Minotaure en coton à broder

Jeanne Hyvrard - 2017

Bric à brac de matériaux de récupération dans le style habituel

 

2018 02 17 - Minotaure (5) - Copie

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Dimensions : Largeur 95 cm, Hauteur 85 cm - Broderie sur lin

 

Du temps où - plus observateurs que nous - les Humains avaient remarqué qu’il y avait chez eux deux types d’organes génitaux différents – ceux des hommes et ceux des femmes - qui s’emboitaient et permettaient de donner vie après un certain temps à un nouvel être qui devait dans son enfance et sa jeunesse être assisté tellement il était démuni, ils avaient inventé pour son éducation – c’est ainsi qu’ils nommaient ce devoir d’assistance – des Contes.

L’un des protagonistes essentiels de ce genre littéraire en était l’Ogre. Chacun savait du coup combien il était dangereux et nécessaire de s’en protéger d’autant plus qu’on le rencontrait fréquemment puisqu’il habitait parmi et avec nous. Certaines fois, il était même un très proche. Et j’en sais quelque chose sinon je ne serais pas devenue écrivain. Ecrivain et non écrivaine car ce n’est pas tout à fait la même chose.

J’ai mis longtemps à comprendre que le Minotaure en était la version cultivée qu’on enseignait dans les Ecoles du temps où ces mêmes humains avaient également observé que d’adultes en enfants et d’enfants en adultes, les générations se succédaient comme ce qu’on appelait alors Les Grandes Personnes avaient à cœur de transmettre aux Jeunes les connaissances et les comportements nécessaires non seulement à leur simple survie mais à la vie en société, les deux n’allant d’ailleurs pas l’un sans l’autre.

Bref, c’était dans l’Ancien Monde avant que frais émoulus d’une Révolution Cybernétique d’une rapidité et d’une brutalité sans précédent – traumatisme anthropologique - les derniers arrivés crurent que tout ce qui les avait précédés depuis notre séparation de l’Astre Mère étant nul et non avenu, devait disparaitre.

Pourtant le Minotaure est toujours bel et bien là, ce monstre pas même humain bien qu’il en ait partiellement quelques caractéristiques et qu’il dévore à intervalles plus ou moins réguliers tout ce qui parce que n’en retrouvant pas la sortie demeure dans son labyrinthe où lui-même a été enfermé par Minos Roi de Crète, le mari de sa mère Pasiphaé peu désireux de s’encombrer davantage du produit de l’accouplement de sa femme avec un Jupiter – pour l’occasion déguisé en Taureau.

Elevée par deux chiens Fox et Yankee, l’épagneul breton et le labrador de mes grands-parents maternels et paternels, ayant de ce fait une certaine proximité avec les bords un peu flous de l’Humanité, j’ai toujours été hantée par ce mythe. Au point même de décider un jour de mener l’enquête sur le terrain en découvrant à la quarantaine, une Crète où était censé avoir eu lieu l’affaire, organisant un développement touristique de plages et d’activités aquatiques sans se soucier davantage de cette histoire louche.

Le fait était que le tourisme de masse s’y était largement développé sans que pour autant on se soit préoccupé le moins du monde de fouiller les ruines pourtant abondantes pour augmenter les connaissances concernant cette civilisation dont on nous disait historiquement qu’elle avait été à l’origine de celle de la Grèce et donc en partie de la nôtre. On se demandait alors à quel titre et par quels détours Athènes avait dû livrer au Minotaure le contingent de jeunes gens que celui-ci dévorait au sein de son dangereux repaire.

Ou du moins cela jusqu’à ce qu’un jeune prince dénommé Thésée décida qu’il n’était plus possible de consentir à une pareille saignée, un pareil ravage, un tel avilissement, une telle complaisance de la société envers la tyrannie et qu’il fallait en finir avec ce que La Boétie n’avait pas encore nommé La servitude volontaire et qui pourtant l’était déjà.

