PROJET DE REDRESSEMENT DES FINANCES PUBLIQUES

 

Une œuvre politique et textile

 

Jeanne Hyvrard

2011

 

2015 12 25 - Calligramme (4)

 

Cette œuvre de petit formant (vingt-huit centimètres de large sur vingt cinq de haut) a été réalisée par la couture - au moyen d’un surjet traditionnel au coton carmin sur un carton de récupération de modèle courant - de quatre morceaux de tissus de nature et d’allure différentes sur lesquels ont ensuite et pour finir, été placés huit boutons. Accomplie de façon apparemment aléatoire cette construction a après coup, démontré que les éléments choisis n’étaient non seulement pas l’effet du hasard mais tout au contraire une nécessité non seulement métaphorique et symbolique, mais réelle.

 

Ainsi en est-il pour commencer du sentiment d’urgence que j’ai éprouvé dans la nécessité de fournir une réponse à la débauche de mensonges et d’exactions d’une partie des gens au pouvoir. Or il était impossible - ceux-ci étant totalement décrédibilisés - d’utiliser des discours ou des démonstrations, ni en ayant recours aux médias ou aux institutions quand bien même il aurait été possible d’y accéder, tant ce sont ceux-ci qui leur ont permis - jusque-là en toute impunité - de nous mener collectivement au bord du gouffre.

 

Einstein lui-même faisait remarquer qu’il n’était pas possible de résoudre les problèmes en utilisant la logique qui leur a donné naissance. Une rupture radicale s’est donc avérée nécessaire et c’est probablement cette impasse qui m’a amenée à intensifier ma production d’œuvres textiles que non seulement je n’ai jamais abandonnée pour raison théorique et culturelle mais que je suis maintenant en train de radicaliser pour raison à proprement parler politique.

 

A chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir nous enseigne René Char, dont la participation à la Résistance lors de la Deuxième Guerre mondiale donne à penser que la question politique ne lui a pas été totalement étrangère. Cette phrase sibylline ne se comprend que dans l’action. Sur le plan existentiel, elle est l’équivalent de l’acte de Rebondir dans le monde des Affaires.

 

S’imaginer la possibilité de représenter un projet de redressement des Finances Publiques par une œuvre textile concrète s’explique d’abord par la farouche volonté politique de rompre avec l’économie d’un monde de plus en plus virtuel, virtualité permettant à la classe dominante - médias comprises - non seulement tous les tours de passe passes et malversations possibles, socialement et moralement condamnables mais au-delà, une rupture de plus en plus grande et désormais pratiquement complète avec la réalité.

 

Dans cette œuvre, le tissu social fait alors retour de la façon la plus triviale et directe qui soit, à savoir par un tissu et ce n’est pas un hasard si c’est le même mot qui n’est plus dans cette œuvre utilisé au sens figuré mais directement au sens propre. Même s’il est constitué de plusieurs morceaux de nature et de fonctions variées. Les trois premiers éléments cousus sur le fond sont des rectangles parallèles qui à eux tous couvrent la presque totalité du carton qui les sous-tend, à l’exception de l’espace nécessaire pour les faire néanmoins apparaître comme des éléments séparés.

 

Les deux premiers des trois morceaux de tissu rectangulaire sélectionnés pour mettre en route la construction de ce travail rendu nécessaire pour soulager l’oppression résultant de la tournure extravagante et dangereuse que prenait alors ce que les médias ont dénommée la crise souveraine ont été à peine choisis, tout au plus plutôt saisis parce qu’ils étaient les plus facilement accessibles dans les tiroirs du milieu de la commode de style Restauration dans laquelle est rangé mon matériel de couture ainsi que les matériaux dont je peux habituellement me servir.

 

Notamment un morceau de velours de Gênes (13 cm de large sur 22 de haut) facilement accessible parce qu’il était entreposé sur le dessus en raison du fait qu’il avait lui-même été récupéré lors de la défaisance d’un ancien carnet réformé pour obsolescence. Ainsi s’explique la bordure renforcée au point de feston - de la façon traditionnelle apprise dès l’Ecole Communale - au coton beige que j’avais déjà pour empêcher l’effilochage, constitué sur ce tissu dans sa précédente fonction. Velours de Gênes acheté comme échantillon lors de la fabrication de nouveaux rideaux. Il en était de même du morceau de galon polychrome (5 cm de large et 22 cm de haut) avec un motif de croix dont j’avais déjà dans les jours précédents, fait entrer un morceau dans mon œuvre dénommée La mémoire textile.

 

Cette explication par la facilité d’accès au matériau s’applique également à la dentelle triangulaire cousue par-dessus les trois éléments de base, laquelle était sur ma table de travail - faute d’avoir encore été rangée - après l’achèvement d’une œuvre précédente mais n’est néanmoins pas généralisable à l’ensemble de l’œuvre, car le tissu cousu à gauche du carton (5 cm de large, sur 22 cm de haut) a tout au contraire nécessité beaucoup d’énergie avant de pouvoir être rendu opérationnel.

