AU MALI AVEC L’EROM (1)

L’ETE 1967

 

I.                   Journal de bord de pas encore Jeanne Hyvrard

(Y compris les dessins réalisés par l'auteure à l'époque et d'après nature sur le même carnet format 20cm sur 15cm)

II.     Ses deux articles écrits au retour pour figurer dans le compte-rendu rédigé à l’usage des organisateurs du périple  (2)

III.    Tenue à tour de rôle par les différents membres au nom de l’ensemble du groupe, la chronique du voyage

 

Celui-ci était constitué de onze personnes - six garçons et cinq filles - dont le plus âgé était né en 1943 et le benjamin en 1948. Les prénoms ont été changés.

Les notes et considérations diverses ont été ajoutées pour et au moment de la mise en ligne, un demi-siècle après.

 

 

I.       Journal de bord de pas encore Jeanne Hyvrard

(Y compris les dessins réalisés par l'auteure à l'époque et d'après nature sur le même carnet format 20cm sur 15cm)

Lundi 17 Juillet 1967

Le soir départ de Paris Gare de Lyon. Premier ennui : Brigitte n’arrive pas et les places louées ne le sont pas dans le bon train. Panique. Chacun donne son avis. Nuit complètement blanche. Série de discussions sur l’Art, Toutankhamon, Picasso ainsi que sur l’essence et l’existence. La Révolution Culturelle. Le mythe de la croissance. L’égalité des revenus dont Rémi justifie qu’elle ne soit pas au motif que les autres ne se révoltent pas. Tentative de chants, sans succès.

 

Mardi 18 Juillet 1967

Arrivée à Marseille à 7 H 30. Brouillard sur les garrigues. Les oliviers sans soleil. Les tuiles dans l’aube qui éclate tout d’un coup après que j’ai eu dit dans la nuit noire dans un instant ce sera l’aube ! Déjeuner au café. Achat de lunettes de soleil et de pharmacie. Embarquement. Départ à 11 H. Discussion sans succès sur le problème du racisme à bord. Attitude des Officiers qui essaient de se réserver les filles.

 

Mercredi 19 Juillet 1967

Journée à bord. Menus faits de racisme.

 

Jeudi 20 Juillet 1967

Matin : Escale à Casablanca. Ville européenne ainsi que Vieille Médina. Boucher bombardant sa viande de DTT. Boutique Salut les Copains. Tirage à la Loterie le mercredi soir. Burnous en Tergal. Femmes avec des voiles sur la bouche.

Le soir : Discussion sur la Civilisation Bambara et l’Art Nègre.

 

Vendredi 21 Juillet 1967

Discussion sur le sous-développement et son évaluation par critères ou en tant que placages de deux civilisations. Escale aux Canaries décevantes hormis par ses fleurs. Elles doivent valoir par leur climat en hiver car il n’y a pas d’attraits touristiques

 

Samedi 22 Juillet 1967

Discussion sur le Socialisme Africain avec le neveu de Senghor. Le soir tout le monde a la grippe !

 

Dimanche 23 Juillet 1967

Arrivée à Dakar. Nous sommes pris en charge par les Eclaireurs du Sénégal. Mes yeux écarquillés s’émerveillent. La ballade en camion pour la première fois me frappe en plein cœur.

L’après-midi : Visite chez une connaissance de notre famille qui nous accueille comme des étrangers. Tournée au village artisanal. Grande braderie de masques à 30 Francs et de tamtams à 20. Marché aux poissons. Costumes multicolores sur la mer aux couleurs de fer.

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Lundi 24 Juillet 1967

Le matin : Courses en ville. L’après-midi : Sieste ou visite à l’Ile de Gorée. On dine dans la famille de notre connaissance. Discussion.

 

Mardi 25 Juillet 1967

Ballade en camion dans les environs de Dakar. Etonnement de ne pas être plus dépaysée. Cela ressemble aux images qu’on en voit : les femmes bariolées pilant le mil devant leur case. Visite au Lac de Malika dont les Dakarois sont très fiers. En fait c’est un étang.

Riz au poisson près du Zoo. On n’arrive pas à manger avec les mains. Légère ironie de la part des Africains. Je repense à ceux qui disaient l’an dernier lorsqu’il était question de partir aux Indes pour les vacances d’été (3) On leur apprendra à manger avec une fourchette !

Le soir se pose le problème d’emmener ou non avec nous dans la Caravane, un Sénégalais.

Adieu des Eclaireurs du Sénégal qui sur le quai de la gare s’agitent beaucoup. Les chansons d’amitié et de fraternité me paraissent un mensonge alors qu’on a refusé d’en emmener un (4)

A 17 H départ du Dakar-Niger. Le train est plein et très sale. On dort tant bien que mal sous les banquettes.

 

Mercredi 26 Juillet 1967

Encore toute une journée dans le train. Les Africains nous regardent faire notre cuisine avec curiosité et sympathie. On ne se sent pas dépaysé. Pourtant le train sent très mauvais et j’ai mal aux fesses.

