POLOGNE 13-28
Décembre 1981:
LE SILENCE ET
L’OBSCURITE
Tard tard dans la nuit de samedi
Au point qu’on ne
sait pas
Si ce n’est pas
déjà dimanche
Onze camions dans
la rue Mokotowska
Le siège de
Mazowsze mis à sac
Trente les tous
premiers
Trente les
arrêtés
Trente les
emmenés
Tard tard dans la nuit
Hôtel Hevelius
Hôtel Monopol
Les miliciens
devant la porte
C’est deux heures
Deux heures du
matin au commencement du drame
Deux heures du
matin au commencement de la nuit
Tard tard dans la nuit
L’arrestation des
dirigeants du syndicat
Tous les
solidaires de Solidarité
Tous ensemble et
d’un seul coup
Tous ceux qui de
toutes les régions étaient venus à Gdansk
Pour dire
Pour expliquer
Chantiers Lénine
L’assemblée
suprême
Interpellant le
Soviet Suprême
Tard tard dans la nuit
Les miliciens en
armes
Pointant les
listes dressées depuis longtemps
Ainsi commence le
sacrifice d’un peuple
Tard tard dans la nuit
Dorment les naïfs
et les simples
Ceux qui croient
à la bonté des hommes
Ceux qui croient
au sens des mots
Ceux qui croient
à la parole donnée
Tard tard dans la nuit
Le roulement des
chars
Des tanks
Des
automitrailleuses
Des blindés de
toutes sortes
Préparant
l’écrasement d’un peuple entier
Parce qu’il n’a
pas voulu plier
Tard tard dans la nuit
Au point qu’on se
demande si ce n’est pas déjà dimanche matin
Tu n’étais pas
avec eux à l’hôtel Helvetius
Mais tu es arrêté
quand même
A
A
A
A
A
A
A
A
A
Cracovie
Tu es arrêté
partout
Puisque tu es
partout
Mille
Deux mille
Cinq mille
On ne sait pas
encore
On ne peut pas
savoir
Tard tard dans la nuit
Tu n’es déjà plus
qu’un corps entassé dans un camion
Filant entre les
boutiques vides
Stores baissés
Déserte la ville
Déserte
l’espérance
Désert le lit
d’où ils t’ont arraché
Désert le ventre
dont tu t’es retiré
Tard tard dans la nuit
Les convois
militaires contrôlant
Tous les axes
Les places
Les carrefours
Les ponts
Les portes
Tous les points
stratégiques
Laissant les
miliciens
Dans leurs
voitures
Emmenés tous ces
corps
Dans le matin
Tard tard dans la nuit
Le corps des mots
s’échappant par la fenêtre
Parce qu’il voit
sur lui se refermer les barreaux
Jerzy Zielenski
journaliste de Solidarité
Tombe du troisième
étage
Et comment savoir
dans cette nuit
S’il s’est jeté
Ou si ce sont les
miliciens qui l’ont poussé
Tard tard dans la nuit
Cette voix de
nuit
Annonçant à la
radio
L’état de nuit
L’ouverture du
premier cercle
La proclamation
de l’état de guerre
La militarisation
de l’économie
L’application de
la loi martiale
Les pleins
pouvoirs au général Jaruzelski
Tard tard dans la nuit
Cette voix de
force
Annonçant qu’il
est interdit de vivre
De se réunir
De parler
De dire
D’appeler
Et surtout de
crier
Tard tard dans la nuit
Cette voix
d’écrasement
Annonçant que la
grève est passible de mort
Que la grève est
passé de mort
Que la grève est
conduite de mort
Tard tard dans la nuit
Cette voix de
mort
Suspendant toutes
les activités
Autres que celle
de travailler
A la
reconstruction de la Pologne quadrillée
Les acquis
hors-la-loi
Le syndicat
hors-la-loi
La lutte
hors-la-loi
Le repos
hors-la-loi
L’espérance
hors-la-loi
La vie
hors-la-loi
Nous avons la
douleur de vous faire part
Du décès de Jerzy
Zielenski âgé de 53 ans
Qui trop avancé
déjà dans le désespoir
A préféré la mort
à la déportation
Veuillez vous
souvenir dans vos prières
De cet homme
Qu’il a plu à
Dieu de rappeler à lui
Du balcon de son
immeuble
Nous avons le
regret d’annoncer
La mort tragique
Du rédacteur en
chef de Solidarité
Qui ne pouvait
plus vivre parmi nous
Nous avons le
regret de ne pas pouvoir vous annoncer
Le retour dans la
maison du Père
De ce qui n’est
plus sur le bitume
Que neige et sang
mêlés
Le premier
suicidé
Le premier
assassiné
Le premier témoin
de l’état de mort
Cet avis ne tient
pas lieu de faire-part
Car nous n’avons
plus ni papier
Ni encre
Ni enveloppe
Ni imprimerie
Ni rien de tout
ce qui permet de faire savoir
La nouvelle ne
peut pas circuler
Ni même être
transmise
A peine connue
des habitants du quartier
Car le téléphone
est coupé
Il n’y aura pas
de chapelle ardente
Et pourtant elle
est bien morte l’espérance
Ses amis ne se
réuniront pas au cimetière
Ses compagnons ne
l’accompagneront pas dans son dernier voyage
Ses camarades ne
prononceront pas l’éloge funèbre disant il était le plus grand
Ses amantes ne
pleureront pas convulsées contre sa tombe
Il a disparu
Etat de guerre
Etat d’urgence
Etat de siège
Etat de comment
dit-on
Quand la vie est menacée
Etat de choc d’un
peuple assommé
Etat de stupeur
d’une pensée consternée
Etat de mort
d’une chair bouleversée
Dimanche matin
Debout dans le
camion avec les autres
Tu comprends ce
qui arrive
Tu t’y attendais
Mais tu faisais
semblant de ne pas y croire
Car sinon tu
n’aurais pas pu
Dimanche dans la
ville
Etat de désert
dans les rues quadrillées
Les patrouilles
de soldats
Au revers des
bonnets
L’aigle de
Pologne
Les ailes
déployées
Jerzy Zielenski
ne gît plus sur le trottoir
On l’a emmené le
corps des mots
Elle s’est
éteinte la voix d’oiseau
Sombres sombres les rues barrées
Chemin de
l’ambassade de France
Terre d’asile
Terre refuge
France lointaine
Reste seulement
contre les toits
Cette aile noire
Occupant peu à
peu tout le ciel
Jerzy Zielenski
ne gît plus sur le trottoir
Il n’y a plus ni
corps ni mots
Plus rien dans la
neige
Que la trace du
sang
On est sans
nouvelles de toi
Mazowiecki
Geremek
Kuron
Wajda
Modzelevski
Litynski
Et le vieux
professeur Lipinski
Et Anna
Walentynowicz
Et Maria
Et Christophe
Sliwinski
On est sans
nouvelles de toi
On ne sait pas où
ils t’ont emmené
A la milice
A la caserne
Au centre des
forces de sécurité
On ne sait rien
de toi
Hormis
l’inquiétude
Et le déchirement
Etat de désespoir
dans la ville écrasée
Pas tout à fait
Dimanche après
midi
Emergeant de la
nuit
Ces corps de
va-et-vient
Tentant
l’impossible rassemblement
Corps de l’as-tu
vu
Corps de question
Corps de
souffrance
Corps de rumeur
Corps d’il paraît
que
Corps de
redressement
Corps de au point
où on en est
Corps de lutte
Corps d’effort
Corps d’agonie
Dimanche
après-midi
La ville sans
tramways
Devant le siège
dévasté du syndicat
Ces corps de
continuons la lutte
Recommençant à
distribuer les tracts
L’appel à la
grève de Nowa Huta
Affiches collées
Attroupements
Milice
Matraque
Dispersion
Arrachement
Ces corps de
courage recommençant la marche
Solidarité
bulletin n°1
Tu ne sauras
jamais ce qu’il y a dedans
Tu es arrivé au
point de rassemblement
Tu es enfermé
avec les autres
Tu n’es plus un
militant interpellé
Mais un dangereux
terroriste
Un saboteur
irresponsable
Un
contre-révolutionnaire à la solde de l’impérialisme occidental
Comment dit-on
cet homme tout à coup dans le désespoir
Cette chair jetée
aux oubliettes
Cette vie retirée
de l’Histoire
Comment dit-on
ton corps
Quand il n’est
plus ta chemise blanche dans la prairie
Quand il n’est
plus faisant avec elle des couronnes de fleurs tressées
Quand il n’est
plus contre son ventre tes bras enamourés
Comment dit-on
ton corps
Tremblant de faim
De froid
De peur
Dans ce manteau
que tu as mis au moment de l’arrestation
Sans ces gants
que tu as perdu dans la bousculade
Avec cette toque
usée
Que tu t’en veux
vraiment de n’en avoir point d’autre
