Le confinement des Boomers

Broderie de Jeanne Hyvrard

(Printemps 2020)



(Largeur 45 à 47 cm, Hauteur 45 cm)



Réalisée pendant la pandémie dénommée la Covid19 occasionnée par les ravages d’un coronavirus clairement identifié pour le différencier des vecteurs des autres variétés de maladies du même groupe, cette production textile a par simplicité été rangée dans la catégorie des tentures mais en réalité, c’est un masque.

Certes d’un genre un peu particulier mais après tout en matière d’art on peut faire ce qu’on veut pourvu qu’on n’en attende ni des moyens d’existence qui exigeraient qu’on fabrique pour la vente - et donc en suivant le goût des acheteurs - ou des gratifications de toutes sortes obtenues non seulement par la conformité des prestations à la ligne du Pouvoir en place mais de surcroît à l’impérative flatterie courtisane des puissants du jour nécessitant une certaine aptitude à leur emboîter le pas lors de leurs divers retournements de vestes, lesquels ne sont pas toujours prévisibles.

Le masque, cet objet voire cet élément du costume est habituellement associé aux festivités populaires de Mardi Gras impliquant la plupart du temps un carnaval servant de dernier défouloir avant l’entrée dans le Carême qui débouchera après quarante jours de pénitence sur les réjouissances de Pâques.

Les aristocrates de l’Ancien Régime avaient souvent recours à ce divertissant accessoire des dîners, réceptions et autres distractions tandis que les enfants d’aujourd’hui n’en ont de leur côté pas abandonné la pratique dans leurs jeux et différentes équipées.

Dans le monde contemporain les plus célèbres d’entre eux sont celui de Venise qui polarise des flots de touristes réservant leurs séjours de longs mois à l’avance mais aussi celui de Rio rendu autrefois célèbre par le film Orféo Negro Palme d’Or 1959 au Festival de Cannes.

Il ne faut donc pas s’étonner que cet objet ait occupé en France des semaines durant le devant de la scène médiatique et journalistique ainsi que les conversations publiques ou privées alors que cette nouvelle maladie était arrivée d’Asie à la fin de l’année 2019 voire même - comme on l’a appris par la suite – peut être dès l’automne.

Depuis les experts, les politologues et les politiciens ont sans fin disserté sur les différents aspects de ce nouveau fléau encore sans médicaments ni vaccin tandis que de leur côté les Français se sont découverts eux-mêmes dans une situation qu’ils n’attendaient certes pas. Disons même qu’ils sont tombés de haut !

Ils ont en effet eu la surprise de constater qu’alors que la Planète entière - puisque la mondialisation et surtout les mondialisateurs autorisaient voire même encourageaient qu’on traite désormais tous les problèmes dans ces termes et ce cadre là – s’était mise emboîtant le pas à la Chine d’où venait la maladie, à porter des masques couvrant le nez et la bouche après qu’on lui ait largement et pédagogiquement expliqué à la Télévision qu’il s’agissait de ne pas projeter de postillons sur autrui, cette substance contenant éventuellement le virus étant de ce fait classée indésirable.

On attendait de cette mesure simple à mettre en œuvre – du moins le croyait on au début de l’épidémie – un ralentissement de la contagion, le débat s’orientant bientôt comme chacun pouvait constater dans l’Hexagone que bien qu’en en cherchant un peu partout ceux qui voulaient appliquer la consigne de sortir couverts n’en trouvaient pas, ni gratuitement ni en payant des sommes qui n’étaient pourtant pas négligeables et d’autant plus que toute une partie de la population était en raison des événements, privée de revenus.

Les quelques uns qui en disposaient n’expliquaient pas lorsqu’on leur posait la question par quelle filière – même interlope - ils les avaient obtenus. Certains journaux allaient jusqu’à dénoncer des vols dans les hôpitaux ou des bagarres jusque sur le tarmac des aéroports, les vendeurs attribuant les lots venus du bout du monde, au plus offrant.

L’affaire avait dans le pays bientôt tourné au début national - comme c’était la règle dans ce pays dont Jules César lui-même avait dans son rapport militaire dénommé La Guerre des Gaules pointé le goût des habitants pour les chicanes - sur les raisons pour lesquelles l’Etat Français n’était pas en situation de fournir les fameux masques à ses administrés.

Situation d’autant plus étonnante que les dépenses de santé de la France étaient en proportion de la richesse produite l’une des plus élevées du monde, état de choses que les économistes prenant le mors aux dents avaient synthétisé par la formule Les dépenses publiques de la Finlande et les services publics de la Mauritanie.