Le soir tard on arrive sous la pluie à Bamako. Heureusement on vient nous chercher et on nous emmène à la Maison des Jeunes et de la Culture. On nous entasse tous dans un dortoir avec des lits superposés.

 

Jeudi 27 Juillet 1967

Visite de la ville et du marché qui nous éblouit. Drame du sac (5). L’après-midi contretemps entre la Poste, le Zoo et la Sureté. Ville sympathique. On ne s’y fait pas agripper comme à Dakar …

Le soir on va voir chez lui un gars pour parler de la Coopération mais cela ne donne pas grand-chose !

 

Vendredi 28 Juillet 1967

BS ayant des responsabilités officielles nous change de l’argent, sans doute pour faire du trafic …

Départ aux aurores. Bamako-Ségou à travers la brousse. Moins monotone toutefois que les champs de maïs de Pannonie ! Ségou nous apparait comme le bled intégral avec ses maisons en banco ocre.

On est pris en charge dès l’arrivée. Visites officielles à l’Inspection du Travail, à la Jeunesse et aux Sports, au médecin. Toutes plus administratives les unes que les autres (6). On termine par le Gouverneur. On sent une attente envers nous et une tension du pays vers l’avenir. C’est très différent de Bamako.

Arrivée tard le soir à Dioro. On nous installe dans la Maison du Parti. 12 mètres sur 3,5 avec deux Maliens qu’on nous impose comme guides sans même nous les avoir présentés (7). Les villageois nous apportent à diner.

 

Samedi 29 Juillet 1967

Installation dans la baraque. On répartit en trois pièces : Une chambre de garçons, une de filles et la salle commune dans laquelle nous dormons avec mon mari. Ce n’est pas mirifique mais ce n’est pas mal. On va au marché. Achat de calebasses, de couvertures et de chapeaux.

L’après-midi : visite aux responsables du village. Intéressant et sympathique. Mélange d’ignorance et de bonne volonté. Visite au Centre d’Animation Rurale. Début de la grève de la faim (8).

 

Dimanche 30 Juillet 1967

Travail au Champ Collectif. Spectacle esthétiquement remarquable ! Les broussailles qui flambent, les bœufs qu’on attelle. Dans la fumée, les enfants qui jouent du tamtam, des jeunes filles qui dansent en chantant, les femmes qui apportent à boire. Les hommes travaillent dans un foutoir indescriptible. Chacun attaque les sillons n’importe comment et laisse tomber quand il en a marre, tant mieux s’il y en a un autre pour reprendre la charrue à ce moment-là. Les bœufs en ont marre aussi et partent à fond de train dans la brousse, c’est une vraie corrida ! Quant au mil on le sème n’importe où. Et comme on ne se rappelle plus où, on ressème au même endroit. Au retour je ne tiens plus debout à cause du soleil et de la chaleur...

L’après-midi lessive dans le Niger. Il faut avoir le cœur bien accroché pour surmonter sa répugnance.

Vers 17 H nous allons en pirogue sur le banc de sable au milieu du Niger avec les deux vieux chefs.

Soirée danse nègre à la lumière de la lampe Tito. Nous sommes les invités d’honneur du village et de ce fait nous devant également entrer dans la danse. On nous offre un paquet de cigarettes, reste du traditionnel cadeau aux invités. Sentiment que le folklore est en train de se perdre.

 

Lundi 31 Juillet 1967

Matin : Je discute avec le postier sur des questions de comptabilité concernant la gestion de la Coopérative dont il a la responsabilité (9). Le problème qui le préoccupe est celui de la répartition des bénéfices. Il enchaîne sur le jeu de 1000 Francs à la Radio !...

 

Mardi 1er Août 1967

On sème le riz avec la FAO (10) qui fait des essais pilotes.

 

Mercredi 2 Août 1967

Visite chez les artisans bijoutiers, forgeron, tisserand, fabricant de pirogues. Ils demandent si on est venu les voir travailler ou pour faire des photos.

 

Jeudi 3 Août 1967

Désherbage d’un champ de mil à la daba – nom africain de la houe - mais il n’y a pas d’assez d’outils pour tout le monde. Croquis d’une mosquée.

 

Vendredi 4 Août 1967

Aucune notation n’a été retenue.

 

Samedi 5 Août 1967

Réveil à 6 H 30 pour ne partir finalement qu’à 10 H 30 après un chassé-croisé avec les autorités de Ségou. Déjeuner à Markala. Abrutissement général. Visite du pont barrage et de l’écluse.

Visite du tombeau de Bambougoudji qui fit détourner le Niger pour entendre de chez lui le cri de l’hippopotame (11). C’est l’endroit le plus sacré du Mali. Le guide accepte un pourboire. Des femmes rentrant dans le soleil couchant avec des fagots sur leurs calebasses.

Le soir nous sommes invités à un bal mais nous ne pouvons pas y aller à cause d’une pluie diluvienne.

