La société française en état de choc

Construction de Jeanne Hyvrard

 

Longueur 35 cm, Largeur 15 cm, Hauteur 4 cm

 

On a affaire là une fois de plus à ce que j’appelle une œuvre minute à savoir une création opportuniste qui ne requiert que fort peu de travail pour son aboutissement. Il s’agit en général de récupérer des débris et de les diriger plutôt vers les activités artistiques que de les mettre immédiatement à la poubelle.

Ces œuvres là - ces œuvrettes plutôt - sont le résultat des inévitables courts circuits entre les différents types de réflexions qui siègent et assiègent en permanence mon cerveau – lequel je m’en suis aperçue il y a longtemps roule pour son compte, indépendamment de l’organisme qui l’héberge - ces télescopages produisant alors une étincelle qui m’oblige pour m’en débarrasser, à réaliser – c'est-à-dire effectivement à mettre en œuvre, la locution en question exprimant exactement le processus – soit l’idée qui vient de me traverser la tête.

Dans ce cas, alors que j’étais déjà fortement préoccupée par l’évolution de la société française, laquelle m’avait rendue l’été 2017 la vie cette fois tout à fait impossible, un surcroit de difficulté survint comme je venais de casser la balayette minable dont je me servais pourtant depuis de nombreuses saisons, après l’avoir commandée en ligne à mon supermarché habituel.

Le caractère ridicule de la situation m’avait préservée de m’en sentir désemparée. La coupe étant déjà suffisamment pleine et menaçant de déborder, c’était à choisir entre la renonciation définitive à l’effort de vivre ou le mépris complet de l’incident survenu. Comme il n’était pas question de ne pas achever brillamment une vie que j’avais toute entière traversée dans l’honneur et la fidélité aux valeurs que m’avaient transmises les deux chiens qui m’avaient élevée (Fox l’épagneul breton des grands-parents maternels et Yankee le labrador noir son homologue chez les paternels), j’étais donc dans l’obligation de poursuivre comme si de rien n’était.

La seule question qui demeurait donc en suspens, était de savoir si les deux morceaux devaient être immédiatement jetés à la poubelle ou conserver jusqu’à la plage horaire réservée aux travaux manuels, lesquels avaient lieu l’après-midi tandis que la matinée était réservée à l’écriture entrecoupée des travaux ménagers, l’un compensant l’autre. En effet si la production de textes se faisait toute seule – par inspiration comme disaient si joliment les Camisards à la parole prophétique - il n’en allait pas de même de l’entretien domestique qui avec l’âge devenait de plus en plus délicat et qu’il me fallait donc caser dans les heures les plus productives de la journée, au risque de ne plus pouvoir ensuite l’accomplir.

Je demeurais donc ainsi confrontée à ce nouveau défi – le fameux Que faire ? bien connu de tous les instruits face à ces deux morceaux de plastique blanchâtre dont l’un était percé d’un trou censé faciliter l’accrochage encore qu’à l’usage, il apparaissait clairement que le bureau des méthodes avait failli dans sa tâche de déterminer le meilleur endroit pour la perforation … et l’autre garni de poils synthétiques, m’interrogeant longuement sur le parti à prendre c'est-à-dire une bonne dizaine de minutes … Avant que ma nature ne l’emporte, laquelle venue des profondeurs de tout ce que j’avais encaissée pour ne pas dévier de ma voie prononça fermement le libellé de l’œuvre à venir - en fait déjà venue - puisque cela en était le ressort : La société en état de choc !

Le caractère ridicule de cette balayette de mauvaise qualité dont on voyait bien à quel point le seul critère qui avait présidé à sa conception était le faible coût de revient constituait donc le symbole parfait de ce qui était arrivé à la société française. Non seulement elle était en plastique ce qui déjà augurait mal des possibilités de résultat, mais elle prenait apparemment bien soin de laisser de côté toutes les possibilités artistiques que ce matériau novateur là recelait tout de même, puisque dans les commencements de cette nouvelle industrie on avait trouvé le moyen d’en faire des bijoux qui selon les critères contemporains atteignaient aujourd’hui des cotes extra ordinaires, pas seulement pour des raisons d’intérêt historique mais parce que beaucoup d’entre eux étaient de véritables chefs d’œuvre.

