Minotaure en coton à broder
Jeanne Hyvrard - 2017
Bric à brac de matériaux de récupération dans le style habituel
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Dimensions :
Largeur 95 cm, Hauteur 85 cm - Broderie sur lin
Du temps où - plus observateurs que nous - les Humains
avaient remarqué qu’il y avait chez eux deux types d’organes génitaux
différents – ceux des hommes et ceux des femmes - qui s’emboitaient et
permettaient de donner vie après un certain temps à un nouvel être qui devait
dans son enfance et sa jeunesse être assisté tellement il était démuni, ils
avaient inventé pour son éducation – c’est ainsi qu’ils nommaient ce devoir
d’assistance – des Contes.
L’un des protagonistes essentiels de ce genre
littéraire en était l’Ogre. Chacun savait du coup combien il était dangereux et
nécessaire de s’en protéger d’autant plus qu’on le rencontrait fréquemment
puisqu’il habitait parmi et avec nous. Certaines fois, il était même un très
proche. Et j’en sais quelque chose sinon je ne serais pas devenue écrivain.
Ecrivain et non écrivaine car ce n’est pas tout à fait la même chose.
J’ai mis longtemps à comprendre que le Minotaure en
était la version cultivée qu’on enseignait dans les Ecoles du temps où ces
mêmes humains avaient également observé que d’adultes en enfants et d’enfants
en adultes, les générations se succédaient comme ce qu’on appelait alors Les
Grandes Personnes avaient à cœur de transmettre aux Jeunes les connaissances et
les comportements nécessaires non seulement à leur simple survie mais à la vie
en société, les deux n’allant d’ailleurs pas l’un sans l’autre.
Bref, c’était dans l’Ancien Monde avant que frais
émoulus d’une Révolution Cybernétique d’une rapidité et d’une brutalité sans
précédent – traumatisme anthropologique - les derniers arrivés crurent que tout
ce qui les avait précédés depuis notre séparation de l’Astre Mère étant nul et
non avenu, devait disparaitre.
Pourtant le Minotaure est toujours bel et bien là, ce
monstre pas même humain bien qu’il en ait partiellement quelques
caractéristiques et qu’il dévore à intervalles plus ou moins réguliers tout ce
qui parce que n’en retrouvant pas la sortie demeure dans son labyrinthe où
lui-même a été enfermé par Minos Roi de Crète, le mari de sa mère Pasiphaé peu
désireux de s’encombrer davantage du produit de l’accouplement de sa femme avec
un Jupiter – pour l’occasion déguisé en Taureau.
Elevée par deux chiens Fox et Yankee, l’épagneul
breton et le labrador de mes grands-parents maternels et paternels, ayant de ce
fait une certaine proximité avec les bords un peu flous de l’Humanité, j’ai
toujours été hantée par ce mythe. Au point même de décider un jour de mener
l’enquête sur le terrain en découvrant à la quarantaine, une Crète où était
censé avoir eu lieu l’affaire, organisant un développement touristique de
plages et d’activités aquatiques sans se soucier davantage de cette histoire
louche.
Le fait était que le tourisme de masse s’y était
largement développé sans que pour autant on se soit préoccupé le moins du monde
de fouiller les ruines pourtant abondantes pour augmenter les connaissances
concernant cette civilisation dont on nous disait historiquement qu’elle avait
été à l’origine de celle de la Grèce et donc en partie de la nôtre. On se
demandait alors à quel titre et par quels détours Athènes avait dû livrer au
Minotaure le contingent de jeunes gens que celui-ci dévorait au sein de son
dangereux repaire.
Ou du moins cela jusqu’à ce qu’un jeune prince dénommé
Thésée décida qu’il n’était plus possible de consentir à une pareille saignée,
un pareil ravage, un tel avilissement, une telle complaisance de la société
envers la tyrannie et qu’il fallait en finir avec ce que La Boétie n’avait pas
encore nommé La servitude volontaire et qui pourtant l’était déjà.
