la
chambre, espérant faire comme si cela n’existait pas !
Dimanche 16 Août 1987
Au petit déjeuner, cette étrangeté de la
servante allumant à la torche, le poêle de la salle de restaurant. Je n’ai donc
pas rêvé le froid ! Quoique ne parlant pas l’espagnol, je le dis à la
réception, demandant – après consultation de mon petit dictionnaire - une
couverture supplémentaire !
Sortant seule dans le rue, le froid polaire
me saisit, j’ai mon châle en laine sur la tête, et de la buée se forme au
sortir de ma bouche ! Des cactus en fleurs, les primevères et des arbres
tropicaux. Contraste étonnant ! Je fais le tour du pâté de maison. Cela ne
ressemble à rien de connu. Une atmosphère de sports d’hiver par le soleil clair
et bas, le ciel bleu, le froid. Ce n’est ni Lima ni les Antilles...
Un oiseau inconnu qui pourrait bien être le
merle d’Amérique, le fameux moqueur de Patagonie
gris avec le bec jaune et une longue queue. Un parc. Des chênes sans
feuilles ; Des étiquettes annonçant la provenance européenne et la date de
plantation Mille Neuf Cents Quarante Deux.
Des vigiles avec des révolvers, gardant le
métro. Le torrent. Sa traversée. Un flot boueux marron, déchaîné, ultrarapide. Comme
la rivière à la Martinique après le cyclone. Un flot pas trop encourageant. Le
marché : Des fruits, des légumes, des fleurs de belle qualité. De la
viande et du poisson.
Des gens ni hostiles ni accueillants, le
même comportement que chez nous. Sauf les gestes, déjà vus dans l’avion, ces
gestes curieux. Ils installent leurs étalages vers neuf heures trente. Je
retourne à l’hôtel attendre le coup de téléphone prévu.
On m’invite à déjeuner en me donnant
l’adresse et les moyens d’y parvenir. J’opte pour le métro de l’avoir déjà
repéré un quart d’heure auparavant. De fabrication française sans doute, tant
j’y reconnais les mêmes formes que chez nous ! Je m’habille de ce que
j’avais prévu et déjà mis à défriper hors de la valise, la veille au soir.
Je prends le métro et me résigne
difficilement à lâcher ma précieuse monnaie. Prendre pour la première fois le
métro à Santiago du Chili est une affaire grave, et on ne peut pas le faire à
la sauvette. J’attends donc le suivant. Cela se passe comme partout. Il y a
deux lignes. Je décide d’en explorer déjà une. Je relève le nom des stations
Salvador : Baguedano. Université Catholique.
Santa Lucia. Université du Chili.
Je descends à la Moneda.
Impossible de faire autrement ! Tellement a été fort l’impact affectif du
Coup d’Etat symbolisé par Allende sortant sur le perron. Je n’ose pas trop m’en
approcher, mais de toute façon, c’est barré !
J’emboite l’artère principale. J’achète un
chausson fourré pour faire de la monnaie. Parc Sainte Lucie, des arbres en
fleurs, des palmiers qui se détachent sur fond des Andes abruptes, proches et
extrêmement enneigées. Beaucoup d’amoureux qui se manifestent ouvertement une
forte tendresse.
Beaucoup de monde dans les rues, des
boutiques ouvertes et nombreuses, des confiseries, des fish
and ships... Enormément de journaux et de cireurs de
chaussures… Plutôt fermés, les gens ne parlent pas. Je regarde incrédule le
mystère des arbres en fleurs. Il me faut un certain temps avant de comprendre
qu’il s’agit du printemps débutant à la fin de l’hiver austral !
Je remonte à pied vers l’Est. Une église
ancienne et le Musée Colonial dont on m’a dit en y passant la veille, qu’il
était beau. J’y entre pour me renseigner sur les heures d’ouverture que je note
précautionneusement. Puis cela devient plus terne. Je passe devant l’Université
Catholique et le Parlement désormais transformé en Palais des Militaires. Je
commence à fatiguer et reprends le métro pour arriver chez Michèle G l’Attachée
Culturelle chez qui je dois déjeuner…
Je suis conquise par sa chienne folle
d’amour. Un enfant vient de naître. On le pouponne. A table avec Nelly R à qui
ma communication ne semble décidemment pas convenir et qui voudrait - comme
elle me l’a déjà dit en venant me chercher à l’aéroport - quelque chose de plus
littéraire, sans doute mieux adapté à la réalité du Congrès.
Cela pour une interprétation optimiste mais
il serait plus réaliste de dire - comme la suite l’a montré - que le propos
l’en dépasse légèrement ! Elle se contente de réciter un catéchisme
paléo-gauchiste de la façon la plus simpliste qui soit.
L’après-midi, je cours au Musée qui me
déçoit par son infinie répétition des mêmes objets religieux et des statues
identiques qui ne dépassent pas en esthétique la moyenne de la catégorie… Je
pense au film Mission de Roland Joffé - palme d’or de l’an dernier - nettement mieux que ce
que je vois là. Sans doute les objets exposés sont ils
trop raisonnables…
Je rentre faire une sieste à l’hôtel et la
suite montre que j’en ai bien raison. J’ai la surprise de trouver dans ma
chambre un radiateur électrique et la couverture supplémentaire que j’ai
demandé en espagnol… sans pensé avoir été comprise.
Je me réjouis d’abord de ce que je pense
être une marque de gentillesse dont je crédite le Chili avant de penser que cela
va peut-être dangereusement figurer sur ma note, car si j’ai bien demandé une
couverture, ce n’est pas qu’on m’installe le chauffage. Et là un précédent
voyage en Amérique du Sud me fait craindre le pire…
De surcroît j’ai toujours peur de
l’électricité comme c’est le cas depuis mon traitement de chimiothérapie alors
que ce n’était pas le cas auparavant. Je surmonte quand même ma crainte pour
constater que l’appareil ne marche pas. J’appuie alors au hasard sur un bouton
dont je pense qu’il commande la prise… La femme de chambre apparait me
proposant du thé. Je lui montre l’engin, elle va en chercher un autre et du
coup j’accepte le thé, me disant qu’il faut enfin prendre soin de moi.
J’écris à mon mari. Mais la pause est de
courte durée ! Je me précipite à nouveau dans le métro pour aller chez
l’Attachée Culturelle. Je me suis prise d’amour pour ce métro dans lequel j’ai
reconnu la forme française que je maitrise parfaitement et qui est ici à la
fois le moyen de mon émancipation et son signe.
Je ne me suis pas trompée, car le soir, les
deux femmes ont trouvé assez sidérant que je me sois promenée toute seule comme
cela dans Santiago. Je peux dire en effet que des promenades que j’ai faites
seule, la marche de la Villa Médicis à la Chapelle Sixtine en mille neuf cent quatre vingt un et celle-là maintenant sont les plus
remarquables… J’ai pris cinq fois le métro dans la journée avec une véritable
jouissance…
J’arrive à dix-huit heures trente chez
Michèle G qui pouponne, le chien y mettant également tout son cœur ! Nous
conversons jusqu’à l’arrivée d’Eugénia N – la
première romancière de sa génération - vers vingt heures trente. On me dit que
je vais aller diner avec elle en ville ! Vu mon état de fatigue, le
désespoir me prend, bien que je sache être là pour cela et qu’il s’agisse de
mon travail ! Disons plutôt ma mission.
C’est le devoir qui me tient debout, car si
je n’accepte pas les contraintes, il n’est pas honnête d’accepter le voyage…
Mais quand même !… De surcroit il paraît impossible de trouver un restaurant
ouvert le dimanche soir ! On n’en finit pas de téléphoner pour aboutir
enfin en taxi Chez Henry sur la Place d’Armes, centre
historique de la ville. La conversation est immédiatement sur le fond. Elle me
dit qu’elle n’en revient pas et qu’elle respire enfin !
Elle m’explique l’histoire récente du Chili
et sa mise en connexion brutale avec l’économie mondiale alors qu’il était très
replié sur lui-même avec des industries nationales protégées. Elle me raconte
l’apparition d’une classe moyenne qui s’enrichit sous Pinochet, et les erreurs
qu’a faites l’Unité Populaire en négligeant la réalité. Elle m’explique
également la transformation de la structure économique en vue des exportations
agricoles vers les Etats Unis et la faim qui en résulte dans les bidonvilles.
Nous sommes très contentes l’une de l’autre
et de cette conversation. Sur un plan plus personnel, elle évoque ses cantines
qui - retour d’exil en France – sont arrivées délestées de toutes ses affaires…
De mon côté je lui dis que j’ai fermé le
service de la douleur formule qu’elle reprend à son compte en la trouvant
très utile…
Elle me dit aussi qu’ici les femmes
écrivains se suicident ! Et que la Politique remplace l’Economie,
l’Histoire et la Sociologie, qu’il y a un vrai manque de connaissances et que
c’est pourquoi l’Unité Populaire a échoué.
Etant donné mon état de santé, et la
difficulté de la mission, je demeure ferme dans ma position de rentrer le plus
tôt possible en taxi et parviens à être effectivement dans mon lit à vingt trois heures quarante cinq.
Crevant de froid, je me décide en dépit de la terreur électrique, à allumer le
chauffage. Naturellement je suis réveillée à cinq heures vingt
cinq…
Lundi matin 17 Août 1987
Je me dis qu’il faut absolument me rendormir
si je veux tenir le coup et que cela est pratiquement une contrainte
professionnelle, un savoir qu’il me faut acquérir à peine de ne pas pouvoir
continuer dans cette voie. Y parvenant, ayant suffisamment dormi, je me lève
soulagée, victorieuse et heureuse à huit heures. C’est toujours la même
problématique à savoir s’adapter ou mourir…
Je tente une expédition à la Poste. J’ai du
mal à obtenir des timbres, et les cartes postales sont introuvables, sauf deux
vieilles jaunasses et défraîchies chez un libraire qui liquide son stock… Cette
absence de cartes postales me fait froid dans le dos, car par ailleurs dans ce
pays on trouve tous les articles industriels à des prix comparables à ceux de
la France…
Je découvre que c’est parce qu’elles
symbolisent la liberté de circulation, l’amour des lieux, de l’art, de
l’histoire, de la culture et des liens entretenus que je les aime tant !
La pollution est insupportable. On a du mal
à respirer sur l’artère principale. Une kyrielle de vieux autobus et de
vieilles guimbardes asphyxient tout le monde. Des charrettes à bras, des
marchands de babioles et pas plus de mendiants qu’à Paris !...
Des types ethniques différents dans cette
partie riche de la ville. On n’y rencontre plus ces métis si prenants qu’on
voit au Centre Ville. Là, rien que des Blancs, des
banques, des commerces pareils à ceux de chez nous.
Mais on n’y trouve pas non plus cet
accablement colonial qu’on voit à Lima ou à La Paz. Mis à part une vieille église
typique, ce pourrait être n’importe où en Hollande ou en Espagne. Ce qui n’est
pas le cas de l’Ouest de la ville.
Je retourne sagement me reposer. Ma survie
et mon développement sont à ce prix. J’écris assise au soleil devant l’hôtel,
en regardant passer les gens. Si j’avais eu un appareil, ce sont eux que
j’aurais photographiés, ces Indiens blancs magnifiques et terrifiants. Le
contentieux radical contre les Etats Unis. Je déjeune dans un restaurant chic,
mais pas tellement extraordinaire !...
A l’Ambassade de France pour entrer, il faut se faire ouvrir deux
grilles successives qui donnent à l’établissement l’allure d’une prison.
La secrétaire est occupée depuis le matin à traduire le texte de ma
communication. Elle se fait houspiller de ne pas aller plus vite, alors qu’il
me semble qu’elle fait vraiment le maximum. Je sers la main du Conseiller
Culturel avec qui j’échange trois mots.