 

Il s’agit là d’un reste de couverture plus ou moins nord africaine ou saharienne reçue dans un tel état de déshérence que j’ai dû me contenter d’en récupérer les éléments décoratifs intacts, en les stockant dans une ancienne boîte à biscuits métallique avec d’autres ejusdem farinae, en attendant d’en avoir l’usage. Il s’agissait là de reliefs textiles hérités de ma belle-famille. Retrouver cette boîte n’a pas été facile, ni même de savoir où je l’avais rangée et bien rangée car n’en ayant pas un usage quotidien ! Il n’a pas été facile non plus de me la rendre opérationnelle car l’extirper de la quantité de contenants de toutes sortes remplis d’objets divers stockés sous le bahut de la pièce principale n’a pas été de tout repos !

 

Pour entreprendre ces fouilles presque archéologiques nécessitant un gros effort physique d’autant plus difficile dans mon état de semi invalidité, il a fallu que dans la genèse de ce travail, la nature de ce morceau-là ait été impérative. C’est donc que contrairement à ce que j’avais d’abord imaginé, ces rectangles de tissus cousus parallèlement les uns aux autres n’ont pas été choisis au hasard. Il m’a bien fallu admettre qu’ils représentaient des éléments décisifs !

 

Le fait est que depuis plusieurs semaines, j’étais assiégée par une obsession d’œuvres textiles tournant notamment toutes autour des dentelles dont je possède un plein tiroir et dont il me semblait tout aussi incongru que cela soit la meilleure réponse à la crise morale en cours. Cette intuition s’avéra pourtant finalement ne pas être fausse lorsque surgit enfin la réalisation de l’oeuvre dénommée La Révolution ultra libérale mêlant le dessin, la peinture et les dentelles.

 

C’était bien la voie menant à une nouvelle série, là aussi comme dans l’ensemble de mon œuvre, de la nature d’un Traité d’Economie Politique.

 

L’amorce de cette série de travaux a été à coup sûr, la collection des Embrouilles début de siècle réalisée pour le tirage de tête de mon vingt sixième livre Les Récits de la déshérence transformant la toile Denim et les boutons roses en porcelaine, en paroles politiques. Série elle-même précédée par des œuvres textiles construites sur des idées analogues, notamment le mémorial de l’attentat de Londres ou une autre réalisée sur un fond de tapis de table annonçant à l’aide déjà de boutons de diverses catégories, la tension croissante du climat social …

 

Cette œuvre se différencie néanmoins des précédentes dans la mesure où les éléments utilisés l’ont été dans une codification plus stricte que les précédentes, même si celles-ci n’en étaient pas exemptes. Du coup il est aisé de reconnaître dans les trois morceaux de tissus qui constituent le fond de l’œuvre, trois catégories sociales qu’on peut grossièrement identifier par référence à la Révolution Française en un Tiers-Etat, un Clergé et une Classe Dominante.

 

Que le Tiers Etat d’aujourd’hui comprenne les populations immigrées ouvrant sur la globalisation n’est que la modernisation de son idée initiale. On se souvient de l’Abbé Seyes interrogeant : Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? Rien ! Que veut-il ? Etre quelque chose ! On est même étonné de mesurer à quel point cette idée vieille de plus de deux siècles est encore d’actualité…

 

Ce que nos maîtres et détracteurs nomment de façon méprisante le populisme, est en fait la revendication de la classe populaire d’être prise en compte et d’autant plus que les années récentes - notamment lors de son refus du Traité Constitutionnel - sa volonté n’a pas été suivie d’effet alors même que légalement votée par voie de référendum !

 

Ainsi la voie s’est-elle ouverte pour le fantasme de la Classe Dirigeante fascinée par le modèle qu’elle appelle elle-même du capitalisme autoritaire de parvenir à revenir sur les acquis de la Révolution voire même de réussir à revenir à l’Ancien Régime !

 

Le galon représentant le Clergé, le fait au sens large non seulement dans les termes religieux traditionnels de notre société mais plus largement en référence à ce que certains appellent la Cléricature, comprenant de nos jours les rouages des réseaux auto organisés en boucles connectés. Enfin le velours de la Gênes de la Classe Dirigeante affiche-t-il le confort et la prospérité de l’entre soi. Le motif floral n’excluant aucun parti.

 

Quant au morceau de dentelle triangulaire qui recouvre ces trois rectangles textiles qui cousus parallèlement n’ont aucun contact, il exprime comme dans l’œuvre précédente La Révolution ultra libérale, le système institutionnel, juridique et culturel transcendant la juxtaposition des groupes sociaux et la recouvrant pour la rendre à la fois acceptable et fonctionnelle comme l’expriment les dessins élaborées de la dentelle en question. Il n’est pas sans importance que ce soit ce genre de textile qui exprime le droit et la culture, d’abord parce que ces institutions sont fragiles, mais aussi parce qu’elles sont discrètes, secrètes, complexes et servent à enjoliver et masquer ce qui serait autrement, d’une cruauté insupportable.