 

Mosquée de Dioro

 

Dimanche 6 Août 1967

Courses à Markala. Retour à Ségou où on déjeune chez la Marocaine (12). Visite à Alain. Prise de bec avec Rémi et Eloi. Visite dans les faubourgs de Ségou du tombeau du père de Bambougoudji. Les vieux nous en racontent l’histoire puis s’arrêtent en déclarant qu’ils n’en savent pas plus pour aujourd’hui.

 

Lundi 7 Août 1967

Diverses rencontres avec les stagiaires du Centre d’Animation Rurale.

 

Mardi 8 et Mercredi 9 Août 1967

Aucune note (13)

 

Jeudi 10 Août 1967

Visite au Maire de Ségou très fier de l’architecture locale.

 

Vendredi 11 Août 1967

Marché. Début d’insolation heureusement sans suite. Méchoui à 17 H. Griot extraordinaire. Danses en pagne. Surboum dans le préau de l’école. Dans notre Caravane, la situation est au bord de la rupture (14).

 

Samedi 12 Août 1967

Lever aux aurores. Rangement du foutoir indescriptible. On attend le bateau pour 15 H, il n’arrive qu’à 19 H et c’est la ruée, des paysans offrant le lait, le poisson grillé, la viande rôtie etc… On dort sur le toit du bateau. J’attrape un rhume (15).

 

Dimanche 13 Août 1967

Village très exotique sur le bord du Niger. Enfin la vraie savane herbeuse avec ses herbes ondulantes. Arrivée à Mopti vers 13 H. Sieste à l’Inspection de la Jeunesse et des Sports. Arrivée au Centre des Producteurs de Riz de Sévaré où la caravane 15 X 24 (16) nous ignore complètement.

 

Lundi 14 Août 1967

Mopti. Visite au Gouverneur qui refuse de nous prêter la Land-Rover de l’Office du Tourisme et ne s’intéresse aucunement à notre programme. L’après-midi visite de Mopti avec mon mari. Mosquée. Port. Village bozo. On ne trouve rien à acheter. Les femmes des marchands affichent leur bilan financier à leurs oreilles.

 

Mardi 15 Août 1967

On attend toute la matinée. Déjeuner au Campement.

Départ pour Sangha. Route moins mauvaise qu’on imaginait.

Visite au Commandant du Cercle de Bandiagara. A 19 H les chauffeurs s’arrêtent dans un tournant faire leur prière.

Coucher au Campement sous le péristyle.

 

Mercredi 16 Août 1967

Sangha. Promenade dans les falaises. Tout cela me paraît naturel. Même pas de dépaysement. Rémi vole les poteries des morts et photographie contre le gré de la population (17).

 

Jeudi 17 Août 1967

Matin : Croquis du hangar à palabres (18).

L’après-midi : On se promène dans les villages alentours. Le forgeron se moque de nous.

A Bongo : Spectacle extraordinaire de la fête d’après les funérailles où les hommes miment un combat (19).

Visite à la Mission. Impression désagréable.

Le village de Banani

 

Le hangar à palabres de Sangha

Vendredi 18 Août 1967

Ballade dans les environs.

Marché. Folie collective d’achat. On perd complètement les pédales. Il semble que la règle soit devenue d’acheter le plus possible (20). Spectacle décevant de danses et de masques dogons. Le soir discussion avec les Africains complètement écœurés de notre comportement.

 

Samedi 19 Août 1967

Sangha-Bandiagara.

Contact avec le Bureau Politique de Bandiagara. Méchoui. Sieste. Visite de la ville. Palais en ruines.

 

Dimanche 20 Août 1967

Bandiagara-Mopti. On ne trouve pas de pinasse. Mopti-Sofara. Accueil sympathique dans la Maison du Parti. Architecture très belle.

 

Lundi 21 Août 1967

Aller et retour à Djenné en pinasse. La mosquée ne vaut pas la réclame qu’on en fait. Par contre la ville entourée d’eau a beaucoup d’allure. En fait on passe les trois quarts du temps à attendre le repas au Campement.

 

Mardi 22 Août 1967

Sofara-Ségou par San. Nuit au Campement.

 

Mercredi 23 Août 1967

Réception chez le Maire. Discussion très intéressante. Bernard va chercher nos bagages à Dioro. Camion en très mauvais état. On arrive quand même à Bamako assez tard.

 

Jeudi 24 Août 1967

Bamako. Visite au village artisanal et chez l’antiquaire.

 

Vendredi 25 Août 1967

Bamako. Balade au Zoo. Plus diluvienne.

 

Mosquée de Djenné

 

Samedi 26 Août 1967

Soirée chez Bernard Dumont (21).

 

Dimanche 27 Août 1967

Départ à 7 H 30 dans le Dakar-Niger. Excellente nuit sous les banquettes. Ai dormi dix heures sans ouvrir l’œil.

 

Lundi 28 Août 1967

Dakar. Courses et village artisanal qui nous paraît ce coup-là d’un mauvais goût achevé avec sa production destinée aux touristes.

 

Mardi 29 Août 1967

Embarquement à 10 H. Pour sept jours avec une escale à Madère (22).

