L’Hydre de Lerne

 

Tenture de Jeanne Hyvrard

 

Hydre Lerne (1)

 

 

Hydre Lerne (7)

Hydre Lerne (4)

Dimensions : 130 cm de large sur 90 de haut

 

Technique mixte :

Appliqués de tissus domestiques, dentelles variées, coton à broder DMC, boutons, poignées de récupération de sac de courses.

 

Lorsque j’ai commencé cette nouvelle tenture, occupation textile nécessaire à mon équilibre dans ces temps troublés, je savais déjà qu’il s’agissait de l’Hydre de Lerne car sinon je n’aurais pas sorti du tiroir de bureau dans lequel je les range, les pièces de draps inutilisables en tant que tels que j’y stocke dans cette perspective. Celui-là ayant de surcroit des jours témoins des pratiques précédentes.

Dans les années Cinquante, au cours de Couture du Lycée Hélène Boucher nous apprenions à les faire afin de décorer au mieux notre linge de maison, un élément de notre fierté à venir. Réaliste l’Ecole Républicaine ne nous apprenait que les modèles les plus simples à savoir les jours échelle, la base et les jours croisés pour faire une fantaisie. Là il s’agit de jours œil-de-perdrix formant des losanges et je n’ai gardé des jours Venise que le nom.

Contrairement à la création littéraire au sujet de laquelle je n’ai non seulement aucun schéma préétabli mais plus profondément encore aucune idée concernant ce dont il s’agit, mes élucubrations textiles savent elles où elles vont puisqu’elles ont comme fonction de représenter en tant qu’objet ce qui autrement m’envahissant le cerveau me boucherait l’horizon fut ce dans ma vie de retraitée à moitié invalide, l’écran de la Télévision …

Je savais bien dès le commencement de ce travail là faisant suite à quelques jours près à l’achèvement du précédent que l’horreur sociale dans la laquelle nous baignions et qui tient de l’avilissement de masse ainsi que du technicisme publicitaire n’était pas sans rapport avec le célèbre mythe transmis par nos prédécesseurs, celui de ce serpent à têtes multiples dont il est si difficile de se débarrasser car si on ne les coupe pas toutes en même temps – travail surhumain – elles repoussent et parfois selon certaines variantes lues en encore plus nombreuses …

Je savais néanmoins qu’il n’y avait pas de place dans cette œuvre à naître pour un certain Hercule qui lui – selon la légende - en vint à bout. Ce n’est pas que je déteste les héros, ni l’autre moitié de l’espèce humaine dont la présence à elle seule me préserve d’avoir la tête enflée. Ce n’est pas non plus que je craigne d’être accusée d’attendre pour résoudre un problème social, un homme providentiel ce qui m’aurait immédiatement placée dans la ligne de mire des nouveaux inquisiteurs qui veillent à assurer la police de la pensée …

Non, c’est seulement que cette œuvre-là n’a pas pour sujet le demi dieu réalisateur des fameux Douze Travaux que tout le monde connait ou non depuis le berceau culturel de l’Ecole Communale mais c’est que ma prestation textile se concentrait cette fois non pas sur l’épopée de l’homo sapiens parti désormais à la conquête des galaxies mais sur la faune terrestre et marine qui l’avait jusque-là de façon plus ou moins amicale, accompagné.

Bref j’avais là projet d’ajouter au travail d’un certain Lacépède homme des Lumières, laudateur de la beauté animale qui n’ont ni l’un ni l’autre la place qu’ils méritent, et à celui de Buffon moins généreux dans ses jugements comme il tentait de son côté d’achever l’œuvre que son prédécesseur dans l’art de la zoologie naissante n’avait pas pu - pour cause de mort - terminer.

Disons quitte à provoquer la Divinité – ce qui n’est pourtant pas mon habitude - que c’est dans cette perspective que je me situe. Certes moi-même rationaliste de choc, je ne crois pas trois minutes à l’existence réelle de cette monstruosité dénommée l’Hydre de Lerne.

Mais je ne perds pas de vue non plus qu’on découvre fréquemment de nouvelles espèces jusque là ignorées et qu’il n’est pas absurde qu’on mette un jour la main sur un animal de ce genre à la faveur d’un bouleversement climatique et/ou géologique les deux allant souvent de pair, la fonte du sol de la Sibérie en étant l’un des prototypes ….

