Dante - Pandémie de la Covid-19

Construction de Jeanne Hyvrard

Hauteur 40 cm - Largeur 45 cm



J’ai acheté pour rien aux Puces de Millau - à côté du Marché Couvert - ce buste en plâtre de Dante Alighieri à la fin des Octantes à un vendeur qui n’en revenait de trouver un pigeon ou plutôt une pigeonne à qui fourguer son ours (*).

Il est resté sans se faire remarquer à la villégiature du Causse Rouge durant un quart de siècle avant de venir à Paris comme ne pouvant plus aller jusqu’à lui, j’avais demandé qu’on veuille bien me le rapporter, ce qu’on fit avec beaucoup de gentillesse.

Cet objet n’était pas facile à caser dans un appartement déjà encombré et ne brillait pas non plus particulièrement par ses qualités décoratives, son intérêt ou sa discrétion. Mais la question n’était pas là, j’avais besoin de compagnie car je m’ennuyais l’après-midi, la Télévision ne projetant plus en boucle que les mêmes programmes qu’on peut ranger dans la catégorie de l’avilissement de masse.

J’avais bien déjà le buste de Mermoz également en plâtre au dessus du frigidaire mais son air éthéré m’avait fait rapidement comprendre qu’il n’entendait pas plus que cela participer à ma vie. Qu’on ne croit pas que je choisisse cette collection de bustes verdâtres pour imiter la patine du bronze pour des raisons idéologiques ou affectives, mes acquisitions de ce type n’étant en fait que le fruit du hasard et des opportunités.

Ainsi me suis-je donc trouvée en situation d’avoir à trouver une place pour l’immortel auteur de La Divine Comédie, texte vieux de sept cents ans dont on venait de publier enfin en 2008 les dessins qu’avait commandés à la fin du quinzième siècle un des Médicis à un certain Botticelli. Ce fait étant à lui seul un encouragement radical pour tous les artistes qui en rade, auraient tendance à désespérer.

Pour l’installer je n’ai pas trouvé d’autre endroit que la loggia de la cuisine elle-même déjà passablement encombrée d’une table de jeux recouverte d’un tapis rococo et d’une chaise de bureau Arts Déco toujours aussi belle mais devenue impraticable en raison de mon âge. Je n’avais pas voulu me débarrasser ni de l’un ni de l’autre.

Ainsi ai-je dû me résoudre à un placement peu convaincant à côté de la conduite d’évacuation des eaux de l’arrosage automatique des plantations des habitants de la terrasse du septième étage, sur le grand et magnifique pot vernissé grenat qui n’avait pas fait comme je l’avais espéré, le bonheur de celui - à qui sans le prévenir - j’avais demander qu’on le livre. N’ayant qu’une confiance relative dans la solidité du plâtre en tant que matériau, j’étais de surcroît obligée l’hiver de rentrer le buste de ce célèbre littérateur, à cause des intempéries.

Force est néanmoins de constater qu’en dépit de cette solution comme d’habitude résolument constructiviste, qu’à côté du tableau d’Eugène Delacroix sobrement dénommé Dante et Virgile puisque bien avisé c’est lors de leur commune traversée des Enfers que le premier a dit au second Tu es mon guide mon seigneur et mon maître, mon installation parait franchement minable.

De même et peut être même davantage si on la compare à la toile de Gustave Doré plus tragique encore de voir les deux mêmes protagonistes circuler dans les marais glacés du Cocyte, œuvre qui me sauta au visage lors de la visite du Monastère de Brou, il y a une palanquée d’années.

Est-ce à dire que ma loggia est un Enfer insuffisant ?

Pas du tout, c’est plutôt tout au contraire un refuge contre la dureté non seulement des temps, mais de ma nouvelle condition. Me déplaçant désormais avec difficulté c’est de là que j’ai encore le contact avec la société.

J’y observe le niveau des ordures qui parsèment toute la rue, les tentatives des rats embusqués sous les automobiles de réussir – lorsqu’il n’y a personne - à déchirer les sacs en plastique des poubelles new look choisies pour moderniser la ville de Paris ou le décourageant constat que de nombreuses femmes persistent à traîner leurs paquets de ravitaillement au lieu de se faire livrer.

Du coup le moment le plus réussi de la journée est le passage du camion des éboueurs que j’entends venir de loin et dont le tempo me confirme qu’en dépit des apparences, le service public persiste. Je me dis alors in petto Voilà la République!