 

 

II. ARTICLES ECRITS AU RETOUR

II A/ Rencontres avec le sous-développement

Sous-développés, en voie de développement, les 6 (Mr Piettre), les 11 (Mr Sauvy), les 12 (Mr Jamme), les 35 (Mr Libenstein) critères de sous-développement, le Tiers Monde etc… toutes ces notions qu’on remue sans pour autant parvenir à les cerner.

Le sous-développement, qu’est-ce que c’est ? Parfois lorsqu’on est au cœur du pays, on se demande même si cela existe et si ce n’est pas simplement une vue abstraite d’économiste occidental en mal de système. Quelle tentation de mettre en équation la misère du monde… Et voilà les n critères qui passent à côté de l’essentiel.

On a l’habitude de définir le sous-développement par rapport aux ressources existantes insuffisamment exploitées et on se dit qu’il est quand même dommage de voir le lait et le beurre gâchés faute de consommation rapide, les tonnes de poissons si mal conservées, les faibles rendements agricoles etc… Mais si on abandonne l’œil sec de l’économiste, on s’aperçoit que le sous-développement est ailleurs.

Un pays pauvre n’est pas forcément sous-développé ; le sous-développement semble plutôt être un profond déséquilibre né du heurt de deux civilisations incompatibles dont l’une s’est mise en devoir de pénétrer l’autre et de la détruire. C’est la société traditionnelle déséquilibrée et disloquée par les apports de la civilisation industrielle. C’est la société industrielle rendue encore plus nocive par la non assimilation de certains de ses éléments.

Au niveau démographique, la médecine des sociétés industrielles si elle empêche les dévastations dues aux épidémies rompt l’équilibre traditionnel si on n’introduit pas en même temps progressivement le développement économique qui aurait permis un nouvel équilibre.

Au niveau économique, l’emprise occidentale sur les cultures vivrières, l’introduction de quelques industries et de quelques importations viennent perturber gravement l’équilibre économique. Les quelques usines et les centres agricoles pilotes sont souvent ressentis comme un corps étranger.

Au niveau des mentalités, c’est aussi le désarroi : On est pris entre la recherche individuelle du profit qui commence à apparaître et la solidarité traditionnelle.

On ne retient de la civilisation industrielle que les éléments extérieurs qui sont des conséquences et non des moteurs du développement. On retient l’appât du gain sans retenir la discipline au travail or on ne peut pas mener parallèlement l’achat de machines agricoles modernes et un travail peu discipliné dans les champs.

On reproduit les dehors sans posséder le contenu. Sens interdits dans des bourgades sans circulation, écriteaux au-dessus du siège d’un chauffeur de car « interdite parle ou chauffeur, vitesse max 60km/h.»

On n’a pas le courage d’être soi-même avec son originalité et les tares des deux civilisations s’additionnent : le problème est de savoir si cette confrontation restera un abâtardissement ou deviendra une renaissance créatrice. Déjà on voit par exemple les anciens griots devenir des animateurs ruraux, les artisans construire des charrues imitées des modèles occidentaux à partir de ferraille de récupération, le micro et la lampe Tito transformer la danse traditionnelle en petits spectacles de music-hall, les légendes orales que les vieux conservaient transcrites dans les manuels scolaires, un simple toit de tôle multiplie par 5 la durée de la case en banco.

Le développement c’est la naturalisation, l’assimilation, la synthèse d’éléments empruntés aux sociétés industrielles. Le développement s’invente, il ne se mime pas.

 

 

II B/ Une société religieuse et socialiste

La société malienne semble être en train de constituer une synthèse tout à fait originale entre trois sources : La solidarité africaine traditionnelle, le moralisme islamique, la participation populaire socialiste.

Presque toute la population est islamisée et ceci de longue date mais il s’agit au Mali d’un islamisme très moralisateur qui met l’accent sur la bonne entente entre voisins, sur l’entraide, les bonnes mœurs et la sobriété. Etc…

Cette religion qui est venue se greffer sur les traditions africaines de forte cohésion du groupe social et de solidarité entre ses membres a déjà créée une société où l’individu n’est jamais isolé et où la religion fait partie intégrante du groupe. Quitter l’Islam, c’est se couper du groupe !

On trouve normal qu’un adolescent ne pratique pas sa religion il serait même parfaitement grotesque de voir dans un collège un jeune en train de faire sa prière mais il serait tout aussi impensable qu’au moment de devenir père de famille, le même jeune homme ne retourne pas à l’Islam car cela est nécessaire pour devenir un homme respectable et écouté et c’est par l’Islam qu’il inculquera la morale à ses enfants.

L’Islam est le lien qui va unir les hommes du village, leur fournir un langage et des critères de comportement communs. Le père veut que son fils soit musulman pour ne pas être séparé de lui. Un musulman n’acceptera pas de remettre en cause le bien fondé de sa religion ni même d’en discuter. La véracité de l’Islamisme est aussi évidente que l’existence du groupe.