Quant aux objets de la vie quotidienne qu’on n’avait pas tardé à fabriquer, découvrant que cette matière novatrice était bien plus légère que les métaux traditionnellement employés et la céramique elle-même beaucoup plus lourde qu’on pouvait le soupçonner à l’œil, sans compter les incomparables facilités d’entretien comparées à celles obligatoires envers celles qui l’avaient précédée, les collectionneurs se les arrachaient aux Puces sur les stands spécialisés dans ces articles. Force m’était de me ranger moi-même sinon parmi les maniaques des objets en bakélite, au moins parmi les amateurs convaincus.

Si la production d’objets de ce genre qui était encore d’usage courant dans mon enfance d’après-Guerre avait été abandonnée, c’était sans doute parce qu’ils étaient cassants ! Incontestablement un inconvénient dans la vie domestique, même dans celle des ménages peu portés à tenter d’arbitrer leurs conflits par le bris des objets communs, manière de signifier au partenaire qu’au-delà de cette limite le contrat accepté au départ de l’association et qui avait permis la fondation du couple - ainsi qu’ipso facto réglé son fonctionnement fondamental - n’était plus valable, prévenant par cet acte symbolique que l’action à laquelle se livrait indûment l’autre protagoniste mettait l’attelage en péril.

La société qu’il ne faut pas prendre pour une truffe avait trouvé relativement rapidement - du moins à l’échelle l’historique - le remède à ce handicap en inventant au-delà des premiers essais de galalithe et de bakélite, la mélanine qui elle tenait le choc pratiquement dans toutes les circonstances et d’autant plus que l’éventail des différents cas de figure n’avait cessé de s’élargir.

Les objets domestiques relevant de ce type de fabrication n’avaient plus comme habitacle seulement les cuisines, elles même devenues plus sophistiquées depuis le chaudron accroché à l’âtre grâce à la crémaillère et dans lequel on faisait tout au long de la journée cuire indistinctement tout ce qu’on avait trouvé de comestible à savoir ce qu’on aurait sous d’autres latitudes qualifié de viande de brousse - laissant au cuisinier l’appréciation de la recette à lui appliquer - ils accompagnaient désormais leurs propriétaires dans les endroits les plus extravagants que les congés payés d’abord, puis la réduction générale du temps de travail corollaire rationnel des gains de productivité induits par le progrès technique, avaient multipliés.

Les assiettes en mélanine avaient remplacé celles en aluminium chères à une nouvelle race d’aventuriers, les ethnologues tendance galtouse dont le jeune Levi Strauss avait lancé la mode depuis qu’on l’avait popularisé pour avoir posé devant l’objectif du photographe sur un fond de rivière avec presque en premier plan sa batterie de cuisine installée sur une étagère astucieusement coincée entre des embranchements opportunément utilisables du couvert végétal.

Les campeurs les avaient rapidement adoptées et d’autant plus qu’au-delà du gris uniforme de l’aluminium, la mélanine avait en plus de ses incontestables qualités pratiques, offert la possibilité du choix de la couleur toutes également pimpantes, compensant ainsi par cette note de gaité ce que certaines installations laissaient à désirer en termes de confort.

Ce produit trouva d’autant plus rapidement un large marché de consommateurs du fait que la plupart d’entre eux ne voyaient pas seulement dans cette activité de plein air encouragée par la Ligue de l’Enseignement, un moyen de se dépayser quelles que soient ses possibilités financières mais qu’ils n’avaient pas perdu de vue les préoccupations esthétiques auxquelles ils n’avaient pas voulu renoncer.

C’est que ces activités de Camping étaient aussi - pour ne pas dire et surtout - l’adhésion à un mode de vie reposant sur une idéologie d’alliance avec la Nature faisant une place à la dimension animale de notre physiologie, idéologie que n’avait pas encore torpillée l’écologisme fanatique affichant haut et clair sa haine des humains dans un intégrisme de mauvais aloi.

