Filtre de la machine à laver

Construction de Jeanne Hyvrard

 

Machine a laver (1)

Format carte postale.

Dans la rubrique de ce que j’appelle les œuvres minute, on retrouve là collé à la va comme je te pousse (ma méthode habituelle faute d’avoir le loisir de faire mieux) le contenu de l’encombrement divers et varié du filtre de ma lavandière automatique qui a détrôné la lessiveuse en zinc que m’avait donnée ma grand-mère paternelle Blanche Rose épouse Fontaine, lorsque je me suis mariée il y a maintenant plus d’un demi-siècle. J’y ai fait longtemps la lessive dans notre premier logement de la Rue Lamarck juste en dessous de la station de métro au revers de la Butte.

Cela me parait aberrant aujourd’hui et pourtant je me souviens parfaitement avoir été très fière de cette activité et d’ailleurs je le suis toujours en dépit du regret d’avoir dû – pour gagner de la place - récemment me séparer de cette compagne dont je m’étais servie une dernière fois pour un gigantesque pot au feu à l’occasion d’un banquet républicain dont j’étais chez nous l’organisatrice, non sans avoir d’abord téléphoné aux autorités sanitaires - là le Centre Anti Poison - pour leur demander ce qu’elles en pensaient et qu’elles m’eussent assuré que ce n’était pas toxique …

Par la suite à l’heure où on utilisait encore pour tenir propres les nouveaux nés, les couches en tissu faute d’avoir déjà inventé le change complet qu’on ne sait plus comment évacuer, j’avais reçu la prime conséquente que notre mère la République m’avait alors attribuée pour m’assurer tout le confort nécessaire pour élever correctement la citoyenne et future électrice.

J’en avais été fort heureuse et après avoir acheté l’essentiel, à savoir le matelas qui allait compléter le lit en rotin que m’avait prêté ma belle-sœur mes neveux n’étant plus en âge de l’utiliser mais la literie qui l’avait jusque là accompagné n’étant plus opérationnelle pour les raisons qu’on imagine, j’avais acquis le reste de l’équipement nécessaire à ma nouvelle fonction.

Le plus urgent ensuite était alors l’achat de la Petite Calor machine à laver élémentaire qu’on venait d’inventer et qui avait à l’époque un succès fou. Design comme commençaient à l’être à cette époque les objets des arts ménagers moqués et vantés en même temps dans la fameuse chanson de Boris Vian, elle était d’un bleu consensuel si cette notion peut avoir un sens, à savoir un bleu apaisant comme l’était la layette consacrée aux garçons à une époque lors de laquelle on ne considérait pas le neutre comme l’horizon radieux de la sexualité humaine …

Elle fonctionnait simplement posée sur un évier ou près d’un lavabo dont elle tirait l’eau et utilisait l’écoulement sans qu’on ait pour autant la nécessité de procéder à de complexes, coûteuses et difficilement modifiables installations de plomberie. On pouvait sans difficulté l’emporter dans un autre logement et d’autant plus que les déménagements de l’époque mobilisaient copains baraqués et camionnette louée pour la journée et pour la circonstance.

Je sais que le Musée de l’Homme a disparu au profit d’une vision différencialiste des objets de la vie quotidienne dont les fameuses installations du Trocadéro avaient été pourtant la réponse idéologique à la montée du nazisme en montrant par les faits l’unité profonde de la culture humaine et du coup l’inanité de la distinction entre les sur et les sous hommes que cette nouvelle idéologie prétendait imposer.

Cette vision fait pourtant aujourd’hui retour au goût du jour dans la double perspective de la fabrication d’un homme augmenté avec sa variante et corollaire d’homme simplifié. Les jeunes générations ont du coup besoin d’apprendre - même si le dit Musée de l’Homme a été démantelé au nom de la diversité - que le premier réseau de Résistance de la Seconde Guerre Mondiale s’est noué et forgé dans son sein et que ce n’était pas un hasard.

Mais qu’en est-il du Musée de la Femme ? Je ne sais même pas s’il existe ! ... Si on a considéré que le Musée de l’Homme lui-même n’avait plus à être, il serait étonnant que ce soit le cas … Et pourtant ! J’aurais bonheur à y voir outre le matériel contraceptif pour ne pas dire à une certaine époque, le barda les différents types de machines à coudre ou à tricoter et tout le bastringue qui va avec tout ce qui pourrait entrer dans ce chef d’œuvre de l’activité essentielle de la moitié de l’espèce … et qu’on pourrait nommer Musée des Arts Indigènes.

Y figureraient bien sûr non seulement les lessiveuses et tous les modèles de bassines ad hoc ainsi que la Petite Calor qui me tira une fameuse épine du pied dans mon HLM de la Grand Mare, le radieux printemps de 1969 sur le plateau qui surplombait Rouen. On y mettrait aussi le moulin à café électrique Moulinex dont le slogan était Moulinex libère la femme : Et c’était vrai …

Le savent bien les vieilles de ma génération et des précédentes qui ont retiré le moulin manuel en bois et fer des mains de leurs grands-mères pour les soulager en effectuant cette tache à leur place. Mais c’était à une époque où on apprenait aux jeunes à respecter et aider les vieillards au lieu de leur susurrer dans les oreilles à voix de moins en moins basse, la nécessité d’être moderne, à savoir dans leur cas de mourir dans la dignité et si possible le plus rapidement possible.