Les quelques familles qui se sont converties au Christianisme (il s’agit dans presque tous les cas d’anciens animistes) se regroupent donc entre elles et reforment une petite société en marge de leur côté. Dans une agglomération, il y a le quartier des Chrétiens bien distinct du quartier des Musulmans. Quelqu’un qui ne serait ni chrétien ni musulman serait donc rejeté par les uns et par les autres et serait obligé de mener une vie solitaire, ce qui est impensable pour un Africain ! Dans les régions animistes on sent la même cohésion. Quant aux athées on en dit avec mépris et commisération « Ils ne sont même pas animistes ! » Au demeurant tous ces groupes religieux coexistent en parfaite harmonie !

Mais dans tout cela où est le socialisme ? Il n’apparait absolument pas dans la solidarité ou le moralisme. Le socialisme même - chose curieuse - on en entend rarement parler. Et pourtant il est partout présent. Tout le monde participe à la vie de son village ! D’abord par Les Chantiers d’Honneur lorsqu’il s’agit de se mobiliser pour construite un stade, une école, une route… Ou bien par Le Champ Collectif où vont cultiver une ou deux fois par semaine, les jeunes de dix à vingt-cinq ans au son des tamtams et des chants dans l’exubérance et il faut bien le dire un peu dans l’anarchie. C’est ce qu’on appelle « les investissements humains »…

Dans chaque village il y a aussi des coopératives de production et de consommation dont la gestion passionne tous les responsables locaux. Que faire des bénéfices ? Faut-il mieux gagner un peu moins et travailler beaucoup moins ?...

Il y a aussi participation dans Les Assemblées Générales lors desquelles chacun peut dénoncer les cadres intermédiaires qui profitent de leurs postes et gaspillent l’argent ou poser toute question. Ainsi un illettré dit un jour au Président Modibo Keita « Puisque le Mali est en paix pourquoi dépenser de l’argent pour l’Armée ? Construisons des stades et faisons du sport ! »

Des Bureaux Exécutifs des Jeunes sont implantés dans toutes les localités. C’est un lieu de participation à la vie publique et de discussions. Ainsi une ville de province inquiète de la dépravation des Jeunes a mis sur pied un programme d’assainissement qui fut accepté à Bamako et appliqué en un an à tout le pays. Le Bureau des Jeunes a aussi des activités telles que le Ciné Club, les soirées dansantes etc… et pour ressources les cotisations et les subventions. Pendant les vacances les étudiants doivent se joindre à ce Bureau Exécutif.

La Jeunesse Soudanaise du Rassemblement Démocratique Africain regroupe tous les mouvements de Jeunes que ce soient les Pionniers, les Brigades de Vigilance ou la Milice Populaire dans le même esprit que la Garde Nationale parisienne pendant la Révolution mais avec des activités plus modernes telles que le contrôle des marchandises sur les routes ou l’organisation des travaux collectifs.

Enfin la vie culturelle est un important facteur de participation populaire à la vie politique. En effet chaque quartier écrit et joue ses pièces de théâtre lesquelles reprennent des mots d’ordre politiques et les illustre afin de stimuler l’ardeur des habitants ou bien critiquant le comportement des cadres incompétents et malhonnêtes.

On voit donc que la solidarité traditionnelle a été renforcée par l’Islamisme qui en fait un devoir moral impérieux. Un jeune disait des Musulmans « Ils cherchent une sécurité sociale ! » Et toute cette société si fortement liée participe à la vie politique par l’intermédiaire de la vie de son village !

 

 

III LA CHRONIQUE DU VOYAGE

Sous une épaisse couverture verte cartonnée, elle a été tenue sur un gros cahier à petits carreaux à tour de rôle par les uns ou par les autres, le plus souvent par les unes avec une effective bonne volonté dont font preuve les longues notations concernant d’interminables conférences ou discussions qu’il a fallu synthétiser pour pouvoir en rendre compte car la préoccupation de la future compréhension à la relecture n’en a pas été le souci principal ni non plus la prise en compte de l’intérêt relatif des informations.

C’est qu’on n’avait pas là affaire à des ethnologues en herbe ce qu’un demi-siècle après – étant donné la façon dont les choses ont historiquement tournées - on peut regretter mais à un groupe de jeunes aventuriers qui avaient profité d’une opportunité dont il est difficile aujourd’hui pour ceux qui n’ont pas connu cette époque de mesurer à quel point il s’agissait de quelque chose exceptionnel. J’en retiendrai comme indicateur les dix jours de voyage qu’il nous a fallu pour seulement atteindre le Pays Dogon ….

 

Mardi 18 Juillet 1967

Embarquement sur le Lyautey. Malgré les démarches auprès des Commissaires, les garçons sont logés en 4e et les filles dont les billets ont été établis en 3e ne pourront pas prendre leurs repas avec eux (23).

Dans l’après-midi réunion avec la Caravane du Sénégal : répartition des sujets d’exposés prévus (24).

