Un cagnard pas possible

Broderie de Jeanne Hyvrard

(Eté 2019)






















Toile de nature indéterminée

(Probablement lin génétiquement modifié ayant perdu ses qualités traditionnelles)

(Largeur 80 cm, Hauteur 62 cm)



Chacun sait ou ne sait pas, doit devrait ou devra savoir que cagnard en argot franco français signifie soleil. Ce que moi-même l’auteure de cette broderie tout à mon lyrisme natif, naturel et consubstantiel, j’appelle de mon côté au choix L’Astre-Mère ou Ma Mère la Soleille.

Dans ce cas il ne s’agit pas de celui des prospectus publicitaires pour vendre des croisières sur des paquebots de la taille d’un pâté d’immeubles ou des séjours sur les plages réputées désertes bordées de cocotiers le long d’une eau bleue dit des Mers du Sud.

Il ne s’agit pas non plus de l’énergie que tenta de capter avec plus ou moins de succès dans le dernier tiers du siècle précédent le four solaire de Font-Romeu dans les Pyrénées ni non plus de la version moderne des panneaux recouvrant les champs et les toits des maisons pour nous permettre d’éviter d’avoir à mettre en route des éoliennes qui paniquent les vaches émotives ou des centrales nucléaires qui menacent de fuir de partout.

Il ne s’agit pas non plus de l’exploit extravagant et légendaire d’un certain Archimède qui au siège de Syracuse lors des Guerres Puniques mit le feu à la flotte des Romains qui assiégeaient la ville, au moyen de miroirs géants et non pas d’une simple loupe comme on nous l’a fait croire dans une perspective simplificatrice et didactique.

Non il s’agit du brave soleil de chez nous, celui qui me collait des insolations lorsque j’étais enfant et donnais du souci à mon paternel dont toute une partie du temps était ainsi occupé à vérifier que j’avais bien un chapeau sur la tête.

Préoccupation préoccupante car lorsqu’il m’emmena en 1964 comme j’avais dix neuf ans, en voiture et caravane par des routes pas toujours très asphaltées, visiter le Proche Orient, pour plus de sécurité il m’acheta à Alep en Syrie un casque qu’on disait alors colonial sans risquer à l’époque d’être expédié devant les Tribunaux. Il était recouvert d’une solide toile beige interdisant les effets de mode et d’une esthétique contestable mais de toute façon ma mère veillait au grain m’interdisant les fantaisies intempestives. Je l’ai toujours mais ne le porte plus !

Cagnard a-t-il à voir avec cagna, ce n’est pas impossible ! L’ancien français connaît bien cagnon pour signifier un petit chien et le XIXeme siècle l’arrivée d’un terme asiatique rapporté par les voyageurs et popularisé dans les abris des tranchées lors de la fameuse Grande Guerre qui devait être la Der des Der, entendons la dernière des guerres avant la paix universelle et perpétuelle. Mais toute cette sémantique est peu convaincante. De l’aveu même des spécialistes.

De mon côté, l’exploration au ras du terrain - comme je l’appelle dans ma langue à moi - fait apparaître sans équivoque que le cagnard est bien un soleil intempestif qui rend impossible le fonctionnement de la vie courante telle qu’elle est.

Il ne s’agit même pas de la tradition voire du rite qu’on devait pratiquer dans la Savoie de mes ancêtres, de mes mancêtres plutôt puisqu’il s’agit là de ma parentèle maternelle qui devait impérativement adopter concernant son costume de travail - j’en suis formelle – le port du chapeau de paille à partir du Dimanche de Pâques, quelle qu’en soit la date. O mon ascendance de toutes ces paysannes tenaces et dures à la tâche !

Au ras des trottoirs comme j’emploie cette locution pour nommer mon champ d’exploration anthropologique personnel, tout le monde est d’accord, le cagnard est le soleil lorsqu’il devient insupportable à vivre notamment dans le cadre du réchauffement climatique dont nous sommes nous dit on menacé à brève échéance.

La réalité en est d’ailleurs incontestable ! A aujourd’hui quasiment disparu dans la vallée de Chamonix, le glacier des Bossons au pied duquel dans mon enfance solitaire, contemplant les reflets de la lumière jouant dans les séracs et les crevasses, j’ai tutoyé les dieux !

