Lampedusa (octobre 2013)

 

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J’ai été sidérée cet automne de trouver à utiliser ce morceau de robe de chambre que j’avais conservée après sa réforme due non à son usure mais à sa totale incapacité de remplir sa fonction : en laine, elle tenait très chaud tout en ayant les manches courtes, détail qui m’avait échappé comme je l’avais achetée après avoir eu le coup de foudre pour sa beauté.

Je me doutais bien en rangeant – après l’avoir récupérée - cette grande bande rayée de bleu et de blanc qui la décorait sur tout le pourtour de sa partie basse que ce n’était certainement pas demain la veille que j’en aurai l’utilisation. Mais après tout, mon stock de matière première textile tout entier est presque exclusivement constitué de morceaux de tissus découpés qui n’ont pas d’abord été destinés à un usage particulier.

Il en est en effet de même de toutes sortes d’autres lambeaux tous plus ahurissants les uns que les autres : morceaux d’un ancien couvre-lit conjugal, de jeans maritaux divers et variés, de casaque de cavalerie de mon beau père, de châle russe de ma mère, de fragments brodés de tous styles et de tous formats provenant des linges de ma belle mère, sans compter la chemise à carreaux de mon père conservée longtemps après son trépas comme si la possession de ce talisman baroque avait l’étrange pouvoir d’en atténuer le chagrin.

Ainsi lorsqu’en Octobre 2013, les gardes-côtes italiens patrouillant en Mer Méditerranée ont sauvé du naufrage une cargaison de voyageurs remontant de l’Afrique au péril des passeurs, sur de frêles esquifs pour tenter leur chance de pénétrer dans ce qu’ils croyaient être l’Eldorado, je me suis dis que bien que ou plutôt parce que cela se produisait presque tous les jours, c’était intolérable.

Face à cette arrivée massive de populations nouvelles voulant à défaut d’asile ou d’accueil, au besoin par ruse ou par force entrer dans l’Union Européenne au motif qu’elle n’a ni frontière ni Etat et qu’elle s’est interdit de se penser en termes de Nations alors que les gardes côtes dans le lot ont repêché plus de trois cents cinquante cadavres qu’ils ont rangés dans de gros sacs en toile plastique, je me suis dit que le moment était venu.

Car c’est bien de la révélation de la fin d’un monde qu’il s’agit. Celui de l’assignation à un territoire. La Révolution Cybernétique permet aujourd’hui à la matière vivante de rejoindre des lieux où sa vie sera plus facile ou plus agréable – du moins le croit-elle - et d’autant plus que c’est cette même révolution des communications et du pilotage qui a provoqué la destruction des structures de l’époque précédente qu’on peut désormais qualifier d’Ancien Monde, jetant sur les routes terrestres, aériennes et marines tous ces voyageurs animés d’un mouvement brownien dans lequel il n’y a plus ni HORS ni EN …

La fin d’un monde n’est pas la fin du monde, puisque la continuation de l’Histoire tient à une seule lettre. Mais quand j’ai vu sur l’écran qui occupe le coin de la Grande Pièce, défiler sans bagages tous ces miséreux qui quittaient la nef de leurs sauveurs pour prendre pied entre la Tunisie et la Sicile sur l’île de Lampédusa située à l’extrême sud de l’Union Européenne, j’ai su qu’il était impératif de fixer quelque part cet exode post moderne …

C’est que la dite Union nous enjoint tous les jours de recevoir ceux qu’on n’appelle plus ni des émigrants ni des immigrés, ni des émigrés ni des immigrants. Débarqués sur l’île italienne lors d’un premier sauvetage, ils entrent alors dans des centres de rétention déjà surpeuplés dont ils s’échapperont bientôt pour continuer à remonter vers le Nord.