Certains ont senti une certaine ségrégation raciale à bord du bateau et ont essayé de faire partager cette impression par tous les Caravaniers. Sans succès.

 

Mercredi 19 Juillet 1967

Dans la matinée réunion de notre Caravane : Partage définitif des différents secteurs de responsabilités, règlement des problèmes financiers.

Le soir, nous avons préféré chanter sur le pont avant plutôt que d’aller danser avec les Officiers.

 

Jeudi 20 Juillet 1967

7 H : Escale à Casablanca. Visite de la ville en trois groupes, les uns à pied, les autres en voiture : Centre-Ville, ancienne et nouvelle Médina.

Dans l’après-midi : Premier exposé sur l’Ethnologie et l’Art Africain.

Soirée au cinéma : Cat Ballou.

Les garçons ont fait provision de pastèques et de melons pour améliorer l’ordinaire.

 

Vendredi 21 Juillet 1967

Dans la matinée, deuxième exposé : Présentation géographique du Mali et du Sénégal.

Le sous-développement : Causes agricoles, généralisation de la notion de sous - développement en tant que déséquilibre et placage de deux civilisations l’une sur l’autre. Etude des problèmes particuliers du sous-développement avec application à l’Afrique Noire. Le développement : Présentation des plans du Mali et du Sénégal.

13 H : Escale à Ténériffe. Visite des environs en plusieurs groupes soit en taxi soit à pied.

Christine nous réveille avec une bordée d’injures après quoi elle chute sur le pont arrière poursuivie par Rémi qui voulait l’enfermer dans la cage à chiens.

Le soir : Chants sur le pont de la classe confort.

 

Samedi 22 Juillet 1967

Les garçons dormant et on n’a pas pu faire la réunion du matin. Inquiétude de l’une de nous qui n’a pas entendu la bordée d’injures quotidienne et matinale. Tout le monde a la grippe. On nous dit que c’est normal.

Réunion de l’après-midi :

1- Historique : Avant 1945. Depuis 1945 par Rémi.

2. Discussion sur Le Socialisme Africain avec le neveu de Senghor (25) :

Tous les pays africains se disent socialistes ou presque sauf le Maroc et la Côte d’Ivoire mais en fait cela recouvre des réalités différentes :

Les aspects communs sont qu’il est prôné par l’élite et ne vient pas de la base. Qu’il n’est pas une réaction contre le nationalisme comme en URSS, on est à la fois socialiste et contre le colonialisme. En fait dans beaucoup de pays ce n’est qu’un étatisme, c'est-à-dire dans certains cas un renforcement de la Bourgeoisie. Il n’y a pas de classes sociales, alors qu’il est né en Europe contre elles comme en Chine. Il n’y a pas de conscience de classe mais d’appartenance ethnique (sauf au Congo Kinshasa et en Afrique du Sud où il existe un Parti Communiste plus ou moins clandestin). Dans tous ces socialismes, il y a une teinte d’humanisme et d’esprit religieux. La seule justification d’un socialisme qui vient de l’élite est d’être humaniste car si c’est la base, elle n’en a pas besoin.

 

Classification du Socialisme Africain :

1/Le Socialisme délirant : Le Ghana, Le Congo avant la Révolution, La Guinée se veulent révolutionnaires mais en fait, la Révolution de qui ? Cela entraine l’autoritarisme.

2/Le Socialisme de type malien : Plus réaliste, moins de phraséologie, plus d’éducation et moins de baratin.

Pour le Noir présent dans la discussion : Le cas est le même pour le Sénégal et le Mali et de toute manière à la longue, ils se dégonflent. Malentendu entre les Musulmans et les Chrétiens qui gouvernent le Sénégal…

3/Le Socialisme verbal : au Cameroun, au Dahomey, et au Tchad il ne correspond pas à une politique. Pour le Noir participant au débat, le Dahomey est socialiste dans la mesure où se sont des aventuriers donc des révolutionnaires !

4/ Pas de Socialistes du tout en Côte d’Ivoire (Cacao et bois) qui malgré tout obtient de bons résultats mais est en fait un appendice des USA. Pour le Noir le Sénégal reste quand même en tête de l’AOF et de toute manière des capitalistes africains, il y en a dans tous les pays. La Côte d’Ivoire est utilisée contre la Guinée qui est à côté mais qui réussit moins bien.

 

L’exemple du Ghana :

Le culte de la personnalité (figure symbolique du Lion, de l’Aigle, du Rédempteur etc…) mais caractère humaniste. Originalité de la situation initiale. Souci de l’unité nationale. Le terme d’Opposition serait inconnu au Ghana. Syndicats muselés (prison préventive pour tout opposant !). Le Parti est fort de militants qui s’engagent à sacrifier vie et biens pour lui et à méditer tous les jours sur ses mots d’ordre d’où une religion révolutionnaire. Le résultat en est que le niveau de vie est le plus élevé de l’Afrique Noire (sauf l’Afrique du Sud). Deux types de coopératives et de fermes d’Etat. Brigades de travail et encadrement de la Jeunesse.