En dehors de ce monstre, Pasiphaé sa mère l’épouse du Roi Minos avait eu deux filles : Phèdre amoureuse de son beau-fils, et Ariane qui aida Thésée à retrouver la sortie du labyrinthe grâce à son fil passé non seulement à l’Histoire - ce qui déjà n’est pas négligeable tant il y a d’appelés et si peu d’élus - mais dans la langue surtout, cette forme d’Histoire au carré.

Et pourtant peu de gens se souviennent que l’ingrat futur roi d’Athènes et unificateur de l’Attique abandonna son amoureuse bienfaitrice dans l’île de Naxos parmi Les Cyclades, lors de leur voyage de retour. Mais elle ne perdit pas au change car elle épousa Dionysos nous dit-on.

S’en souviennent celles qu’évoquant le contexte de ma jeunesse, j’ai appelé Les Vierges des Trente Glorieuses et à qui dans les Années Cinquante leur professeure de Musique au Lycée Hélène Boucher à Paris, faisait à huit heures du matin moduler à l’unisson des vocalises sur les alexandrins d’un certain Jean Racine à une époque où l’on n’avait pas peur d’user du passé simple, ce temps à la limite du sacré : Ariane ma sœur de quel amour blessé /Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.

Sans ce mythe, saurions nous qu’en l’absence de maitrise des pulsions ainsi que la mise d’une borne à la voracité sans fin des désidérata et des fantasmes que la jeune couche de champignons née de la dernière pluie numérique a trouvé par ses tours de passe passes à transformer en droits de toutes sortes, la vie est impossible dans la durée ?

Et pourtant, en obligeant de surcroît la collectivité et l’Etat à se mettre au service de leur satisfaction découplée de l’idée même de La Loi, générale et abstraite alors que les droits ainsi instrumentalisés sont à géométrie variable, ce que j’appelle La Grande Dévoration est désormais devenue le principe fondamental voire unique de l’Economie en vigueur.

Laquelle Economie, si elle n’avait pas rompu avec son héritage grec n’aurait pas perdu de vue que ce nomos là, c’est ce que j’appelle Le Pacte car ce vocable rassemble à lui seul toutes les traductions qu’en donne mon dictionnaire et l’oikos, pour la même raison pouvant être rendu par le concept de La Demeure.

Dans cette perspective, inutile de s’étonner du chaos croissant dans lequel on baigne. Le labyrinthe est constitué par l’entassement sans ordre ni raison des restes de nos sociétés effondrées sur elles-mêmes après qu’on en ait systématiquement sapé tous les fondements et les articulations par l’incurie, le leurre et la falsification.

Le Minotaure – L’Ogre à l’aise - continue à s’y goberger de la vie de ce qui reste de la vie de plus en plus fluide comme le veulent les dominants pour qu’elle coule dans leurs escarcelles sans règle ni contrainte. Voici que les réputés Hommes simplifiés selon la nouvelle terminologie des nouveaux maîtres qui s’arrogent pour eux seuls la propriété du monde errent désespérés et résignés, boutons divers et variés pris dans les filets de mes cotons et les fragments de mes tissus mémoriels.

Le brun d’un coussin hérité de chez ma mère, un violet et un gris tirés des casaques achetées à mon époux chez un soldeur comme je sortais de chez le cardiologue, les bandes dorées de mon gilet hippy arboré en classe à une époque où l’amour était préféré à la guerre, un morceau de la robe fleurie portée par ma génitrice lors de notre voyage en Italie l’été 1949 ainsi qu’un lie de vin, tissu d’ameublement adoré par une chatte dont nous avions souvent la garde.

Mais le plus cher entre tous est un reste du manteau vert que je portais au printemps 1963 comme à la sortie de la Faculté de Droit et de Sciences Economiques de Paris à l’époque dans sa nouvelle construction de la rue Notre Dame des Champs, j’ai quêté avec eux pour soutenir les mineurs en grève réquisitionnés par le Général de Gaulle. Ils n’avaient pas bougé.