Se découvrant à la limite du sous-développement alors qu’elle croyait que le monde entier avait les yeux braqués sur elle, ayant de plus en plus vivement le sentiment d’avoir été trompée, la population se mit à demander des comptes à ses gouvernants, ce qui n’était pourtant pas dans ces habitudes. Le fait était que les électeurs de ce pays-là acceptaient sa classe dominante telle qu’elle était, les administrés en tolérant stoïquement les abus tant qu’elle fournissait aux dominés des contreparties. C’était la nature du pacte social en vigueur dans cette région du monde et après tout pourquoi pas ?

Mais lors de l’irruption brutale de cette épidémie non seulement les contreparties n’étaient déjà plus au rendez-vous depuis deux ou trois décennies, mais les enjeux en étaient autrement plus graves que la suppression du train direct entre Paris et Millau ou de la maternité de Saint-Affrique, mauvaises nouvelles auxquelles on avait fini par s’habituer.

Or en l’absence de vaccin et de médicaments, le masque avait fini par apparaître à tort ou à raison comme le symbole même de la protection contre l’infection d’un virus, contagion dont le débouché pouvait être mortel surtout - comme on n’avait cessé de le répéter - pour les personnes âgées de plus de soixante-cinq ans et d’autant plus qu’elles étaient atteintes de comorbidités.

Les tenants de la lutte des classes n’avaient pas manqué de faire remarquer que les soixante-cinq ans en question étaient peu ou prou l’âge de la retraite tandis que les chercheurs en Sciences Sociales free lance ou stipendiés par les Autorités s’étonnaient du surgissement d’un terme qu’ils n’avaient jamais auparavant entendu et qui regroupaient des pathologies variées telles que l’obésité, l’hypertension, le diabète, le cancer et les difficultés cardiaques ou pulmonaires sans même prendre en compte le fait qu’elles soient ou non traitées.

Consulté le dictionnaire statuant en tant que juge de paix déclara ne pas être au courant. Or les linguistes eux-mêmes savaient bien à quel point celui-ci avait les idées larges puisqu’il admettait même comme parfaitement correct le terme magouiller préférant tout de même prétendre n’en pas connaître l’étymologie plutôt que de retenir celle dont avait attesté une militante ayant assisté à son apparition dans le cadre des luttes de pouvoir au sein d’un syndicat étudiant, émergence due à la vigoureuse synthèse des deux actions préférées de la dite institution à savoir manœuvrer et grenouiller.

Bref le masque était devenu la métaphore centrale de la vie sociale. Métaphore d’autant plus brouillée que même les herméneutes les plus chevronnés s’étaient avérés incapables de tirer au clair la taxinomie les FFP2, chirurgicaux, grand-publics et artisanaux. Sans compter ceux en plastique livrés en rouleaux comme du Sopalin destinés aux seniors en collectivités, protections qui n’en étaient pas vraiment mais permettaient d’en avoir l’air.

A cette impossibilité de les différencier s’ajoutaient les commentaires plus ou moins autorisés des uns et des autres, les médecins mécontents traitant de passoires ceux qu’on leur avait attribués et les propriétés des uns et des autres n’étant pas clairement établies bien qu’on ait tenté d’y appliquer des normes à faire respecter.

S’ajoutaient aux promesses des Pouvoirs Publics citant les chiffres déconcertants de milliards de masques commandés en Extrême-Orient, il était demandé à la population de se les fabriquer elle-même à partir de vieux tee-shirts, en s’appuyant sur les schémas fournis par la Presse.

Les édiles s’empaillaient publiquement en permanence pour déterminer les responsabilités, les présidents de ceci et de cela arguant qu’ils faisaient face dans le cadre de leurs prérogatives tandis que les administrations centrales de leur côté se prévalaient en tant que telles de leur droit de réquisition.

Bref la cacophonie et l’obsession accompagnées de chantage et de menaces étaient devenues telles qu’il n’y avait plus pour moi d’autre possibilité que d’emboîter le pas à ceux qui déjà l’avait fait derrière l’Empire du Milieu qui s’efforçait de se placer désormais au Centre du Monde sans que peu de Nations apparemment cherchent à lui contester ce rôle.

Ainsi pour finir avais-je décidé de transformer en masque ce qui n’était à l’origine qu’une tenture de plus puisque c’était à cette catégorie d’activité que j’occupais mes après-midis lors desquels sans cette ressource, j’aurais manqué mourir d’ennui.

La transformation était assez simple à réaliser, il suffisait pensais-je d’abord dans ma naïveté tant il était clair que mes œuvres textiles étaient des évocations d’idées et non des marchandises rationnelles destinées à fonctionner pour satisfaire des besoins précis de consommateurs toujours au bord de la contestation commerciale, d'ajouter de quoi l'attacher in situ.