 

L’exemple du Sénégal (Senghor) :

Principe de La Négritude. Bases communautaires. Eléments religieux. Négation du phénomène de classe, remplacé par la nation prolétaire. De cette façon Senghor montre qu’il peut être socialiste puisqu’il est prolétaire. Recours systématique au dialogue et non à la contrainte. On attend la bonne volonté des gens et des entreprises pour qu’elles se nationalisent d’elles-mêmes.

Pour le Noir : en fait le dialogue ne se fait pas ! Le Sénégal et Guinée sont les pays les plus … (mot illisible)… de l’Afrique. Au Sénégal par exemple un diplômé n’occupe pas la fonction pour laquelle il a été formé. Un Docteur devient Chef de Cabinet. Il y a quatre partis d’opposition mais seul celui de Senghor fait quelque chose. Senghor a une culture européenne, trop malin avec l’humanisme de Marx et de Teilhard !...

Au contraire Sékou Touré est un apprenti sorcier sans intellectualisme qui est chez lui et ne veut rien savoir des autres pays. Depuis cinq ans il n’est pas sorti de la Guinée et passe son temps à la Radio à insulter tout le monde.

Pour Senghor le Socialisme n’est pas un but mais une technique.

Pour le Noir : Toutes les entreprises européennes ont été nationalisées et sont dirigées par des Sénégalais qui n’y connaissent rien. Résultat plus personne ne travaille parce que cela ne paie pas.

L’un de nous : Au contraire pour Kouyaté (Mali) le développement est un moyen pour atteindre le Socialisme. C’est la voie africaine vers le Socialisme. Pour Senghor c’était le Socialisme Africain : Le Socialisme exige la liberté et l’égalité des chances dit Senghor. En fait ceci est le fondement de la Révolution Française et du Libéralisme

Pour être efficace le développement doit être une mystique.

Pour le Noir : Il devrait être un doyen d’université et non faire de la politique.

 

L’exemple du Mali : 

Kouyaté renvoyé en 1966 et plus en moins en exil a été remplacé par Monsieur Nègre (26).

Les principes en sont une unanimité nationale par un effort d’éducation et de propagande. Des coopératives à tous les niveaux. La solidarité du village est transposée au niveau du pays. Pas de classes d’où pas de dictature du prolétariat. On part de la réalité rurale. Nationalisation des grosses entreprises (peu nombreuses) et du commerce. Mais les prix sont fixés par le Gouvernement et il y a l’obligation de vendre le tout aux Coopératives, les moyens de productions étant prêtés par le Gouvernement.

L’action a lieu par l’appel à l’idéalisme. 2% de Catholiques. Appel à des textes islamiques pour fonder le Socialisme. Réduire les inégalités sociales par le développement. Tentative de désembourgeoisement des classes dirigeantes. Les chefferies doivent être abolies, ce travail étant facilité par le fait que Keita est aussi un chef traditionnel. Dans les campagnes, les chefferies sont encore soutenues par la population.

Détruire le formaliste dans l’Administration pour en faire un noyau d’action ! Tentative de renforcer le Parti par le recrutement de militaires dans les villages. Le Parti n’est pas vraiment implanté en dehors de la capitale. Il est difficile d’expliquer les choses et pour s’en rendre compte il faut aller là-bas. Partisan de la politique de Keita mais non du Parti Unique. En fait on ne peut pas transposer les idées occidentales en Afrique. L’Africain est difficile à convaincre. Il dit oui puis se fera influencer par quelqu’un d’autre. Existence d’un parti clandestin plus ou moins de droite qui correspond aux intérêts des capitalistes étrangers dans le pays mais n’y correspond à rien.

Au début l’enthousiasme populaire s’est aidé lui-même (construction d’écoles). Maintenant il n’y a plus la même action, on laisse tout faire au Gouvernement. Par exemple les parents ne veulent pas que leur enfant aille à l’école, il faut le répéter sans cesse à la Radio. Pour le peuple se sont les Intellectuels qui ont demandé l’indépendance, c’est donc leur affaire à eux de se démerder et de remplacer ce que faisait le Colonialisme. L’indépendance est venue trop tôt.

Pour l’auteure de ce site c’est une fois de plus la preuve qu’on ne peut pas imposer les choses du haut et qu’il faut attendre que les idées germent du bas.

Pour Le Noir : Jeune Afrique et Afrique Nouvelle ne disent pas la vérité. L’URSS, les USA et la Chine ne représentent rien. Il a perdu son frère et son oncle dans la Guerre d’Indochine. Les Chinois ne sont pas intéressants parce qu’ils ne considèrent qu’eux-mêmes. Les USA viennent d’on ne sait où et veulent mettre leur nez partout. Les Russes sont des menteurs qui sont venus au Mali pour y chercher de l’or d’où la rupture des relations diplomatiques.

