Aigle des cieux
Mes prunelles comme
Acérés les mots des poètes
De vous se souviennent
Souffle de l'autan
Vents du Nord
Vents du Midi
Rose des vents scellée au cadran du grand causse
Tous mes membres de vous se souviennent
Brebis ombrageuses des parcours
Cheminement chaotique de la draille
Mes jambes raides d'autrefois se souviennent
Des pattes grêles
Et des museaux penchés affairés sur l'herbe rase
Toujours meilleure un peu plus loin
Et encore plus loin
Serpents venimeux dans les taillis réveillés
De vos écailles mes mollets se souviennent
Et mes chaussures aussi car en ce temps-là
Je marchais
Dans le temps avant le temps
Quand je ne confondais pas encore bourrasque et zéphyr
Papillons du plateau
Florescence animale
Mouvement brownien
Vol erratique
Poussière de terre
Mime de lune
Couleurs préférées
Mes cheveux de vous se souviennent
O les Grands Paons et les Vulcains
Oeillades rouges incandescentes
Pierres plates du chemin
Mémoire sédimentaire
Passé fossilisé
Vous étiez déjà là quand le monde n'était pas né
La terre à peine
Mes pieds lourds de vous se souviennent
Vous étiez ocres et beiges
Beiges et noires
Noires et blanchâtres
Je vous retrouve encore parfois
Couverture lithique
Au faîte des grands toits
Menthes écrasées entre les paumes
Jouissance odorante des beaux étés
Mes doigts de vous se souviennent
Et des couplets de chanson
Me berçant de saison en saison
Chemins contournant les éperons
Pierres rouges
Pierres blanches
Rambardes au-dessus des canyons
Sentiers sinueux de cazelles en dolmens
O les tumulus aux hauts points des hauts lieux
Mes genoux les jours de foudre
De vous se souviennent
Vignes peu à peu à l'abandon
La jachère gagne entre les ceps dressés
Et les sarments ne sont plus fagotés
Terrasses éboulées retournant au chaos
Mes épaules de vous se souviennent
Merci le génie des ancêtres et bravo
Pêchers de vignes aux pêches sanguinolentes
Résistant seuls à l'éboulement
Mes dents juteuses de vous se souviennent
Lorsque j'étais enfant furtive et consentante
Sulfate vert au porche des maisons
Traitement chimique
Espoir chimérique
Vous coloriez le monde d'une étrange façon
Corneilles du rocher
Epouvante familière
Croassement au-dessus de nos têtes inquiètes et relevées
Mes oreilles cassées de vous se souviennent
Mes oreilles charmées
Eaux sombres de la rivière
Murmure persistant
Eaux claires du lavoir longtemps désaffecté
Eaux vives de la fontaine enfin restaurée
Mes lèvres sèches de vous se souviennent
Ombre du figuier
Découpe noire au balcon
Branches raides et feuilles palmées
Mes brûlures de vous et moi au soleil se souviennent
Lézards fuyant dans les fentes étroites des murets
Mes beaux amants
Mes préférés
Mes tout glorieux
Toutes les chairs vives en moi de vous se souviennent
Bleu féroce des iris
Mauve doux des lilas
Mes pinceaux de vous se souviennent
Des immortelles aussi
Des orphrys et de la valériane
Couleurs éparses au rebord du chemin
Rues en pentes
Vieilles calades
Escaliers si durs à monter
Marches hautes au détour et retour
Mes travaux de vous se souviennent
Maisons de la ruelle
Canoniques et troglodytes
Bergeries délabrées
Litières retapées
Mes hanches lourdes de vous se souviennent
Four de la place
La placette plutôt la mignonne
Fête du pain à la grande Août
Ainsi l'apogée de l'année
Zénith de l'été
Banquet républicain
Ma bouche de toi se souvient
Et mon cœur tout aussi bien
Verres trinqués
Assiettes partagées
Près de vous jamais je n'ai manqué
Chat du village
Chatte et chatons
Coloris croisés et remémorations
Mes aliments de vous se souviennent
Vous changiez mais vous étiez toujours les mêmes
Faméliques et reconnaissants
Balayures de l'escalier
Feuilles mortes de l'hiver
Araignées débusquées
Plumes et brins par le vent apportés
Des jointures la poudre desséchée
Le crépi avec le temps s'exaspère
Ma main quand même de toi et de vous se souvient
Odeur de la maison
Celle mêlée du feu des aromates et du temps
De la graisse chassée du froid et des vents
Mon essence de vous se souvient
Et de tous mes sens
En quel lieu t'ai-je hasard une fois retrouvée
Poignée de la porte
Celle de la cour tout spécialement
Si dure à ouvrir
Si prompte à claquer
Bruit sec et navrant
Mon poignet de toi se souvient
Cuivres de la cuisine
Astiqués quelquefois
Car il faut bien coutume que tu persistes
Mon coude de toi se souvient
Petit bahut et buffet bas
De la cuisine toute entière parfois
Meuble à tiroirs grands comme des coffres
Pieds tournés
On a perdu le nom du menuisier
Pas son œuvre
Poêle à charbon des aïeux
Chaleur poussière bouilloire bouillotte
Mon bien-être de toi se souvient
Combien de fois pleurant de froid
Dans la maison inchauffable
T'ai-je invoqué
Sous les portes mal jointes
Ma plainte a été emportée
Lustre à perles au décor fleuri
Ma nostalgie de toi se souvient
Et de ta porcelaine aussi
Pâte translucide maîtrisant la lumière
Point trop n'en faut dans ce lieu là
Buste antique réplique en plâtre d'un chef d'oeuvre
A la portée de tous le beau héros
De quoi rêver rêvons rêverie
Conversion pratique en support à chapeaux
Ma tête de toi se souvient
Cadres dorés
Traces à la plume la gouache ou le pastel
Fêtes heureuses désormais vitrifiées
Mes outils de vous se souviennent
Et de l'amie dont tout pour finir m'a séparée
Table ronde à rallonge venue d'une autre province
D'une autre maison
D'un autre foyer
Pour tenter de greffer ma vie mutilée
Cire mon entêtement de toi se souvient
Et aussi de l'huile de lin
A toute heure du jour et du soir
Réseau électrique défaillant
Lumière hésitante
Ma lecture de toi se souvient
Et de la lampe de chevet
Travail manuel
Parce qu'il faut bien jeunesse
Que toi aussi tu apprennes
Masse noire de la grande malle noire
Où reposent las les livres enfermés
Arche obscure
Placard itinérant
Armoire nomade
Tabernacle jeté dans la mer du temps
Pour qu'il atteigne un jour les rives descendances
De ton poids mon être tout entier se souvient
Lit défoncé
Bancal et fatigué
Couvertures tricotées
Taies et draps brodés
Mes amours de vous se souviennent
Aigle du ciel
Au haut-ciel de mon lit
De toi je me souviens
Et de tes ailes aussi
Emportant vers les dieux
Ma poésie
Jeanne Hyvrard 1999
Mise à jour : décembre 2014