Ainsi les quatre cordons rouges long chacun de quarante-cinq centimètres sont-ils accrochés à chaque coin de la tenture pour permettre de les nouer deux par deux derrière la tête comme comme l’a bien recommandé l’une des sommités médicales qui gouvernent désormais la société civile au motif que les élastiques derrière les oreilles étaient moins performants pour je ne sais plus quelle raison.

Mais je lui fais confiance.

Non parce que je suis respectueuse des autorités, du moins tant qu’elles n’ont pas démontré urbi et orbi qu’elles étaient attachées au bien public – cette valeur dans laquelle je persiste à croire - mais parce que dans la boite de biscuits apéritifs Belin en plastique rose avec un couvercle bleu dans laquelle je range les divers morceaux que j’ai pu précédemment récupérer sur d’anciens vêtements réformés et auxquels ce sont ajoutés ceux des éventaires de mercerie miraculeusement rencontrés et achetés dans les brocantes, je n’ai pas trouvé les fournitures qui m’auraient permis de privilégier ce genre de maintien.

Ou alors au prix de complications décourageantes qui se seraient ajoutées aux diverses manipulations plus ou moins pénibles pour extirper cette précieuse matière première de ce que j’appelle pompeusement mon œuvre textile du tiroir supérieur de la commode Charles X héritée de ma belle mère comme le savent bien la poignée de lecteurs qui lisent mes textes suffisamment attentivement pour être au courant de la composition de mon mobilier que j’ai l’habitude de résumer par la formule, rien n’allant avec rien, tout va avec tout. Cette formule pourrait d’ailleurs servir de définition du style baroque lato sensu.

Non en fait j’ai préféré ces cordons rouges d’abord parce qu’ils étaient immédiatement accessibles faute d’avoir trouvés à être rangés en s’intégrant aux autres boites Belin ejusdem farinae. Le fait était qu’ils ne ressortissaient d’aucune des catégories prévues ni celle des soutaches, ni du gros-grain, ni de l’extra-fort, ni non plus de la boite d’élastiques que je venais d’extirper après avoir d’abord retiré la grosse boite rouge contenant une réserve de bobines à faire pâlir de jalousie les mulquiniers(1) de mon ascendance.

Ils étaient restés dans un coin du tiroir rétifs à s’intégrer au logiciel saint-simonien que j’avais hérité de mon père préférant sans doute miser sur le constructivisme dont il m’avait également dans la pratique ouvert la voie en s’asseyant ainsi définitivement sur la logique d’Aristote et balisant le chemin que j’ai emprunté plus tard pistant obstinément ma propre pensée qui de son côté errait à l’aise entre une logique du tiers-inclus dont le monde occidental ne voulait plus rien savoir et une théorie quantique dont moi-même je ne savais rien.

Tout cela est vrai, mais il s’agissait surtout de donner suite au frémissement qu’avait en moi suscité la couleur rouge des cordons en découvrant qu’elle était parfaitement adaptée au sujet, approprié, topique comme aurait dit mon père dont c’était le maître-mot lorsqu’il commentait ses propres décisions qui sans ce vocable magique auraient pu certaines fois m’apparaître comme des oukazes arbitraires, le rouge était bien la couleur des révolutionnaires, des partageux, des tenants d’un changement radical de l’organisation sociale comme s’étaient montrés les libertaires qui avaient dans un enthousiasme sans égal participé aux fameux Evènements de Mai 1968 qu’enviaient encore ceux dont ce n’étaient pas le cas. Et ils avaient bien raison parce que c’était effectivement une époque lors de laquelle débonnaires, les dieux s’étaient laissés tutoyer …

Mais depuis quelques temps le vent avaient avait tourné et au fur à mesure que ces libertaires radieux avaient vu leurs cheveux s’argenter sans pour autant renoncer à leurs jeans sur lesquels les marchands avaient jeté leur dévolu, on les appelait désormais les Boomers avec un brin d’ironie pour cette génération dite du Baby Boom qui était née à la fin de la Seconde Guerre Mondiale et dans les années qui suivirent. Il s’agissait alors de substituer une classification démographique et donc biologique à un engagement politique qui dans la réalité avait structuré toute leur vie.

Le terme avait tout de suite pris une connotation légèrement hostile, les nouvelles générations leur reprochant d’être la cause de tout ce qui ne fonctionnait pas dans la société, c'est-à-dire de ce qui n’était pas conforme à leur désir égocentré mais aussi et surtout d’être encore là et ce qui était encore plus grave aux yeux de ces jeunots avides de réussite sur le modèle de la Téléréalité, d’être peu pressés de lâcher la rampe pour leur libérer les places qu’ils s’imaginaient à tort ou à raison les plus juteuses ainsi que la direction de la société.