On me paie ce qu’on me doit en pesos tout en
m’informant que c’est à un taux de change défavorable particulier auquel je ne
peux néanmoins pas me soustraire et qui d’ailleurs s’applique à tout le
personnel. Je suis contrariée sans être en situation de protester. Et d’autant
moins que comme on veut me payer par chèque je dois déjà lutter pour qu’on me
donne de l’argent liquide. Je n’ai pas la possibilité de me préoccuper de
refaire les comptes, ni même de soupçonner les services de l’Ambassade de ne
pas me verser mon dû !
La suite m’a d’ailleurs montrée que j’aurais
mieux fait d’être vigilante et d’autant plus que certaine plaisanterie m’avait
déjà mis la puce à l’oreille … Mais comment l’aurais-je pu, eu égard à la masse
des problèmes que je devais affronter ?
Je retourne faire une pause et bien m’en
prend, car même ainsi elles sont insuffisantes face à la rupture qui menace,
tant la situation est complexe … De la chambre d’hôtel, j’entends des bruits
d’hélicoptères, des klaxons, des aboiements et des sirènes… La terreur me
prend. On ne voit rien mais on entend !
A dix neuf heures
je découvre que la bizarrerie de ce pays tient au fait que le sourire n’y est
pas compris comme un code amical, et que l’absence apparente de sexualité y est
remplacée par la tendresse.
On vient me chercher pour le Congrès, la
soirée ayant lieu au Théâtre de la Comédie. Il y a un retard dû aux embouteillages.
Ce qui me frappe tout de suite, c’est que l’assemblée comprend autant d’hommes
que de femmes, ce que je mets sur le compte de la nécessité présente de
regrouper les forces.
Les interventions sont en Espagnol, je ne le
comprends pas mais entrevois autrement à mille autres choses dont je m’imbibe
par divers canaux. Après les discours d’ouverture et le vin d’honneur, je
rencontre Marie Christine R qui s’occupe de l’Institut Français et revient du
Pérou. Les photographes commerciaux tentent de nous saisir.
Eugénia N m’emmène chez elle avec quelques amis. Il est vingt et une
heures. Je m’inquiète pour le diner sans trouver de solutions. Nous prenons des
taxis mais arrivés chez elle, elle s’aperçoit qu’elle a perdu sa clef qu’elle
se propose de retourner chercher au Théâtre en nous laissant là à l’attendre,
ses amis et moi. Ils ne parlent pas français, ni moi l’espagnol. Le projet me
parait par trop pénible autant physiquement que psychologiquement et je demande
qu’on me raccompagne en taxi. Ce qu’elle fait sans s’offusquer.
J’arrive à mon hôtel à vingt
deux heures comme on ferme juste le restaurant, alors que je n’ai pas le
moindre biscuit dans ma chambre ! (C’est bien la première fois que je n’ai
pas un stock de précaution !) Je me couche sans diner ! Pénibilité
compensée par le fait que j’ai réussi à m’arracher à quelque chose qui me
déplaisait.
Dans la rue, ont été jeté des carrés de
papier avec quatre informations du genre Assez
de misère ! Suivies de l’indication du jour et de l’heure de la Protesta. La concision m’en frappe ainsi
que l’absence de discours. Je n’ose pas en ramasser quelques exemplaires, en
dépit de mon désir de collectionner les papiers historiques. Mais cela me
parait dangereux, étant peut être même un délit pénal
à éviter, en raison du contexte !
Mardi 18 Août 1987
Réveil à cinq heures trente ! J’ai
presque dormi le temps qu’il faut. Mon souci principal est de faire face à la
fatigue engendrée par la masse des difficultés de tous ordres qui doivent être
surmontées sans déclencher la panique. J’y parviens depuis presque une semaine
que je suis partie. Je tiens la route tous azimuts à condition d’accepter l’à
peu près qui me permet - à ce prix - d’être présente sur les différents fronts
à la fois !...
Bonjour l’organisation ! Je me retrouve
quand même vers dix heures du matin sur les lieux du Congrès après y avoir été
emmenée par le chauffeur de l’Institut Français… Une belle tête d’aigle, un peu
indien occidentalisé seulement par le costume… C’est avec lui que j’ai le
sentiment du lien le plus fort, comme s’il avait senti dans ma façon d’être que
je n’étais pas comme les autres Français d’ici (Peut-être parce que je regarde
au dehors de la voiture !)
Nous arrivons. Le bâtiment est celui d’un
couvent, nous allons dans une grand salle – genre chapelle – avec au fond un
immense tableau représentant un Christ crucifié ! Au
devant une sorte de palissade avec une tribune pour l’orateur.
Je souris à une femme à laquelle ensuite on
me présente. Nous marchons dans le jardin en parlant, sous un heureux soleil.
Elle me raconte l’Ambassade, les réfugiés, l’exil, l’exfiltration hors du
Chili, récit que j’entends ensuite dans la bouche de chacun et qui me remplit
de chagrin, comme la grosse éponge que je suis !
Eugénia N a retrouvé sa clé ! Elle refuse de me traduire les
communications qui sont faites, car me dit-elle, le contenu ne lui convient
pas. Je proteste, bien que je trouve cela plutôt humoristique. Des
conversations avec d’autres femmes dont l’une du Surinam se sentant marginale
en raison de sa langue hollandaise.
J’achète deux affiches et explique ma
démarche qu’elle trouve intéressante, ce qui m’encourage. Je fais la commission
qu’on m’a commandée, à savoir apporter des programmes pour l’Institut. Comme on
n’a l’air de ne me croire qu’à moitié, je sors le papier officiel et demande Vous pouvez me donner un coup de
tampon ? La femme rit et commente Ah
ça, c’est bien français ! Comme elle a raison ! Mais je ne sais
pas comment lui dire que c’est notre forme de collectif à nous et peut-être
même l’expression de notre amour d’être ensemble !
Comme convenu, le chauffeur me ramène à
treize heures pour faire connaissance de l’Institut Français. On traverse les
quartiers populaires du Centre Ville. Il ne s’agit
pas de bidonvilles et c’est accablant. Dans la rue des gens groupés comme s’ils
allaient attaquer la voiture, ou en tous cas, quelque chose de cet ordre là. Je regarde catastrophée. Le chauffeur regarde que
je regarde. Muette communication. Une forme d’amour entre nous.
Le choc esthétique de l’Institut Français
dont on me dit qu’il est installé dans une ancienne maison close. Un rêve
absolu de beauté et de fantasmes. Je ne peux m’arracher à cette contemplation.
Troisième coup de foudre chilien après le métro et la chienne de l’Attachée Culturelle.
On déjeune à côté dans une petite cour
également de toute beauté avec un balcon en bois. Nous sommes trois, La
Directrice de l’Institut Français, l’Attachée de Presse chilienne et moi-même…
Dans le dossier concernant mes livres, je découvre trois critiques dont
j’ignorais l’existence : Deux concernant Auditions musicales certains
soirs d’été et une La baisure, deux en provenance du Canada et une
de Témoignage Chrétien. Mais la
fureur de n’en avoir pas été en temps utile informée, m’en masque le plaisir...
Je me souviens avoir dû supporter le silence absolu concernant Que se
partagent encore les eaux et ce qu’il m’a coûté. J’exprime cette souffrance
en quelques mots.
L’Attachée de Presse explique qu’elle a
voulu me connaître pour bien faire son travail. Je lui dis à peu près qu’elle
voit directement là ce qu’il en est de la vie réelle des écrivains et qu’on en
meurt à petits feux avec des affaires de ce genre ! Je doute fort que ces
deux femmes m’aient comprise, néanmoins nous parlons.
La jeune chilienne attachée de presse vide
alors son sac en ce qui concerne la réalité. Elle parle d’un pays découpé en
morceaux entre la dictature et les pauvres assistés par les autres pays,
complètement dépendants et soumis. Elle dit que la société se désagrège et qu’il
n’y a aucune articulation nulle part. Elle fait état de la fractura le nouveau concept qui s’est inventé ici. J’entends
même le mot apartheid...
Une femme vient près de nous vendre les
mitaines noires qu’elle a tricotées et que personne ne veut ou ne peut acheter.
Ses incantations déchirent le cœur. Cette voix vient de la terre et la
traverse. C’est la voix des Indiens lançant des malédictions dans la plaine.
Personne ne bouge. Cette dureté me donne envie de me trouver mal mais
heureusement on s’en va !
Moi-même je n’ai pas osé bouger pour ne pas
commettre d’impair. Je vais en face voir les heures d’ouverture du Musée. Au
retour, elle est toujours là et me les propose encore. Cette fois je les achète
et me dis que je les mettrai cet hiver à Paris. (2)
Il est trop tard pour retourner au Congrès.
On va à l’Institut pour parler de l’organisation. Ca
traîne un peu. Je cherche à changer ces invraisemblables pesos et apprends
qu’ils sont inconvertibles. Une sorte de rage me prend. J’ai l’impression de
subir un rapport de forces tellement défavorable qu’il ne me laisse aucune
chance, quels que soient mes propres efforts !...
Au téléphone, on me propose d’aller au
vernissage du peintre Guillermo Nunez qui expose en
face. Et d’y aller seule, ce que je refuse car je n’aime guère cette façon de
me mettre en première ligne, tout en se dérobant…
Je ne perçois pas tout de suite ce qui
dysfonctionne, mais je l’éprouve. Intuitivement cela ne me parait pas normal et
j’ai l’impression qu’on veut me faire faire le travail de quelqu’un d’autre.
Je vais au Musée Indien. J’y vois des choses
décrites par Pigafetta et déjà écrites dans mon Canal de la Toussaint.
Notamment les petits sacs dans lesquels les autochtones rangeaient leurs
poudres de couleurs, ce qui est pour moi tout à fait émouvant ! Mais
globalement il n’y a pas grand-chose à voir. Je trouve quelques cartes postales
médiocres et me jette dessus. Je regarde aussi les souvenirs dans l’espoir de
trouver quelque chose à rapporter mais ils ne sont pas beaux.
Je retourne à l’Institut rêver complètement
et très fort et surtout écrire un peu littérairement, ce que je ne parviens
aucunement à faire… Je souffre même de cette impossibilité d’être avec moi-même
en littérature. Je m’installe et commence pour mon amie Chantalle
la chronique poétique puis j’attends dans la cour. Je me fais draguer. On parle
un franco-espagnol approximatif…
Michèle G arrive et nous allons ensemble au
vernissage du peintre Guillermo Nunez dont les
tableaux sont absolument intolérables. Un hurlement de la douleur et de la
torture. Un Bacon qui aimerait la vie et qui n’y aurait pas renoncé !
J’apprends qu’il y a quelques années, il a déjà exposé des objets dans des
cages, que la Police est venue avec des camions et a tout embarqué ! Le
peintre a dû s’enfuir par l’Ambassade de France et je comprends du coup
pourquoi on m’envoie ainsi seule en première ligne. Comment l’ai je senti ? Mystère ! Sa peinture est une
admirable provocation !
Je rencontre parmi les visiteuses une
psychiatre très méprisante et qui me prend de haut. C’est une Française dont je
me demande bien ce qu’elle fait là. J’écris sur le livre d’or du peintre
quelque chose d’engagé et de chaleureux, je ne peux en effet pas me dérober !
Le peintre me donne son catalogue !...
On boit ensuite un pot au café parisien, le
seul parait il de la ville, lequel m’avait pourtant
semblé naturel… Nous parlons et je crois un moment qu’un lien plus intime va
s’établir. Il apparaît que Michèle G ne s’habitue pas à la torture et souffre
de la situation contrairement à d’autres Français que cela ne semble guère
déranger.
On évoque les prisonniers officiellement au
nombre de huit cents mais en fait masqués sous la catégorie des Droits Communs. Après le coup d’Etat de 1973, il y aurait eu trois cents
mille morts, disparus ou exilés.