Moi non plus. Lorsque l’Inspectrice diligentée par ma patronne l’Education Nationale après avoir assisté en 1996 à mon cours d’Economie au Lycée Siegfried à Paris m’a délivré lapidaire son verdict sur mon travail : Vous ne devez pas enseigner le sens des mots aux élèves, ils doivent le savoir et qu’elle m’a largement baissé ma note pédagogique, je n’ai pas même protesté. Réquisitionnée pour avilir, j’avais refusé de pointer.

Je savais depuis longtemps que posant à mes ouailles la question cardinale Quelle est la couleur de la queue du cheval blanc d’Henri IV, ils étaient incapables d’en fournir la réponse. J’avais alors décidé de faire cesser la torture de tenir pendant des heures des propos auxquels ces jeunes recrues ne comprenaient rien pour reprendre à la base la compréhension de la parole.

Cela entrainait bien sûr dans le même mouvement d’en terminer avec le leurre et le mensonge de mes Collègues qui à la cantine les pieds sous la table se regorgeaient les uns et les autres en fin d’année du fait d’avoir terminé le programme, comme je leur répondais que j’aurais bien aimé moi, pouvoir le commencer.

Ainsi constatant l’ampleur du désastre ai-je décidé en 1998 de publier les lambeaux d’un livre que j’avais commencé à écrire pour tenter dès les Nonantes de rendre compte de ce qui se passait dans le lieu où je gagnais non seulement ma vie - celle de tout un chacun - mais aussi la liberté de mon œuvre, sa maitrise et sa conduite inventant libre ce que j’avais à mettre en forme plutôt que de répondre à l’oukase du marché. Il me semblait en effet dégradant d’inverser en fin de compte la production de littérature et sa consommation pour devenir une simple employée aux écritures.

Ce qui restait de cet ouvrage - quelques textes décousus évoquant l’absurdité de la situation - trouva alors à se nommer du nom d’un tableau de Picasso Minotaure en habit d’Arlequin que j’avais vu reproduit dans un magazine feuilleté à la récréation dans la Salle des Professeurs. Il m’inspira non seulement le titre de l’ouvrage mais aussi par mes soins, l’illustration de sa couverture.

C’est qu’il m’avait fait découvrir que non seulement le Minotaure était un enfant qu’on avait oublié d’éduquer mais que son habit d’Arlequin lui-même était fait de bric et de broc cousus à la va comme je te pousse, sans aucun souci de cohérence. Et c’était son enfant à lui que le peintre avait là représenté, juste avant la seconde guerre mondiale et ce que désormais nous en savons.

Le thème m’est revenu à nouveau une dizaine d’années plus tard comme à l’atelier de céramique j’ai vu en terre rouge et brune apparaitre sur mon établi une statuette que j’ai aussitôt nommée Minotaure cœur sur la main découvrant là encore un enfant séduisant ne demandant qu’à être aimé.

S’il avait parlé la langue d’aujourd’hui, il aurait à coup sûr demandé des câlins et des bisous, ces prestations à la mode qui ne différencient plus l’accouplement des amants pour – partenaires à la fois antagonistes et alliés - refonder le monde et la tendresse pour la progéniture dans un aplatissement unique de toutes les relations réduites à une agglomération unique interdisant toutes les oppositions voire même à terme, les simples différenciations.

Il fallut dix ans de plus encore pour que cette tenture achevée en 2018 dévoile que le labyrinthe lui-même pouvait prendre si on le regardait de loin une drôle de forme, celle du pantin désarticulé qu’avait fabriqué ceux qui avaient ordonné aux fonctionnaires chargés d’instruire les Jeunes de ne pas le faire et de les priver de ce qui reste même à celui qui n’a rien la langue, l’ultime obstacle à l’absolue destruction.

C’est que ce Minotaure là – post humain - abolissant toutes les différences pour les fondre dans un magma unique, avait formé - après avoir tenté de l’enrégimenter - projet de supprimer également la langue pour que ne reste qu’une grande bouche ouverte sur l’abîme. La leur. Le leur.

Pas le nôtre…

 

Jeanne Hyvrard – février 2018

 

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Mise à jour : février 2018