Je rêve aussi dans cet éventuel Musée des Arts Indigènes - puisque c’est ainsi que j’appelle l’activité ménagère qu’il m’est arrivée en tant qu’économiste de nommer la production zombie non seulement jamais valorisée mais ne serait ce qu’identifiée en tant que telle - on puisse dans la salle réservée à l’exposition des machines à laver ajouter un panneau explicatif concernant sa problématique.

A savoir la pénible question du nettoyage du filtre à laquelle cette œuvre minute mise en ligne entend faire une place et qui sans aller jusqu’à donner naissance à l’un de ces cas de conscience que prend en compte la casuistique, empoisonne tout de même partiellement la vie ménagère empêchant de profiter intégralement de la lavandière automatique et de l’authentique progrès qu’elle constitue. Deux périls menacent le monde l’ordre et le désordre nous dit Valéry. Eh comment ! ...

Comment en effet gérer l’épineuse question du nettoyage du filtre de la machine à laver ? On a le choix entre l’opération préventive à intervalles réguliers ou l’attente de la panne. Chacune de deux formules ayant ses avantages et ses inconvénients lesquels allant toujours ensemble puisqu’ils sont comme le dos de la main et la paume, l’envers et l’endroit, le recto et le verso bref la réalité toute entière du monde.

Car il faut bien admettre que sauf à avoir un majordome consacré entre autres à cette activité plutôt pénible car elle s’effectue plié en deux ou accroupi après avoir déplacé l’engin, ce qui requiert quand même quelques manœuvres de force et d’autant plus qu’il a fallu au préalable porter ailleurs le panier à linge et les paquets ou bidons de lessive ainsi que la boite de poudre anti calcaire.

On comprend que surchargée par la masse des activités nécessaires ou non, on ait tendance - ménagère à sa façon avisée - à reporter ce pensum. Il n’est pas non plus si facile que cela de demander de le faire à son alter ego qui lui non plus n’en peut mais … Et encore en admettant que celui-ci non seulement soit mais qu’il considère également que cette activité fasse partie de ses attributions …

L’autre terme de l’alternative consiste à attendre la panne qui ne manquera pas au bout d’un certain temps de se produire et d’autant plus que pour les raisons sus évoquées, les poches des vêtements n’auront pas été suffisamment et consciencieusement vidées.

On est alors dans le pire des cas, car la machine est du coup arrêtée toute pleine d’eau et de linge en cours de lavage. Il faut la délester dans la baignoire qui devient ipso facto inutilisable parce que bourrée de linge mouillé ni propre si sale et cela après avoir pris toutes les mesures pour faire face à l’inondation que la maladresse ne manquera pas de produire faute de pouvoir recueillir l’eau de façon efficace avant de retirer et nettoyer le filtre incriminé.

On peut aussi appeler le réparateur qui viendra la semaine suivante et supporter le cas échéant sa mauvaise humeur puisque les femmes n’étant de notoriété publique pas des êtres humains on peut avec elles tout se permettre ou que par principe il ne leur parle pas en raison de leur sexe - et non de leur genre - ce qui risque de rendre l’opération plutôt antipathique…

Bref encore un angle mort que les Sciences Sociales n’ont pas à ce jour du moins, explorées. A quand après les études post-coloniales déjà bien avancées et celles de genre devenues des tartes à la crème qui ont fini par perdre de vue le résumé de la question qu’en a effectué depuis longtemps Thucydide dans son Tout est dans tout mais pas n’importe comment : les études de la vie domestique …

En attendant franc tireuse depuis toujours et pour toujours mon œuvre minute du contenu du bouchon qui obstrua la lavandière automatique le 25 Septembre 2016 et que me rapporta comme un trophée, un ultime descendant de chasseur de mammouth confronté à de nouveaux périls après qu’il ait eu le dessus sur cette adversité là qui sans lui m’aurait pourri une vie déjà difficile …

J’y ai découvert ahurie des morceaux de la machine elle-même reconnaissables à la nature du plastique, d’un peigne que j’avais voulu ainsi nettoyer car ce n’est pas pour rien que l’argot le désigne comme un crasseux, de l’aiguille d’une broche cassée dont je n’avais gardé aucun souvenir et que j’étais plutôt désemparée de retrouver là réduite à un seul élément, ainsi que d’une rondelle qui me laissa interloquée de découvrir qu’il se tramait de ci de là dans les conduites obscures et aquatiques de la salle de bains des évènements minuscules qui auraient fait le bonheur des écrivains du Nouveau Roman.

Jeanne Hyvrard (2016)

 

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Mise à jour : décembre 2016