En sortant nous voyons une voiture mal garée
qui gêne la circulation. Un jeune gandin chic va chercher la police qui accourt
aussitôt. Michèle G me dit que l’automobiliste fera de la prison. Je comprends
ainsi le maintien de l’ordre au quotidien.
On me dépose en taxi à l’hôtel, pour la
première fois au Chili, j’y dîne seule. Je me sens très bien et réussis à me
faire comprendre. Le cumul de ce que j’ai appelé La Grande Florescence, est bel et bien là. Diner seule dans un
hôtel de Santiago du Chili, sous une abominable dictature. J’en ai fait du
chemin depuis l’impossibilité de diner seule chez moi Rue Lamarck l’année de
mon mariage. Ce soir là, je crois avoir réussi à
m’extirper de ma tragédie.
Mercredi 19 Août 1987
Je me suis heureusement couchée avant vingt deux heures, car je me réveille à cinq heures trente.
Je prépare la mise à jour de ma conférence pour tenir compte des réalités
observées sur le terrain et des contraintes de traduction.
Je fais par ailleurs mes paquets puisque
nous devons changer d’hôtel en raison de l’arrivée d’Antoinette Fouque qu’on va
chercher à l’aéroport. On retraverse les quartiers populaires qui me paraissent
moins accablants qu’à mon arrivée, peut être parce
qu’il n’y a pas la même animation que le Samedi et/ou que je m’habitue !
Antoinette arrive avec Marie Claude et le
chien dans un sac. Derrière Elisabeth avec les bagages. Antoinette est contente
de me voir et moi aussi. On va au nouvel hôtel que Michèle G a réservé mais il
ne convient pas non plus et l’Editrice des Femmes qui veut aller au Crowne Plaza propose alors de me payer la
différence, ce que j’accepte…
On s’y installe donc ! Mes sentiments
sont partagés car je ne suis pas encore à l’aise dans le ghetto hôtelier
international et de toutes façons mal à l’aise d’y être à l’aise dans ce
qui signe un bouleversement social qui ne me plait pas.
Je sais trop ce qu’il recouvre non de
compromission, car je n’en fais jamais mais de compromis, d’intégration sans
assimilation, de position dominée et d’insurrection. La question de l’argent
continue à se poser, sans doute est elle le cache
d’autre chose…
J’étais surtout bien habituée à l’Hôtel Canciller,
j’y avais fait mon trou, grâce à mes propres forces. On me propose d’aller
avec les Editrices en excursion à l’Ile de Pâques mais l’heure du retour ne
coïncide pas avec mon programme et je refuse.
Je déjeune seule au buffet du Crowne Plaza où nous sommes installées, un peu déçue de devoir à nouveau
trouver mes marques dans un lieu qui n’est pas complètement le mien. Je suis
aussi un peu inquiète pour ma conférence de ce soir car j’ai tout juste le
temps de manger et pas celui de me préparer psychologiquement. Néanmoins, c’est
ainsi !
Par ailleurs j’éprouve de la satisfaction
pour l’adaptation que je réussis à faire sur le plan professionnel, alors qu’au
début, cela n’avait vraiment rien d’évident.
Le chauffeur m’emmène. On passe chez Michèle
G l’Attachée Culturelle prendre les cent exemplaires de mon texte en espagnol
qu’on a fait préparés dans la perspective de mon
intervention. On me fait attendre à la porte qu’on referme en me laissant
dehors, venant par deux fois me redemander mon nom, alors même que j’ai rendez vous et suis là à l’heure dite.
Il s’agit donc d’une humiliation voulue,
infligée par une personne plus jeune que moi et apparemment peu au courant du
mouvement des intellectuelles féministes. Je n’ai pas compris pourquoi mais mon
côté animal a été mis en alerte. A partir de là, cela a été de mal en pis.
Au Congrès, la journaliste de Tercera fait les cent pas dans le
couloir et demande à interviewer Antoinette. Comme celle-ci n’est pas là, je me
propose à sa place ! L’entrevue est sans intérêt, mais je suis contente
d’en avoir eu l’opportunité par mes propres moyens. Ensuite j’attends la
traductrice qu’on m’a désignée, et avec qui j’ai rendez vous.
La mise au point de la traduction avec
Soledad est agréable et elle prend son travail tout à fait au sérieux. Nous
examinons les différents problèmes qui peuvent se présenter. On achoppe
essentiellement sur l’impossibilité de traduction du terme acculer. Je fais référence à la logique du rodéo qu’on m’a présenté
la veille comme fondamentale dans le fonctionnement mental chilien : Acculer la vache à la paroi de bois !
Je fais ma conférence au Congrès. Je passe
après une femme Galloise qui tient des propos paradoxaux du style Les femmes écrivent trop et sont de mauvais
écrivains !..
En ce qui me concerne cela se passe bien.
J’ai le bon goût de m’excuser de ne pas parler l’espagnol, mais précise que
j’en connais l’essentiel avec Muchas
gracias ! Ce qui plait bien aux auditeurs qui manifestent bruyamment
leur enthousiasme.
A ce qu’on me répercute par la suite, je
suis bien reçue, entendue et comprise mais de mon côté je ne suis pas trop
contente du côté bâtard de ma prestation. J’ai en effet tenu compte de la
réalité de mon auditoire pour situer ma démarche tout en tentant quand même de
faire passer le fond de ce que j’ai prévu, ce qui n’est guère satisfaisant.
Heureusement le texte que j’ai rédigé et qui
a été traduit en espagnol, est distribué. J’ai vu avec contentement qu’elles se
promettaient les unes aux autres des photocopies et que tout cela allait
circuler allègrement. Je me sens au moins payée de la peine que j’ai prise à
les rédiger in extremis et à les faire taper au propre.
Les questions qui suivent tentent de
m’entraîner sur le terrain politique me demandant pour ceci ou pour cela des
conseils que je me suis bien évidemment refusée à donner. Je précise que je
parle pour moi et n’ai de leçon à donner, à personne. Cette position leur
convenant, je plais !
Soledad est merveilleuse et nous nous
aimons. Elle me glisse cette phrase bouleversante Si tous les Français étaient comme toi, je serais restée en France,
car c’est une exilée qui vient de rentrer !
Je me fais raccompagnée de bonne heure à
l’hôtel dans laquelle ma chambre donne sur l’avenue sur laquelle doit avoir
lieu La Protesta annoncée. Les images
vues l’an dernier à la Télévision ont été d’une telle violence, que je meurs de
peur. Il ne s’agit pas là de manifestation mais d’état de guerre.
Je m’installe à la fenêtre qui donne sur
l’avenue, pas du tout contente de me découvrir dans cette posture sans aucun
risque, même si ce n’est pas du voyeurisme ! Finalement je ne vois rien et
n’entends à un moment que des slogans et des cris…
Le diner a lieu au Crowne Plaza. Grand moment d’esthétique sociale rassemblant autour des
trois femmes des Editions, l’attachée de presse, la directrice de l’Institut
Français, l’attachée culturelle, Nelly R et Ana V.
Tandis que personne n’écoute l’exilée de
service relatant encore une fois son drame, c’est à qui se placera auprès de
l’éditrice Antoinette Fouque pour pousser ses pions. Du coup le diner est un
peu difficile bien que gastronomiquement parlant très agréable. La discordance
entre les deux augmentant d’autant les déchirements de la soirée.
Jeudi 20 Août 1987
A minuit, je me suis malheureusement couchée
trop tard, étant réveillée à cinq heures trente. Je n’ai pas assez dormi et
suis dans le coaltar. Je me console sur le breakfast à sept heures et les trois
tasses de café que j’obtiens sans difficultés !
J’essaie de faire contre mauvaise fortune
bon cœur, passant la matinée à m’installer, ranger et laver… et même à faire de
la gymnastique car je commence à ne plus pouvoir bouger en raison des séquelles
de mon opération du sein. Etant donnée la difficulté, je ne pense pas pouvoir
trouver de piscine pour pratiquer mon habituelle natation. Je prépare les
cartes postales, très réussies avec de beaux timbres… Mais en raison de
l’atmosphère, je ne parviens pas à écrire de lettres.
Je pars à pied chez l’ambassadeur d’Uruguay,
chez qui je suis invitée à un pince-fesse. Je suis reçue plus que gentiment, à
bras ouverts et de plus en plus au fur et à mesure que se déroule la réception.
J’y retrouve les femmes dont j’ai fait la connaissance au Congrès.
Une poétesse Soledad Farina me fait
brutalement part de son enthousiasme, pour me dire qu’elle pense comme moi,
travaille sur la même chose mais qu’elle n’arrive
pas savoir dans cette pensée ce qui vient de la femme et ce qui vient des
Indiens !... Je lui réponds que cela revient au même car cette question là dépasse largement celle des femmes.
Nous sympathisons également avec humour sur
la condition des écrivains qui se rencontrent… Elle confirme qu’avoir déjà
entendu parler ou se souvenir de la couverture d’un livre d’un confrère est
déjà remarquable.
Je me sens très bien dans cette société.
Mais j’ai rendez vous avec les Femmes dans le hall de
l’Hôtel entre quinze heures et quinze heures trente pour aller ensemble à
l’Institut Français, à la conférence sur les Editions des Femmes. Je rentre
ventre à terre en taxi. Le chauffeur ne comprend rien à l’adresse que je lui
indique et que je dois la lui montrer inscrite sur un style bille !
J’arrive à quinze heures zéro trois et
j’attends pour rien, car il n’y a personne. Je fais appeler dans les chambres
et le réceptionniste va même en vain, voir au restaurant. Le désespoir me prend
et la déréliction.
J’appelle l’Ambassade mais cela parait bien
tard pour faire venir le chauffeur. On appelle l’Institut. On s’enfonce dans un
imbroglio qui me conduit, la mort dans l’âme à annuler le projet. Je suis
déçue, car j’aurais bien aimé assister à la conférence d’Antoinette et d’autant
plus que l’histoire des Editions des Femmes, je ne la connais même pas !
Ce contretemps n’est par ailleurs pas
favorable à ma propre concentration nécessaire à la seconde conférence que je
dois prononcer. Je m’applique à me calmer – ce que je fais d’ailleurs depuis
mon départ - en me répétant le formule de l’humoriste Guy Bedos On se calme, on se calme ! et décide de rejoindre à pied l’Institut Français où je dois
le soir, moi-même intervenir…
Je m’achète deux bananes et découvre deux ou
trois vieilles maisons coloniales qui donnent à rêver, parce que les éléments
de ce genre sont bien rares ici qui ressemble plutôt à une ville de l’Europe de
l’Est. J’ai par ailleurs rendez vous avec le
journaliste Ernesto Saul Cauce.
L’entrevue est très prenante
car il a terriblement aimé le texte et me pose des questions précises. Il
s’intéresse authentiquement à la pensée que j’explore. C’est la première fois
que je vois cela chez un journaliste. Il dit même que mes idées s’appliquent au
Chili et que quand Pinochet dit Moi ou le
chaos ! On pourrait répondre Le
chaos, on n’a pas peur, on le connait ! Et que le dictateur
serait alors sans prise !
Je suis stupéfaite de cette application qui
montre en même temps à quel point il m’a comprise… Transnational lui aussi, il rapporte dans son pays les ouvertures
des transnationaux. Revenant du
Canada, il en rapporte lui une tolérance masculine au féminisme qui me touche
terriblement. Me vient alors l’idée que de cela pourrait sortir un mouvement
culturel fabuleux mais tout aussi bien rien du tout, dans la mesure où la
dictature a cassé la société et où le Chili est comme un corps dont on a
arraché la tête et qui pourtant bougerait encore. Les deux options me
paraissent équiprobables. En tous cas, cette entrevue là est la meilleure de
toutes celles que j’ai pu réaliser.