Les ours polaires que les enfants auraient bien tort de prendre comme des doudous - car ce sont les mammifères les plus féroces - se replient dans l’intérieur des terres n’hésitant pas à fouiller dans les poubelles des agglomérations comme de vulgaires chiens errants. Ajoutons qu’un ancien manuscrit du Tibet fait état du Yéti en tant que descendant d’un croisement d’ours blanc et d’un brun. Mais faut-il le croire ?

Quant à la fonte du sol gelé de la Sibérie, non seulement elle déstabilise la construction des isbas devenant ainsi parfois flottantes mais elle fait remonter à la nouvelle surface des cadavres entre autres de mammouths dont l’abondance des défenses en parfait état fait significativement baisser le prix de l’ivoire.

Cela d’autant plus bêtement - oserai-je dire en tant qu’économiste puisque c’est là mon métier principal - que l’usage en est désormais interdit pour protéger les éléphants et les autres animaux qui ont comme l’homme finalement - mais en plus grand et en plus dangereux - des défenses qui attirent la convoitise.

Les nôtres s’appellent les dents nos canines nous servant à déchirer la viande et les molaires à la broyer. Nous ne savons pas exactement à quoi servent les dents de sagesse vu l’état moyen et usuel des comportements observés.

Non, aucun doute au ras du trottoir tout le monde est d’accord du passant anonyme au garçon de café, du brocanteur au chauffeur de taxi et au serveur de restaurant, le cagnard c’est le soleil qui épuise par les trop nombreuses et trop longues périodes de canicule.

Le nomme ainsi spontanément non seulement tous ces figaros parigots qui sont la joie et le cœur de la plus belle ville du monde mais aussi les commentateurs des médias, du moins ceux qui n’ont pas peur de parler de la réalité qui perce parfois le barrage du discours convenu inquiétant et mortel d’ennui tant il sue le mensonge et le mépris de la population.

Un cagnard pas possible. Comment nommer autrement cette menace d’Apocalypse qui s’étale désormais partout dans les revues scientifiques, sur les banderoles des manifestations, dans les magazines grand public et jusque dans ce qui tient lieu désormais de littérature faute de mieux, sans oublier le discours des politiciens qui nous promettent la fin du monde pour bientôt - datée à l’année près - les actrices de cinéma qui nous enjoignent de nous déplacer à bicyclette et les experts de tous poils nous commandant d’arrêter de manger de la viande ou de cultiver les champs.

De quoi s’agit-il ? aurait dit mon père grand rationaliste devant l’Eternel et s’appliquant à former mon jugement comme il mettait beaucoup de soin à me protéger du risque des insolations. De quoi s’agit-il ? D’une angoisse de mort incoercible ? Certainement pas car il ignorait aussi bien le symptôme que sa verbalisation.

De l’errance de foules abandonnées par leurs mauvais bergers aurait dit par alliance mon oncle le Chanoine organiste à la Cathédrale.

De populations à la ramasse qui s’imaginent que marcher dans les rues pacifiquement suffira à peser sur le cours des choses à savoir la transformation d’un système économique d’accumulation financière dérégulée à tout va, laissant de côté la quasi-totalité des gens. Bien sûr on a l’exemple de Jéricho et on peut toujours essayer ! Pour voir comme on dit au poker … Lorsqu’on rajoute encore au pot avant d’en terminer.

De quoi s’agit-il donc ? De Jeunes arrivant à l’âge adulte et découvrant le pot aux roses à savoir que le monde n’est pas le Bisounours qu’on leur a fait croire à savoir que chaque pulsion - au mieux chaque désir - donnait ipso facto du coup du simple fait de son existence à un droit à sa satisfaction dut-elle pour cela s’imposer par la force au détriment de tous les autruis et cela par l’invention d’un nouveau fonctionnement dont on n’a jamais su au juste quel en était le fondement. Il est vrai que nous n’avions jusque là connaissance que des droits de arrachés aux dominants de l’époque par les Chartes et les Constitutions.

De quoi s’agit-il à la fin du fin ? Chacun connaît l’Apocalypse du prétendu Saint Jean et beaucoup pourrait même en citer des passages. Nombreux sont ceux qui savent que le terme signifie Révélation et j’ajoute faisant apparaître ce qui était jusque là caché, le sceau scellant pour la fermer la forme qui structure le monde pour la rendre ferme - dans tous les sens du mot - et établir la société.