En dehors de ce monstre, Pasiphaé sa mère l’épouse du
Roi Minos avait eu deux filles : Phèdre amoureuse de son beau-fils, et Ariane
qui aida Thésée à retrouver la sortie du labyrinthe grâce à son fil passé non
seulement à l’Histoire - ce qui déjà n’est pas négligeable tant il y a
d’appelés et si peu d’élus - mais dans la langue surtout, cette forme
d’Histoire au carré.
Et pourtant peu de gens se souviennent que l’ingrat
futur roi d’Athènes et unificateur de l’Attique abandonna son amoureuse
bienfaitrice dans l’île de Naxos parmi Les Cyclades, lors de leur voyage de
retour. Mais elle ne perdit pas au change car elle épousa Dionysos nous dit-on.
S’en souviennent celles qu’évoquant le contexte de ma
jeunesse, j’ai appelé Les Vierges des Trente Glorieuses et à qui dans les
Années Cinquante leur professeure de Musique au Lycée Hélène Boucher à Paris,
faisait à huit heures du matin moduler à l’unisson des vocalises sur les
alexandrins d’un certain Jean Racine à une époque où l’on n’avait pas peur
d’user du passé simple, ce temps à la limite du sacré : Ariane ma sœur de quel
amour blessé /Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.
Sans ce mythe, saurions nous qu’en l’absence de
maitrise des pulsions ainsi que la mise d’une borne à la voracité sans fin des
désidérata et des fantasmes que la jeune couche de champignons née de la
dernière pluie numérique a trouvé par ses tours de passe passes à transformer
en droits de toutes sortes, la vie est impossible dans la durée ?
Et pourtant, en obligeant de surcroît la collectivité
et l’Etat à se mettre au service de leur satisfaction découplée de l’idée même
de La Loi, générale et abstraite alors que les droits ainsi instrumentalisés
sont à géométrie variable, ce que j’appelle La Grande Dévoration est désormais
devenue le principe fondamental voire unique de l’Economie en vigueur.
Laquelle Economie, si elle n’avait pas rompu avec son
héritage grec n’aurait pas perdu de vue que ce nomos
là, c’est ce que j’appelle Le Pacte car ce vocable rassemble à lui seul toutes
les traductions qu’en donne mon dictionnaire et l’oikos,
pour la même raison pouvant être rendu par le concept de La Demeure.
Dans cette perspective, inutile de s’étonner du chaos
croissant dans lequel on baigne. Le labyrinthe est constitué par l’entassement
sans ordre ni raison des restes de nos sociétés effondrées sur elles-mêmes
après qu’on en ait systématiquement sapé tous les fondements et les
articulations par l’incurie, le leurre et la falsification.
Le Minotaure – L’Ogre à l’aise - continue à s’y
goberger de la vie de ce qui reste de la vie de plus en plus fluide comme le
veulent les dominants pour qu’elle coule dans leurs escarcelles sans règle ni
contrainte. Voici que les réputés Hommes simplifiés selon la nouvelle
terminologie des nouveaux maîtres qui s’arrogent pour eux seuls la propriété du
monde errent désespérés et résignés, boutons divers et variés pris dans les
filets de mes cotons et les fragments de mes tissus mémoriels.
Le brun d’un coussin hérité de chez ma mère, un violet
et un gris tirés des casaques achetées à mon époux chez un soldeur comme je
sortais de chez le cardiologue, les bandes dorées de mon gilet hippy arboré en
classe à une époque où l’amour était préféré à la guerre, un morceau de la robe
fleurie portée par ma génitrice lors de notre voyage en Italie l’été 1949 ainsi
qu’un lie de vin, tissu d’ameublement adoré par une chatte dont nous avions
souvent la garde.
Mais le plus cher entre tous est un reste du manteau
vert que je portais au printemps 1963 comme à la sortie de la Faculté de Droit
et de Sciences Economiques de Paris à l’époque dans sa nouvelle construction de
la rue Notre Dame des Champs, j’ai quêté avec eux pour soutenir les mineurs en
grève réquisitionnés par le Général de Gaulle. Ils n’avaient pas bougé.