Je lui offre de choisir un de mes poèmes
manuscrits, il prend Ferme bien ton plumier (3) et j’y trouve du coup
une connotation que je ne soupçonnais pas lorsque je l’avais écrit. Une autre
personne fait des photographies et le journaliste me dit qu’il pense pouvoir
réaliser un article convenable qui ne trahira pas ma pensée. Nous sommes heureux
l’un de l’autre et de cette rencontre.
Prévue à dix-neuf heures, ma conférence à
l’Institut Français ne commence qu’à vingt car il a fallu attendre une
personnalité. Les choses se passent bien. Je parle et Eugénia
traduit au fur et à mesure. Les gens opinant du bonnet, j’en déduis qu’ils
comprennent.
J’ai commencé mon intervention par la
lecture debout du début de Que se partagent encore les eaux. A la fin,
quelques questions me permettent de préciser certains points mais je ne peux
pas entrer dans des développements théoriques, car l’objet de ma conférence est
ma propre démarche littéraire, ce qui n’empêche pas une jeune philosophe
d’insister pour obtenir des réponses à ses questions théoriques.
Ce que j’ai particulièrement aimé dans cette
conférence, c’est la possibilité que j’ai eu de faire des effets de voix avec
les syllabes ON EN UN indispensables pour me faire comprendre et des gestes
concernant la fermeture de la conception
et l’ouverture de l’enception.
Je crois avoir été comprise !
Au foyer de cet ancien bordel, une jolie
exposition. Mes livres et aussi la photographie prise au Bois de Boulogne. Je
suis émue de la retrouver ici. Je n’y vois plus les stigmates de la maladie que
j’y avais vus autrefois.
Il est difficile hélas de tenir la route
entre la nécessité de résister aux tentatives de captation des fâcheux en
restant dans la courtoisie et la mission pour laquelle on m’a envoyée. C’est un
équilibre constamment à restaurer. J’y parviens quand même, non sans parfois
blesser. J’y suis bien obligée quand physiquement je sens que je vais craquer.
Je devais encore le soir même après la
conférence, participer à la soirée poésie suivie d’une réception à l’ambassade
d’Argentine. Je refuse pourtant car je suis exténuée de m’être complètement
donnée, Je le dis. Il semble que cette réalité de la vie créatrice soit
complètement laissée de côté.
Bien que ce ne soit pas une nouveauté, j’en
suis tout de même un peu blessée. C’est qu’au milieu de tous ces Français
incultes, cela me soit encore plus insupportable. Sans doute parce que qu’on ne
peut pas espérer une meilleure situation structurelle que celle qui est
actuellement la mienne et que cela permet de découvrir que d’une certaine
façon, cela ne change rien, la négation de la personne humaine demeurant la même…
Or c’est pour protester contre celle-ci que
j’écris. On pourrait même dire à la limite que les effets secondaires - à
savoir mon développement philosophique - n’étaient pas voulus, mais que sur le
front principal – l’art comme protestation contre le déni – l’échec est complet
puisque le déni perdure, alors même que le statut d’artiste est reconnu !
Cela m’accable !
C’est le Conseiller Culturel qui me propose
de me ramener à l’hôtel et qui me dit Vous
me payez combien ? Je ne me démonte pas et lui réponds du tac au tac: Ca dépend pour quoi ? Et cela lui
plait !
Vendredi 21 Août 1987
Couchée à vingt deux
heures, je me réveille à cinq heures, et lis Le Mercurio qu’on m’a passé sous la porte.
Heureusement je me rendors. Ensuite je n’ai que le temps d’un breakfast avec
trois tasses de café ! Je retrouve dans la salle ma place près d’un
antique percolateur sud américain de toute beauté. Je
recommence à raciner dans cet hôtel là après l’arrachement
du précédent. J’attends le chauffeur qui n’arrive pas. Je ne m’affole pas après
l’expérience de la veille, mais commence vraiment à me sentir mal à l’aise.
Je téléphone à l’Institut Français par mes
propres moyens après que l’employé m’ait répondu qu’elle ne pouvait pas me
prêter le téléphone aujourd’hui parce que le chef était là. J’ai donc réussi à
mettre les deux pièces de dix pesos dans la machine ad hoc..
Je progresse et si c’était pour longtemps, je m’y mettrais
complètement !...
Quand je ressors de la cabine téléphonique,
le chauffeur est là affolé et s’excuse d’être en retard. On y va ! Je me
dis que tout cela n’est pas très facile et qu’un effort d’adaptation s’impose.
C’est un luxe nécessaire que je ne peux pas me permettre et dont il faut
pourtant que je trouve le moyen.
En arrivant au Congrès on me dit que je
devrais rentrer par mes propres moyens ! Conversation avec Anna Santa
Maria à qui j’explique mes difficultés et qui me répond que les Français sont
des enfants gâtés. Qu’eux, l’exil leur a appris à se débrouiller, notamment aux
femmes, bien obligées d’apprendre la langue pour chercher à manger !...
Elle prend comme exemple l’effort nécessaire
pour prononcer la phrase Je veux dû
pin ! Cette phrase me frappe parce que ce n’est pas la première fois
qu’on me parle ici de nourriture. C’est même assez souvent que cela revient
comme l’indicateur d’une situation. C’est par rapport à cela que semble se
déterminer les classes sociales.
Je parle ensuite avec Carlos Tafia critique
littéraire qui m’encourage à sortir du microcosme. Nous parlons de l’Economie
et de la situation sociale du pays. Il me dit qu’ici, ne pas s’intéresser
à la
Politique est une obscénité. Il me parle aussi de
l’autisme de la France, mot dont j’ai depuis longtemps l’idée…
Il la voit comme une terre sécurisante et
stable dans laquelle il ne peut rien arriver, tellement c’est conservateur et
qu’on n’y est pas obligé de faire de la Politique, donc qu’on peut y
travailler… De nouveau, cette violente douleur qu’ils crient les uns et les
autres. Ils présentent tous le même syndrome. Le Chili hurle par tous les pores
de sa peau.
Conversation ensuite avec la berlinoise
Sylvie Dümchen rencontrée deux jours plus tôt et qui
travaille sur le désordre. On parle de ce qu’on voit et nous tombons d’accord
sur le fait que le plus surprenant est la présence des hommes au Congrès, en
tant qu’intervenants. Nous trouvons des explications complémentaires.
Elle m’informe des publications. Me dit
aussi que les femmes pauvres se sont organisées – sous la direction de l’Eglise
– pour faire la popote en commun et que c’est ainsi qu’elles ont commencé à
réfléchir. Au contraire les bourgeoises sont isolées. C’est donc à double
titre, un féminisme inverse de celui de l’Europe.
On m’emmène. Je tente de me faire résumer
les interventions par quelqu’une qui en est bien incapable et qui s’en moque,
confondant la question Qu’est ce qui s’y
dit avec Qu’est ce qu’on en dit ? Quant au reste, c’est la
langue de bois des Septantes. Je parviens à me faire
traduire trois mots de l’intervention d’une Argentine qui parle du viol en
termes de négociation, ce que je
trouve très juste et n’ai jamais entendu ailleurs. Je retrouve là trace de mon écrasement atavique et de la façon de le
gérer.
Dans la matinée, j’ai du vague à l’âme. Je
n’en avais pas eu depuis le début de la mission, sans doute faute de temps, ou
bien parce je commence à sentir que quelque chose ne va pas, sans savoir quoi.
A l’Institut Français les photographies de
Monique Wittig, Danièle Sallenave, Chantal Chawaf et Hélène Cixous qui
avaient été exposées la veille ont disparu. Les vitupérations de la directrice
jettent un froid. Elle se plaint que les Editions des Femmes lui aient in
extremis demandé de changer la présentation, ce qu’on comprend.
Les méthodes, les enjeux et les fonctions
des deux institutions sont différentes. Les Editions et moi-même effectuons là
un travail ponctuel qui doit être efficace et performant, alors que le
personnel para-diplomatique exerce une activité plus diffuse.
Conversations diverses avec plusieurs
personnes qui étaient déjà là la veille. Chacun essaie de m’avoir pour soi seul
mais malheureusement, je ne peux pas être partout. La situation est un peu
difficile. J’essaie de naviguer entre les différents récifs.
L’Ambassadeur d’Uruguay vient vers moi et me
dit tout à trac : Il faut faire
quelque chose pour la librairie française, vous avez vu dans quel état elle
est ? Je lui réponds Non, mais
je m’en doute ! Nous partons ensemble d’un merveilleux éclat de rire
montrant que nous nous étions parfaitement compris ! Du coup il m’invite à
déjeuner pour le lendemain, et se propose de me faire visiter la ville ce que
j’accepte.
J’obtiens par mes propres moyens une
entrevue à L’Epoca
et note que cela a été le cas pour deux des articles sur les trois du Chili.
Nous nous évadons avec la Berlinoise du
matin, car manifestement, tant à l’Institut Français qu’à l’Ambassade, on ne
tient pas à m’avoir sur les bras, et cela en devient gênant. Nous parlons et
décryptons tout ce qui se passe !
Elle me dit avoir cherché en vain de la
conversation et de la culture dans ces eaux là et qu’il n’y en avait point.
C’est bien ce que je ressens depuis le premier jour. Depuis mon arrivée
elle-même où on n’avait pas l’air très content de ma venue. Elle émet l’hypothèse
qu’en fait ils voulaient faire venir quelqu’un d’autre dont elle me donne le
nom et qu’ils étaient mécontents que ce soit moi.
Cela n’est pas impossible et expliquerait
même plusieurs choses constatées. Une certaine mauvaise volonté ou plutôt une
volonté de s’en tenir au strict minimum pour ne pas dire un peu moins. Allons,
disons même plusieurs camouflets.
Les rivalités entre les Editions et les
services culturels de l’Ambassade n’arrangent rien ! J’en suis plutôt la
victime. Enfin le témoignage que nous donnons elle et moi n’est
il pas de nature à mettre en difficulté dans la mesure où il révèle de
façon éclatante que quelque chose se passe ailleurs - là où elles ne sont pas -
et met en cause la fiction locale que la vie culturelle c’est ce qui se passe
ici. Car justement il ne se passe absolument rien. C’est un mime. Et je l’ai
senti dès le premier jour.
On visite le quartier de l’autre côté du
fleuve. Une zone bohème avec de vieilles maisons en voie de restauration. Un
Santiago ancien au bord de l’eau, donnant à rêver. C’est ce que je fais un
moment… La Berlinoise me mène dans le même quartier à la Maison des Femmes, un
superbe établissement financé par les Hollandais et dont je ne pouvais même pas
soupçonner l’existence !.. Non seulement elle parait
plus active que celle de Paris, mais elle a une toute autre allure !
On fait le tour du marché central et
brutalement je replonge dans la vie. Au vu des calebasses gravées en forme de
tasse, la nostalgie me prend. Ces masses de légumes et de fruits me déchirent
le cœur. La vie revient avec une force inouïe, comme jamais depuis mon
opération du sein il y a cinq ans et cela me fait très mal… Je n’ai plus
l’habitude !
Je retrouve mon absolue ferveur du monde. Au
marché aux fleurs, des masses de couronnes mortuaires toutes prêtes qui me
rappelle en Mille neuf cents soixante dix à la Paz,
les marchands de cercueils d’enfants ! On voit aussi des animaux
domestiques qu’on ne voit pas ailleurs.
On me raccompagne en taxi. Je dîne seule à
l’hôtel.
Le soir la Berlinoise et son amie viennent
me chercher pour aller à la Fête de Clôture du Congrès. Celle-ci nous reporte
dix ou quinze ans en arrière comme si le temps s’était arrêté en soixante treize et qu’on renoue là avec ce moment là. Rien que ces danses que je n’aime guère. Je
quête en vain un tango ou un paso doble, mes préférées. Je danse quand même un
peu pour leur faire plaisir et en effet le contentement se lit sur leurs
visages en me regardant. J’ai bien fait de le faire.