S’y ajoutait aussi la plupart du temps un goût sportif exaltant dans le même mouvement la forme physique, l’hygiène dont le goût était équitablement réparti entre les différentes composantes de l’échiquier politique puisqu’on le retrouvait aussi bien chez les fascistes portant au pinacle les dieux du stade aux qualités viriles et combattantes que chez les partageux adeptes de la santé pour tous grâce à l’organisation rationnelle des installations collectives pour les petits et pour les grands.

Et à l’échelle historique - tout cela étant désormais loin de nous en raison de la brutalité de la Révolution Cybernétique - il apparaissait que ce qui avait séparé les deux groupes était moins important que ce qui les avait situés ensemble dans la même période du XXe siècle essentiellement dominée par une transformation radicale de la condition humaine qui avait là en quelques décennies, plus changée que dans les siècles précédemment écoulés.

Ce dont d’ailleurs auraient pu se rendre compte des observateurs sans préjugés qui n’auraient pas manqué au-delà des rhétoriques dogmatiques préfabriquées, de constater que les affiches de propagande de l’URSS stalinienne pour la construction du Socialisme avaient tout à voir avec celles destinées à faire miroiter aux yeux des amateurs de la séance de cinéma du Samedi soir ou du Dimanche en matinée, les dernières productions de l’usine à rêves dont les activités étaient essentiellement basées à Hollywood.

Hélas ces efforts pour construire le monde n’avaient pas abouti dans le sens espéré par des idéalistes visionnaires qui n’avaient pas pris en compte la permanente dérive non seulement des continents mais surtout des activités humaines. Dérive pourtant autrement spectaculaire et sans arrêt travaillée par l’utilisation maximaliste des opportunités crées par chaque changement ouvrant des brèches dans lesquelles s’engageaient sans même coup férir les arrivistes, les fanatiques, les sans scrupules et surtout la grande masse des individus n’ayant pour horizon que leur confort immédiat obtenu à moindre frais et s’efforçant surtout de ne pas être mêlés de quelque façon que ce soit à ce qui pouvait nuire à leurs intérêts et a fortiori à quelque situation dans laquelle il y avait un risque de prendre des coups.

Mais après tout pouvait-on reprocher à la matière vivante de chercher à fonctionner à moindre frais énergétiques, compte tenu du fait qu’on pouvait observer que roulant pour son propre compte, le progrès technique poursuivait apparemment le même but ? Concomitance qui avait fini par faire croire à certains philosophes d’avant-garde que la machine et l’être humain c’était un tout, ce qui d’ailleurs n’était pas tout à fait faux. Puisque tout le monde était sémantiquement d’accord pour admettre qu’un individu dont on ignorait le nom pouvait sans difficulté être désigné par le vocable de machin et son homologue féminin par celui de machine du moins tant que la différence des sexes était une évidence fondamentale que nul ne songeait à contester et encore moins à supprimer.

S’il était indiscutable que la personne concernée était par tous et par elle-même reconnue dans cette désignation, cette appellation n’était néanmoins pas exempte de mauvaises intentions, l’étymologie du terme renvoyait sans équivoque à l’existence d’une invention, d’un engin, d’un artifice mais faisant également référence à sa connotation d’autant plus vérifiable que le terme machination comportait une dimension de complot destiné à la perte de quelqu’un ou au naufrage d’un projet dont on avait ainsi volontairement rendu la réalisation impossible.

Force était également de constater que le Général de Gaulle dont l’esprit était tout de même suffisamment ouvert pour autoriser un certain Neuwirth à proposer abolition de la loi de 1920 qui interdisait la diffusion des méthodes contraceptives et probablement dans le même mouvement de volonté d’amélioration de la condition humaine, pour accepter également qu’André Malraux - qu’il avait nommé Ministre de la Culture - importe d’Union Soviétique le concept de Maison de la Jeunesse et de la Culture permettant à chacun et à chacune d’avoir des activités de nature à lui permettre de s’élever au-dessus de sa condition familiale première, n’hésita pas lui-même à qualifier l’ONU de Grand Machin montrant ainsi le peu de confiance qu’il avait dans cette organisation qui tentait - bien petitement pourtant - d’organiser la vie mondiale.