Comment dit-on
ton corps misérable
Traversant la
frontière des vivants
Mémoire des jours
de bonheur
Mémoire des
promenades au soleil
Mémoire des
campagnes sous la neige
Lynx
Sangliers
Elans
Renards
Chats sauvages
Couvre-feu
Couvre-feu sur la
plaie noire du chagrin
Couvre-feu sur le
sang du trottoir
Couvre-feu sur
l’espérance
Cette voix de
nuit
Le journaliste en
uniforme
Le corps des mots
défiguré
L’annonce de la
normalisation
Vingt-deux heures
Et pour toujours
Vingt-deux heures
six heures la nuit
Vingt-deux heures
six heures
Le silence et
l’immobilité
Elle ne dort pas
Chair bouleversée
dans le lit déserté
Tard tard dans la nuit
L’état de nuit
L’insomnie
Le marteau du
cauchemar
Assourdissant les
tempes
L’impossibilité
de dormir
Faute d’avoir
appris
A dormir à toutes
choses
Elle ne dort pas
Elle ne peut pas
dormir tant que tu n’es pas là
C’est comme cela
depuis toujours
Regrets de ta
chaleur contre son corps
Regret des jambes
et bras mêlés
Comme si c’était
par quelque hasard
Que ces corps
sont en deux partagés
Regret de l’odeur
de ta chair
Imprégnant les
draps
Combien de temps
encore
Pleure pleure l’amante déracinée
Tu ne rentreras
pas
Ni maintenant ni
jamais
Pleure pleure l’amante défigurée
Commence la
course de bureau en bureau
De salle
d’attente en dossier incomplet
De demande
d’autorisation en refus de visite
Pleure pleure l’amante des linges blancs
Les chemises des
noces seront rouges
Ils ne lui ont
pas laissé le choix
Tard tard dans la nuit
Il fait moins
quinze
Tu restes avec
les autres
Debout dans la
cour
En pyjama sous
ton manteau
Il y en de si
jeunes
Qu’on dirait des
enfants
Il y en a de si
vieux
Qu’on dirait
leurs grands-pères
Tu restes avec
eux
Quatorze heures
d’affilée
Debout dans la
cour de la caserne
Les mains
attachées derrière le dos
Dangereux
criminel
D’avoir rêvé de
liberté
Pleurs de femmes
Vivantes
croient-elles
Pour combien de
temps
La milice
précautionneuse marraine
A l’orphelinat a
placé leurs enfants
Dangereuses
salopes
Des mères
dégénérées
D’avoir rêvé
d’égalité
Dans la cour de
la caserne
Tard tard dans la nuit
Toutes les heures
Les miliciens les
arrosant d’eau
Lundi 14
On sait encore
que c’est décembre
Car ce n’est que
le commencement de la nuit
On sait encore la
date
Aujourd’hui
deuxième jour de l’état de nuit
Rien n’est rompu
du fil des jours
Rien n’est rompu
vraiment du vrai du faux
Rien n’est rompu
du corps des mots
Il coule encore à
travers les doigts refermés
Tard tard dans la nuit
Le sommeil enfin
venu
Et voici qu’il
manque au matin
Le courage aussi
Et le café
Et le lait
Et le sucre
Et le pain
Et ton bruit
familier
La porcelaine
décorée sur la table cirée
L’écoulement de
l’eau dans l’évier
Le grincement de
la penderie refermée
Tard tard le lundi 14 décembre
Quand le temps de
partir est passé
Et que le cœur
s’est brisé
Nuit
Nuit
Nuit dans le
temps de la nuit
Nuit l’état de
nuit qui commence
Neige
Bourrasque
Givre
Tourmente
Marche sur les
trottoirs
Marche entre les
patrouilles
Les convois
La milice encore
Les forces de
sécurité
Nuit l’état de
nuit qui commence
Tard tard dans la nuit
Le communiqué n°l de Solidarité
Elle ne l’a pas
eu
On dit
On dit seulement
On dit mais
comment savoir sans l’avoir vu
Le chiffon de
papier ronéoté
Il dit qu’il n’y
a pas de raison pour que
Il dit que non
Ce n’est pas le
KGB
Quel intérêt y
aurait-il
Communiqué n°l de Solidarité
Quel intérêt
Mains dans le sac
les dangereux terroristes appelant à la grève
Les
contre-révolutionnaires s’apprêtant à renverser l’Etat
La proclamation
de la loi martiale heureusement
Il dit que non
pourtant
Ca ne peut pas
être le KGB
L’appel à la
grève
Nowa Huta
Ursus
Ou quelle autre
la première
La neige
Le brouillard
La tourmente
Dix
Cent
Mille
Ils vont sur les
trottoirs
Vers les bureaux
Les chantiers
Les usines
Les aciéries
Ils entrent
Mais ne
ressortent pas de tout le jour
Et l’autre équipe
qui d’habitude les remplace
Aujourd’hui ne
les remplace pas
Mais les rejoint
Et là où ils sont
un
Maintenant ils
sont trois
Grève
Grève
Grève
Etat de grève
Contre l’état de guerre
Etat de grève
Un pays entier
s’insurgeant
Passivement
On ne sait pas ce
qui se passe
On ne sait pas le
nombre des arrêtés
Cinq mille
Dix mille
Vingt mille
On sait seulement
qu’il augmente d’heure en heure
Et qu’on ne sait
plus comment l’arrêter
Car les
travailleurs n’obéissent pas
Ils n’appliquent
pas la loi martiale
Et passibles de
mort
Ils font grève
quand même
Parce qu’ils
n’ont à choisir qu’entre la mort et la mort
Ils s’enferment
dans les chantiers électrifiant les clôtures
Ils s’enferment dans
les aciéries soudant les grilles
Ils s’enferment
dans les galeries minant les entrées
Il dit
Qu’il l’avait
entendu dire
Qu’ils s’y
préparaient
Qu’ils ont stocké
des vivres
Qu’ils ont
amoncelé les munitions
Il dit qu’au bout
d’un an et demi
Il dit que le
général Jaruzelski aussi
Etait depuis
longtemps décidé
Il dit
Il dit tournant
le bouton de la radio
Qu’on n’entend
pas grand-chose avec tous ces grésillements
Pourtant quel
drôle de bruit
Un peuple entier
s’enracinant dans sa terre
Dans ses usines
Dans sa mémoire
Dans ses
constructions
Combien sont-ils
On ne sait pas
Dix mille sur les
chantiers
Huit mille dans
les aciéries
Deux mille dans
les mines
Combien sont-ils
ces prêts à tout
Qu’on entend
s’insurger
Entre deux
longueurs d’onde
Combien sont-ils
on ne sait pas
Les chiffres
courent seulement
Déjouant les
censeurs
De bouche à
oreille
De bouche à
papier
De bouche à
bouche
S’insufflant à
eux-mêmes
La résistance
Car il faut
résister
Parce qu’on n’a
pas fait tout ce chemin
Pour maintenant
s’arrêter
Suicidaires
dit-on de ceux qui vont au plus loin
Suicidaires
dit-on des courageux
Qui ne méprisent
pas la vie
Mais la veulent
libre et vivante
Suicidaires
dit-on
De ceux qui
luttent traversant toutes les souffrances
Lundi dans
Varsovie
Les enfants sur
les luges
Joues rouges
Emmitouflés
Bonnets tricotés
Les laines
récupérées
Défaites
Lavées
Remises encore en
écheveau
Combien de fois
Les enfants sur
les luges
A la main le
carreau de chocolat
De la plaque du
mois
Gâterie
exceptionnelle
Pour une angoisse
exceptionnelle
Les enfants sur
les luges
Ils sont nombreux
à les avoir vus
Les voyageurs
Les camionneurs
de charité
Les
correspondants dont le visa n’est pas expiré
Ce calme
Ce calme
Cette voix de
nuit
Cette voix de
télévision
Cette voix
d’uniforme
Cette voix
annonçant que les gens se sont normalement rendus à leur travail
Pourtant on ne
vend pas d’essence
Mais pourquoi
faire
Puisqu’il est
interdit de circuler
Les
approvisionnements ont augmenté
Mais il ne dit
pas que c’est surtout grâce aux amis
Ces pots de
Nescafé
Contrebande
d’Occident
Ces rouleaux de
papier hygiénique
Ces tubes de
dentifrice
Un malheur sans
fond
Colmaté
d’Euromarché
Etat de guerre
Ces camions
débarquant des vivres
Envoyés
d’outre-frontière
Ces paquets de
fruits secs
De confitures
De conserves
Ces paquets de
dédouanement
Des riverains
De l’autre côté
du rideau de fer
Soulageant leur
conscience
A coup de
Saupiquet
Etat de guerre
Comme elle est
douce
Quand les camions
arrivent
Chargés des colis
De ceux qui ne
veulent pas entendre
Autre chose que
le mal de la faim
Car ils sont
incapables d’entendre
Ce qu’ils ne