Les esprits subtils croyaient même pouvoir détecter dans cette appellation de Boomers une nuance de jalousie et même une sorte de menace. Elle éclata au grand jour à la faveur de l’épidémie de la Covid19 à laquelle l’Etat français ne trouva pas d’autres réponses qu’un confinement général, c'est-à-dire une assignation à résidence de la population au motif que cela ralentirait la circulation du fameux coronavirus qui en était la cause.

La justification proposée était que cela entraînerait par réaction mécanique une diminution des cas de contamination et ipso facto des nécessités d’hospitalisation car nul ne le cachait, la politique de liquidation progressive de l’hôpital public pour en diminuer les coûts avait eu comme résultat qu’il n’était plus en état de faire face.

Les Pouvoirs Publics avaient trouvé là non seulement une solution miracle mais une nouvelle façon de régler les problèmes. Les installations publiques ne permettant pas de faire face aux besoins de la population, la solution retenue avait été de réduire celle-ci - afin disaient ils - de ne pas avoir à faire des choix qui ne seraient pas éthiques ! Cette affirmation inattendue et cynique étant devenue la position officielle était largement diffusée et avec le plus grand sérieux. Il n’était pas si facile que cela de la contester.

L’assignation à résidence de la population fut ensuite pieusement baptisée confinement, le terme étant issu du lexique médical et signifiant l’interdiction pour les malades de quitter la chambre. C’était ce qu’on appelait autrefois la quarantaine, sauf que cette mesure désormais ne s’appliquait pas seulement aux malades ou aux suspects de l’être mais à tout le monde y compris aux bien-portants !

La population accepta d’autant plus cette mesure sans broncher que des soupapes de sécurité avaient été prévues : On pouvait sortir de son domicile en s’en signant à soi même l’autorisation à condition d’en donner l’un des motifs entrant dans l’une des cases prévues à cet effet.

Le panel était suffisamment large pour que chacun trouve chaussure à son pied. On pouvait promener son chien ou aller au ravitaillement, voler au secours de ses vieux parents ou se faire soigner de ses propres pathologies. De l’aveu même de ceux qui avait mis en place ce chef d’œuvre de l’Administration Française que le monde entier nous enviait reconnaissaient que sa raison n’était que de compliquer les sorties afin d’obliger les gens à les raréfier.

Les Boomers peu enclins à devoir fournir des justificatifs pour continuer à tailler la route comme ils l’avaient toujours fait se plièrent néanmoins à la réglementation non par respect intrinsèque des Autorités – ce n’était pas leur genre - mais pour éviter les prises de bec avec la Maréchaussée qui ne partageait pas nécessairement leur style de vie. Et d’autant plus que celle-ci distribuait à l’occasion des procès verbaux de contravention dont le montant était loin d’être négligeable.

Mais les choses commencèrent à tourner à l’aigre lorsque le débat portant sur la date de fin du fameux confinement dont le prolongement au-delà de deux mois menaçait dangereusement la vie économique au point qu’on commençait à en craindre l’effondrement radical, les Autorités déclarèrent que les seniors de plus de soixante-cinq ans devaient être spécialement protégés et pour ce faire ne plus sortir de chez eux avant plusieurs mois. La Présidente de l’Union Européenne alla même jusqu’à affirmer que cela ne soit pas envisagé avant l’année suivante !

Il y eut alors une telle levée de boucliers que le Pouvoir se trouva dans l’obligation de rétrograder et d’informer qu’il n’y avait et n’y aurait dans cette décision aucune obligation mais seulement un conseil avisé adressé à des gens fragiles.

De leur côté les juristes n’avaient pas caché que la mesure en question était illégale car consacrant une discrimination contraire à la Constitution Française dont le préambule était comme chacun le sait, issu du Programme de la Résistance. Quant aux caciques et vieux routiers de la politique, plus proches du terrain ils avaient pris soin d’avertir le Pouvoir Exécutif qu’il était probable que les Soixante Huitards - étant donnés leur pedigree et leurs habitudes - n’obéiraient pas.

En tous cas entre les Boomers et les Gouvernants, la rupture avait été d’autant plus facilement consommée qu’il n’y avait pas besoin d’avoir eu la médaille Fields pour calculer qu’il s’agissait bien de la fameuse génération dont le sort occupait le tapis. Ceux qui avaient eu dix-huit ans lors des fameux Zévènements en avaient déjà soixante-dix lors de la pandémie et étaient loin de considérer leur vie comme achevée. D’autant plus qu’ils l’avaient vécue comme une succession de victoires.

Ignorant tout de la Collaboration du Régime de Vichy qu’on leur avait soigneusement cachée, ils se croyaient dans une France où tout le monde avait été résistant. Scandalisés par la Colonisation ils avaient accompagné les luttes d’émancipation des pays dominés qui avaient arraché leur indépendance. Ils s’étaient très bien arrangés de la révolution des mœurs qui avait suivi le Mouvement de Mai jetant un voile pudique sur la trahison du Parti Socialiste qu’ils avaient porté au Pouvoir.