Avant qu’on me raccompagne et en dehors de
la fameuse Fête, sur le trottoir
j’apprends à la Berlinoise à danser le tango ! Pourquoi faut-il que je
sois toujours à ce point à la marge ?
J’apprends par la suite qu’à quelques
immeubles de là, il y a un centre de torture ! Pas un jour où on ne m’ait
parlé de cela. Une société qui hurle par tous les pores de sa peau, terrorisée,
au bord de la folie et qui pourtant lutte encore. La dite torture,
omniprésente.
Samedi 22 Août 1987
Le Conseiller Culturel de l’Uruguay Pelago Diaz – et non l’Ambassadeur vient me chercher avec
Ida Videle qui habite chez lui. Il nous fait visiter
les beaux quartiers de la ville. Tous beaux quartiers qu’ils soient, ils sont
quand même moins riches que Juan les Pins ! Les derniers faubourgs remontent
jusque dans les vallées des Andes.
On visite un village artisanal dans le style
de celui qu’on avait vu à Dakar vingt ans auparavant. Une magnifique
église ! On va aussi voir la villa que Pinochet s’est faite construire
mais qu’il n’ose pas habiter à cause du tollé que cela a soulevé. Je ne la
trouve pas si imposante que cela par rapport à d’autres mégalomanies !...
Il nous ramène déjeuner chez lui. La
directrice de l’Institut a été invitée aussi mais elle n’est pas venue et j’en
suis scandalisée ! On va promener le chien Gaston au Parc Sainte Lucie.
Nous avons une conversation culturelle mais pas là plus qu’ailleurs, en dehors
de mes deux conférences je n’ai pu parler véritablement de mon travail. Sauf
avec la Berlinoise et à peine. Cela crée un malaise relativement pénible.
Le fait est que la donne économique et
politique refoule toute préoccupation culturelle et cette situation est pour
moi une nouveauté. Il ne s’agit même pas d’un squelette dans le placard comme
dans ma vie professionnelle au lycée, mais d’une société baignant dans un
discours sans rapport avec la réalité et c’est horrible.
La soirée est une catastrophe limitée. J’y
vais en taxi en prenant mon courage à deux mains sachant que finalement je n’ai
rien à attendre de personne. Tout ici a fait ses
preuves et je ne peux compter que sur moi-même. J’ai l’impression d’être en
exil dans la transnation
et de devoir faire face.
Je règle la question en présentant l’adresse
où je dois me rendre au chauffeur et en croisant les doigts pour qu’il n’y ait
pas de problème car il fait nuit, et c’est quand même assez loin. Il a une
terrible tête d’indien, mais dans le même temps j’ai parfaitement confiance.
J’arrive enfin dans un lieu tel que j’en
suis choquée. Sans doute le décalage entre la gueulante du pays et l’attitude
de la colonie française est-il intenable !... La conversation commence par
des sottises sur la conférence concernant le
post modernisme -laquelle a récemment eu lieu à l’Institut - et que mes compatriotes
présentent comme le rayonnement de la culture française apportant des outils
mentaux aux pauvres chiliens.
Je leur dis tranquillement que cette
idéologie du post-modernisme est limitée à l’espace entre
les deux stations de métro parisiennes Mabillon et Saint Germain des Prés, ce
qui jette un froid.
On se met à élever la voix de façon
autoritaire, comme sur une enfant, et à y réfléchir, c’est cela qui m’a
énervée, cette façon qu’on avait d’essayer de m’intimider en me disant ce qu’il
convenait de penser.
Pour avoir une telle assurance, sans doute
ces femmes qui participent là à cette soirée, ont-elles
l’habitude de procéder ainsi avec les Chiliens. Disons le,
je ne me souviens pas qu’on m’ait traitée comme cela de ma vie, au sens de
tenter de m’éduquer culturellement ! Cela m’a fait un drôle d’effet.
Je commence à expliquer tranquillement que
ce qui manque est l’articulation de la culture chilienne et française, au sens
où il y a une demande très forte, mais sans aucun relais car la mission culturelle
ne joue pas son rôle. Bien sûr cela ne leur plait guère et c’est avec le même
ton qu’on m’explique que ce n’est pas leur rôle.
En termes modérés, je finis par dire que je
n’ai pas été soutenue. Elles se rebiffent.
Puis vient sur le tapis la question de la
note d’hôtel dont je refuse de me mêler disant que ce n’est pas moi qui ai
décidé d’en changer et qu’on ne m’a même pas demandé mon avis.
Cela ne plait guère, mais je tiens bon en
disant à la responsable de s’arranger directement avec les Editions, car je ne
m’occuperai de rien dans ce domaine. Diverses considérations tentent de me
faire céder sur le thème du confort matériel supérieur auquel j’ai accédé,
comme si cela devait me convaincre de me taire.
Horreur de ces Français qui arrivent ici sur
un corps massacré qui bouge encore, parce qu’avec la transition, après la
dictature, le Chili va redevenir un pays respectable…
On parle de mon départ à l’aéroport le
surlendemain comme si la responsable n’avait pas l’intention de m’y accompagner
mais d’envoyer seulement le chauffeur. Je proteste en disant qu’il y a tout de
même un peu d’abus et je montre les crocs.
Les femmes des Editions me raccompagnent et
Antoinette Fouque est de son côté outrée par l’absence d’accueil ! Elle
dit qu’elle va faire un scandale au Quai d’Orsay et se plaindra à Simone
Veil !...
Dimanche 23 Août 1987 Avec Eugénia N.
Valparaiso. Une ville pour moi, une ville
pour nous. J. disait à Fort de France, l’autre
part, c’est ici ! Et bien non ! L’autre part c’est là bas ! Bonheur de ce voyage en autocar dans lequel
je retrouve ma lumineuse jeunesse. Des cahutes misérables, des orangeraies, des
gardians à cheval, des humains dans des terriers.
A Valparaiso pas de toilettes publiques à
l’arrivée ! Les Puces du Dimanche, une calebasse locale assez typique que
j’achète en me faisant rouler mais avec l’idée que je n’en reverrai pas une
autre de si tôt...
Le choc de Valparaiso. Une ville pour moi,
une ville pour nous. Comment le dire autrement ? L’évocation du Liverpool
fantasmatique que nous avons avec J le mois dernier, quêté en vain. Fort de
France qui sans la France aurait tourné plus exotique. Le port miniature. Le
célèbre funiculaire, des maisons somptueuses et des masures. Le Musée des Beaux Arts. On y découvre des Impressionnistes Espagnols,
Italiens et des Chiliens divers, le tout de qualité.
Nous déjeunons dans un restaurant sur la
plage. Une masse de pélicans, comme des manchots sur la banquise. Rare et
étonnant spectacle aussi émouvant que les dauphins jouant dans l’étrave du bateau,
dans le détroit de Gibraltar, en partant en Afrique vingt ans auparavant.
Soupe de coquillages et poissons hors pair
rassemblés sous le nom de marmite de pêcheur.
Un deuxième plat dont je laisse la moitié car je suis déjà rassasiée. Une
promenade en bateau sur un semi-rafiot précaire à hurler, étant données les
vagues. J’appelle ma cicérone à l’aide mais elle
m’envoie sur les roses.
Je suis choquée de découvrir que j’écoute sa
souffrance d’exilée chilienne de retour au pays mais qu’elle se refuse à prendre
en compte ma situation propre, en l’occurrence là les conséquences
physiologiques toujours présentes de la chimiothérapie d’il y a quatre ans.
Bref c’est toujours la même histoire.
Heureusement je ne m’y habitue pas. Car c’est ainsi une façon chaque matin de
redonner sa chance à la vie du monde. Tenir ce qui est pour définitif serait
métaphysiquement mortel, car ce serait le considérer comme clos.
Peut-on en ce sens parler d’une vertu ou
d’un devoir d’indignation ? Se résigner à ce qu’est le monde, serait comme
l’abandonner à sa mort ? Est-ce le sens de l’expression Aujourd’hui en terre étrangère et demain à
Jérusalem ?
Je surmonte quand même mes problèmes
nerveux, mais ne suis pas très heureuse en ce qui concerne notre relation.
Sortant du bateau, elle me dit En
Avant ! Je lui propose de chanter Avanti o popolo ! l’hymne
révolutionnaire. Elle rigole et se
laisse presque tenter, moi aussi !...
J’aurais préféré rester plus longtemps à
Valparaiso mais elle veut absolument que nous allions à Vina del Mar ! J’en profite pour téléphoner à ma famille
rentrée à Paris et les trouve partagés entre l’enthousiasme du progrès des
communications et l’inquiétude d’être restés jusque là
sans nouvelles de moi.
On fait un tour en calèche. Je chantonne C’est un petit port tout au bord du monde. Tout
cela est très prenant et j’en éprouve comme une pulsion d’émigration. L’idée de
m’installer là définitivement, ou du moins d’y mourir.
C’est à Valparaiso que j’ai compris le
départ de Rimbaud pour l’Abyssinie. L’art, la poésie n’améliorent pas la
situation mais plutôt l’aggravent !.. Face à cela
que faire d’autre que cette fuite dans un ailleurs définitif où l’autre perd sa
trace parce que c’est l’incarnation de son imaginaire à soi seul, sans que la
médiation de la littérature permette qu’on vous y rejoigne (et quelquefois pire
vous y poursuive). Rimbaud en Abyssinie ne peut plus être possédé.
Nous prenons le thé dans une pâtisserie et
c’est le retour.
En passant, au Centre
Ville Eugénia me montre la villa où on
torture. Je la montre du doigt pour m’assurer qu’il s’agit bien de celle
désignée. Elle proteste contre ce geste et n’a d’ailleurs pas cessé de toute la
journée de me dire de parler moins haut, se moquant de mes difficultés avec
l’Ambassade mais se préoccupant elle-même de la présence d’un militaire
appartenant visiblement à la Marine.
J’essaie de le lui dire que les deux choses
ne sont pas sans rapport et que ce qui m’est apparu, c’est que les Français
rencontrés cautionnent bel et bien cet ordre-là. J’échoue à le lui faire
comprendre. Dans le bus du retour, je commence à être fatiguée.
A l’hôtel, j’ai la fièvre et l’insomnie. Je
tombe malade. J’essaie de ne pas m’affoler me répétant une fois de plus ce que
je fais depuis le début Du calme, du
calme ! Je me bourre de médicaments. Dans la nuit, le signal de
réception des messages clignote…
Lundi 24 Août 1987
Le message annonce un cadeau déposé par la
Berlinoise. Ce sont des oiseaux en paille, typiques parait
il du Chili. J’écris une lettre pour la remercier ainsi que les cartes
postales rapportées de Valparaiso. Je liquide l’argent en achetant un collier à
offrir, mais en dépit de mon effort ne réussis pas à payer la note de téléphone
de mes trois essais infructueux pour Paris lesquels ont tous abouti dans la
Sarthe !
Je suis humiliée et inquiète de la laisser
payer aux Editions parce que je n’ai pas trouvé d’autres solutions et cela me
tourmente longtemps encore …
On vient me chercher avec un autre Français,
économiste en tournée. Il m’ignore ostensiblement conversant allégrement avec
Michèle G. L’intérêt qu’elle porte à ce qu’il rapporte de sa mission à lui me
montre bien clairement ce qu’il en est !
A savoir l’économie c’est du sérieux et la
culture n’a aucun intérêt. Vision paradoxale voire même paroxystique puisque
moi- même économiste, je le suis et n’aurais pas ainsi œuvré si cela n’avait
pas été le cas puisque le fonctionnement réel du monde est au cœur de mes
textes et revendiqué comme tel.
