Ce texte a été écrit le 9 Novembre 1982 comme j’étais en congé de ma première longue et douloureuse maladie dans la villégiature du Causse Rouge aux environs de Millau. Cette crue du Tarn a été par la suite dénommée « la crue du siècle » car nul n’avait jamais vu une chose pareille.

Jeanne Hyvrard


MAXIMUM 9 MÈTRES, 14 HEURES


Jeanne Hyvrard




D’abord le vent. Le vent ramenant le corps vers les terreurs passées. Le vent soulevant la vie vers la folie. Le vent qui fait venir le Roi des Aulnes. L’Autan dit-on en Aquitaine. D’abord le vent tard dans la soirée et puis la pluie. Le vent et la pluie. La pluie et le vent encore. A l’amble. Au trot. Au galop. Les chevaux noirs de l’ouragan, ce nom mâle de la tempête. Les arbres renversés sur les routes.

Tu as allumé le poêle autant que tu l’as pu, mais la fumée refoulait dans la chambre bleue. Ici l’Autan est seulement le vent du Midi et le Roi des Aulnes n’a pas de nom. IL. IL dit-on seulement. « IL m’a tout pris » dira la voisine quand les eaux auront décrues et qu’elle verra seulement son champ recouvert de cailloux, sa récolte dévastée et l’argent de l’hiver, emporté.

D’abord le vent et la pluie. Une nuit. Un jour. Une nuit encore. Au matin, les eaux ont commencé à monter. Elles ont d’abord recouvert l’île, le chemin de la vigne, les jardins, les abords de l’oustal et bientôt jusqu’aux rails du chemin de fer. On ne voyait plus que le clocheton de la pompe du champ du Maire et dans l’eau même les fils du téléphone aux bois mêlés. Par endroits encore des morceaux de poteaux et des cloches de verre émergeaient des flots.

L’eau baignait le quai de la gare et le seuil de la halte. Les arbres de l’île en grand fracas s’effondraient, un à un, pas faute pourtant d’avoir résisté. La rivière charriait troncs, branches, bois morts mais aussi des barils métalliques des bleus, des blancs des jaunes, des outres de plastique, des citernes de gaz, des baraques de chantier et jusqu’à un camion éventré.

En ville les eaux avaient envahi les quartiers bas et surpassaient le Pont Lerouge. La Zone Industrielle entière était inondée. Des hommes sur les toits guettaient les secours. Le courant était trop fort pour les embarcations et il fallait attendre les hélicoptères. Le bleu de la Gendarmerie. Le rouge de la Sécurité. Et le kaki de l’Armée. Ils atterrissaient à tour de rôle dans la cour du Lycée qu’on avait fermé pour la circonstance.

La ville entière était dans la rue. Du moins ceux qui n’étaient pas prisonniers. Les gens s’agglutinaient sur le bord de ce qui avait été autrefois la Rocade et qui n’était plus qu’un bras d’eau parmi les autres. Cela en un siècle personne ne l’avait jamais vu, ni l’eau dans le Jardin Public, ni dans la cour de l’Hospice.

Et ceux qui étaient nés dans le siècle précédent n’en avaient gardé nulle mémoire. Pour se souvenir que cela était déjà arrivé, il aurait fallu avoir cent sept ans et pour un être humain cela était presque impossible. Seuls les registres le pouvaient et les marques faites par les grands pères sur les murs des maisons.

Mais la chose la plus étonnante était décidément les eaux passant par-dessus le pont. Les riverains les regardaient incrédules. Des deux côtés de la rivière ils ne pouvaient pas se parler et le téléphone lui-même était coupé.

Petit à petit recommençait le mouvement comme des fourmis un moment dérangées trouvent d’autres chemins pour contourner l’impossible. D’autres voies s’inventaient traversant les chantiers, les terrains vagues, les cours, les palissades. Des venelles devenaient boulevards par la magie des crues.

La ville était privée de lumière depuis plus d’un jour. On avait rationné les bougies. Certaines boutiques en avaient une et d’autres, deux. Quelques avisés exploraient les rayons avec leurs torches électriques. Nulle part on ne pouvait acheter de jambon.

Rue Louis Blanc, l’eau montait encore isolant vers l’Est la ville déjà coupée vers le Sud. Des voitures passaient encore d’abord sur une seule voie, puis plus du tout. Tu fus l’un des derniers à passer et en t’attendant, je reconnus une vieille angoisse. Une femme disait « J’ai peur, je m’en vais ! » et les pompiers avaient de l’eau à mi hauteur de leurs bottes. L’eau remontait vers la ville, les déchets arrachés à la ville.

Le quatrième jour les eaux décrurent laissant dans toute maison un étage de boue sur la vaisselle et sur le linge. Les femmes pleuraient faute d’avoir cru assez tôt à la montée des eaux. L’électricité n’était pas encore rétablie. La ville entière triait, jetait, nettoyait.

Sauf les ouvriers des mégisseries en chômage technique.


Jeanne Hyvrard (1982)

  

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Mise en ligne : décembre 2019