 

A ce stade de la réalisation de l’œuvre, le Projet de redressement des Finances Publiques est déjà constitué par la revendication de réinstaller un appareil institutionnel global qui prenne en écharpe la totalité de la société, toutes classes et castes confondues. Revendication de cette institutionnalisation cachant la brutalité de l’état de nature et médiatisant la dévoration. Ce qui du même coup organise un troisième terme qui rompt le face à face pour le juguler grâce à des institutions qui transcendant l’individu, le protégeant et le soumettant, lui permet d’adhérer à l’idée et au fonctionnement de la société.

 

C’est ce qu’on pourrait appeler l’indispensable refondation sociale. Cela fait, la société existant de nouveau en tant que telle, les boutons permettent d’indiquer ce que sont réellement les grandes lignes des actions propres directement au Projet de redressement des Finances Publiques.

 

Tous les boutons sont en céramique. Elle est à la mode et bénéficie même d’un tel engouement qu’on ne peut pas ne pas y voir une aspiration profonde à renouer avec la pesanteur de la terre, comme Chagall s’en explique pour lui-même lors de son retour en France après son exil américain lors de la deuxième guerre mondiale …

 

Le bouton bleu (2 cm de diamètre) en haut et à droite est l’un de ceux qui étaient autrefois utilisés pour les vêtements de travail industriels, blouses ou salopettes. La majesté de ce bouton est de nature à restaurer la majesté de la valeur travail, actuellement totalement disparue au profit d’une apologie de l’enrichissement spéculatif, cause même de la désagrégation sociale.

 

Réaffirmer la valeur travail est donc non seulement un des éléments du Projet de redressement des Finances Publiques mais la mise en lumière de cette nécessité primordiale hors de laquelle aucune amélioration n’est possible. Et ce n’est bien sûr pas par hasard qu’il a été cousu sur le morceau de velours de Gênes non représentant mais montrant la classe prospère qui s’est bizarrement auto proclamée Elite sans que personne n’y trouve rien à redire puisque l’expression s’est depuis enracinée dans le corpus de la langue…

 

D’une façon voisine, toujours en porcelaine un gros bouton blanc (D : 2,4 cm) qu’on trouvait également sur les vêtements de travail mais là chez les employés, les infirmières, les médecins et divers contremaîtres dans les ateliers, est cousu à la fois sur le morceau de dentelle et le galon clérical, tandis qu’un plus petit (1,6 cm de diamètre) noir, tout en étant également cousu sur le morceau de la cléricature, ne l’est que partiellement sur la dentelle.

 

Ainsi peut-on s’imaginer qu’il n’y aura pas de redressement des finances publiques sans une réaffirmation des valeurs de vie et de mort clairement différenciées, la vie dominant la mort, dont le statut peut - étant donné ce qu’elle est - demeurer dans une situation semi institutionnalisée, refusant de ce fait une légalisation de l’euthanasie qui aboutirait à la négation du commandement fondateur de notre civilisation Tu ne tueras pas ! Affirmation de la dignité de la personne humaine, contrepoint de la valeur travail fondant l’homme en sujet et non en informe gisement de matière première, ce qu’il est devenu aujourd’hui ! …

 

Dans cet espace sous-tendu par les piliers de la valeur travail, de la différence et de l’articulation de la vie et de la mort peut alors survenir le long de l’hypoténuse de la dentelle exprimant l’institution culturelle et sociale, cinq petits boutons roses - toujours en porcelaine - qui servaient autrefois dans la lingerie féminine notamment à régler la longueur des attaches en caoutchouc. A l’abri de l’institutionnalisation de la dentelle sociale et culturelle, une nouvelle affirmation de la différence sexuelle peut alors survenir rompant avec l’indifférenciation et la confusion ambiante.

 

A mi-chemin de la valeur travail et de celle de la vie, cette petite série de cinq petits boutons roses figure la visibilité d’une activité féminine, sexuelle et maternelle permettant de constituer un liant entre la cléricature et la classe prospère tout en ayant également prise sur la fragmentation ambiante qu’elle remet en cause.

 

Tous les éléments matériels de cette œuvre sont de qualité, ce n’est pas un hasard ! A une époque de production d’objets de plus en plus médiocres, destinée à permettre la baisse de leurs prix requise par celle des salaires européens, baisses concertées, toutes les deux également induites par la Globalisation, la revendication de qualité s’affiche comme une revendication de dignité de l’être humain.

 

A l’homme jetable j’oppose par cette œuvre textile, le matériau durable.

 

Jeanne Hyvrard Septembre 2011

 

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Mise à jour : décembre 2015