Je me suis alors brutalement apparue comme
un simple pion qu’on a placé là au cas où, mais sans égard pour lui et s’en
tenant suffisamment loin pour n’être pas compromis avec, au cas où cela
tournerait mal.
Je les entends expliquer froidement qu’Il faut soutenir tel ou tel qui sera
certainement Ministre ! Ils parlent bien sûr de l’opposition libérale
sur laquelle ils parient. Ils parlent tous les deux du Chili comme du Laboratoire de l’Ecole de Chicago
sans même se rendre compte de ce qu’ils disent.
La France m’apparait alors dans ce qu’elle
est : une province lointaine des Etats Unis, imitant avec retard et
caricature ce qui se fait là bas, soucieuse d’être la
voix de son maître et espérant bien participer au festin des dépouilles d’un
pays mis à mort. Il y a là dedans quelque chose d’écoeurant et de pitoyable car en fait à entendre Eugénia, les places sont déjà prises par les Anglais, les
Allemands et les Italiens…
J’essaie sans succès d’entrer dans leur
conversation mais le mépris qu’ils me témoignent tous les deux me bouleverse.
De là on voit bien comme la décomposition est plus avancée qu’on le voit en
France. En fait, le Chili les a déjà contaminés.
Dans la salle d’embarquement, je retrouve
les gens et avec le gars en question, une conversation presque correcte. Je lui
dis qu’on est la même chose, des représentants de commerce en train de vendre
la France. Il se défend de cette image pour prendre des airs d’économiste
distingué. Le curieux c’est que je suis la moins choquée des deux, puisque
c’est la réalité.
Je lui dis que ce qui me met en rage, c’est
de voir apparaître à quel point nous sommes incompétents et incapables de jouer
nos atouts car c’est bien cela qui finalement est visible, l’insuffisance même
de nos techniques commerciales alors qu’en terme de mercatique – si on admet
cette approche - il y a un créneau, qu’on a le produit, qu’il y a une demande
forte et qu’on ne parvient pas à le vendre correctement.
Quant à lui, la bouche en cœur il me dit
qu’il a découvert les effets réels du libéralisme ! Je lui réponds qu’on
le savait déjà en fonction de la classe sociale à laquelle on appartient. Je
suis stupéfaite de son authentique naïveté, mais en même temps me réjouit en me
disant, qu’au moins, le Chili lui aura servi à cela ! Je lui dis que ce
qui se met en place, c’est l’apartheid.
Il ne contredit pas. N’y aurait-il qu’une chose à dire du Chili, ce serait
cela.
On embarque, je suis terriblement soulagée.
Je tente d’écrire mes réflexions avant d’arrivée en Uruguay et notamment de
remplir les passages laissés en blanc ainsi que de mettre au propre quelques
notes éparses telles que :
On m’a dit que les poblaciones étaient des camps
d’extermination où l’Armée ne pouvait entrer qu’avec les tanks, parce que la
population se défendait avec des armes. Ils viennent la nuit, les font
déshabiller volent, violent, pillent et tuent. La bagarre entre l’Armée et les poblaciones n’a
pas cessé depuis le Coup d’Etat.
Tous les jours on tue !
Des centres de torture il y en a partout
dans Santiago, on ne sait pas exactement mais on commence à être au courant…
Impossible de ne pas parler. Ils sont très forts. Ils savent tout. Ils
attendent le moment pour tuer.
La répression est sélective. Le PC. Le MIR.
L’Extrême Gauche. Les dirigeants syndicaux.
Les partis et les syndicats existent de
fait.
Le coût de la main d’œuvre, par le bas, est
le cinquième du monde.
Un petit quartier colonial inexistant mais
construit de toute pièce sous la dictature.
Des gardiens gardant les portes des
immeubles chics.
L’avenue du 11 Septembre. Le choc en voyant le
panneau, quelques secondes avant de comprendre de quoi il retourne vraiment.
L’Uruguayen m’a dit que ceux qui ne veulent pas l’appeler ainsi la nomme La Nouvelle Providence. Providence étant
le nom de l’artère principale….
II. RIO DE SOLIS
C’est avec une angine que j’arrive à
Montevideo en Uruguay ! Comment s’en étonner, c’est un minimum... Au
contraire du Chili, j’y suis remarquablement accueillie. Malheureusement mes
livres ne sont pas arrivés. J’en suis stupéfaite car je n’avais à aucun moment
envisagé cette hypothèse !... S’il faut s’en occuper en plus du reste, ce
n’est vraiment pas possible… On reconduit Ida, l’écrivain uruguayenne
avec qui nous avions été nous promener à Santiago. Elle a oublié son sac dans
la voiture et me téléphone, alors que je suis à peine installée à l’hôtel.
Tout se passe très bien. Je m’installe le
plus rapidement possible, entrant carrément dans cette nouvelle réalité. J’ai
besoin de décompresser après l’énorme tension du Chili dont il me faut me
remettre ! On me donne le programme. J’y découvre un certain Théâtre Solis dont
je suis enchantée. Cet homme est le découvreur du Rio de la Plata
et a été dévoré par les Indigènes…
On dine chez le Conseiller Culturel.
J’essaie d’exposer mes thèses mais les résumer en cinq minutes entre la salade
et le flan, c’est un peu difficile. Je suis étonnée qu’on me parle tant de
féminisme et de Simone de Beauvoir. Il y a là une journaliste avec des
journaux. On est en plein dans le MLF des débuts !...
Mardi 25 Août1987
Engluée d’abord dans les problèmes familiaux
du Conseiller, on finit quand même par s’en extirper pour une excursion à Punta
del Este sans autre intérêt pour moi que de me
montrer l’état de la campagne. Des forêts de pins et d’eucalyptus dans des
paysages qu’on trouverait éventuellement en Bretagne. De petites cahutes en
fibrociment constituent l’ordinaire de l’habitat. Beaucoup de télévisions et
quelques gauchos à cheval. Punta del Este se prend un
peu pour Copacabana, mais n’est pas même aussi riche que Juan les Pins.
La seule chose vraiment spectaculaire est la
différence de climat entre la rive du Rio de la Plata
et celle de l’Océan. A un tournant on plonge brutalement dans la brume et le
crachin !... Nous allons prendre le café chez une bourgeoise grand style
qui m’apparaît typiquement sud américaine !..
J’ai une belle extinction de voix. Si j’ai
commencé à ne pas être en forme, dès le retour de Valparaiso, là j’attribue cet
épisode à la conversation de midi. Finalement ce qu’on me demande – là encore -
c’est de faire autre chose que ce que j’ai prévu.
On exige quasiment que je sois dans la
ligne De Beauvoir et je n’en reviens pas! On me demande de me présenter comme
un(e) épigone de cette intellectuelle... J’en tombe raide ! J’ai déjà
expérimenté au Chili qu’on n’y était pas ici à la pointe de la philosophie mais
je suis quand même bien obligée de tenir compte de l’auditoire.
Je propose de revoir mes interventions dans
le sens du féminisme plutôt que celui de la philosophie, ce qui en fin de
compte n’est pas complètement aberrant étant donné la réalité ! J’envisage
un compromis qui n’est pas absurde…
Le soir à Montevideo le Théâtre Solis défie la concurrence. Il
est matériellement magnifique, on est dans une toile du douanier Rousseau ou un
film de Visconti au choix, en fonction du regard qu’on a sur la chose. C’est
une débauche de toilettes et de fourrures... Toute la ville est là, le
Président et le Gouvernement au grand complet dans la loge d’honneur.
Nous-mêmes nous sommes horriblement mal placés et on peut mesurer à ce standard
l’importance de la place de la Commission Culturelle Française dans la vie
locale…
Du point de vue vestimentaire, le nœud
semble jouer un rôle essentiel dans la vie de cette ville. Les écoliers garçons
en portent d’énormes de couleur bleu marine.
Au théâtre, ce soir là,
c’est l’inauguration du nouveau ballet Giselle
remonté grâce à l’intervention de l’URSS, après la fin de la dictature
militaire. La ballerine de trente cinq ans n’a plus
l’âge d’être dans ce rôle mais elle est soviétique comme le chef d’orchestre et
le chorégraphe….
Déjà qu’au Bolchoï, le ballet Giselle n’est pas très attractif mais
peut encore se comprendre comme l’un des éléments d’un conservatoire
académique, là avec ses entrechats approximatifs c’est à la fois terrible et
même temps profondément bouleversant. Disons même que pour moi c’est l’émotion
qui domine au vu de ce peuple qui réapprend à vivre !
Les commentaires qu’on entend bien sûr ne
sont pas ceux là. Les gens protestent. Quant au
Conseiller il fait remarquer qu’Applaudir
les Soviétiques un jour de
Fête Nationale, c’est champion !
Diner avec l’étonnant Bernard Guillaumot architecte et scénographe qui a construit soixante trois théâtres et m’entretient des problèmes techniques
propres à sa spécialité, alertant notamment sur les manques concernant l’Opéra
Bastille..
Comme je ne peux plus – au sens propre -
dire un seul mot, on m’achète un médicament en pleine nuit…
Mercredi 26 Août 1987
Je vais à pied à l’Ambassade de France pour
y toucher mes indemnités. Je prends un café dans le bistrot d’en face où les
gens ont l’air content que j’y entre. Moi-même, je m’y sens bien. Je ne me
perçois pas comme ne parlant pas la langue, que d’une certaine façon je
commence à apprendre.
Je suis mieux accueillie à cette Ambassade
là qu’à celle de Santiago et j’y règle des problèmes concrets. A trois
personnes ensemble, je raconte la décote de change qu’on m’a imposée au Chili.
Comme elles ont l’air étonné, j’espère que cela fera son chemin !...
Je prends ensuite contact avec Patrick
Cauvin de l’Alliance Française. La rencontre est absolument magique car il
vient me chercher dans une vieille Ford d’avant-guerre qui sent le café. C’est
une divine caricature et l’expression rassemblée de ce que je ressens
ici : Un univers cinématographique absolu, d’une vie arrêtée au début des
Années Trente.
On se comprend immédiatement et nous
préparons la lecture de Que se partagent encore les eaux que je dois
faire. Il me montre la salle prévue à cet effet et j’y fais un essai ! On
est vraiment dans le Théâtre.
On va au studio photographique faire un
cliché, là aussi dans le style rétro. Je suis heureuse. Un vrai bonheur de
Montevideo. Nous parlons de la difficulté de se soumettre à la photographie et
lui-même étend l’idée à la problématique de l’interdiction religieuse !
On s’entend très bien. Comme il me l’a
demandé pour faire une petite exposition, je lui propose les manuscrits que
j’ai dans mon sac, mon carnet de poèmes et comme en confiance je
m’enhardis dans ce climat favorable, annonçant que je pourrais apporter mon
chapeau, mes colliers et un peigne décoré. Je suis alors en proie à une intense
émotion, disons même au bouleversement et au trouble.
Je déjeune en face de mon hôtel, commençant
la nouvelle rédaction de ma conférence pour tenir compte de ce qu’on m’a dit.
J’y suis bien accueillie, on m’installe sur deux tables. J’y travaille toute la
journée, sauf pour un petit somme. Je finis tout juste dans les délais.
Le soir, ma conférence a lieu dans le
bâtiment imposant de la Bibliothèque Nationale et rassemble - à les entendre -
entre soixante dix et cent personnes chaleureuses et
vivement impressionnées. C’est d’autant plus un succès me disent
ils, que cette soirée était en concurrence avec d’autres manifestations.
Ma conférence a été très bien accueillie et
mon humour apprécié. Quelques questions assez décourageantes comme Avez-vous pensé au rôle de
l’Inconscient ? ont bien révélé quelques
années de retard sur la France mais inversement d’autres réflexions ont laissé
entendre que mon concept de chaïque – à l’avant-garde philosophique dans mon pays –
était ici de son côté à l’ordre du jour !