La rupture n’avait d’ailleurs elle même rien eu de brutale car arrivés enfin au terme de leur activité professionnelle et touchant en toute légalité et légitimité la retraite pour laquelle ils avaient régulièrement cotisé, les Boomers en question n’avaient pas vraiment apprécié de se faire traiter de rentiers par un jeunot qui dans un paysage politique dévasté était arrivé au pouvoir faute de concurrents.

De plus celui-ci expliquant urbi et orbi qu’il privilégiait le travail, il avait diminué le pouvoir d’achat de la génération retraitée bloquant ses revenus et augmentant les prélèvements donnant à penser que les Boomers étaient des parasites qui n’avaient eux-mêmes contribué en rien à la création de la richesse.

Il rencontrait en cela le jeunisme ambiant qui cherchait à se débarrasser des Anciens à coup de propagande pour l’euthanasie réputée la mort douce et moderne, le suicide assisté, les coquetèles lytiques injectés sournoisement, sans compter les moyens plus artisanaux comme le fait de retirer les bancs en ville pour les empêcher de s’asseoir donc de sortir et de participer à la vie commune, sans compter la généralisation des services numérisés auxquels les seniors en question ne parvenaient pas nécessairement à s’adapter.

Bref il était de plus en plus clair que cette génération était dans la ligne de mire et pas seulement en raison de son état civil mais aussi en filigrane de sa mentalité. On lui reprochait surtout pour résumer d’avoir vécu à l’aise en s’envoyant en l’air.

C’était ignorer que les plus anciens d’entre eux avaient crapahuté dans les djébels algériens entre deux corvées de bois(2). Ils n’avaient pu avoir de relations sexuelles que sous l’épée de Damoclès de provoquer la fécondation non désirée d’une gamète de leur partenaire à une époque où la contraception et l’avortement étant interdits, les Boomeuses qui s’y résolvaient quand même les pratiquaient à coups de tringles à rideaux enfoncées dans l’utérus pour y déclencher une hémorragie en y laissant quelquefois leur vie ou au moins leur future fécondité.

Il est vrai qu’ils avaient en compensation vécu dans des logements minuscules et surpeuplés sans salle de bains avec parfois les WC à l’extérieur et n’avaient disposé ni de machine à laver le linge ou la vaisselle, ni de réfrigérateur avec ou sans congélateur, ni de machine à café ni de grille pain ni de télévision, à peine d’un poste de radio ne captant pas la modulation de fréquence sur laquelle émettait France Culture.

La plaisanterie habituelle en matière de communication était que la moitié du pays attendait le téléphone et l’autre moitié la tonalité. Les enfants n’avaient pas d’avis sur ce qu’on leur donnait à manger et ne parlaient aux parents que lorsque ceux-ci les interrogeaient.

Tous pouvaient néanmoins prendre le train le soir à Paris pour arriver le lendemain midi à Quimper ou ailleurs et pour les plus aventureux visiter les pays voisins – l’Ecosse étant déjà lointaine - en autostop en couchant dans les dortoirs des Auberges de Jeunesse et en participant le lendemain matin aux différents corvées de l’établissement ou en plantant leur tente dans des terrains sommairement aménagés voire n’importe où.

En matière de voyage on ne connaissait personne ayant visité l’Asie qui ne pouvait qu’être le domaine des diplomates envoyés là par des hommes d’Etat visionnaires, l’Amérique du Sud était un repère de nazis en fuite depuis la fin de la Guerre Mondiale et l’Afrique ne concernait que l’Administration Coloniale ainsi que sporadiquement les guerres d’indépendance dont c’était l’époque.

L’examen d’entrée au Lycée n’était pas facile à réussir. Cinq fautes à la dictée se soldaient par un zéro lui même éliminatoire. Les enfants restaient paralysés par la poliomyélite qu’ils avaient attrapée en se baignant dans les rivières ou même simplement griffés par un chat. On avait du mal à guérir de la tuberculose qui expédiait en sanatorium pour de nombreuses saisons et personne ne se risquait à nommer la longue et douloureuse maladie dont nul ne réchappait.

Bref les Boomers trouvaient qu’on commençait quand même à leur casser les pieds.

Certes ils avaient bénéficié de l’atout maître de l’absence de chômage. Ceux qui quittaient l’Ecole à quatorze ans(3) à la fin de la scolarité obligatoire avaient immédiatement accès à un emploi, à l’usine ou à la banque et lorsqu’on passait devant un chantier il y avait toujours un grand panneau accroché bien en vue sur lequel on pouvait lire en grosses lettres tracées à la peinture On embauche.

