La prise de Troie

 

Tenture de Jeanne Hyvrard (2015)

 

Tenture _ Troie (5)

Tenture _ Troie (2)

152cm de large sur 70 de haut

 

Chacun connait concernant le monde de l’Antiquité, l’importance de la Guerre de Troie, Cité de l’Ouest de l’actuelle Turquie que selon la rumeur, les Grecs réussirent à détruire après une dizaine d’années de siège au moyen d’une ruse dont le nom est passé dans le langage courant. Les assiégeants firent cadeau aux assiégés d’un gigantesque Cheval de bois que ces naïfs firent entrer dans la ville. Or il était bourré de guerriers grecs qui en descendirent la nuit tombée et mirent à sac le biotope.

La fille du roi de Troie Priam - une certaine Cassandre réputée folle - les avait pourtant mis en garde contre la dangerosité d’accepter un tel présent. Son nom est tombé depuis dans le domaine public pour désigner la personne qui annonce des catastrophes auxquelles ses contemporains ne veulent pas croire.

Se contentant sans doute - comme aujourd’hui - de refuser le prétendu pessimisme des porteurs de mauvaises nouvelles pour préférer continuer à croire et à se raccrocher à leur bonne étoile.

Néanmoins les sémiologues pourraient donner à utilement réfléchir en faisant remarquer qu’on oublie de préciser que les dites prédictions de la réputée folle se sont effectivement réalisées. Or Cassandre ne signifie nullement futurologue compétente. Mais oiseau de mauvais augure à tenir à distance. Que faut-il en déduire ?

Quant au Cheval de Troie chacun sait bien que l’expression s’applique à un cadeau dangereux qui ne manquera pas de se retourner au détriment du récipiendaire et non du réceptionniste. Il est à noter que le terme s’applique à l’évolution de la fonction du cadeau ; une fois intégré au monde de son destinataire, préoccupation qui semble le cadet des soucis de nos contemporains…

Le fait est qu’ils préfèrent qualifier ce qu’ils ont reçu de cadeaux pourris - terme ayant un grand succès dans les médias - avant de se dépêcher d’en tirer le maximum d’argent liquide en les revendant illico sur Internet. L’étonnant étant qu’aucune voix qui pourrait porter ne s’élève pour dénoncer la monstruosité symbolique de l’opération.

C’est que cette façon de faire est le Cheval de Troie de l’ultralibéralisme. Il est devenu urgent de supprimer toute représentation du monde dans lequel existeraient des relations qui ne seraient pas non seulement monétarisées mais déterminées par l’intérêt individuel immédiat.

Il leur faut également supprimer pour ce faire toutes structures fonctionnelles ou mentales déterminées et établies par des traditions venues des prédécesseurs … L’expression peut s’appliquer à bien d’autres situations disons même qu’à certains égards, elle est désormais l’une des composantes essentielles de l’air du temps.

Si les archéologues et historiens ont réussi à localiser à peu près la Cité Mère ils ne se sont pas encore mis d’accord sur la réalité de la guerre en question dont les épisodes nous ont été transmis par diverses sources antiques parmi lesquelles L’Iliade mais pas seulement et loin de là.

De fait peu importe. Les mythes n’ont pas besoin de s'enraciner dans la réalité des faits, leur fonction est de contribuer non seulement à les expliquer mais plus précieusement encore à les comprendre en en décodant le sens.

Dans les commencements de cette réalisation, la tenture était trois fois plus large et avait dû - enroulée sur elle-même - être attachée grâce à des épingles fermées pour pouvoir travailler commodément le premier tiers.

Or il est apparu à l’usage que l’espérance qui aurait donné corps à l’adverbe commodément était dénuée de réalité et que pour réaliser cette Prise de Troie il fallait que l’auteure s’adonne à des contorsions physiologiques gâchant le plaisir du travail, à savoir la possibilité de barboter dans les cotons DMC mouliné, brillanté, retors ou perlé mais toujours fabriqués en France.