Un professeur de philosophie français me
mouche sur le thème que Tout cela est
déjà dans Héraclite ! Je réponds par la rigolade et la dérision. J’ai
la salle avec moi, mais je me fais ensuite remonter les bretelles par le
Conseiller Culturel auquel je réponds qu’il faudrait qu’il sache ce qu’il
veut !
En effet sa femme et lui m’avaient demandé
clairement d’aller plutôt dans le sens du féminisme que dans celui de la
philosophie d’avant-garde, étant donné le public auquel on avait à faire et
donc qu’il ne peut pas ensuite me reprocher de l’avoir fait !
En réalité, je crois que le Conseiller et son
épouse très présente et directive ne sont pas contents du tout parce que bien
qu’allant dans le sens du féminisme, ce n’était pas cela qu’ils voulaient que
je dise. Et d’autant moins que je n’ai même pas prononcé le nom de Simone de
Beauvoir, par rapport à laquelle on m’avait sommée de me situer. Le fait est
que puisqu’ils avaient voulu du féminisme ils en avaient eu, plus radical que
ce que j’avais prévu.
Plus étonnant, le Conseiller Culturel me dit
Alors ce matin, devant l’Ambassade vous
faisiez le trottoir ? Ce qui revient de fait à me traiter de putain ! Tout cela est d’ailleurs
bien connu et peut se résumer par la fameuse formule On ne peut pas contenter tout le monde et son père ! Ce qui
est là exactement la situation !
Après la conférence, de nombreuses femmes
très amicales viennent me parler et me remercier pour ma bonne humeur et
surtout pour avoir parlé de moi ! Comme quoi, c’est bien en effet cela
qu’il fallait faire. Elles me disent qu’ici, personne ne l’ose ! Je me
demande alors bien en quoi peut consister le féminisme qu’imagine la
Conseillère ou du moins la femme du Conseiller ! Une française âgée vient
me dire qu’elle leur a parlé de la reproduction artificielle et qu’on l’a prise
pour une folle !
Un homme aussi vient me voir qui me dit travailler
sur la chaïque
et qui implore qu’on envoie mon Canal de la Toussaint à la Bibliothèque
Nationale. Cette violente demande me touche terriblement ! Quelle
différence avec la France ! Quelle faim de ce que j’ai à dire...
On prend ensuite un pot chez le Conseiller
Culturel avec six femmes et un homme de gauche qui commencent à entreprendre
mon procès parce que manifestement je ne suis pas dans la ligne ! On me
fait comprendre que ma pensée devrait être soumise à la ligne politique !
Je tente d’expliquer que ce qui m’intéresse,
c’est la compréhension de la réalité mais cela n’a pas l’air leur problème… Je
bats doucement en retraite, me dégageant sans bruits ni éclats…
Mais tout de même la complicité entre cette
bande et le Conseiller me fait froid dans le dos tout en me permettant de
comprendre la situation. Ce sont des Socialistes qui fournissent un gros
travail pour leur compte, en se plaçant manifestement et pour l’avenir de
l’Uruguay et de la France. Il s’agit de noyauter et de constituer du réseau. C’est
bien la même situation qu’au Chili mais dans un autre contexte !
Cette volonté de m’embrigader et de me
mouiller, chez un diplomate me stupéfie ! On me reproche finalement de ne
pas faire de politique, sous entendu de ne pas
réciter le catéchisme qui conviendrait, catéchisme que le Conseiller lui-même
débite semble t-il par opportunisme, démagogie et
marketing !
D’ailleurs comme il me fait la leçon et que
je lui réponds que j’ai passé la journée à travailler pour refaire la
conférence dans le sens de qu’on en a dit, il a l’air stupéfait que j’ai fourni
un pareil travail, ce qu’en effet décidemment personne ne comprend !..
Je suis écoeurée
et dors vraiment très mal, tout en comprenant tout de même que si les
Socialistes sont sur la ligne de Simone de Beauvoir - en estimant avec elle qu’on ne naît pas femme, mais qu’on le
devient ! - c’est parce que cela permet en mettant tout sur le compte
des structures sociales plusieurs choses :
D abord de recruter des troupes qui serviront de
masse de manœuvre qu’on fera marcher dans la perspective d’une Révolution qui
leur serait favorable tout en les empêchant de débattre effectivement des
rapports hommes/femmes puisque cela laisse croire que les hommes et les femmes
sont également opprimés par le même système capitaliste. On fédère ainsi des
mécontents qui apportent des voix sans mettre en danger les privilèges.
Cette analyse m’est venue au vu de la
férocité avec laquelle on exigeait que je sois dans la ligne de Simone de
Beauvoir, il devait y avoir de bien gros enjeux derrière… L’énervement me dure
encore le lendemain matin en me provoquant comme souvent dans ce cas là, des troubles circulatoires.
Jeudi 27 Août 1987
La femme du Conseiller Culturel revient sur
la soirée à la Bibliothèque Nationale pour confirmer que cela a été un succès,
en nombre et qualité du public, les femmes professionnelles ayant été très
contentes.
Mais elle me dit tout de même qu’une partie
de l’auditoire s’est demandé mécontent si je ne représentais pas que moi-même
(ce que je clame depuis le début). Je trouve quand même tout cela un peu
curieux !
Entrevue avec le journal El Païs. La femme envoyée par la presse comprend admirablement
ce que je lui explique, dit que c’est très bien et très utile. J’en profite
pour lui dire que Simone de Beauvoir est complètement dépassée, tellement je
suis furieuse de l’insistance à me faire entrer dans la ligne !... Bien
que tout cela me fatigue beaucoup, je jubile.
Mais je surprends la femme du Conseiller
Culturel à répondre elle-même directement en espagnol à la journaliste, sans
même me traduire les questions ! Outrée, je ferraille pour qu’on me les
pose … à moi !
Tout cela est bien instructif mais
décidemment, c’est la guerre et je me fais de plus en plus l’effet d’être un(e)
soldat(e) ! J’ai besoin de récupérer et d’être seule. J’insiste pour qu’on
ne s’occupe plus de moi avant la soirée où nous devons encore assurer une autre
mondanité...
Je me fais indiquer le vieux quartier vers
lequel je vais résolument. Si le Centre Ville c’est
Madrid en ruines, là c’est Sète à l’abandon. Je déjeune dans un infâme
boui-boui comme on les aime avec mon mari et en suis très satisfaite. Ambiance
d’avant guerre et du douanier Rousseau. A Montevideo
je suis heureuse, ce qui n’était pas le cas à Santiago !
J’expédie des cartes postales à la Grande
Poste d’esthétique Mille neuf cent vingt et qui devrait être classée par les Beaux Arts dans la même rubrique que les toilettes du Bon
Marché à Paris ou celles du métro Madeleine.
Je descends ensuite vers le port mais cela devient
si misérable que j’hésite et d’autant plus que les gens me regardent de
travers. Ce sont de vagues mulâtres sans doute comme le dernier avatar du
Brésil. Depuis que je suis arrivée, pas trace d’indien. Sauf le chauffeur de
l’Ambassade qui devait en avoir dans son ascendance…
Je fais quand même l’effort de marcher un
petit peu au milieu de tout cela mais l’ambiance ressemblant de plus en plus à
celle du film Délivrance (John
Boorman 1972) ne me rassurant pas, je
préfère rentrer.
Ayant réussi hier à changer mes pesos en
dollars, aujourd’hui je prends le risque des francs, en m’y reprenant à deux
fois pour éviter de me faire repasser de faux billets de cinq cents francs. Il
y a des boutiques de change tous les trois mètres, c’est assez spectaculaire !
Dans les vitrines les taux de change sont
affichés, marqués en gros caractères. Les gens doivent venir tous les jours
pour chercher les pesos nécessaires à la journée. On voit la monnaie
dégringoler d’un jour sur l’autre. Les dollars circulent ouvertement et même
certaines boutiques affichent directement les prix dans cette monnaie refuge.
On trouve de tout, moins cher qu’en France.
Une spécialité de lainages dans le style des fameux pulls norvégiens et des
articles en cuir. Enormément de bottes, elles sont pour rien et on a l’embarras
du choix. L’étonnant est qu’elles sont toutes de couleurs naturelles, noires ou
fauves, ainsi que les vêtements de cuir qui gardent aussi la marque de la
pampa.
L’esthétique respire le calme et l’absence
d’ambiguïté. C’est une terre poétique.
Il n’y a pas ici de mauvaise conscience au
sujet des Indiens, comme en Amérique du Nord. Ils ont été complètement
massacrés et le pays est totalement européen. On m’a dit que les quatre
derniers Charruas étaient morts exposés à Paris.
Je rentre dormir, car tout cela est tout de
même fatigant.
Le soir, après avoir assisté à une
conférence sur le Corbusier, on m’emmène à une présentation de livres dont je
ne vois pas l’intérêt, si ce n’est de démontrer le corps physique de la
présence française dans le pays. Bref je suis le train de la vie du Conseiller
Culturel et de sa femme.
On dîne excellemment dans une brasserie
allemande avec Bernard Guillaumot. Je lui fais la
liste de mes livres qu’il veut absolument lire.
Les Conseillers nous parlent des écoutes et
de l’espionnage éhonté. Je comprends mieux du coup, pourquoi la veille il
poussait à la roue de mon procès politique mais j’interprète cela maintenant
comme un épisode de sa tentative de pénétration du milieu intellectuel
d’extrême gauche.
La question de mon billet d’avion pour le
retour n’est toujours pas réglée alors que je dois rentrer pour être présente
au départ de ma fille qui va poursuivre ses études en Province.
Je suis presque furieuse et ce n’est
peut-être pas étranger à la grippe qui m’a prise, même si j’ai tout de même
grâce à l’Aluctyl
jugulé l’extinction de voix. Petit miracle qui doit être ici bien connu de tous
car tous les arrivants attrapent le virus et ont le même symptôme. D’ailleurs
dans la pharmacie, la boite est en évidence à portée de main.
Vendredi 28 Août 1987
J’ai annoncé à l’Ambassade que de toute
façon je rentrai demain, quitte à partir à dos de lamas !... Il semble que
ma détermination ait fait quelque effet ! Même si le Conseiller m’a
répondu d’un ton sec qu’il n’y avait pas de lamas en Uruguay !
La Conseillère me donne trois tâches à
accomplir pour elle à Paris, ce que j’admets puisque c’est ainsi que les
réseaux fonctionnent. Par contre lorsqu’elle me demande de pistonner un
écrivain d’Uruguay aux Editions des Femmes en me demandant de dire que j’ai
trouvé sa littérature de qualité, je suis scandalisée.
Entrevue avec Ana Maria Araujo, roulant
exclusivement sur le féminisme, ce qui m’ennuie de nouveau un peu, mais je fais
de mon mieux. Je me souviens que la veille au soir la bande a critiqué
Marguerite Duras qui avait - dans une interview - déclaré que les questions
l’emmerdaient et qui était partie…
De mon côté, j’ai l’impression d’être prise
au piège en étant enfermée là dans cette question dont d’une certaine façon je
me moque car dans le contexte elle me parait secondaire.
Je demande des explications sur cette
affaire de Beauvoir. On me répond que c’est la seule référence que les femmes
d’ici possèdent mais moi cela me fait considérablement régressée car je me
trouve du coup ici enrôlée dans un combat que je n’ai jamais mené, même pas en
France !
Je suis agacée car venue ici comme écrivain
et philosophe et non comme la militante professionnelle qu’on me demande
d’être. Si l’extinction de voix qui doit y être liée est passée, il n’en est
pas de même des troubles circulatoires qui continuent.
Par fatigue je me laisse embarquer à parler
de la situation en France, puis comme je suis enregistrée, je demande qu’on
efface la bande au motif de ne pas gêner l’Ambassade, ce qui est un motif vrai
d’une certaine façon mais la réalité est plus complexe.