Moi non plus. Lorsque l’Inspectrice diligentée par ma
patronne l’Education Nationale après avoir assisté en 1996 à mon cours
d’Economie au Lycée Siegfried à Paris m’a délivré lapidaire son verdict sur mon
travail : Vous ne devez pas enseigner le sens des mots aux élèves, ils doivent
le savoir et qu’elle m’a largement baissé ma note pédagogique, je n’ai pas même
protesté. Réquisitionnée pour avilir, j’avais refusé de pointer.
Je savais depuis longtemps que posant à mes ouailles
la question cardinale Quelle est la couleur de la queue du cheval blanc d’Henri
IV, ils étaient incapables d’en fournir la réponse. J’avais alors décidé de
faire cesser la torture de tenir pendant des heures des propos auxquels ces
jeunes recrues ne comprenaient rien pour reprendre à la base la compréhension
de la parole.
Cela entrainait bien sûr dans le même mouvement d’en
terminer avec le leurre et le mensonge de mes Collègues qui à la cantine les
pieds sous la table se regorgeaient les uns et les autres en fin d’année du
fait d’avoir terminé le programme, comme je leur répondais que j’aurais bien
aimé moi, pouvoir le commencer.
Ainsi constatant l’ampleur du désastre ai-je décidé en
1998 de publier les lambeaux d’un livre que j’avais commencé à écrire pour
tenter dès les Nonantes de rendre compte de ce qui se
passait dans le lieu où je gagnais non seulement ma vie - celle de tout un
chacun - mais aussi la liberté de mon œuvre, sa maitrise et sa conduite
inventant libre ce que j’avais à mettre en forme plutôt que de répondre à l’oukase
du marché. Il me semblait en effet dégradant d’inverser en fin de compte la
production de littérature et sa consommation pour devenir une simple employée
aux écritures.
Ce qui restait de cet ouvrage - quelques textes
décousus évoquant l’absurdité de la situation - trouva alors à se nommer du nom
d’un tableau de Picasso Minotaure en habit d’Arlequin que j’avais vu reproduit
dans un magazine feuilleté à la récréation dans la Salle des Professeurs. Il
m’inspira non seulement le titre de l’ouvrage mais aussi par mes soins,
l’illustration de sa couverture.
C’est qu’il m’avait fait découvrir que non seulement
le Minotaure était un enfant qu’on avait oublié d’éduquer mais que son habit
d’Arlequin lui-même était fait de bric et de broc cousus à la va comme je te
pousse, sans aucun souci de cohérence. Et c’était son enfant à lui que le
peintre avait là représenté, juste avant la seconde guerre mondiale et ce que
désormais nous en savons.
Le thème m’est revenu à nouveau une dizaine d’années
plus tard comme à l’atelier de céramique j’ai vu en terre rouge et brune
apparaitre sur mon établi une statuette que j’ai aussitôt nommée Minotaure cœur
sur la main découvrant là encore un enfant séduisant ne demandant qu’à être
aimé.
S’il avait parlé la langue d’aujourd’hui, il aurait à
coup sûr demandé des câlins et des bisous, ces prestations à la mode qui ne
différencient plus l’accouplement des amants pour – partenaires à la fois
antagonistes et alliés - refonder le monde et la tendresse pour la progéniture
dans un aplatissement unique de toutes les relations réduites à une
agglomération unique interdisant toutes les oppositions voire même à terme, les
simples différenciations.
Il fallut dix ans de plus encore pour que cette
tenture achevée en 2018 dévoile que le labyrinthe lui-même pouvait prendre si
on le regardait de loin une drôle de forme, celle du pantin désarticulé
qu’avait fabriqué ceux qui avaient ordonné aux fonctionnaires chargés
d’instruire les Jeunes de ne pas le faire et de les priver de ce qui reste même
à celui qui n’a rien la langue, l’ultime obstacle à l’absolue destruction.
C’est que ce Minotaure là – post humain - abolissant
toutes les différences pour les fondre dans un magma unique, avait formé -
après avoir tenté de l’enrégimenter - projet de supprimer également la langue
pour que ne reste qu’une grande bouche ouverte sur l’abîme. La leur. Le leur.
Pas le nôtre…
Jeanne Hyvrard –
février 2018
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l’exposition
Mise
à jour : février 2018