peuvent eux-mêmes éprouver
Comment
entendraient-ils puisque le corps des mots est mort
Et qu’on ne peut
même pas savoir
Si Jerzy
Zielenski s’est jeté par la fenêtre
Ou si ce sont les
miliciens qui l’ont poussé
Qu’importe
puisque maintenant
C’est le pays
tout entier
Qui est devenu un
mouroir
Tout plein de
gens qui ne veulent pas mourir
Guerre
Guerre
Etat de guerre
Comme elle est
douce quand les colis arrivent
Et qu’on boit le
thé à la maison
C’est qu’il n’y a
pas de bombardement
Sur le rebord de
la fenêtre
La mésange
Picorement du
morceau de lard
Petit petit
Mais lard quand
même
Car une vie sans
oiseaux
Ce n’est pas une
vie
Les corbeaux
aussi sur le toit en face
Attendant du pain
Il en reste un
tout petit peu
Des miettes
Il y en a
toujours
Doux doux l’état de guerre
Si ce sont
seulement ces soldats sur la place
Encerclant les
usines
Les aciéries
Les mines
Les chantiers
Chantiers Lénine
Chantiers Commune
de Paris
Et qu’on croit
parce qu’ils sont polonais
Que tout n’est
pas perdu
Lundi décembre
On sait encore la
date
Deuxième jour de
l’état de guerre
Deuxième jour de
l’état de nuit
Premier jour de
l’état de grève
Ce n’est pas une
invention du KGB
Et tout n’est
peut-être pas perdu
Car ils n’ont pas
l’air si méchants
Ces soldats
Ils n’ont pas
l’air sous leurs toques de fourrure
C’est ton frère
C’est ton fils
C’est le corps de
la Pologne
En mille corps
réparti
Et comment un
corps pourrait-il se battre
Contre lui-même
Comment les
rameaux d’un même arbre
Pourraient ils se
faire la guerre
Comment les
vivants d’un même clan
Pourraient-ils ne
plus se reconnaître
Lundi décembre
1981
Le commencement
de l’état de nuit
Soldat
Soldat dit-elle
Soldat moi et ta
mère
Chair de ma chair
Corps de mon
corps
Vie de ma vie
Elle leur offre
du thé
Des gâteaux
Du chocolat
Et pourtant du
chocolat il n’y en a pas beaucoup
Soldat les
gâteaux
Soldat le thé
Soldat quand
l’officier est loin
Mais soldat quand
même
Les chars restent
autour des usines
Des mines
Des chantiers
Des aciéries
Rage et
ricanements
Coups de pied
dans les chenilles
Coups de poing
contre le métal
Coups de chair
contre la force
Essayer quand
même
On n’a pas fait
tout ce chemin pour arrêter
Fleurs
Fleurs dans les
canons des chars
Fleurs
fleurissant les vases de la mort
De toute façon on
nous tranchera la tête
Ainsi dit un
homme dans la mine de Wujek
Alors grève
Grève partout
Grève à Poznan
A Wroclaw
A Katowice
surtout la banderole
Grève jusqu’à la
victoire
Et à Varsovie
aussi
Nous sommes des
travailleurs pas des esclaves
Croient-ils
Cette voix
Cette voix de
nuit
Proclamant la
normalité de toute chose
Cette voix dont
on ne sait plus
S’il faut
l’écouter
Ou la faire taire
Cette voix
trahissant par ses mensonges
Des presque
vérités
Le travail a
repris à peu près dans l’ensemble du pays
Cette voix
Distillant un
nouveau code
L’espérance folle
De le comprendre
Et de comprendre
par ce code ce qu’elle cache
Elle ouvre et
referme sans arrêt le bouton
Entre doute et
certitude
Ecoute et
ricanement
Angoisse et
soulagement
Dans les rues
enneigées
Face à face
La milice
Casques
Visières
Plexiglas
Matraques
Boucliers
Neige et verglas
Aurore des temps
nouveaux
Horreur de ces
machines
Contre cette
masse de chair anonyme
Car nommée du
seul nom de courage
Marche en tête
une femme aux mains nues
Visage enfin
découvert
Marcher
Marcher encore
Comme la nuit
tombe vite
Avant même le
couvre-feu
Marcher dans la
nuit
Aller la prévenir
Aller lui dire
que son fils n’est pas rentré
Que son fils a
disparu
Que son fils
Pleurent les
mères d’avoir enfanté des corps jetés au pourrissoir
Pleurent les
mères d’avoir nourri des chairs qu’on laisse mourir de faim
Pleurent les
mères d’avoir soigné des plaies pour que les membres soient attachés intacts
aux poteaux de torture
Pleurent les
mères dont les enfants ne reviendront pas
Et qui sont trop
vieilles maintenant pour enfanter
Marcher
Marcher dans la
nuit
Marcher pour
aller lui dire
Quoi donc
Regret des jours
heureux
Les vacances à
Gdynia
Emergée des
sables mornes
Des barques de
pêcheurs
Et de la houle
grise
Mémoire d’une
ville inventée sur la côté
Pour qu’elle soit
bouche de mer
A Pologne
renaissante
Baie monotone
fermée par la presqu’île de Hel
Langue de terre à
peine large
Mémoire d’un port
inventé
Pour qu’une
nation vive
Transformant les
sables en avenues
La grève en
promenade
Les marécages en
bassins
Mémoire des jours
de bonheur
Ton corps à marée
basse
Sautant de pierre
en pierre
Devant le casino
La promenade
jusqu’à l’île
Quand tu n’as pas
voulu monter dans le bateau
Préférant rester
sur la plage
Mémoire de pieds
dans l’eau
Mémoire les draps
du lit
Le souvenir du
sable
Le visage heureux
que tu avais cette fois-là
Et tes vêtements
qu’elle serrait contre elle
La tête enfouie
dans ton odeur
Mardi décembre
Le téléphone et
le télex toujours coupés
La Pologne isolée
du monde
Commencement de
la déstructuration
Cet ordre noir
tentant de s’imposer
A cet autre ordre
naissant
Cette voix
Cette voix
lointaine
Cette voix forte
pourtant
D’être répétée
d’usine en usine
Depuis tout ce
temps
Cette voix criant
Tout le pouvoir
aux Soviets
Cette voix sans
équivoque
Lointaine d’avoir
été prise au mot
La révolution
Cette voix pas si
lointaine
Prenant au mot
les temps naissants
C’est dans le
marais que naît toute vie
Double pouvoir
dans le lieu de la déstructuration
Double pouvoir
dans la Pologne renaissante
Double pouvoir
dans ce que l’ordre prend pour le désordre
Parce qu’il est
incapable
D’entrevoir un
autre ordre
Que celui
commençant par la tête
La sienne
évidemment
Car le chef ne
peut concevoir que la chefferie
Le hiérarque que
la hiérarchie
Et le fou
l’anarchie
Mardi décembre
Le commencement
de l’affrontement
Car de deux
ordres il y en a un de trop
Cette voix de
livre
Cette voix
d’analyse
Cette voix
d’Histoire
Cette voix de
tradition
Cette voix de
culture
Cette voix de
cette fois ça va y être
Cette voix criant
Le socialisme
c’est le pouvoir aux travailleurs
Les Soviets
enfermés dans les usines
Les chantiers
Les mines
Les acieries
Les rues
Les immeubles
Les Soviets
partout
A la tête de
l’encerclement le maréchal soviétique
Mardi décembre
Sans doute encore
le 15
Le rassemblement
des étudiants dans les églises
Les seuls lieux
où l’ordre noir
Autorise la vie
Non pas parce
qu’il ne peut pas l’empêcher
Mais parce qu’il
croit que cette vie-là est son alliée
Mardi les
étudiants dans les églises
Tentant des
tracts
Des comités
Des actions
Des sabotages
Des affichages
Et pour qu’on ne
voit pas le peule se rassemblant autour
Les collant
contre les magasins
Afin qu’on ne
sache pas
Si affiche ou
pénurie
Sont cause
d’attroupement
Mardi 15 décembre
Cette femme dans
la neige
A genoux
implorant la vie
Cette femme en
appelant au monde
Cette femme
hurlant dans la rue
Pour que vive la
Pologne
Dix-huit mille
ouvriers retranchés dans les aciéries de Nowa Huta
Il n’y a pas de
raison de ne pas le croire
Puisque c’est
cette voix elle-même
Cette voix de
cauchemar
Cette voix de
normalisation
Cette voix de
télévision
Cette voix de
propagande
Cette voix de
nuit
Annonçant la
progression de la nuit
La liste des
grèves qui ont échoué
Si elles ont
existé
Elles existent
peut-être toujours
Et comment savoir