Si on remettait tout cela en perspective, on ne pouvait donc pas s’étonner que dès qu’il en eut l’occasion le principe qui présidait à l’évolution du monde - mélange de désordre et de stade d’intégration supplémentaire comme le montre et l’analyse mon traité de philosophie Canal de la Toussaint publié aux Editions des Femmes en 1986 – entreprit de se débarrasser de l’être humain dont il n’avait plus l’utilité puisque les machines désormais le remplaçait à moindre frais et apparemment avec beaucoup moins d’emmerdements.

Ainsi le sort de l’être humain fut-il scellé lors de la Révolution Cybernétique, laquelle grâce aux ordinateurs parvint à se passer d’une grande partie des travailleurs qu’il n’y avait ainsi plus à payer et permettant d’augmenter largement les profits des propriétaires de ses machines.

Ceux qui avaient été autrefois des fournisseurs d’une force de travail - facteur principal de la production - devinrent alors inutiles et leur existence ne fut plus appréhendée que comme un coût qu’il s’agissait de minimiser. On réduisit donc au minimum les dépenses concernant le train et le mode de vie de ces humains-là, inventant des communicateurs véritables gestionnaires de la matière humaine, authentiques cost-killers.

Il fallut donc dans tous les domaines minimiser les dépenses que cette masse d’inutiles causaient. L’industrialisation de la nourriture fut la plus facile à réaliser, non seulement à coups de produits chimiques de tous ordres, mais les coûts de l’élevage des animaux largement diminués grâce à la trouvaille géniale consistant à faire manger à des herbivores les cadavres de leurs congénères mêlés à des boues d’épandage ainsi qu’à des eaux de nettoyage des latrines en rebaptisant le tout du terme générique de farines animales.

Il y eut bien quelques ratés par ci par là, mais on n’en propagea pas moins le concept à répétition adoptant lorsque la population se révoltait et dénonçait le scandale, les solutions radicales d’éradication des animaux qu’on avait rendu malades, qu’on voyait jetés à pleine brassées encore vivants dans des poubelles, des containers ou des fosses dans lesquels ils étaient brulés.

On tenta bien d’autres pistes toutes plus innovantes les unes que les autres. Face à la prolifération des méduses on testa des recettes qui auraient permis de les faire utiliser quasiment gratuitement, un peu comme les fruits de l’arbre à pain sous les Tropiques à la différence près qu’il fallait lever les bras pour les détacher des branches dans un cas et les baisser pour ramasser sur le rivage celles qui s’étaient échouées dans l’autre. Mais ce fut un échec complet. L’idée ne fit pas son chemin et ce n’était peut-être pas qu’une question de recettes qui n’étaient pas encore au point, en dépit des recherches qu’on avait largement encouragées. On lança d’autres pistes concernant les insectes qui n’eurent pas plus de succès, sans compter le projet d’élever des grillons pour les utiliser en pâte à tartiner façon Nutella.

Les psychologues et philosophes appointés furent mobilisés pour produire les idées adéquates qui auraient permis de dénouer ce qu’on appelait désormais les crispations, à savoir l’attachement des populations à leur mode de vie, sans compter qu’il était de plus en plus clair - même pour les plus obtus comme pour les plus retors - qu’on perdait au change.

On eut beau mobiliser les âmes sensibles sur les avatars navrants de la condition animale, les gastronomes sur les diverses qualités de ce que la population elle-même regroupait dans le terme général d’une malbouffe qui lui sortait par les yeux et dans laquelle elle finissait excédée par ne plus faire de distinguo, les égalitaristes inventant une nouvelle doctrine le Spécisme pour expliquer que les humains et les grenouilles devaient avoir les même droits et pas seulement les grands singes, rien n’y fit, les Petits Blancs tels qu’on les nommait désormais ne voulaient pas céder et résistaient passivement au lavage de cerveau qu’on n’avait pourtant pas ménagé.