Le bonheur absolu avait été l’arrivée des crayons bille libérant des astreintes dues à l’usage de l’encre qui générant force taches compliquaient les relations avec l’entourage pas toujours compatissant ainsi que la nouveauté du livre de poche pratique et bon marché reculant les limites financières qui restreignaient les possibilités de lecture, la principale distraction.

Enfin les électrophones et les disques en vinyle quarante-cinq tours populaires et trente-trois plus rupins avaient apporté à domicile la voix des Platters ces chanteurs noirs américains du temps de la Ségrégation dont l’écoute bouleverse encore aujourd’hui.

En fait d’avoir bien vécu, la génération des Boomers avait surtout travaillé et d’autant plus que le travail était alors une valeur, une dignité et une nécessité. Il avait été franchement de mauvais goût de les traiter de rentiers.

Ainsi était née dans mon esprit l’idée d’en verbaliser le ras le bol en rendant simplement compte d’une situation insupportable et néanmoins ridicule, l’un n’excluant pas l’autre. Ainsi fut lancée la fabrication de la tenture qui s’imposait, celle dénommée - car il s’agissait bien de cela - Le confinement des Boomers.

Elle est apparue d’autant plus rapidement que la toile de fond qui allait servir de support à cette création plus ou moins artistique allait être non pas ce que les conseillers en mercatique des confectionneurs avaient renommée la Toile Denim en espérant par cette simple opération de communication lui faire perdre sa connotation libertaire mais du tissu de bleu-jeans pur et dur dont j’avais un plein rouleau dans le tiroir de la commode.

Il provenait des jambes de pantalons de mon époux, lesquelles avaient dues - comme à chaque acquisition de vêtements neufs - être raccourcies non parce que mon conjoint était de petite taille mais en raison de la systématique augmentation de celles des nouvelles générations dont les conditions de vie avaient été plus favorables car ils n’avaient pas connu les restrictions de l’Après-Guerre. Le même phénomène avait lieu concernant les manches, l’ensemble nécessitant une permanente adaptation et cela pour les deux sexes.

Je connaissais bien la valeur de ce tissu solide et tous terrains m’amusant à constater que les vieux et les vieilles de mon quartier n’hésitaient pas à s’en affubler sans craindre le mauvais goût et d’ailleurs, le fait était là personne n’y trouvait à redire. Ils avaient toute leur vie portés ce genre de pantalon, ce n’était pas maintenant qu’ils allaient changer de style.

La plupart l’avaient adopté pour son côté pratique sans manifester une gratitude particulière pour les chercheurs d’or de la Conquête de l’Ouest qui étaient pourtant à l’origine des rivets posés sur les poches. Ces pionniers avaient eu la présence d’esprit d’avertir leur fabricant de pantalons que telles qu’elles étaient les dites poches n’étaient pas assez solides pour contenir sans se déchirer les pépites de métal précieux qu’ils avaient trouvées.

Désormais la civilisation américaine s’étendait peu ou prou sur l’ensemble du monde et du coup celle-ci ne bénéficiait même plus d’un attrait particulier comme cela avait été le cas à la sortie de la Guerre où fraîchement débarqués sur les plages de Normandie, les boys avaient amené avec eux le jazz et le rock and roll.

J’avais déjà sorti le dit rouleau hors de la commode pour utiliser ce tissu dans l’espoir de me faire pour moi-même un masque protecteur contre la contagion du virus lorsque les médias avaient commencé à nous dire qu’il fallait en porter et puisqu’on n’en trouvait pas qu’on pouvait - et finalement devait - se les fabriquer soi même.

J’avais pris ce tissu là parce que c’était le seul immédiatement accessible parmi ceux qui avaient ce que les professionnels de la couture appellent de la tenue. Le masque que j’avais alors réalisé en cousant ensemble les deux ellipses de teintes différentes que j’avais découpées était plutôt bizarre, mais reproduisait bien la forme de bec de canard que j’avais vu porter par certains à la Télévision et même en ville.

Les élastiques passant derrière la tête, cachant le nez et la bouche, il était difficile à positionner correctement et une fois l’opération réalisée, peu agréable à porter. On y avait même franchement du mal à respirer. Je l’avais donc finalement laissé tomber et d’autant plus qu’on commençait à entendre dire qu’on pouvait s’en procurer en les achetant mais sans savoir où ni dans quelles conditions.

Néanmoins je ne me résolvais pas à ranger les chutes de tissu du bleu-jeans marital sentant bien qu’il devait en sortir quelque chose qui réponde à l’humiliation permanente que nous faisait subir le consortium de nos Gouvernants relayés par les Communicants de tous ordres, ce que certains avaient autrefois appelés Les Chiens de Garde.