ce que cache cette voix unique
Monocorde
Mélopée de
cauchemar
Litanie de la
nuit
La liste des
grèves qui ont échoué
L’usine chimique
d’Oswiecim
Le chantier naval
de Szczecin
Les tracteurs d’Ursus
Encore eux
décidément
L’usine Swierczewski
L’Académie des
sciences
L’université de…
Il n’a pas
compris le nom
Il dit qu’on ne
peut pas savoir
Il dit que tout
est possible
On est sans
nouvelles de toi
Personne ne veut
dire où tu es
Ni ce journaliste
en uniforme
Ni ce milicien en
uniforme
Ni ce soldat en
uniforme
Ni ce bureaucrate
en uniforme
Ni ce membre des
forces de sécurité en uniforme
Ni cet élément
paramilitaire sans uniforme
Ni ni ni
Ni tous ces
hommes à qui elle a demandé de tes nouvelles
Personne ne veut
dire où tu es
Personne n’a de
nom
Personne n’a de
lieu
Personne n’a rien
d’autre
Que cet uniforme
visage de la nuit
Tu as disparu
Ici Radio
Varsovie
La nuit vous
parle de la nuit
L’ordre noir
règne sur toute chose
Tentant de
s’approprier toute chose
Jusqu’aux rêves
S’ils ne
parvenaient pas à s’échapper
Entre les dents
serrées
Tard tard dans la nuit
Le sommeil ne
vient pas
Et manque au
matin
Tard tard dans la nuit
Le savoir
pourtant qu’il n’est de résistance
Que dans le lieu
de son histoire
Et que c’est au
creux de la folie
Que l’esprit
défait résiste encore
Pour renaître
autrement
Brûlement
Brasier
Four
Comment dit-on
cette chair d’angoisse brûlant au creux du lit
La chair déchirée
par les fenêtres sombres
La mémoire d’un
peuple luttant dans l’intérieur de chaque tête
Comment dit-on
ces nuits terribles
Où elle t’attend
Sachant que tu ne
reviendras pas
Puisque tu as
disparu
Sa tête lentement
se défait
Au fil des nuits
Fusionnant et confusionnant
Tous les
souvenirs de tous les âges
Comment dit-on la
mémoire
Quand elle ne
veut rien laisser
Ne sachant pas ce
qui sera utile
Demain pour renaître
Comment dit-on le
fumier des souvenirs
Terreau toujours
des temps nouveaux
Comment dit-on
ton corps sur la place
Quand tu n’as pas
voulu monter dans le bateau
Parce que tu
voulais rester dans cette terre
Mémoire de fer
Racine de courage
Mine de recommencement
Comment savoir à
quoi servent ces bateaux
Comment savoir à
quoi servent ces cargos
Comment savoir à
quoi servent tous ces uniformes transportés
Soviétiques les
bateaux
Soviétiques les
cargos
Soviétique le
commandement de cette grande rafle
Soviétique
l’écrasement des Soviets
Tard tard dans la nuit
A minuit sans
doute
Les tanks
enfonçant les portes
Nowa Huta occupée
Les grilles
défoncées
Les barricades
détruites
Et pourtant ils
avaient mis des wagons devant les portes
Laissant les
hauts fourneaux s’éteindre
Pour mieux les
faire sauter
Haches
Pierres
Barres de fer
Cocktails Molotov
Les Soviets
contre l’armée
Sans succès car
les forces de sécurité
Entrent dans
l’usine
Labourant
l’espérance
Semant le
désordre
Moissonnant
l’avenir
Arrestations encore
Ces chairs
terrorisées
Cachées dans les
canalisations
Tard tard dans la nuit
Radio Free Europe
annonçant à l’ouest un frémissement
Mais il est
brouillé
Regret de cette
langue étrangère que tu avais décidé d’apprendre
Regret des
photographies que tu avais projeté de faire
Regret de cet
inventaire général de la beauté du monde
Tard tard dans la nuit
Quand les jours
commencent à perdre pied
Parce que la
neige recouvre uniformément
Les marais et les
chemins
Les sapins et les
bouleaux
Les bruyères et
les myrtilles
Tard tard dans la nuit
Quand on ne sait
plus si c’est mardi ou mercredi
Parce que sur
toute chose
S’étend la nuit
Mercredi décembre
Mercredi la neige
Mercredi l’hiver
Mercredi la mort
Mercredi chantier
naval
Mercredi
chantiers Lénine
Mercredi
chantiers Gdansk
Le corbeau n’aura
pas raison de l’aigle
Ils ne
capituleront pas
Les Soviets ne
capituleront pas
Les Soviétiques
n’abandonneront pas
Suicidaires
dit-on de ceux qui veulent vivre en accord avec eux-mêmes
Mercredi ces
hommes dans les chantiers
Combien sont-ils
Dix mille
Vingt mille
Comment savoir
puisqu’il est interdit de circuler
D’écrire
De téléphoner
De télégraphier
Comment savoir ce
que cache cette voix de nuit
Comment savoir ce
que cache cette voix
Qui ne dit rien
de l’intérieur des chantiers
Et s’arrête aux
barreaux des grilles
Aux clôtures
électrifiées
Sans voir
derrière les ouvriers retranchés
Ces hommes et ces
femmes venus les soutenir
Ces hommes et ces
femmes porteurs d’enfants
Vouloir vivre
autrement
Eux au moins
mieux que nous
Face à face
Face contre face
Face à face les
deux moitiés d’un corps
Blindés contre
mains nues
Canons
mitrailleurs contre parapluie
Rafales d’armes
automatiques contre sac à main
Peuple en armes
Contre peuple en
larmes
Peuple au milieu
du même drame
La milice et les
soldats
La mort pointée
contre la foule
Mercredi 16
décembre
Ca c’est sûr
Les jeunes
étonnamment disciplinés
Mais pas résignés
Ces combattants
sans armes
Déconnectés
d’eux-mêmes
Car sinon comment
le pourraient-ils
Vers trois heures
Dégagement des
abords
Vers trois heures
le mercredi 16 décembre
Les blindés
avançant sur le peuple
Qui ne se
disperse pas
Il n’a plus rien
à perdre croit-il
Que la vie
Et la vie il l’a
déjà perdue
Puisqu’on le nie
Suicidaires dit-on
de ceux qui ne peuvent vivre
Qu’en dignité
avec eux-mêmes
La foule ne
recule pas quand les blindés s’avancent sur elle
Et pourtant aux
soldats
Elle a donné
Thé
Gâteaux
Chocolat
Tout ce qu’il
fallait pour qu’ils fondent
Mémoire du même
peuple
Mais ça n’a pas
suffit
Car qu’est-ce que
c’est qu’un soldat qui n’obéit pas
Désertant pour
des gâteaux
Le corps des mots
est mort
Jerzy Zielinski
Ne racontera pas
dans son journal
La lutte héroïque
des habitants de Gdansk
Qui démunis de
tout ont quand même affronté l’armée
Le corps des mots
est mort
Mais le corps des
mots ne peut mourir
Et Pawel Bozyka
D’un pas en avant
se fait témoin d’apocalypse
Témoin de son
peuple
Témoin de la
mémoire
Pour qu’elle
serve
Une fois le jour
venu
Pour se faire
pour d’autres
Mine de courage
Pawel Bozyka
Ecrit à l’agence
Reuter
Pour qu’on sache
dans le monde entier
Que l’armée de
l’ordre noir
A écrasé le
peuple sans armes
Suicidaires
dit-on de ceux qui ne reculent pas
Devant plus fort
qu’eux
Car ils n’ont
d’armes que leurs poitrines nues
Car ils n’ont de
discours que les mains tendues
Car ils n’ont de
lois que leur parole d’éternité
La foule ne
recule pas
Elle s’élargit
lentement
Avançant vers le
monument des victimes de 1970
Le monument qu’elle
a fait élever
Durant l’été
Pour que ces
morts-là
Rejoignent les
autres
Au panthéon
Bousculade quand
les blindés roulent sur la foule
Les gens tombent
Se piétinent
Se blessent
Etouffent
Meurent
Mais ne reculent
pas
Vers cinq heures
Les gaz
paralysants
Banc d’essai
Vapeur de mort
Révolution
chimique
Désespoir et
pleurs
Amertume
Sacrifice
Détermination
Peuple sans
secours
Au milieu des
cris et des lamentations
On ne peut encore
savoir le nombre des morts
Sept
Quinze
Quarante-cinq
Cette voix venue
de si loin
Cette voix venue
de l’Est
Cette voix venue
du fond des steppes
Là-bas où
pourtant il semblait que le soleil se levait
L’agence Tass met
en garde les Occidentaux
L’Eglise se
souvenant de ses martyrs
L’Eglise de
souvenant de sa foi
L’Eglise se
souvenant de son espérance
L’étonnant
télégramme :
« Population
