IL NOUS NAQUIT CETTE ANNEE-LA

24 poèmes d’élevage et de bergerie (1995 – 1998)

Jeanne HYVRARD

 

 

1. Il nous naquit cette année là

Un agneau idiot

Le pied bot

Et la cuisse démise

Sans doute en avais-je eu la préscience

En le nommant Raspoutine

 

Il vint au monde dans le verger

Au milieu des femelles

Aux lourdes mamelles

 

Sa mère La Romanov l’assistait

Du mieux qu’elle pouvait

Et sur trois pattes il gambadait

Sous les pommiers

 

De son infirmité

Il ne semblait nullement s’offusquer

 

J’y vis un présage

 

Et sous le ciel lourd de Janvier

De ce qui gestait

Au sein du troupeau aux flancs dilatés

Je ne m’inquiétai guère

 

***

 

2. Prête-moi un moment celle-là

Que je serre contre mon sein désert

La jeune née

Qui ne sait rien encore du printemps

 

Elle a la toison rêche de ses frères Astrakhan

Blanche

Le museau burel

Les pattes pareillement

Elle a les sabots plus durs que mes dures chaussures

Et le regard effronté

 

Sur le sol de la bergerie

Sa mère gronde impatiente

 

Tiens voilà

Je te la rends ton agnelle

Ta fillette de Janvier

Qu’elle aille avec toi

Paître au pâturage

A la face paisible de mes mères les étoiles

 

Moi je resterais là sur le seuil

Solitaire et farouche

Annonçant dans mon grand manteau rouge

De tous autres amours

 

***

 

3. Ces deux agneaux-là

Sont nés ce matin

Viande promise à la boucherie

Utopie gémellaire

Marins et paysans

Labourant la mer

Ces petits mâles

Ne deviendront jamais béliers

Ici c’est un élevage

De chair bonne à manger

C’est dommage

J’aimais leurs oreilles sombres

Leurs regards clairs

Et leurs longues queues marron

 

***

 

4. Elle

Elle n’a pas de souci à se faire

Mademoiselle

Est née agnelle

Et née telle

Brebis elle deviendra

Sabra du domaine

Ici elle restera

Tranquille

Du verger à la pâture

Du hangar à l’étang

De l’étang au verger

Entre les haies vives

Sa vie s’écoulera

 

O la réserve d’animaux

Comme nous un peu sauvages

 

De temps à autre un lièvre

Ou peut être une hase

Un renard marron des chasseurs

Un brocard pas encore chevreuil

Un sanglier quêtant la sente de la forêt

Ma laie la connais-tu

Ma laie où me mènes-tu

Des poules un coq et des canards

Quelques chiens et chats

Fort mal élevés hélas

Satyres poursuivant moutons et volailles

Car il faut bien Pan

Que ta cour s’anime

Taurillons et broutards

Holstein aux taches sombres

Curieuses et dépressives

Et dans cette commune presque libre

Les oiseaux poètes impénitents

Essaient sur leurs lyres

Des odes pour le printemps

 

***

 

5. Ce samedi-là ils étaient si nombreux

Que je n’avais pas assez de noms à leur crier

Je les distribuai au hasard

Pas tout à fait

Car mâles et femelles Il les avait faits

 

Dans le verger

Les agneaux en troupe

Embryon de troupeau

Mélangeaient pattes et museaux

Dans le boueux chaos

 

Maternelles les brebis leur montraient le passage

Là viens suis moi voilà c’est bien

Et eux les derniers nés

Pouchkine et Lara titubaient cherchant leurs places

Derrière les ombres titulaires

Je vais errant rêvant

Jivago Jivago

Entre deux neiges souviens-toi des passereaux

 

Dans la parcelle du Nord

Entre les deux hangars

Jouaient à saute-foin

Le premier en haut du tas tu viens

Le petit Tolstoï et sa sœurette Akhmatova

Blanche et bouclée la mignonne

Nés tous les deux de la même mère boiteuse

Ainsi souvent va le génie

Enfant de la boiterie

 

Dans la grande pâture La Belarusse

Bisée grisée

Venait de naître

Et tremblait de froid

Le long de sa mère

Une moutonne à tête noire

Qui la poussait à se lever

Allons vas-y prends garde aux oiseaux de proie

Mère Mère dis-moi est-ce bien loin Le Caucase

 

Et tout là-bas en contrebas

Là où serait plus tard le bois de bambous

La petite Léna l’agnelle à la queue rousse

Se demandait déjà

Ce qu’il y avait là-bas

Par-delà les collines

 