Ce n’était plus un filet d’eau mais un torrent, un déferlement qui recouvrait tout. Or il fallait se rendre à l’évidence, on avait eu beau saboter l’Ecole Républicaine et la méritocratie, ne pas donner la parole aux opposants, ridiculiser les esprits libres qui étaient demeurés critiques, qualifier de délinquants les opposants au Traité de Maastricht, s’asseoir sur le vote négatif au référendum concernant le Traité Constitutionnel Européen et le faire passer quand même en douce par le Parlement transformé là du coup en garde chiourme de la population qu’il avait néanmoins pour légitimité de représenter, rien n’y faisait !

La population n’adhérait plus aux fantasmes de l’élite autoproclamée, les plus pacifiques se contentant de reprendre la formule qui avait permis à l’Abbé Pierre de résumer le caractère absurde et odieux du système politico social qui gangrénait le pays et le conduisait à la ruine : A quoi ça sert d’attendre son tour, quand il n’y a pas de tour ?

On savait que l’Eglise n’était pas monolithique, on était au courant de l’existence des Prêtres Ouvriers même d’abord condamnés par le Pape et de La Théologie de la Libération qui avait soulevée l’Amérique du Sud en proie à l’écrasement, mais on ne pensait pas que la France républicaine, il n’y a pas si longtemps encore la quatrième puissance du monde en relevait. Je l’avais pourtant bien écrit dans mon Au présage de la mienne dès 1994 : l’américanisation de la France, c’est la sud-américanisation. Mais publiée au Canada au Loup de Gouttière, cette prophétie n’avait pas dû atteindre l’Hexagone et pourtant…

Bref, il était apparu clairement que puisque de toute façon la population n’adhérant pas au bouleversement en cours et ne suivant plus aveuglement les consignes d’une élite autoproclamée pour qui l’activité principale était se mettre en scène et de s’offrir à l’admiration de tout un chacun, il n’y avait plus qu’une seule solution à savoir s’en débarrasser. D’où la balayette symbole de ce débarras.

Mais si dans le monde virtuel il est aisé de transférer les fichiers inutiles dans la corbeille et d’en vider d’un seul coup toute une grande quantité, il n’en est pas de même des corps de plus en plus agités capables de fomenter quotidiennement des émeutes, pour les plus décidés de se transformer en éco-guerriers bien décidés à conserver sinon tout le territoire au moins des enclaves comme cela avait commencé avec la défense du Plateau du Larzac.

Les plus pacifiques s’étaient contentés d’y faire apparaitre la vraie nature de la situation en employant des moyens non violents, comme la construction de la fameuse Bergerie reproche véritable basilique de pierre payée par les donateurs sympathisants et militants - équivalent pour le mouvement de la Désobéissance Civile dont le fondateur n’est pas comme on le croit Thoreau mais son précurseur La Boétie - et quoique de proportions et d’audience moindre aussi glorieuse que la Sagrada Familia de Gaudi à Barcelone conçue sur le même principe de générosité et d’adhésion hélas pas même encore achevée, bien que déjà consacrée.

La balayette est donc le symbole de ce débarras - finalement à l’épreuve - pas si facile à réaliser que l’avaient d’abord pensé ses promoteurs. La preuve, la cassure. Cela n’a pas fonctionné comme le montre cette œuvre d’art minute qui peut s’interpréter de deux façons contradictoires comme c’est parfois le cas lorsqu’il s’agit de réalisation qui trouvent souvent leur source dans la volonté de leur concepteur d’échapper à la logique binaire du tiers exclu réduisant fâcheusement le monde qui fonctionne dans la réalité selon celle du tiers inclus.

A partir de là on peut trouver deux interprétations de la cassure du dit engin :

Première hypothèse : cette cassure d’une balayette est la figuration de ce que d’aucuns ont nommé la fracture sociale important là à la française ce que les Chiliens avaient cruellement subis après le coup d’Etat du Général Pinochet et nommée La Fractura à savoir l’ouverture par la force brute militaire et policière du pays au commerce international, lui imposant alors ce qu’on n’appelait pas encore la Globalisation mais qui l’était déjà.