Il y a également belle lurette que j’ai compris que certaines choses qu’une époque pensait découvrir, l’était déjà depuis bien longtemps mais sous un autre nom. Ainsi en est-il de la pulsion de mort dénommée autrefois Satan ainsi que de l’emboitement des inconscients connu en tant que philtre magique des amoureux du Moyen-Age … Et on trouverait sans difficulté bien d’autres exemples …

Et que dire des Géants qu’on retrouve au commencement de nombreuses cosmogonies avant que l’univers parvienne à s’ordonner dans la forme que nous lui connaissons ? Un de mes chers amis m’a fait part un jour de la possibilité que cette pensée se soit formée dans la tête de nos prédécesseurs parce qu’ils avaient découvert ici ou là hors de proportion avec notre espèce, des fossiles de dinosaures …

Enfin remettant au centre de la pensée, la métaphore littéraire ou artistique qu’une logique simpliste prompte à dégraisser les salariés et les dépenses sociales, la mode médiatique a depuis quelques années consacré l’expression de quoi un tel - ou une telle pour la parité, mais c’est plus rare en raison de la faiblesse de l’accès féminin à la notoriété- est-il ou est-elle le nom. Cette question ainsi formatée pouvant s’appliquer à presque n’importe quoi donnant dans ce cas-là, la formule de quoi l’Hydre de Lerne est-elle le nom ?

Ce retour de la métaphore charnelle et/ou matérielle est-il dû au fait d’avoir atteint en matière de raisonnement la limite de l’abstraction, celle dont le danger avait pourtant déjà été perçu par l’inventeur du couteau sans lame qui a perdu son manche, climax de notre civilisation que les anthropologues du futur ne manqueront pas de nommer après celle de la pierre taillée ou polie, du bronze ou du fer, celle combien remarquable de la boule à zéro ?

Car le nihilisme d’aujourd’hui – asservissement de masse - laisse loin derrière lui celui des siècles passés qui pour raison de faiblesse technique n’avait lieu qu’à la marge. C’est que la révolution cybernétique en cours et les moyens de propagande l’accompagnant ont été plus que démultipliés.

Il faut aujourd’hui pour être dans la ligne non seulement nier l’existence de la Nature mais aussi celle de la Culture. Ainsi assiste-t-on médusé à la tentative de création à partir de la chair autrefois humaine ravalée désormais au rôle de gisement, d’un l’homme simplifié comme le nomme ses prétendants à le gouverner, gestionnaires avisés.

C’est qu’ils s’imaginent ainsi que cette créature simplifiée leur coutera moins cher – puisque c’est dans ces termes que ces gens-là appréhendent le monde, leur monde, en attendant sans doute qu’ils parviennent d’une façon ou d’une autre à s’en débarrasser puisqu’ayant des robots ils n’en ont plus besoin…

De quoi L’Hydre de Lerne est-elle le nom ?

De la monstruosité de l’unité de la matière vivante ? De sa capacité de prolifération résistant à toutes les destructions ? De sa permanente volonté de tout embrouiller pour redistribuer plus facilement les cartes ? De son extravagant effort pour se différencier sans pour autant y parvenir ? De la pulsion de coalescence de la vie qui roule pour son compte envers et contre tout ? Contre tous aussi entre griffes et écailles ? De son impossible projet de s’arracher au marécage ? De cette collusion avec le bourbier dans lequel tout est possible ? …

En tous cas ce que j’ai vu surgir avec stupéfaction de mon aiguille et de mes cotons ainsi que de mes tissus colorés, c’est l’extrême densité de l’affaire que je n’avais pas soupçonnée ainsi que sa connexion intime avec l’eau et les végétaux … L’Hydre de Lerne se décode là comme un étouffoir, une absence d’espace et de distance, une vie avide et chaotique où tout est à la fois même et différent, divers et ensemble, fusionné et séparé, une contradiction permanente et invivable, produit d’une absence totale de règles, résultat d’une dérégulation à l’état brut.

Ce qu’un poète inspiré clamait un jour d’été à la Foire Saint Germain sur les marches de l’église Saint Sulpice au cœur de Paris : La décréation du monde a commencé.

 

Jeanne Hyvrard.2016

 

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Mise à jour : décembre 2016