***

 

6. Le ciel était plombé

Ce matin-là

Crachin et brouillard

Malmenaient les champs empoisonnés

L’énergie commençait à manquer

Dans la maison sans électricité

Il avait plu dans la cheminée

Et la suie maculait le carrelage

Des agneaux étaient morts

Les cavaliers de l’Apocalypse

Scellaient leurs coursiers

La Terre allait être dévastée

La vie désertait

La Grande Déesse demandait compte

Du meurtre de son ainée la Nature

La tristesse menaçait

Et dans la bergerie souillée

A peine nés d’une mère à tête brune

Se tenaient les deux survivants

Evoquant Arkangelsk et Magadan

 

***

 

7. Suis retournée seule au lieu-dit

Il n’y a pas de peine

Comme souvent et quelquefois

Il avait nom

Petit Paradis

La Sauvage

La Little France

Tout revenait au même

Il n’en était qu’un

Le lieu d’il n’y a plus d’antan

Et pas non plus d’après

Rien qu’au présent

Un à présent

 

Ai planté un cornouiller d’argent

Au bois rouge et luisant

Ai mangé sur la table de pierre

Chaud chaud dans le froid du jardin

Ai compté les agneaux

Ils étaient quinze maintenant

 

Qui donc venait de naître

Alma Ata la nostalgie lointaine

D’un ailleurs tout autrement

Ou Catherine

La Princesse de Stettin

Bientôt l’Impératrice

Rouge rouge

 

Les prés commençaient à sécher

Me suis assise au milieu des brebis

Elles m’ont flairée et léchée

Bienvenue notre amie

La nouvelle au troupeau

Mais Jason n’a pas voulu

Et de son front de bélier

Sans cornes ni ramure

M’a par deux fois

Lourdement frappée

Pour me faire m’en aller

 

***

 

8. Nés chétifs et labiles

En terrain lutineux

D’une mère malheureuse

Un jour de mauvais temps

Ces deux-là

N’ont pas vécu longtemps

 

On a trouvé leurs corps

Sur le sol du bâtiment

On aurait dit

Des jouets d’enfant

 

***

 

9. Ces quatre-là naquirent comme ils purent

Un jour de Février

Les deux premiers

Samedi matin

Et les deux autres

Le lendemain

 

Mais nous pouvions à peine

Les remarquer

 

La tragédie couvait

Elle avait le visage riant

Du bonheur charmant

Et la grâce sacrée

Des visages fardés

 

Les agneaux trottaient rêvant

Mais déjà

De-ci de-là souffraient

De l’éloignement

 

Des mères trainaient dans leurs toisons

Des branchages épineux

Ramassés aux haies mortes

Et sous le poids du temps

Elles avaient mal aux pieds

 

La parcelle était trop humide

Le terrain trop pentu

Et les trous trop nombreux

Les vaches qui là les avaient précédés

Avant d’être condamnées

Avaient fait enfoncer la terre

 

Et dans ce pâturage aquatique

Trop terrestre encore pour des barques

Des ruisseaux

Cherchaient à se former

Multiples et fragmentaires

Ils quêtaient pour les conduire à la mer

Un improbable nocher

 

***

 

10. Il neige sur le troupeau

Blanc sur blanc

Il n’y paraitra guère

Apparemment

Et pourtant

Quel étonnement

 

Les agneaux le nez en l’air

Regardent tomber

Le duvet doux du ciel

Pour faire une litière

A la Terre

 

Dis Maman c’est pour quoi faire

Cette poudre de diamant

 

La brebis mère

Rassure ses enfants

Ne vous inquiétez pas mes chéris

C’est juste pour faire joli

 

***

 

11. Et puis les autres naquirent

Dans le plus grand désordre

 

Dans la steppe

On entendait déjà les sabots cavaliers

Ventre à terre contre le ciel

Barrer l’horizon bouclé

Les fléaux menaçaient la plaine

Et déjà

Il n’était plus temps

 

L’Ange se préparait

Serrant son grand rouleau

De peur de l’égarer

Parmi les égarés

Il serait bientôt debout sur le rivage

Et dirait

Ce que tu sais ne l’écris pas

Scelle-le

Scelle-le là

 

Mais là n’était pas

Là où on l’attendait

Et maintenant avait cessé

Juste un peu avant

 

Les livres brulaient

Pour chauffer les images

Et dans le lieu de la Grande Vision

Les idoles s’agitaient

Lumineuses et baroques

 