terrorisée par forces militaires
Internements
massifs dans des conditions déplorables
Coups portés à
l’entente nationale
Pays ne renoncera
pas au renouveau démocratique
Demande libre
activité pour président de Solidarité qui demeure élément indispensable à
l’équilibre national »
L’étonnant
télégramme envoyé à qui donc
Puisqu’il n’y a
plus d’abonné au numéro que vous avez demandé
Emeute dans la
ville
Emeute à Gdansk
et à Gdynia
L’arrêt du
chasse-neige dans une rue
La descente du
chauffeur
L’ouverture du
réservoir
Les jerricans
tendus
Cocktails Molotov
Les proportions
apprises à tous
Jeunes et plus
jeunes
Car personne n’a
plus rien à perdre
Cocktails Molotov
C’est sur son propre
peuple qu’il faut les lancer
Cette voix
Cette voix de
nuit
Annonçant la
fermeture des chantiers
Mais on ne peut
pas savoir
S’ils ont été
évacués
Corps de nuit les
chantiers de la nuit
Et si loin dans
la nuit
Comment savoir
Si fermés veut
dire
Fermés ou occupés
Il dit que cela
on ne peut pas le savoir
Il dit que pour
cela tout est possible
Il dit que de
toute façon si cela est ils ne le diront pas
Elle elle sait
Elle ricane
Quand Radio
Varsovie annonce
La fermeture des
chantiers
Jusqu’au 28
Jusqu’au 4
Informations
précisément imprécises pour que l’esprit perde pied
Il résiste quand
même
Tentant encore de
trier
Pour combien de
temps
Gdansk et Gdynia
Rivage de la
Baltique
Le couvre-feu ne
parvient pas à éteindre le feu
Le fer le froid
et le vent
Le rivage gardé
par les miliciens
Ils ont si peur
qu’on s’enfuit
Chantiers Lénine
Chantiers Commune
de Paris
Foyer
d’insurrection encerclé
Les chantiers
fermés pour cause d’impossibilité d’enrayer l’insurrection
Il tente encore
de démêler redécouvrant le mot bobard
Elle elle sait
Elle ne rit pas
Radio Free Europe
Pour savoir que
quelque part la vie continue
Ici aussi
Trente zlotys
l’œuf
Vingt zlotys la
tête d’ail
Soixante zlotys
le kilo de pommes
Les queues
interminables devant les boutiques vides
L’approvisionnement
n’est pas si important que le dit
Le journaliste en
uniforme
Ici Varsovie
Radio Uniforme
Tard tard dans la nuit
Cette propagande
Tentant de bouche
à oreille
De ranimer le
démon
Cette banderole
Contre les
révisionnistes-sionistes
On ne sait rien
que ces voix de nuit
Propageant la
nuit
Et tentant de
l’enraciner
Sur la nuit de
chacun
Dans cette
contrée boueuse
De l’autre côté
de la clôture
Derrière les
digues de la veille
Derrière les
limites de la raison
Où traînent les
chairs défaites rescapées des charniers
La propagande
infâme
Cultivant dans
ses bulletins d’information
Le bacille de la
peste
Et tout ce qu’il
faut pour détruire toute vie
Mémoire des plus
défavorisés parmi les déshérités
Mémoire des pogromes
millénaires
Mémoire du ghetto
de Varsovie s’insurgeant sans secours
Parce qu’il faut
des boucs émissaires
Pour prendre sur
eux les fautes
Parce que
l’espèce humaine est encore dans l’enfance des siècles
Et qu’elle ne
peut supporter sa part de nuit
Et qu’à cause de
cela il faut bien qu’elle la jette
Sur un autre
croit-elle
Et comme elle
n’en voit pas
Humain d’autre
qu’elle-même
Elle l’invente le
désignant du doigt
Et lui amoureux
de l’éternité
Ne dit pas non
Tout ce que vous
jetez je le ramasserai
Tout ce que vous
reniez je le revendiquerai
Tout ce que vous
oubliez je m’en souviendrai
Et par cela
La totalité sera
toujours accomplie
Tout sera plein
Tout sera parfait
Tout sera complet
Tout cela sera
liquidité
Et comme elle
n’en voit pas
Humain d’autre
qu’elle-même
Elle l’invente
Le désignant du
doigt
Et lui amoureux
de ce temps
Ne dit pas non
Tout ce que vous
fusionnez je le séparerai
Tout ce que vous
confondez je le différencierai
Tout ce que vous
totalisez je le diversifierai
Et par cela
l’ouverture toujours sera accomplie
Tout sera pensée
Tout sera parole
Tout sera action
Tout sera
solidité
Et comme elle
n’en voit pas
Humain d’autre
qu’elle-même
Elle l’invente
Le désignant du
doigt
Et lui amoureux
de l’humain
Ne dit pas non
Tout ce qui est
je le dirai
Tout ce qu’il
faut je le ferai
Tout ce qui
manque je le serai
Et par cela
Le vivant
toujours sera accompli
Tout sera mémoire
Tout sera oubli
Tout sera
contradiction
Tout sera
Manque un mot car
c’est le nom de l’innommable
Infâme le poison
distillé dans les racines
Parce qu’on
espère qu’il empoisonnera l’arbre entier
Infâme l’infamie
Qu’elle retombe
sur ceux qui en ont eu l’idée
Les stratèges
Les tacticiens
Les idéologues
Les faux savants
Tous ceux qui se
sont vendus
Croyaient ils
pour une place à table
Nomenclature de
ceux rendus méchants
De voir leur
place leur échapper
Car quelle
consolation reste-t-il
Au traître
perdant le prix de sa trahison
Tard tard dans la nuit
Elle ne veut pas
savoir
Car si elle
savait elle pourrait plus lui offrir
Ni thé
Ni gâteaux
Ni chocolat
Ni même lui
adresser la parole
Ni se souvenir
seulement
Qu’il est son
frère
Tard tard dans la nuit
Les seigneurs de
Silésie
Héritiers d’une
bravoure féodale
Les seigneurs du
fond de la terre
Les seigneurs des
hautes mines
Corps de charbon
les filons de la terre
Les reliant
par-dessous les frontières
Aux autres
peuples
Corps de charbon
reliés sous terre
Aux entrailles de
la terre
Pour qu’on ne les
en arrache pas
Enfants refusant
de naître
Matrice sombre
abrite-les contre les horreurs de ce monde
Ils ne veulent
pas venir sur cette terre de souffrance
Ils veulent
rester emmurés indéfiniment
Mourir dans la
matrice noire
Mourir dans la
matrice ou vivre libre
Mourir dans cette
terre
Puisqu’ils sont nés
d’elle et qu’ils en ont vécu
Il n’y aura pas
beaucoup à faire
Pour être enterré
Ils le sont déjà
Par eux-mêmes
Tous ensemble
Corps de charbon
la résistance
Et du fond des
galeries
On ne peut pas
savoir
Si c’est mercredi
ou jeudi
Que les blindés
ont attaqué la mine Wujek
Une bataille
rangée sur le carreau de la mine
Les tanks ont
enfoncé les murs suivis des lances à eau
Manoeuvrent les pompiers des canons sur les tempes
Manœuvres les
miliciens des canons dirigés vers les tempes
Les mineurs
contre les tanks
Les seigneurs de
Haute-Silésie
Les seigneurs
féodaux
Porteurs de
pierres
Contre les armes
automatiques
On ne peut pas
savoir si c’est mercredi ou jeudi
Que la grille
s’est faite lieu de pèlerinage
Et que les
pauvres sont venus prier
Cette croix de
bois montée comme on a pu
Cette croix de
bois portant les lampes des mineurs
Les lampes des
morts
Eclairement des
vivants
Pour que ce
sacrifice ne soit pas inutile
Long long le grillage tout autour de la mine
Longue longue la nuit s’étendant sur ce mouroir
Longue longue l’agonie d’un peuple qui ne veut pas mourir
Cette fois ça y
est
C’est tout à fait
la confusion
On ne sait plus
rien
Ni de la pénurie
Ni des grèves
Ni des barricades
Ni des émeutes
Ni des gaz
lacrymogènes
Ni des bruits de
balles
Ni des rafales de
mitraillettes
Ni de l’explosion
des cocktails Molotov
Ni des traces de
sang sur la neige
Ni du téléphone
toujours coupé
Ni du couvre-feu
empêchant toute soirée
Ni de
l’interdiction de circuler de ville en ville
Cette fois ça y
est c’est tout à fait la nuit
On ne sait rien
du nombre des morts
Sept
Quarante
Deux cents
Les derniers
voyageurs
Sont arrivés à
Vienne
Et on ne sait
plus
S’ils portent des
nouvelles
Tout se même et