Dirais-je que toute mon œuvre ne parle que de cela ? Se serait abusivement prétentieux. Elle parle aussi de Magellan pleurant en découvrant l’Océan Pacifique à la sortie du passage qu’il a découvert et nommé Le Canal de la Toussaint. Elle parle surtout de la Révolution Cybernétique et du nouvel ordre qui s’installe battant en brèche la logarchie pour rétablir au Centre - en forme de Grand Réseau - la nouvelle Grande Mère laissée jusque là de côté.

Beaucoup moins savent que l’Apocalypse était un genre littéraire en vigueur à la fin de l’Empire Romain et que celle de Saint Jean n’est qu’une parmi les autres. Sa pratique a parcouru tous les siècles et sous tous les cieux réactualisant sans fin les angoisses de la fin. Est-ce de savoir la vie si difficile sauf pour quelques uns et précaire pour tous dans l’humaine condition ?

Et des apocalypses il y en a bien d’autres y compris celle qui termine mon essai fiction dénommé Ton nom de végétal et qui ne parle que de cela CELLLA se terminant par Babylone, Babylone de Toi je me souviens car c’est bien en effet de CELA, CA/LA qu’il s’agit.

Des apocalypses/révélations, sceaux scellant une forme momentanée du monde avant de se défaire pour se refaire autrement, il en est de nombreuses : Du film de Visconti Le Guépard ou celui de Chris Marker La Jetée, de l’interdiction des nations à la fabrication industrielle d’enfants au choix sans père ou sans mère en attendant de supprimer les deux, de l’abolition de toutes les limites à la modification arbitraire du sens des mots, de la confusion de l’intelligence artificielle et de la pensée à la rétrogradation de l’être humain au rang d’un élément de la faune au même titre que le moustique ou le ver de terre quand ce n’est pas au rang du plus nuisible des animaux, des apocalypses/révélations il en est de toute sorte.

Cette broderie là réalisée l’été 2019 est dénommée Un cagnard pas possible et c’est bien lui qui tue à la ronde humains végétaux et comme d’habitude - motif récurrent de mes œuvres graphiques et textiles - les boutons représentant tous ces gens, boutons avec lesquels j’ai joué enfant à côté des femmes de ma famille qui cousaient et dont je me sers encore aujourd’hui par pleines boites pour penser les catégories.

C’est ce cagnard pas possible qui rend la vie en passe de devenir invivable. Mais pas complètement. Jamais complètement.

En 2016 l’équipe de Yohannes Halle-Selassié paléoanthropologue du Musée d’Histoire Naturelle de Cleveland aux Etats Unis a découvert en Ethiopie un fossile d’australopithèque de 3,8 millions d’années alors que jusque là notre ancêtre Lucy qui sautant d’un arbre s’était bêtement abîmé le pied en ratant son atterrissage, ne l’était elle même que de 3,2.

Et que dire dans le Rouergue, de la voie romaine qui traverse le Causse Rouge et longe au fond d’un vallon au milieu des bruyères et des châtaigniers le Prieuré de Comberoumal lorsqu’aux alentours de Saint-Beauzély, on observe sur l’une des dalles qui la constitue, la trace d’un pas de dinosaure non pas gravé là par un habile amateur de canulars mais séchée depuis le crétacé soit soixante six millions d’années ?

Elevée par un labrador chien de guerre laissé à mes grands parents par la Quatrième Division d’Infanterie de l’Armée américaine qui n’en avait plus besoin puisqu’elle allait par la Porte d’Italie entrer dans Paris à la fin Août 1944, c’est en 1949 aux Iles Borromées sur le Lac Majeur à l’âge de quatre ans que constatant le repli du mimosa rétractile au toucher de mon doigt expérimentateur, j’ai compris pour toujours l’unité du monde vivant.

J’étais. Je suis. Et je serai(s) !

Le sacré n’est pas une question de divinité et encore moins de religion ou de dogme mais une affaire de transcendance.

Juste ce qui manque aujourd’hui.

De répondre absolument à l’appel de la lumière, de la vibration de l’air et des mouvements infimes de la matière vivante, j’ai fait serment à l’âge de sept ans - celui qu’on dit de la Raison - dans le pré de la Belle Epine, sous le pommier du père de mon père en prenant à témoin les hannetons et les boutons d’or.


Jeanne Hyvrard, 13 octobre 2019



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Mise à jour : octobre 2019