Alors naquit Novgorod

Le prodige roux

L’étonnant présage

Et dans la bergerie

La copie non conforme

Son jumeau

Genèse de toutes les cassures

Le jeune Gorki

Et on l’identifiait déjà

Dans la masse anonyme

Sans face ni visage

 

Dans la parcelle du Nord

Deux tourterelles quêtaient

Cherchant déjà

Saint-Valentin

Un lieu pour faire un nid

Amour porte-moi des brindilles

Je serai avec toi

Dans l’entrelacs du lit

Amour porte-moi des brindilles

Nous resterons de par ici

Elles me trouvèrent bien terre à terre

Les tourterelles

Et s’envolèrent

Les belles aventurières

Ainsi vont parfois les rendez-vous manqués

Bonheurs inachevés

 

Tchernoziom

Eut encore un nom

L’avant-dernier

Un souvenir plutôt

Une marque un trait un son

L’agneau nuit le premier

De cette race nouvelle

Que ceux d’ici inventent

Croisant et recroisant

Pour défendre les terres

Contre les jachères

A rebrousse-moi le temps

 

Il naquit le premier dans le pré

L’agneau à tête noire

De sa mère la Suffolk

Pugnace et tenace

 

Ne dévastez pas la Terre

Dit l’Ange

Avant que je n’ai marqué d’un signe

Le front des serviteurs du vivant

 

On vit alors de bien étranges choses

Prodige de l’agneau fauve

A poil feu

Ne dévastez pas la Terre dit l’Ange

Avant que nous n’ayons d’un gène

Marqué le front des serviteurs du vivant

 

On vit alors

Une Texel repousser son enfant

A coup de tête méchants

 

Et lui l’à peine né

Bêlait déjà tout terrifié

Découvrant du même coup

La faim

La soif

Et à la ronde l’indifférence

C’est toi qui meurs

Ce n’est pas moi

Et je n’ai rien à voir

Avec cela

 

Mère mère qui ne m’a pas aimée

De tes bras fermés

Toujours toujours je suis hantée

Et celui-là l’abandonné

Le plutôt même comme n’étant jamais né

L’annulé le nié néantifié

N’aura d’autres noms que Kolyma

Et son jumeau jumelle

La Lioubanka

 

Puis après eux les noms se perdirent

Car il n’était plus temps

De se ressouvenir

Que cela n’avait pas

Toujours été ainsi

 

Hors chair et hors-sol

L’enfant sans mère

Tchernobyl

Allait peupler la Terre

Des radiations mortelles

Où nul ne pourrait s’établir

S’il n’était pas de pierre

 

La vie désertait

Quittant les végétaux

En premier

 

Les arbres morts dans les haies

Les ormes et les buissons ardents

Les aubépines et les platanes

Les marronniers et les anémones pulsatilles

Les lys martagons et les orphrys

Et toutes les plantes

Objets de convoitise

 

Les animaux aussi

Les ours les loups les lynx

Les aigles les tortues

Les hannetons

Et les papillons rouges

Le Grand Paon et Vulcain

 

Sûr alors de sa puissance

L’homme s’installa roi premier

Dans ce royaume d’ombres

La Terre se couvrait peu à peu

D’un grand Shéol

Et partout dans les villes et charniers

Confondus dans les mêmes images

Les plaintes montaient jusqu’aux étoiles

Les cieux étaient vides

Mais il n’en avait cure

Tout à son image de Narcisse ténébreux

Amoureux de lui seul

 

Les derniers qui naquirent

Ne portaient plus de nom

Car pour ne pas se souvenir

On avait rompu la filiation

On voulait surtout être libre

Ultra libres et sans liens

On l’était

Toutes relations à la mère

Avaient été abolies

Et bientôt elle-même

Le serait

 

***

 

12. Les agneaux de Septembre

Ne bondissent pas

Comme ceux du printemps

Même s’ils naissent en Décembre

Est-ce pour se réchauffer

Mère Mère mon sang est froid

Si loin de Toi

Ou parce qu’ils sentent dans l’air

Un je ne sais quoi

 

***

 

13. Aïd el Kébir

 

Adieu mon beau bélier je ne te verrai plus

On est venu te quérir en mémoire d’Ibrahim

Le sang coulera sur ta toison

Et les larmes sur ma face

 

***

 

14. Par la porte du bâtiment

J’ai vu mon infante

Caresser la tête de l’agneau

Qu’elle venait d’enfanter

A moins que ce ne fut à côté d’elle

La brebis mère

De la Refondation

La Souveraine

 

***

 