Cette opération d’une violence inouïe - révulsant même les modérés - avait résulté de l’application à la vie économique des directives des Chicago Boys qui y mirent en œuvre ce qu’on a, à tort appelé le darwinisme social bien que tous ceux qui ont effectivement lu celui qui contemplant rêveusement et néanmoins très précisément la faune des îles Galapagos - comme Newton une pomme tombant d’un pommier - en tira quelques conclusions, ne pense pas tout au contraire des choses de ce genre et on peut valablement se demander ce qu’il vient faire dans cette affaire.

La cassure symbolise alors l’éventrement de la nation pour mettre en œuvre ce que les rigolos persistent à appeler le développement à savoir la possibilité de spéculer sur sa partie utile pour l’enrichissement exclusif de ce qu’on appelle désormais les gagnants de la mondialisation se contentant de qualifier de perdants ceux à qui on a arraché un par un systématiquement et rationnellement tous les moyens d’existence, comme s’il s’agissait d’un jeu. Les dits perdants ne pouvant s’en prendre alors qu’au hasard ou à leur maladresse à utiliser les règles du jeu établies et imposées par les dits gagnants.

Dans cette interprétation on peut penser que le manche est la partie utile de la nation française, à savoir celle qui peut de façon juteuse être connectée à la Globalisation parce qu’elle en partage l’idéologie et l’absence de scrupules devant le ravage systématique pourvu qu’il permette d’en dégager des bénéfices. Le côté poils évoquant ce qui reste d’une masse humaine décérébrée et laissée pour compte, les dits poils étant synthétiques car il faut vivre avec son temps.

Cette première compréhension consistant à penser que le manche est la matérialisation de l’élite autoproclamée renvoie à l’expression être du côté du manche, c'est-à-dire faire partie de ceux qui ont du pouvoir et sont en situation d’imposer quelque chose à autrui. Ce que les dominés désignent eux du pronom ILS, très clair pour ceux qui le sont et dont les dominants lorsqu’ils l’entendent montrent l’exaspération que cette appellation leur cause en questionnant à la limite de l’agressivité Qui ça ILS ?

Du coup la partie poilue - pas du tout à la mode - représentant disons le franchement la populace qui n’a pas encore compris à quel point il était dégoûtant de ne pas s’épiler et je ne dis rien là du rôle physiologique de la pilosité comme prévention d’un certain nombre de dysfonctionnements ni non plus de l’aspect violemment attractif des torses masculins poilus pour les femelles que nous persistons à être, même si la bienséance nous a imposé de renoncer à aller miauler la nuit sur les toits parisiens.

Quant à la seconde hypothèse d’interprétation de cette balayette cassée désormais dénommée la société française en état de choc, elle consiste à penser qu’à côté de la locution être du côté du manche, il en existe une autre qui dit tenir le manche.

Ce qui peut signifier dans sa variante cybernétique seulement tenir le gouvernail – l’idée même du gouvernement – impliquant d’autant plus le sens de la responsabilité qu’il s’agit dans ce cas d’éviter les écueils de la navigation maritime, l’expression de Charybde en Scylla dont Thucydide déjà se servait pour avertir les marins des difficultés de passer le détroit de Messine à cause de son étroitesse et de ses courants en étant la preuve. Laquelle au manège et dans le domaine de l’équitation peut s’adapter dans le moins pacifique et moins amical tenir la chambrière…

Dans ce cas-là, la cassure signifierait la nouvelle situation dans laquelle les dominants ne sont plus en situation de se faire obéir par les dominés. Les instruits savent bien que longtemps avant la Révolution Russe les aristocrates ne parvenaient plus à se débarrasser des gens installés indûment dans leurs jardins et qu’ils s’en plaignaient.

Nos maîtres pas encore, ils savent trop bien à quel point sauver la face est pour eux essentiel car c’est ce qui leur permet de ménager l’avenir et de rebondir, ce qui n’a aucun sens pour le populo conditionné lui à l’honnêteté, non pas pour des raisons morales mais d’employabilité. Du moins avant qu’on lui fasse miroiter un futur d’auto-entreprises ubérisées comme l’avenir radieux de la vie économique et sociale.

Finalement les deux interprétations ne sont pas si contradictoires que cela…

 

Jeanne Hyvrard 22 Août 2017

 

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Mise à jour : septembre 2017