s’emmêle
On ne peut pas
savoir s’ils ont vu ce qu’ils disent
Et d’ailleurs des
voyageurs il n’en descend presque plus
Chopin Express
source tarie
Il dit que de
toute façon ce n’était pas fiable
Il dit que les
voyageurs étaient peut-être manipulés
Non il ne dit
rien
Il est mort le
corps des mots
Il est mort sans
avoir à prendre le train
Il est mort jeté
par la fenêtre
Il n’y a plus non
plus personne
A l’embouchure du
bac
Au rivage de
Suède
De l’autre côté
de l’île
Plus de femmes
avec des toques
Serrant contre
elles
De petits enfants
Les murailles
sont refermées
Le rideau de
barbelés cache les bouleaux
Les mains serrées
contiennent tout à fait les plumes d’oiseaux
Il est mort le
corps des mots
Il ne sait plus
rien de ce qu’on dit là-bas
Les derniers
voyageurs
Ont accompli leur
voyage
Dites-lui
Aux mines de
Staszic
Les miliciens ont
donné l’assaut
Pleurent pleurent les soldats
Il ne fallait pas
prendre les gâteaux
Dites-lui que
surtout il ne revienne pas
Aux aciéries Baildon les femmes d’ouvriers se sont massées devant la
porte
Milicien tu
n’entreras pas
Dieu me le garde
puisqu’il est mon époux
Dites à Alain
Touraine qu’il ne pourra pas finir le chapitre
Et cet homme dans
l’église
Ne soyons pas
trop pessimistes
Cher Monsieur
Les oiseaux sont
encore autorisés à voler
Dites-lui
Dites-le
Là-bas
Là-bas
Là-bas
Dites-lui
Postez cette
lettre
Et ces photos
Agence Reuter
Agence Reuter à
Londres
Ca suffira
Non
Ca ne suffit pas
pour couvrir
Cette voix dont
on se demande ce qu’elle cache
De disparus
De blessés
De morts
Elle en avoue
Six ou sept dans
les mines
Des provocateurs
Manipulés par des
éléments irresponsables
A la solde de
l’impérialisme occidental
On ne sait
toujours rien de toi
En dépit des
manifestations
Des lettres
Des pétitions
Des démarches
Des télégrammes
De tout ce qui
n’arrive pas
De tout ce qui
arrive directement au panier
De tout ce qui
arrive et allonge les listes déjà longues des miliciens
On ne sait plus
Des chiffres
circulent
Quarante mille
Cinquante mille
On calcule
On se demande
comment cela est possible
On cherche à
savoir de bureau en bureau
Portant des colis
Des vêtements
chauds
Une folle course
Contre toute
raison
S’ils ne disent
rien
C’est qu’ils ne
veulent rien dire
Et s’ils ne
veulent rien dire
Comment les colis
arriveraient-ils
Tard tard dans la nuit
L’angoisse
Cette angoisse de
nuit martelant les oreilles
Cette voix de
nuit annonçant la progression de la nuit
Il cherche à
savoir mais plus rien ne filtre
Hors cette voix
unique infiltrant toutes les sources
Samedi
Le premier samedi
à cause des samedis libres
Samedi ordre de
grève générale
Samedi pour
montrer que quand même
On n’est pas des
chiens
La banderole de
l’usine
La banderole
décrochée par les forces de sécurité
Nous sommes des
travailleurs pas des esclaves
Cette voix
lointaine
On peut nous
emprisonner mais pas nous contraindre à travailler
Samedi grève
générale pour la dignité
Communiqué n°2 de
Solidarité
A l’usine de
wagons de Pafawag
Quinze morts
Quinze morts à
rajouter à la liste
Mais on ne sait
plus qui la tient
Tout fusionne et confusionne
Quelques
affrontements ont eu lieu à l’occasion des agissements de meneurs
irresponsables qui attaquant les forces de l’ordre à coups de pierres les ont
obligés à se défendre
Il ricane
Elle pleure de
rage
Bulletin n°2
En plein Varsovie
l’après-midi
Les patrouilles
changent de trottoir
Renaissent
l’espérance et le courage
Renaisse tout ce
qui permet de continuer la lutte
Fusse le fil ténu
De ce papier
mince
Mince
Mince
Bulletin
clandestin N°2
Le corbeau n’aura
pas raison de l’aigle
Un comité de
grève inter-mines a été constitué en Silésie
Lech Walesa
emprisonné à la prison de Rakoviecka refuse toujours
de négocier
Dimanche 20
Décembre
Tard tard dans la nuit ce sanglot qu’elle ne peut plus retenir
Mémoire des
forêts
Des framboises
Des champignons
Mémoire des
montagnes
Hautes
Hautes
Ton pas et le
sien entre les sapins
Les aiguilles de
conifères
Tapis rouille
retournant au sol
Tard tard dans la nuit le souvenir des chalets
Les écureuils
Les coqs de
bruyère
Les renards
Les biches
Les sanglots
qu’elle ne peut plus retenir
Mémoire de la
prairie
Les renoncules et
les grandes marguerites
Tard tard dans la nuit
Cauchemar de ces
mineurs emmurés
Mille deux cents
Deux mille
Trois mille
On ne sait pas
Cette voix de
nuit
Les dangereux
saboteurs menacent de faire sauter les mines et d’enfermer leurs camarades
Une issue déjà
Une issue c’est
sûr
Une issue ce
n’est pas sûr
Plus rien n’est
sûr
Puisqu’il n’y a
plus que cette voix distillant le poison dans la tête
Abolissant les
frontières
Noyant les digues
Comblant les
canaux
Défaisant les
tricots
Démontant pierre
à pierre toutes les constructions
Plus rien n’est
sûr
Puisqu’il n’y a
plus que cette voix qui monocorde
Ouvrant toutes
les vannes
Et menaçant
d’inondation
L’agence Tass met
en garde les Occidentaux contre toute ingérence dans les affaires intérieures
de la Pologne
Les consignes
pourtant
Bulletin
clandestin n°2
Organiser plusieurs systèmes indépendants et cloisonnés d’information
entre les entreprises les plus proches
Bulletin n°2
organiser plusieurs systèmes d’information indépendamment chloroformés
Non
Plusieurs
systèmes indépendants et cloisonnés
Rien à faire
Elle n’y arrive
pas
Quelque chose au
fond de l’être
Quelque chose au
fond de la nuit
Quelque chose qui
ne parvient plus à faire la séparation
Le corps des mots
est mort
Tombé par la
fenêtre
Tu as disparu
Il reste seul lui
à démêler les nouvelles
Les dépêches
qu’il ne reçoit pas
Le téléphone sans
tonalité
Le télex censuré
Il reste seul
Feuilletant les
journaux
Regardant les
cartes
Pointant les
lieux
Remplissant les
calendriers
Tentant contre
toute raison de reconstituer
Il est mort le
corps des mots
Mais lui dit que
les mots ne peuvent pas mourir
Il est mort Jerzy
Zielenski
Mais Pawel Bozyka dit maintenant
C’est à moi
Il dit que c’est
à lui qu’il appartient de démêler le temps
Il dit que c’est
à lui qu’il appartient d’ordonner l’espace
Il dit que c’est
à lui
Elle elle ne peut pas
Il faut pourtant
Il reprend les
journaux
Fait des fiches
Des tableaux
Des listes
Mais il ne
parvient pas à démêler le vrai du faux
Tard tard dans la nuit
Encore des coups
de feu
Le couvre-feu ne
retient pas les colleurs d’affiches
Ils en meurent à
Wroclaw et ailleurs
Car le couvre-feu
n’éteint rien du feu qui couve
Il les marque un
à un ses morts d’affiches
Il les pointe
Il tient ses
listes à jour
Croit-il
Tard tard dans la nuit
Les sanglots
Les travailleurs
des chantiers Lénine
Et Commune de
Paris
Fermés
Ou enfermés on ne
sait plus
Il ne peut pas le
dire
On n’en entend
plus rien dire
Un pays en état
de guerre
Des usines prises
et reprises
Défaites
Evacuées
Occupées à
nouveau
Il ne sait pas
Il n’arrive plus
à suivre
Il lui manque des
journaux
Il n’y arrive pas
Il n’entend plus
que le hurlement des chiens à la mort
Quand on arrête
dans l’immeuble
On ne sait plus
si c’est dimanche ou lundi
Au commencement
de la deuxième semaine
Que son
Excellence le camarade Spasowski
Ambassadeur de
Pologne à Washington demande l’asile politique
L’obscurité et le
silence dit-il
L’obscurité et le
silence se sont étendus sur mon pays