Et encore c’était sans compter l’apparition d’une nouvelle couche dirigeante d’administration médicale, constituée des imbrications de toubibs de tous poils se battant pour savoir lequel d’entre eux accéderait au Pouvoir Suprême de décider de notre sort et en attendant à celui de gérer dans les moindres détails, notre vie quotidienne.

Ils s’adonnaient à cette activité avec un culot qui laissait pantois. Ils nous réduisaient les uns au statut d’enfant à qui on apprenait à se moucher ainsi qu’à se laver les mains et les autres à un simple stock de matière organique qu’il fallait d’abord numériser afin de pouvoir efficacement l’utiliser.

En ce qui me concerne je n’étais d’ailleurs pas totalement surprise de cette évolution, l’ayant vue venir depuis longtemps et lui ayant déjà fait une place dans mes analyses théoriques de la Révolution Cybernétique sous le nom de La Bionomie terme dont je m’étais par ailleurs étonnée qu’il n’ait été repris par personne.

Cette idée avait de surcroît été littérairement le fil conducteur de mon ouvrage Ton nom de végétal qu’un éditeur parisien à qui je l’avais proposé avait tout en refusant de le publier - ce que je ne lui reprochais aucunement car sa liberté était la contrepartie de la mienne - qualifié de Traité de botanique inouï ce qui m’avait paru très juste. Il s’agissait bien en effet de bouturer la matière humaine.

Bref la révolution anthropologique en cours ne m’avait pas prise au dépourvu car elle était la postérité directe de ce que j’avais vécu dans ma relation avec une mère d’avant garde qui n’avait jamais cessé de tenter d’administrer mon corps comme si c’était sa propriété.

Cette mauvaise première expérience avait été ensuite consolidée par le traitement du cancer du sein de ma jeunesse lors duquel j’avais eu l’impression de participer à un pool d’essai destiné à tester les nouvelles armes chimiques en passant par les différents exploits de plus en plus olé olé, de la procréation artificielle jusqu’à évacuation complète de la réalité au profit d’un monde dans lequel la fiction avait force de loi.

Balzac l’avait bien dit : Il n’y a pas besoin de frapper fort, il suffit de frapper juste ! Ce qui se traduisait dans ma sémiotique personnelle et portative par le simple fait de montrer de quoi il s’agissait avec selon les besoins et les nécessités, l’accès à une représentation plus élaborée voire même - le fin du fin - à une codification caricaturant tout en s’y adaptant, l’univers de la révolution numérique.

Il y avait déjà belle lurette que j’utilisais des boutons pour figurer et représenter les gens. J’avais par tempérament les humains à la bonne et j’adorais depuis l’enfance ces petits objets dont je me servais pour penser le monde comme sous d’autres cieux, on utilise des bouliers pour compter.

Les idées nouvelles m’apparaissaient en les classant diversement. J’en étais d’ailleurs arrivée à la même conclusion que les Indiens d’Amérique à savoir que la caractéristique principale n’en était ni la forme ni la couleur mais la matière. Aussi les miens étaient ils rangés répartis entre ceux en os ou en cuir, en céramique ou en plastique en métal ou en tissu, bref on a compris.

Il y avait d’ailleurs bien une vingtaine d’années que j’avais commencé à représenter de cette façon là des événements historiques politiques ou sociaux et cela me plaisait. Je décidais donc d’avoir cette fois encore recours à cette technique personnelle qui jusque là m’avait donnée toute satisfaction.

L’idée s’imposa rapidement d’utiliser pour ce faire des boutons en cuir ou en bois, non pas parce que j’ai la fibre écologique mais parce que les Boomers eux-mêmes n’avaient en taillant la route jamais cessé d’accompagner la Nature bien avant qu’elle fut à la mode. J’ai donc tiré de leurs sacs en tissu eux-mêmes rangés dans une boite Napoléon III en papier maché décor asiatique, les boutons en cuir et en bois tachant de sacrifier pour cette tache ceux auxquels je tenais le moins afin de conserver par devers moi les plus remarquables. Par bonheur j’en avais suffisamment.

Restait à trouver sur quel fond les coudre et la solution s’imposa d’elle-même. A cette deshumanisation sauvage que nous subissions depuis quelques temps je ne pouvais répondre que par le recours à nos prédécesseurs dont nous tenions notre humanité ainsi que ce tissu fabriqué à Gênes pour la Marine qui s’en servait aussi bien pour les voiles de ses bateaux que pour les habits de ses marins et cela depuis le XVIe siècle. Sans compter que cette fameuse toile servait même déjà à l’époque pour les représentations picturales. Je me situais donc dans une longue tradition.