Non ma loggia n’est pas l’Enfer et loin de là. J’aime ma vie quotidienne et souhaite qu’elle dure le plus longtemps possible. Ainsi la considérant comme un devoir et m’efforçant dans le même esprit de pratiquer le bonheur comme un art à la portée de tous ai-je obtempéré lorsque la junte qui nous gouverne plus ou moins démocratiquement, nous a ordonné à peine de danger mortel, d’adopter de nouveaux comportements nous isolant les uns des autres. Ce qui pour une espèce grégaire n’allait pas du tout de soi.

On nous a enjoint de rester à bonne distance les uns des autres, de pratiquer des gestes estampillés barrière tels que d’éviter de se serrer la main nous encourageant au contraire à les laver fréquemment, et avec un mépris qui faisait froid dans le dos comme si cette pratique était le comble du mauvais goût d’éviter les embrassades.

Le nouvel ordre que nos maîtres tentaient de nous imposer et qu’ils appelaient ingénument de distanciation sociale envisageait même de nous empêcher de parler au motif qu’on excrétait alors des gouttelettes qui pouvait véhiculer ce fameux coronavirus dont la pandémie née en Chine grâce aux chauves-souris et aux pangolins nous menaçaient tous les jours davantage.

Le port du masque était alors aux dires des experts réputé indispensable pour protéger autrui de la contagion et comme on était – en raison de l’imprévoyance des Autorités Publiques - démunis de cet accessoire que n’utilisaient que les chirurgiens et les amateurs de carnaval, il était indispensable de se mettre à en coudre soi même en utilisant le tissu de ses vieux habits.

J’ai donc sans délai entrepris la fabrication d’un prototype que je me promettais éventuellement de dupliquer si la consigne persistait. Ainsi ai-je réalisé selon mon goût ce premier contre-feu thérapeutique avec de la toile Denim et de l’élastique.

Outre l’usage sanitaire de cette toile bleue du nom que les marchands qui souhaitaient en récupérer les opportunités de bénéfice avaient donné à ce genre tissu pour en faire oublier la connotation libertaire qui avait fait sa gloire, il avait l’avantage d’afficher une protestation non violente dans le genre de celles que j’affectionnais.

Elle mettait en cause le discours public qu’on entendait de plus en plus fréquemment à savoir qu’il fallait se débarrasser de la génération de ceux qu’on appelait Les Boomers et qui étaient surtout essentiellement les vieux qu’on trouvait de plus en plus encombrants et inutiles …

Sans compter avec les indéniables progrès de la médecine, source dans ce cas là de dépenses improductives qui alors devaient s’ajouter au paiement de leurs retraites dont le blocage ne suffisait plus à alléger la charge. Le fait qu’ils aient auparavant cotisé en payant celles de leurs prédécesseurs n’était pas retenu pour légitimer l’acquisition de ce que le Chef de l’État - pour la disqualifier - appelait une rente. Expert en cynisme, il affirmait ensuite qu’il voulait privilégier le travail. Du coup on hésitait à le qualifier du beau titre de Premier Magistrat de France.

Ainsi me suis-je rapidement trouvée en possession d’un masque original qui avait la forme des FFP2 affichés par les soignants et qui pouvait en cas de besoin faire l’affaire à condition de ne pas le porter longtemps car en dessous on avait du mal à y respirer.

Comme le port de cet accessoire manquant de grâce n’était pas encore obligatoire, que je sortais peu, que les pharmaciens n’allaient pas tarder à en recevoir sans qu’on sache de quelle provenance d’après les rumeurs qui couraient les médias, j’ai attendu la suite des évènements. Finalement quelqu’un m’en a apporté une boite de cinquante et j’ai considéré la question comme réglée.

Le prototype dont je ne savais plus quoi faire resta alors au fond de mon cabas à travaux manuels. Je ne savais plus quel sort lui réserver hésitant à en récupérer l’élastique et le tissu, ce qui aurait anéanti le travail effectué. C’était après tout une œuvre comme une autre.

Comment m’est venue l’idée de m’en débarrasser sur l’effigie d’un type dont on vient de publier un texte vieux de sept cents ans illustré par un génie du dessin ayant lui-même vécu plus d’un demi- millénaire auparavant ? Mystère.

Pas tout à fait.

Sur la loggia de ma cuisine avec tous nos autres prédécesseurs qu’il représente et dont ceux qui se croient aujourd’hui les gagnants de la nouvelle donne qu’a généré le progrès technique rêvent de faire perdre jusqu’au souvenir, il est mon guide, mon seigneur et mon maître.

Il est des nôtres !

Il n’y a pas de raison qu’il n’applique pas lui aussi la distanciation…


Jeanne Hyvrard (29 juin 2020)


(*) C’est ainsi que dans l’argot commercial on appelle les marchandises invendables qu’on peut également nommer des rossignols.



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Mise à jour : juillet 2020