Je ne peux pas me
taire
Il ne peut pas se
taire
A cause des
décombres de l’espérance
Les chantiers
échoués du non renouvellement
Les hauts
fourneaux défaits de la révolution ratée
L’acier laminé de
la révolte écrasée
Elle non plus
Qui crie la nuit
Comme une chienne
après toi
Elle non plus
n’en peut plus
Le ventre au
désespoir
Mémoire de ta
joue blanche contre la peau de ses cuisses
Mémoire de ta
tête blonde à genoux contre son ventre
Mémoire des corps
livrés à l’amour
A son trop plein
A son pas assez
A son cri de
gratitude
A sa parole
d’apaisement
A son effort de
vérité
A son mensonge
plutôt que perdre
A cette osmose
des corps si proches
Qu’ils n’en
finissent pas de devenir un
Au commencement
du drame
Parce qu’ils se
sont fondus
L’un dans l’autre
Et que le plus
fort seul
Peut encore
entraîner l’autre
Tard tard dans la nuit
Cette mutinerie
de soldats
Qui passeraient
de la nourriture à travers les grilles
Comment dit-on
cette voix
Nous
n’abandonnerons pas un pays frère dans le malheur
Comment dit-on
cette voix quand on ne peut plus rien croire
Comment dit-on
cette langue quand elle n’a plus de mots
Comment dit-on la
pensée quand elle ne peut plus fonctionner
Il dit que cela
on ne peut pas le savoir
Ni l’état des
grèves
Ni la résistance
Ni les bagarres
Ni les blessés
Ni les morts
Il dit que de
toute façon on ne sait rien de la situation réelle
Alors pourquoi
s’obstine-t-il
Reconstruisant
Des dates
Des lieux
Des zones
Des frontières
Des digues
Des canaux
Des rivages
Des barques
Des oiseaux
Alors pourquoi
s’obstine-t-il à recommencer l’établissement de l’ordre
Menacé qu’il est
lui-même par cette déstructuration
Il dit que s’il
ne parvient pas à mettre de l’ordre
Lui aussi va
sombrer dans la nuit
Il dit que s’il
ne résiste pas
Il va disparaître
Il dit que
Non il ne dit
rien
Il ne sait pas ce
qui se passe
Il ne peut pas
savoir
Il est mort le
corps des mots
Pour les
mutineries
On ne peut
vraiment pas savoir
Nouvelle
Intoxication
Discrédit
Propagande
Cette voix de
nuit
Cette voix
lointaine
Cette voix pas si
lointaine
Tenant entre ses
mains le dernier foyer de résistance
Les extrémistes
de Solidarité continuent à retenir sous terre
Plus de mille de
leurs camarades
A part cela la
situation est normale dans l’ensemble du pays
On signale encore
Elle ne sait pas
Elle ne sait plus
Elle ricane
Il recommence à
mettre de l’ordre
Recoupant les
informations
Mémoire de ce
ventre qui seul apaise
Mémoire de cette
chair en majesté au tympan du désir
Mémoire de cette
vie étendue de tout son long contre son corps
Mémoire de cet
homme abandonné enfin au littoral
Quand cette
carapace de fer se défait d’un seul coup
Et que le monde
semble bon
Mémoire de ces
moments où la terreur même paraît sans prise
Parce que ton
ventre est dans le sien
Parce que tes
mains sont sur ses jambes
Parce que ta
bouche est sur ses seins
Parce qu’il
semble qu’importe et la guerre et la nuit
Puisqu’il suffit d’un homme et d’une femme pour que par leur désir
confondu le monde continue
Mardi ou mercredi
On ne sait quel
jour
Ils n’ont plus
d’importance
Ils coulent
uniformément gris
On dit qu’il y a
quatre camps d’internement
Hel
Szczytno
Kielce
Rembertow
On dit qu’il y
quatre camps d’internement
On n’en sait pas
plus
Tard tard dans la nuit
Les pleurements
Les coups de feu
Les hurlements
Tard tard dans la nuit
Cette fois c’est
sûr
Il y a eu des
déportations en Russie
Par cargos depuis
l’aéroport de Varsovie
Par bateau à
travers la Baltique
L’eau froide
Grise
Le ciel bas
La neige partout
Horizontale
En rafale
Le fer
Le vent
Le froid
Moins quinze
Moins vingt
Mémoire des jours
d’été
Les troncs blancs
des bouleaux
Les marécages et
les bruyères
Camp
d’internement
Camp de travail
Camp de
redressement
Camp de brisure
Camp de désespoir
Camp de
concentration
Camp de tout ce
qu’il faut pour mourir à soi-même
En mourant aux
autres
Mourant au monde
Parce qu’il est
devenu trop douloureux
Et qu’il ne reste
plus
Que l’effort de
survivre
Biologiquement
Comment dit-on
cette vie primale
Quand elle n’est
plus
Que l’acharnement
à repousser la mort du corps
Et qu’on se dit
Que pour l’esprit
on verra plus tard
Pour le reste on
apprend à ne plus penser
Voyant
l’indifférence s’étendre et l’acceptant
Parce que c’est à
choisir entre l’indifférence et l’abandon
Et que l’abandon
c’est la mort
Comment dit-on
Cet acharnement à
survivre
Situation extrême
Situation limite
Où le fil du jour
N’est plus que
terreur et épuisement
Et cette
obsession dans la tête
Tenir
Tenir
Tenir
Sans plus rien
poursuivre d’autre
Que cette teneur
de survie
Ainsi les heures
Ainsi les jours
Ainsi les
semaines
Ainsi les mois
Ainsi les années
Quand on se
retourne
Et qu’on
s’aperçoit
Etonné qu’on a
résisté
En décembre ça
fera deux ans
Au printemps
presque trois
Cet été ça fait
cinq ans
Comment ai-je pu
tenir cinq ans
Dans cette
horreur et cette folie
Tu ne sais pas
encore
Que c’est parce
que la vie se rétracte
Qu’elle se
maintient
Et que c’est en
mourant à tout
Que tu ne mourras
pas
Tu ne sais pas
encore qu’il faut pour mourir
Plus que tu ne
peux en imaginer
Et que pour
mourir
Il faut plus de
chagrin
Que tu ne pourras
jamais en éprouver
Tu ne sais pas
encore
Que le cœur se
brise et se transforme
Et que brisé il
peut tout supporter
Tu ne sais pas
que les coups
Ne durent jamais
tout un jour
Car les bourreaux
eux-mêmes ont besoin de repos
Et que c’est par
ces quelques minutes
Où la souffrance
cesse
Que le corps se
reconstitue
Et que la vie
survit
Tu ne sais pas
encore
Que le corps
s’habitue au froid
Et qu’on peut
rester dans la neige
Sans mourir
Parce que la
chair est ainsi faite
Qu’elle porte en
elle-même
Les moyens de son
anesthésie
Se droguant
elle-même pour survivre
Quant à la faim
Il faut encore
moins de nourriture
Que tu imagines
Car le corps
cannibale
Se dévore
Graisse
Muscle
Et tout ce qu’il
peut de lui-même
On dit qu’il y a
eu des déportations en Russie
Mais on n’en sait
pas davantage
Les autorités
refusent de publier les noms
Cinquante mille
Quatre vingt
mille
Certains jours on
entend dire jusqu’à cent mille
On dit qu’il y a
eu des déportations en Russie
Par quelle
rapacité de conquérants
Emportant chez
eux
La chair des leur
conquête
Pour qu’elle leur
serve
Proie sauvage
De viande à
richesse
Main-d’œuvre
esclave
Construisant
Routes
Villes
Voies ferrées
sans salaires
Taillables et
corvéables sans merci
Moyen Age de
quelle déraisonnable espérance de devenir humain
Cette voix de
nuit
Cette voix de
casque
Cette voix depuis
longtemps elle-même normalisée
Nous déplorons
tous les événements
Les responsables
sont
L’état de siège
sera maintenu aussi longtemps que nécessaire
Koulikov
Jaruzelski
Il cherche à
démêler
Aussi longtemps
que nécessaire
Le silence et
l’obscurité
L’amertume et le
chagrin
Le désespoir et
l’obstination
Aussi longtemps
que nécessaire
L’effort du
cerveau pour clarifier
Ordonner
Recouper
Raisonner
A peine de cette
nuit s’étendant sur toute chose
Ici Radio Moscou
Nous estimons que l’état de siège est la réponse adéquate à la
désagrégation de la Pologne Socialiste, mais réponse trop tardive. Actuellement
Jaruzelski contrôle assez bien la situation mais il ne faut pas desserrer
l’étau ni envisager la reprise d’un dialogue sur les mêmes bases