Ce qui ne peut que réjouir les souverainistes et les détracteurs du chômage qui comme le savent nos Géo Trouvetout de l’Economie Politique procure une certaine détente sur le marché du travail, comme on l’enseignait déjà à la Faculté de Droit du Panthéon à Paris, il y a un demi-siècle …

Certes l’auteure ne peut à elle seule absorber la totalité de la production de la firme, mais s’enorgueillit dans son esprit matriotique (sic) de ne pas mégoter sur les achats de telles fournitures. Déplorant tout de même qu’il faille importer du coton alors qu’on pourrait dans le même esprit relancer l’industrie du lin dont on exporte en Chine la matière première cultivée entre autres dans le Vexin…. Avant de faire revenir des fins fonds de l’Asie des vêtements fabriqués ! ...

Dans ce contexte la distorsion obligatoire des mouvements - du coup fort peu ergonomiques - ne faisait pas que supprimer le plaisir inhérent à cette activité mais en rendait surtout quasi impossible non seulement la fabrique harmonieuse mais même la fabrication tout court, tant il est avéré que la méthode textile de l’auteure est celle du n’importe quoi et de la va comme je te pousse, toute autre façon de faire requérant trop de temps et de difficultés à surmonter incompatibles avec l’état d’urgence qui avait mis en route la pulsion d’opérer.

Ainsi donc lui a-t-il fallu au contact de la réalité de ce rouleau de coton encombrant - faute sans doute d’avoir déjà eu l’occasion d’en peaufiner la technique de constitution et de manipulation, renoncer à la gigantesque fresque dont la tenture existante représentant la prise de Troie n’était que la scène finale sinon l’acmé ou l’apogée.

L’auteure avait en effet prévu une sorte de triptyque qui aurait montré l’ensemble de l’opération punitive contre Troie depuis le rassemblement de la flotte de la coalition grecque réunie en partance sur la plage d’Aulis jusqu’au siège et à la défaite de la ville fautive sur l’autre continent.

Il aurait compris dans son panneau central la flotte des navires grecs voguant sur la Grande Bleue dont elle se délectait déjà adorant broder les flots ou pour aller plus vite les représenter grâce à des tissus bleus d’autant plus faciles à trouver que c’est comme chacun le sait la couleur préférée dans l’Hexagone donc ipso facto la plus fréquente dans les vêtements réformés.

Quant au premier panneau il aurait enfin mis sur le tapis - disons plutôt dans ce cas sur ce morceau de drap de coton - la question d’Iphigénie, fille de Clytemnestre qui la hantait depuis longtemps même si ce drame refoulé était resté depuis l’enfance tapi au fond de sa conscience, opération nécessaire pour pouvoir survivre en se contentant de faire face aux horreurs présentes sans avoir à s’occuper de surcroît des horreurs passées.

Si lors de ses Etudes Secondaires au Lycée Hélène Boucher (Paris XXe) l’enseignement de la matière sobrement dénommée Français, de la tragédie de Racine concernant le sacrifice de la jeune fille était déjà tombé en désuétude quoique prévu par les programmes de 1946 toujours en vigueur, ce n’était pas encore le cas lors de celles de sa sœur aînée dont elle partageait la chambre et du même coup les émotions culturelles parvenant jusqu’à elle.

Ainsi l’auteure a-t-elle encore enfant été épouvantée de découvrir qu’un père puisse être prêt à mettre à mort sa fille pour assurer la levée des vents favorables à l’expédition grecque programmée contre la Cité de Troie dont même le cours de Géographie ne pouvait sur aucune des cartes murales pourtant nombreuses dans l’établissement, indiquer non seulement avec exactitude la localisation mais même encore à l’époque, en certifier l’existence.

Que le père en question ait été Agamemnon, le Général en Chef de la coalition grecque en partance pour récupérer Hélène, sa belle-sœur ayant pris la fuite avec un godelureau troyen dénommé Pâris ne changeait rien à l’affaire. Même si c’était d’Homère ou de l’un de ses concurrents - et néanmoins confrères - qu’on tenait l’information et qu’elle ait été transmise de siècle en siècle comme l’un des piliers de la civilisation.