15. Deux agneaux jumeaux

Se gémellaient dans l’herbe tendre

L’un découvrait comme la terre est douce

Couché près de l’Aimé

L’autre le surplombait

Lui faisant un écran sous les cieux

Ils frottaient l’une contre l’autre

Leurs toisons mollement graisseuses

Et ils se demandaient ce qu’ils feraient après

 

***

 

16. La fierté ovicole

Pénètre dans la cour

La gloire au front

On vient livrer le bélier

Acheté inscrit

Numéroté

Il a des papiers

Et sur la face de son éleveur

La joie rayonne

D’accompagner le marié

Dans la maison de ses quarante compagnes

 

***

 

17. Les trois chéries étaient enceintes

Et la plus chère aussi

 

A l’abri des flancs maternels

Les agneaux à l’aise

Circulaient dans la prairie

 

Pour la plus chère ma fille

Ça n’allait pas de même

Son ventre rond s’arrondissait

Et elle se demandait

Quel vêtement elle mettrait

 

***

 

18. Reine de la Nuit

Etait la beauté même

Fille d’émigrants venus d’Albion

Elle en avait les pattes et le visage sombres

De sa toison on devinait

Qu’elle serait burelle

Elle avait de son père

Le front plat et fuyant

Et de sa mère tête contre tête

L’intrépide pugnacité

Mais ses yeux en amande

Etonnés effilés

N’appartenaient qu’à elle

En reflétant le monde nouveau-né

Ils scintillaient

D’une étrange étrangeté

 

***

 

19. Une brebis est morte en couches

Pendant les jours de mon absence

Rien parait-il n’aurait pu la sauver

Nulle face d’agneau ne s’était présentée

A la porte sacrée

 

Dans les tréfonds de l’antre maternel

Chairs et pattes s’étaient entremêlées

Et sous l’obscurité du ciel matriciel

S’abolissaient les lois de la gravitation

 

Seule une main très experte

Aurait pu rétablir les voies de la circulation

Et entre souffle et terreur

Restaurer le sens gestant de ce chaos

 

Une brebis est morte en couches

Pendant les jours de mon absence

Rien parait-il n’aurait pu la sauver

Et son corps est resté

Prostré sans secours

Nul agneau à la porte sacrée

 

Sombre déesse de la parturition

Dis-moi quel est ton nom

 

***

 

20. Elle avait les yeux globuleux

Enormes

Des deux côtés du visage

Et des pupilles noires exorbitées

Deux couronnes d’or encerclant ces gouffres

 

Cette brebis-là était de race solognote

Et du dessus de son museau bisé

Elle me regardait

Amicale

Inquiète

Etonnée

Me trouvant cette fois-là les mains vides

 

Le fait est que je n’avais ni pain dur

Ni biscottes

Animée d’un tout autre dessein

 

A son flanc son agneau

S’appliquait à recopier la pose

La tête légèrement inclinée

Et près en cas de danger

A détaler

 

Mais seule la mère

Se demandait ce qu’il fallait penser

 

***

 

21. Un bélier noir nous naquit un jour de Janvier

Tout en lui était parfait

Le museau les pattes et la toison burelle

Il surpassait en beauté

Sa sœur ou demi-sœur

Reine de la Nuit

La challangeuse extrême

Et le regard plus franc

Il était moins inquiétant

 

***

 

22. Cette année

Les agneaux ont le ton geignard

Est-ce d’être nés à l’an nouvel

Au jour de l’An

A l’An nouveau

Ou d’avoir appris la nouvelle

Trace dans le ciel

De ma mère effacée

La comète

Annonçant que la Terre

Allait être dévastée

 

***

 

23. Avec ses pattes grêles et son visage oblong

Dans la cité sacrée

Cette agnelle-là

Aurait parue vigogne

 

Elle en avait le regard craintif

Et l’air d’étrangeté

 

Mais ses oreilles pendantes

Sur fond de peupliers

Interdisaient de dans les Andes

S’imaginer

 

***

 

24. Deux jeunes béliers au matin luttaient front contre front

Le regard perdu dans la toison de l’autre

Les cornes arasées

Trace contre trace

Ils s’efforçaient de soutenir le monde

De l’affronter plutôt

Insouciants des enjeux

La garde du troupeau

La vigie

La vigilance

La vaillance

La transmission fragile du vivant

Mais au fond de leurs corps

La mémoire y veillait

Elle était là encore

Diffuse et malmenée

Et dans la chair élevée

Bonne à vendre et à manger

Elle rêvait

Patiente rebelle

Et codifiée

 

Jeanne Hyvrard

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Mise à jour : janvier 2018