Je ne sais d’ailleurs pas ce qui sortira de
cette entrevue. Ana Maria croit pouvoir faire publier en Espagnol le texte de
mes conférences que je lui remets. Je les découvrirais peut être dans une revue
d’anthropologie, dans deux ans à Manille… ou ailleurs comme cela est déjà
arrivé pour certaine conversation…
Bref il faut bien accepter ce manque de
rigueur, cet à peu près, ces compromis, dès qu’on est
dans la socialisation et c’est assez dur à faire coïncider avec mon univers
sacré d’écrivain… Mais à partir du moment où je suis là, c’est ainsi !
Toute sa bande m’invite à déjeuner au
restaurant du marché mais leur conversation me casse la tête, surtout celle de
l’une d’elles engagée dans les politiques et qui débite le catéchisme, me
déniant tout droit à une parole située historiquement, tout en voulant dans le
même temps que je demande à l’Ambassade d’avoir des livres sur les mouvements
de femmes.
En arrivant sur le port, un grand drapeau
proclame La liberté ou la mort. Ana
Maria veut qu’on me montre les quartiers populaires ce qui me tente, mais je
sais aussi que je dois me reposer avant la lecture que je dois faire dans la
soirée. Je rentre préparer mes affaires et m’enlise encore dans des problèmes
de change de monnaie.
La soirée est consacrée à la lecture de mon Que
se partagent encore les eaux à l’Alliance Française. Patrick Cauvin a
préparé une merveilleuse petite exposition, mes poèmes sous verre au mur, dans
une vitrine mon carnet, une nouvelle et le manuscrit de la conférence ainsi
qu’un texte lui aussi écrit à l’encore violette.
Un vieux porte manteau soutient la
photographie que nous étions ensemble allés faire. J’y pose mon chapeau que
j’apporte, mes colliers et la mantille. La Conseillère me regarde scandalisée.
C’est bien là en effet où cela se tient ! Mon chapeau à plumes exprime à
lui seul de quoi il s’agit.
Ils installent un planton à garder le tout
(!) J’ai oublié l’écharpe de dentelles ou plutôt je n’avais pas bien compris
qu’il la voulait vraiment et je n’ai apporté le chapeau qu’à tout hasard…
Habituellement, j’adore lire ma poésie mais
là c’est sans y croire que je commence car les gens entrent sans arrêt en retard
et s’installent sans se gêner. J’éprouve quelque chose de glacial que le reste
du séjour m’a déjà sans doute fait ressentir.
Si je n’abandonne pas la lecture, c’est
uniquement par conscience professionnelle. Mais c’est surtout cette fonction
féministe qu’on m’a imposée qui me démoralise car il s’agit ici d’un féminisme
d’il y a quinze ans, primaire et anti homme. Or Que se partagent encore les
eaux est un poème d’amour à l’homme et du coup vient comme un cheveu sur la
soupe.
J’ai l’impression que ma littérature ici
comme ailleurs, tout le monde s’en moque et encore plus ici. Bref je termine.
Dans l’assistance une vieille folle me prend à parti en me traitant de médiocre
et en me sommant de m’expliquer sur le sens de ce poème. Je suis accablée et biaise
pour ne pas recommencer les difficultés avec le Conseiller.
Surviennent d’autres questions sans grand
intérêt. J’y réponds comme je peux en élargissant la réponse à un témoignage
sur ce que je suis et le sacré de ma vie. J’ai la même impression qu’en classe
lorsque cela tourne mal et que je n’ai plus d’autre choix que la métaphysique
pour ne pas me perdre moi-même. Je suis soulagée que la séance se termine et
étonnée qu’à la sortie plusieurs personnes réclament des livres à acheter.
Une femme très déprimée veut me lire ses
poèmes et que je la recommande aux Editions des Femmes. J’écoute son texte mais
ne peux pas l’accueillir comme il faudrait !
Une journaliste veut une entrevue. Nous
allons dans un bistrot dans lequel je bois trois bières car j’en ai besoin.
Elle a tout compris et résume C’est le
langage qui crée le manque et c’est le langage qui le comble. ! C’est
tout à fait cela ! Personne ne l’a encore dit aussi intelligemment et de
façon aussi ramassée.
L’entrevue est intelligente et on en arrive
comme d’habitude à la politique. Mais cette fois je me surveille. Elle résume
l’Amérique du Sud d’un CA FAIM –CA TORTURE – CA DISPARAIT qu’elle accompagne du
geste de sa tête contre sa main, comme un mur….
Samedi 29 Août 1989
Le matin nous visitons les quartiers anciens
qui tombent en ruine. Un véritable crève
cœur !
L’après midi, je
reste en rade à l’aéroport car on annonce trois heures de retard et la
Conseillère culturelle est inquiète. Son ordre se dérange. Moi je m’en moque,
des broutilles pareilles ne m’arrêtent pas. On va prendre un café.
Je lui dis quand même qu’il n’est pas
possible que la culture soit à ce point soumise à l’idéologie et enfin que la
défense des valeurs de la liberté de pensée et d’expression empêche de
subordonner le culturel au politique. C’est plus fort que moi mais il faut que
je le lui dise pour retrouver une certaine dignité.
Je ne sais pas si elle me comprend !...
ANNEXE
Contenu de la valise
Une veste noire rétro
Trois robes noires rétro
Un costume noir brodé rouge acheté chez
Démons et Merveilles Rue Jacob à Paris
Une robe en voile rouge O’Rocco
Un chemisier en voile vert
Un chemisier en nylon blanc
Un manteau
Un pull over en
mohair noir
Un pull argenté
Un sous pull noir en laine
Un sous pull violet en laine
Une jupe dorée
Quatre caracos
Deux combinaisons
Trois soutiens-gorges
Un jupon
Un porte-jarretelles
Une robe en coton noir
Neuf culottes
Huit collants
Huit paires de bas
Une gaine
Un jupon long
Huit paires de socquettes
Un corsage en voile noir et doré
Une jupe en cuir noir
Un surtout en laine verte
Un châle en laine noire
Un châle en dentelle
Une écharpe grise en dentelle
Un chapeau à plumes
Un chapeau à voilette
Un chapeau rouge
Une paire de gants en laine
Une paire de gants en dentelle
Deux sacs de toilette
Un parapluie
Une écharpe noire
Un maillot de bains
Une paire de bottes en cuir noir
Une paire de bottes en cuir blanc
Une paire de bottes en cuir vert
Une paire de chaussures à talons rouges
Une paire de chaussures à talons en lézard
Des chaussons dorés
Une paire de chaussures grises
Un corsage blanc emprunté à ma mère
Une jupe blanche O’Rocco
empruntée à ma fille
Un châle rétro
Un pantalon et un haut noirs
Une tunique Kenzo
Un imperméable blanc tissé
Une robe grise en dentelle
Une robe noire tissée artisanale
Une robe longue en dentelle noire
Une robe longue gris argenté achetée à
Anduze
Un pantalon beige en laine
Un châle damassé beige à franges
Une étole en plumes d’autruches
Un bonnet canadien en retailles
Un pull en mohair vert
Un costume vert O’Rocco
Une écharpe rouge tissée à Millau
Deux exemplaires des textes de conférences
Deux colliers fantaisie
Une barrette à cheveux en jais
Le carnet comporte également dans ses
dernières pages des indications pour aller d’un endroit à l’autre, des adresses
sur place, éventuellement ailleurs, des numéros de téléphone, des commentaires
autographes de gens rencontrés faisant des compliments, proposant des sorties,
réclamant des contacts ou disant des choses étonnantes comme Ce qui manque au Chili, ce sont les Noirs
d’un certain Rodrigo Maturana ou Un abrazo para siempre !
de Marisol Moreno Del Canto.
Voire même de simples noms comme Jorge Edwards et quelques autres.
Il n’a pas été possible de remettre tout cela
en ordre, beaucoup d’écritures étant difficilement lisibles, les textes en
espagnol, les indications désuètes, le tout présenté n’importe comment et sur
du papier de mauvaise qualité.
On trouve encore une liste de plantes du
Chili comprenant des chênes et des platanes en position d’hiver, des orangers
et des citronniers avec leurs fruits, des mimosas en fleurs, des palmiers, des
phénix, des ricins et également en fleurs des cactus, des primevères et des
arbres roses, des acanthes plein les trottoirs, tout cela arrosés par les
riverains pendant l’été.
La notation d’avoir vu à la Télévision un
trapéziste avec des ailes en plumes, une course de chevaux à
cru dans le style des gauchos et l’état de la mode à Paris et à Rome. Ainsi que
sur un mur une inscription Enfermez les
homosexuels. Ont également été notés l’absence de sourire ou d’humour ainsi
que celle des animaux domestiques (sauf au marché).
Par ailleurs conformément à mes habitudes ce
carnet a fonctionné comme un carnet de comptes sans qu’il paraisse à sa mise au
propre, utile ou nécessaire d’en reproduire les annotations, sauf celles qui
donnent une indication du niveau de vie.
Au Chili on m’a dit que le salaire moyen
était de quarante mille pesos et que soixante pour cent de la population était
en dessous du seuil d’alimentation normale. Un professeur d’Université touche soixante dix mille pesos soit Deux mille cent francs
puisque cent pesos égal trois francs.
Par ailleurs j’ai pu constater par moi-même qu’une course en taxi coûte de deux à
quatre cents pesos, le métro quarante cinq, le petit
déjeuner trois cents quatre vingt dix, un chausson
dans une boulangerie soixante deux, une soupe cent
soixante, une escalope frites cinq cents, un thé cent, une carte postale
quarante, un café ou un journal soixante dix. Une
entrée au Musée Colonial soixante dix, les mitaines
tricotées par la femme quatre cents pesos.
Quant à l’Uruguay pour quarante pesos, on a
un franc. Un déjeuner coûte mille cinq francs. Un professeur de faculté
assistant fait vingt heures pour trente cinq mille
pesos, ce qui est par ailleurs le loyer d’un deux pièces. Un réfrigérateur vaut
deux cents mille pesos, l’autobus cinquante et un. Un ouvrier touche de vingt à
quarante mille pesos, une servante deux cents cinquante de l’heure mais dix à
quinze mille par mois, si elle est logée et nourrie.
Il n’y a pas de possibilité matérielle de
prendre le mois de vacances légal, ni même d’aller simplement à la plage. Tout
le monde cumule deux emplois. Il y a dix pour cents de chômeurs. Une population
totale de trois millions dont la moitié en ville. Le bétail fournit de la laine
et du cuir. Les professeurs pratiquent l’import export
avec le Brésil et l’Argentine. Il n’y a pas d’analphabètes.
Pour cette mission j’ai touché mille trois
cents soixante neufs dollars, soit huit mille deux cents quatorze francs dont
j’ai rapporté en France quatre mille trois cents francs, le reste ayant été
dépensé !
NOTES
Ajoutées à la mise en ligne en 2017.
(1) Ces deux textes ont été intégrés au
recueil d’articles théoriques A bord des
Sciences Sociales qui depuis sa constitution circule en samizdat.
(2) J’ai porté ces mitaines à chaque vague
de froid et elles sont encore à la mise en ligne de ce texte trente ans après
dans ma salle de bains dans mon tiroir sous le lavabo. Lorsque je l’ouvre je ne
peux les voir sans trembler et entendre encore le cri déchirant de celle qui me
les a vendues. A Santiago du Chili. En 1987.
(3) Extrait de mon premier recueil Les
soleils immobiles ce poème est le suivant :
Ferme bien ton plumier
Quelquefois les crayons s’évadent
Ferme bien ton plumier
Quelquefois les bois fleurissent
Ferme bien ton plumier
Quelquefois les plumes s’envolent
Jeanne Hyvrard
2017
Mise à jour : janvier 2017