Non ce qui heurtait l’auteure à l’époque, outre le fait que l’échange était inégal entre la condamnation à mort de la jeune fille et la levée des vents indispensables pourtant au temps de la marine à voile, c’était surtout que le père n’était plus là dans cette affaire, le protecteur des filles comme non seulement elle en avait été convaincue à l’usage mais l’avait elle-même expérimentée à l’intérieur de son biotope.

Quant à la dimension apparemment irrationnelle de l’opération – meurtre d’une jeune fille contre phénomène météorologique - elle n’avait guère d’importance. Non que l’auteure élevée dans un esprit scientifique n’en ait pas eu conscience mais tous les évènements historiques parvenus jusqu’à elle, portaient peu ou prou la marque de cette ambiguïté!

N’étaient pas plus empreints de logique mathématique, le barbare Clovis clamant à tue-tête lors d’une bataille décisive Dieu de Clothilde si tu me donnes la victoire, je me ferais chrétien ou Louis XIV qui se prenait pour le Soleil !... Ils relevaient finalement de la même catégorie…. Sans compter La Liberté qui se promenait à moitié à poil debout sur une barricade, un drapeau à la main d’après un reporter de l’époque… et de surcroît accompagnée d’un moutard portant une arme à feu…

Ce n’était pas que l’Histoire n’avait pas de sens, c’est qu’elle était un tissu qu’on pouvait sans sacrilège coudre avec celui des récits du Livre de la Jungle d’un certain Kipling dont sa mère faisait parfois la lecture le soir ou des Contes d’Andersen d’autant plus excitants qu’il fallait dans ce milieu scientiste, les lire en cachette …

Non, ce qu’il y avait d’insupportable dans cette histoire d’Iphigénie, c’était l’insécurité psychique dont elle était la cause. Dans l’enfance de l’auteure, le paternel était brutal, autoritaire, colérique, il était inenvisageable de ne pas lui obéir mais il était le garant de la survie et dans le milieu hostile au sein duquel elle sentait bien que pour elle rien n’était gagné, il était non seulement son meilleur allié mais - en dehors des chiens des grands parents Fox et Yankee - son seul.

Ainsi l’étude d’Iphigénie - tragédie de Racine - par la sœur aînée dont elle partageait la chambre sapa-t-elle la confiance dans le caractère protecteur vital de la paternité l’obligeant pour rétablir les conditions psychiques de sa volonté de vivre de garder au fil des décennies cette horreur tapie au fond d’elle-même.

Le moment de s’en débarrasser était donc enfin venu du moins le croyait-elle, face sans doute à cette boucherie qu’était devenu l’air du temps… dans laquelle il apparaissait que les cibles pouvaient être n’importe qui et d’autant plus qu’elle était désarmées.

En dépit de tout cela il fallut se rendre à l’évidence. Ce triptyque était par trop malcommode à réaliser et il valait mieux s’en tenir à un seul panneau dont les travaux étaient trop avancés pour qu’il soit pertinent d’y renoncer.

C’est donc sur la prise de la cité mère que la réalisatrice s’est concentrée attaquant à coup d’appliqués en provenance de toutes sortes de frusques non laissées pour compte mais réformées et débitées en matière première pour la textilerie de l’auteure, les toiles solides des vêtements maritaux Denim ou chemise de bucheron y jouant un rôle primordial, non seulement en raison de leurs qualités propres mais également de leur caractère euphorisant.

Ainsi en est-ce tout spécialement le cas du soleil en haut à gauche, récupéré sur une chemisette en soie victime d’une avarie de stylo bille fuitant dans la poche de face …

Quant aux boutons on peut sans exagérer dire qu’ils sont quasiment devenus la signature de l’auteure qui dans sa jeunesse les dessinaient avec un rapidographe de dessinateur industriel. La CAO - Conception Assistée par Ordinateur les a mis au chômage mais l’auteure dans son âge a pris elle, un autre tournant …

 

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Mise à jour : janvier 2016