Les mineurs de la
mine de Ziemowit remontent à la surface
On ne peut pas
savoir si c’est là ou ailleurs
Qu’on a jeté des
gaz pour les asphyxier
Puisqu’il n’y a
plus ni correspondance
Ni téléphone
Ni télex autre
que censuré
L’état de guerre
sera maintenu aussi longtemps que nécessaire
Et à cause de
cela
On ne peut pas
savoir
Si c’est dans
cette mine-là que les soldats ont refusé de tirer
Et qu’à cause de
cela
Ce sont eux qui
ont été tués
On ne peut pas
savoir si c’est dans cette mine-là
Ou dans une autre
Que les mineurs
gazés sont remontés
Ranimés
Et redescendus au
fond
Un fusil dans le
dos
Cette voix
Cette voix
lointaine
On peut nous
emprisonner
Mais on ne peut
pas nous obliger à travailler
Non on ne peut
pas
On peut seulement
Asphyxier
Tourmenter
Tuer un par un
Jusqu’à ce que
les derniers cèdent
A leur tour
épouvantés
On ne sait pas si
c’est dans cette mine-là ou dans une autre
Qu’on a envoyé de
l’eau
Il n’y a plus
d’informations
Autres que Radio
Nuit
Plus un voyageur
Plus un
correspondant
Plus un
camionneur
Plus rien que
cette voix
Dont il ne peut
plus se détacher
Elle dit que des
soldats ont déserté
Et qu’à cause de
cela ils ont été fusillés
Jeudi 24 soir de
Noël
La mine de Ziemowit abandonne la résistance
Dix tonnes
d’explosifs
Désamorcés
La situation est
redevenue normale dans presque toutes les mines
Le général
Jaruzelski a décidé pour cette nuit de lever le couvre-feu
Tard tard dans la nuit
La messe la plus
triste
A minuit dans la
cathédrale Saint-Jean
Le santon
syndicaliste a disparu
Restent seulement
les paillotes blanches et noires
Les paillotes de
deuil
Jésus est né
cette fois-là
Dans la misère
L’esclavage et la
famine
Tard tard dans la nuit
Le réveillon le
plus triste
Parce qu’il faut
bien pourtant
A peine de perdre
le sens des choses
Manger la soupe
de betteraves
Les champignons
La carpe
Et boire le sirop
de fruits secs
Tard tard dans la nuit
Les cadeaux
qu’elle t’avait préparés et que tu n’auras pas
L’écharpe bleue
en laine pour que toujours elle te caresse la joue
Et la boîte de
bonbons
La boîte ronde
La boîte
métallique
La boîte peinte
Au petit village
Barrières de
neige
Et chevaux
Tard tard dans la nuit
Les mineurs de la
mine Piast
Ne sont pas
remontés à la surface
Même pour Noël
Mille cent soixante-six
Cette voix qui
les compte un à un
L’exhortation des
familles
Je t’en prie
remonte
Les manœuvres de
la milice
Promesse de
retour en autocar
Promesse de non
sanction
Promesse de
fiction s’ils ont été retenus contre leur gré
Tu tiens le
compte des mineurs de Piast
Retranchés
Retenus dans les
galeries
Mille deux cent
soixante seize
Mille cent
soixante six
Mille vingt et un
Mille quatre
Tu suis avec
précision
Les négociations
Les démissions
Les autocritiques
Ils ne sont plus
que neuf cent quatre-vingt neuf
Si tes comptes
sont exacts
Et dans cette
nuit on ne peut quand même pas savoir à un près
On a reçu des
nouvelles des camps
Les prisonniers
sont dans la neige
Sans eau ni
nourriture
Sous la tente
Gerçures et
gangrène
Ils vont mourir
de froid
Tu recoupes les
informations de la mine Piast
Avec celles de
Radio Varsovie
Tu écoutes Radio
Moscou
Tous les soirs à
19 h 30
C’est sur 11,98
mégahertz que tu entends dire
Que Zdzislaw Rurarz ambassadeur au
Japon
A lui-même
demandé asile
Tard tard dans la nuit
Adam Michnik
Méconnaissable
Les reins brisés
Le visage tuméfié
Tard tard dans la nuit
Des nouvelles de
Jack Kuron
Battu et torturé
Tard tard dans la nuit
Radio Moscou
encore
De nombreux Polonais ont été travaillés le jour de Noël et en général
la situation est calme. Les organes de justice luttent efficacement contre la
spéculation que des éléments contre-révolutionnaires n’hésitent pas à
déclencher en retenant des denrées qui font l’objet d’une législation. Les
saboteurs irresponsables retiennent toujours prisonniers
Tard tard dans la nuit
Les neiges du lit
S’étendant doucement vers le littoral
Un vent si froid que même les couvertures ne les réchauffent pas
Un vent si fort que même en serrant l’oreiller entre ses bras
Un vent si violent que même en nouant très fort l’écharpe
Tard tard dans la nuit
Sur le rivage de la Baltique
Ce groupe de prisonniers
Grelottant en loques
Tard tard dans la nuit
Les cargos soviétiques
Flottille dans l’eau grise
Ces appels
Ces aboiements
Ces ordres
Ces coups de feu
Il dit qu’il ne veut pas mourir
Qu’il veut rester dans la terre de la mémoire
Qu’il ne veut quitter ni les bouleaux ni les marais
Ni le ventre de cette femme
Parce qu’abandonné sur son corps le monde enfin semble bon
Tard tard dans la nuit de lundi
L’annonce de la chute du dernier foyer
Tous les mineurs de Piast sont maintenant à la surface
Pleurent pleurent les amantes sans
nouvelles des disparus
Chuintement de l’eau sur la grève
Requiem pour ce corps étendu sur le littoral
Pleurent pleurent les amis sans nouvelles
des disparus
Pour quoi faire puisque eux-mêmes
Ont disparu plus
loin encore
Pleurent pleurent les mères sans nouvelles des disparus
Recommence la
marche
Il n’y a plus
personne à nourrir
Puisque
maintenant c’est lui la nourriture
Enfouissement de
cette chair
Retour dans la
terre
Retour du corps
de terre
Dans le ventre de
la terre
Le silence et
l’obscurité
Je ne peux pas me
taire
Requiem littoral
pour un corps polonais
Tous les mineurs
sont maintenant à la surface
Le Capitaine Gornicki assure que les personnes arrêtées seront bientôt libérées
Tu n’as pas eu le
communiqué N°3
Cette fois-là les
journaux ne sont pas arrivés
Messieurs Michnik et Kuron
Sont bien
internés
Mais on ne les a
pas touchés
Les mères de
famille ont été libérées
Les agitateurs
sont condamnés à des peines conformes à la légalité
Les syndiqués de Solidarité se rendant compte qu’ils ont été trompés
démissionnent par milliers
Le gouvernement a
invité les cultivateurs à accélérer leurs livraisons
Le général
Jaruzelski annonce le plein succès de la normalisation
L’agence Tass se
félicite de ce que la Pologne s’occupe maintenant elle-même de ses affaires
L’Eglise a entamé
un effort de reconstruction nationale
Les rations ont
encore diminué
Les paysans ont
caché leurs cochons dans les bois
Les
approvisionnements se font de plus en plus framboises
On a coupé le
chômage urbain pour punir la population
Les mineurs des
hauts fourneaux ont repris le travail noyé par les gaz
Les forces
socialistes ont remporté une nouvelle victoire sur la contre-révolution
Les Occidentaux
considèrent comme positives les propositions de désarmement
Elle sourit en
apprenant que l’usine d’Ursus a réussi à ne produire
qu’un seul tracteur.
Sur 11,98
mégahertz
Tu continues à chercher à partir de quel moment les mineurs de Wujek ont commencé à couper les mains et les pieds des
éléments paramilitaires dont ils ont réussi à s’assurer
Quand tu entends
le général Dubicki faire savoir à l’Europe que la
militarisation de la Pologne est un élément d’un plan plus vaste tu te demandes
si ce n’est pas un agent de la CIA
Sur la Vistule
Les soldats
gardent les ponts
Autour d’un
brasero
Jeanne Hyvrard
Merci à Montalba d’avoir
en 1982 publié ce texte sous le titre Le
silence et l’obscurité (Requiem littoral pour corps polonais 13-28 décembre
1981)