C’est ce que j’ai fait en cousant d’abord ensemble deux morceaux de couleur volontairement différente car je n’en avais aucun de taille suffisante pour faire une œuvre qui ait du sens. Toutes mes tentures réalisées depuis une vingtaine d’années avaient elles mêmes le format de la plus grande étendue possible sans que je sois pour autant gênée de les manipuler pendant leur réalisation. Elles n’étaient pas trop petites non plus car œuvrant à la va comme je te pousse, j’avais constamment besoin d’en utiliser les espaces encore libres pour espérer rattraper les boulettes et autres gaffes survenues précédemment.

J’ai ainsi après cette première couture, obtenu un fond de quarante-cinq cm de côté, une valeur moyenne qui ne me satisfaisait qu’à moitié mais à la guerre comme à la guerre mon exaspération croissant de jour en jour, il y avait urgence à intervenir c'est-à-dire à œuvrer.

J’ai donc fait sans difficultés un premier essai de confinement, cousant un bouton et l’encadrant tout autour d’une clôture au point de chaînette pour en représenter et montrer la claustration. J’ai utilisé pour cela le Coton Retors DMC car c’est bien lui mon préféré, le Brillanté d’Alger au si joli nom ou le Coton Perlé ne venant qu’en renfort lorsque le dit Retors pour une raison ou pour une autre – souvent son diamètre - n’est pas adéquat.

J’étais assez satisfaite du résultat qui n’ayant pas cherché midi à quatorze heures l’avait trouvé et j’avais rapidement généralisé l’opération laquelle s’étant néanmoins avérée plus longue que ce que l’on peut imaginer.

L’équilibre ne s’est pas établi de lui-même aussi facilement qu’il parait. Une fois les boutons sélectionnés, il en manquait quelques uns pour homogénéiser l’ensemble or je ne voulais pas me démunir davantage de ceux en bois ou en cuir que j’entendais à titre de collection, conserver.

Je n’ai pas eu le courage de sortir ceux en os. La boite qui les contenait étant elle-même intégrée sur une étagère à un entassement millimétré, cette opération aurait nécessitée un surcroît de travail dont je pouvais et devais eu égard à mon mauvais état de santé me dispenser.

J’ai alors eu recours selon la ligne de plus grande pente à ceux dont l’accès était facile, ceux en nacre d’abord dont j’ai de pleines boites les ayant classés eux-mêmes par sous catégories.

Comme cela ne suffisait toujours pas j’ai dû mobiliser aussi ceux en céramique qui sans être tout à fait comme le bois, le cuir ou la nacre issus d’êtres précédemment vivants proviennent de leur côté de l’industrie humaine qu’on peut finalement considérer comme une variante sophistiquée de la Nature.

Ce n’est pas avoir l’esprit tordu de penser que L’Homo Faber en étant quoi qu’en disent ses détracteurs, le plus beau fleuron dont on s’étonne d’entendre certains dire aujourd’hui qu’il faut l’éradiquer pour selon cette expression étrange Sauver la Planète …

La preuve quelques uns ont réussi à échapper au confinement mortifère et fallacieux qui semble issu du même logiciel nihiliste, celui qui ne se rend même pas compte que la haine des vieux est une variante de la haine de soi. Ce que j’appelle quelquefois dans mon langage que certains trouvent vulgaire alors qu’il n’est que grossier Se vomir sur les pieds !

Ces petits boutons rétifs à l’enfermement des gêneurs, ces Boomers qui ont résisté contre vents et marées au lavage de cerveau, à la destruction de la culture européenne qui a inventé l’humanisme, à la dépolitisation et à la propagande pour la mort fut elle prétendue douce et sans souffrance, sont-ce les libres penseurs ?


Jeanne Hyvrard, mi-mai 2020


(1) Dans le Nord de la France et particulièrement dans le Cambrésis les mulquiniers étaient les artisans qui tissaient à domicile le lin ou le coton pour en faire de luxueuses toiles fines dénommées linon ou baptiste. Ils le faisaient dans leurs caves car cette activité nécessitait une certaine humidité. Ainsi la fameuse Révolution Industrielle a-t-elle été précédée par cette proto-industrie qui a duré des siècles et dont malheureusement la mémoire est passée aux oubliettes.

(2) Les corvées de bois en question étaient durant la guerre d’indépendance de l’Algérie (1954-1962) le nom de code, l’euphémisme couvrant la pratique consistant pour l’Armée Française à exécuter discrètement les prisonniers indigènes. Il suffisait alors d’envoyer un troufion de base partir avec l’un d’entre eux faire autour du cantonnement une … corvée de bois ... avant de revenir sans lui.

(3) La scolarité obligatoire fut prolongée jusqu’à seize ans en 1959.



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Mise à jour : mai 2020