Et par tous moyens plutôt que de rester dans ce lieu dont la maire elle-même appelle à l’aide parce qu’elle n’a plus de place dit-elle, ni pour les vivants ni pour les morts. J’ai alors voulu dresser entre ce cauchemar et moi un écran textile sur lequel projeter cette apocalypse tant il est vrai que cette révélation n’est que l’ouverture du sceau, lorsque cède celui qui tenait ensemble l’ancienne société.

C’est alors que cette grande bande de tissu rayé de bleu et de blanc, roulée au-dessus du meuble japonais en attendant le jour de gloire de sa propre utilisation m’est apparue le fond adéquat pour représenter la Mer Intérieure de ce vaste ensemble d’agrégats de matière vivante. Hommes Simplifiés comme les nomment désormais les laboratoires de gestion adeptes de la Gouvernance qui à la faveur du bouleversement de la transgénèse et de la procréatique se les approprient, accélérant ainsi la mutation de l’espèce transformée elle-même par ses propres inventions …

Je l’ai trouvée bien longue cette bande - une fois déroulée - et pas tout à fait assez large pour - eu égard à ce que m’avait autrefois enseigné la carte murale de l’Ecole Communale – représenter cette mer bien aimée d’où jaillit un jour la nymphe Europe enlevée par Jupiter déguisé en taureau. Mais qu’à cela ne tienne, mon constructivisme textile m’a vite fait entrevoir qu’il n’était pas compliqué de la couper en deux et de la coudre en rectangle. Dès lors l’élan était donné et le reste a suivi sans aucune difficulté, ce qui ne veut pas dire sans avoir enquillé sur et pour cet ouvrage, de nombreuses heures de travail …

Le seul chagrin pratique généré par la fabrication de cette tenture mémorielle fut d’avoir dû lui sacrifier une certaine quantité de boutons en céramique auxquels je tenais particulièrement pour leur brillance et leur solidité. Lesquels boutons sont élevés par moi à une si haute estime qu’ils ont pour eux seuls une boite particulière qui n’est ni celle des boutons noirs, ni celle de ceux en plastique - essentiellement Arts Déco, œuvres d’art à part entière - ni non plus de ceux qu’il n’y aurait aucune douleur à quitter. Mais il faut ce qu’il faut …

Pour le reste, cela a été comme d’habitude, coton retors et/ou perlé DMC désormais acheté dans les Puces Couturières de l’Île de France. A noter que cette nouvelle catégorie de rassemblement spécialisé le samedi ou le dimanche signe incontestablement la reprise désormais des activités textiles dans le pays réel. Nécessité économique et symbolique. Reste à remettre en route les ouvroirs – mais je sais qu’ils n’ont pas partout disparu et que souterrainement quelque chose là de nous résiste - puis des ateliers pour nous fabriquer à nous mêmes nos propres vêtements. En propre.

Cette tenture mémorielle mesure 107 cm de long sur 80 cm de large. Outre le nom de l’île de Lampédusa sur laquelle s’entassent les morts et les survivants des nouveaux arrivants dans ce cap extrême-occidental de l’Asie, cette construction textile porte deux inscriptions afin que nul ne s’égare. Une flèche en bas à droite indique au sud l’Afrique, une autre en haut, au nord, l’Europe.

La nature du tissu rayé bleu et blanc représentant la Mer Méditerranée n’a pas pu être déterminée avec exactitude. Les médias la qualifient du plus grand cimetière du monde, oubliant probablement celui d’Auschwitz ou cherchant à créer une confusion de mauvais goût, prodrome de toutes les substitutions.

Ce tissu dont cette œuvre textile m’a libérée en lui trouvant enfin un emploi est peut être de la soie naturelle ou artificielle, puisqu’il est désormais interdit sur les étiquettes d’en faire la distinction. Mais tout aussi bien de la rayonne, de la viscose ou encore de l’acrylique puisque j’ai appris que ce vocable pouvait couvrir toute sorte de choses très diverses, ce qui ne favorise pas mes progrès dans la taxinomie textile. Mais peu importe ….

Et pourtant …

Hauteur 80 cm - Longueur 107 cm

 

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Mise à jour : novembre 2013