Pour lui il ne se plaint pas de l’Europe et reste en France jusqu’à nouvel ordre…là où on a son bonheur, on est chez soi dit-il. Les Arabes considèrent les Noirs comme des esclaves. Il n’y a aucune raison d’aller se battre pour eux (Evocation du conflit d’Israël et des Pays Arabes). Arrivé au Sénégal, je la ferme parce que sinon, je risque de dormir aux Cent-Mètres (27)… Je suis trop révolutionnaire !

L’un d’entre nous : Qu’est ce qui est le plus révoltant au Sénégal ?

Pour le Noir : La politique ! Les opposants vont directement en prison ! De fait de très nombreux Sénégalais restent en France et ne retournent pas pour des raisons politiques mais non pas pour leur situation financière.

Il y a une entente entre la France, le Sénégal et le Mali pour refouler ceux qui n’ont pas de boulot, mais en fait c’est une blague parce qu’on sait très bien qu’on ne peut pas trouver de boulot sans être sur place.

Il a trois femmes. Il lui faut 30.000 (Trente mille) francs par mois, il est obligé de partir travailler en France pour les nourrir. A 104.000 francs par mois en cinq ans il économisera 6 millions, retournera et achètera un commerce. Sur place on ne peut pas économiser parce qu’il faut donner à toute la famille mais si on s’en va, non !

La polygamie était autrefois indispensable pour prouver qu’on était un homme. De celui qui ne veut qu’une femme on dit C’est fini ! Ce n’est plus un Noir, c’est un Blanc ! Pour le nombre d’hommes et de femmes, il part du principe que naissent davantage de femmes que d’hommes et ne veut rien admettre concernant la répartition égalitaire de la pyramide des âges. Les filles qui ont fait des études et sont évoluées essaient de jouer aux dures mais cela ne tient pas ! Nous dit-il…

 

Dimanche 23 Juillet 1967

Nous sommes arrivés à Dakar chaleureusement accueillis par les Eclaireurs Sénégalais. Nombreux échanges et discussions. Etablissement d’un programme fixé par eux pour la Caravane du Sénégal. Premiers contacts avec la ville et la plage. Alain s’est blessé au pied. On est crevé et on va se coucher.

 

Lundi 24 Juillet 1967

Le matin : Règlement des problèmes administratifs, banque, change et achats.

Après-midi : Visite de l’Ile de Gorée. Peu d’intérêt.

Soirée discussion avec les Africains.

 

Mardi 25 Juillet 1967

Le matin visite des environs de Dakar entre autres villages le lac de Malika et la plage de Kayar. Repas à 3 H. Menu : Riz au poisson préparé par les Africains. Nous avons non sans difficultés essayé de manger à la mode sénégalaise sans couverts mais en faisant des boulettes avec la main.

Première discussion sérieuse impliquant de prendre une décision rapide. Le problème posé étant de savoir si on pouvait intégrer à la Caravane un Eclaireur Sénégalais. Une minorité du groupe n’y voyait pas d’objections alors que la majorité en relevait deux principales : Les difficultés vis-à-vis des Pionniers maliens, et celle concernant la réalisation de l’unité de notre Caravane à nous. Leur expression a convaincu l’ensemble du groupe et ont été admises par l’Eclaireur Sénégalais à qui on les a expliquées.

Après la réunion, quelques courses faites hâtivement.

Nous avons pris le train à 19 H 50. Les Eclaireurs du Sénégal et la Caravane de l’EROM qui doit y rester nous ont accompagnés à la gare. Chants et adieux touchants sur le quai. Repas pris dans le train : maquereaux, pain et bananes vertes. Coucher folklorique dessus et dessous les banquettes.

Dilemme posé par Rémi : Il mangeait un morceau de pain dans la rue et n’en voulait plus. Il s’est demandé s’il pouvait le jeter ou le donner aux enfants qui se trouvaient là.

 

Mercredi 26 Juillet 1967

Toujours dans le train. Bruits. Chaleur. Odeurs. Nous traversons un paysage vert et montagneux. Fatigue générale. Sieste spontanée. Nous avons mangé des tomates et du thon avec ou sans une excellente sauce ainsi que des oranges.

Quelques difficultés avec les Autorités des Douanes concernant en particulier le change.

Concernant la question des bourses, les gouvernements africains font leur calcul. Cela coûte moins cher d’envoyer un étudiant en France qu’à Dakar bien que le niveau soit le même. Ils veulent bien être formés mais pas au rabais et en plus on s’imagine que les étudiants qui viennent de France sont meilleurs.

Propos recueilli Les missionnaires sont de vrais fumiers !

Arrivés à Bamako vers 22 H 30. Nous étions attendus. Sommes logés à la Maison des Jeunes. Il pleut.

 

Jeudi 27 Juillet 1967

Le matin : Formalités administratives, passeports, autorisations de photographier etc…

Après-midi : Visite de Bamako avec Niouma.

Le stade toujours en construction en vue des Jeux africains de 1969. Des manifestations ont été faites pour demander que l’achèvement en soit accéléré. Sur le stade, un théâtre a été construit par des architectes et décorateurs russes. Il peut contenir 1500 personnes et est particulièrement utilisé lors des fêtes de la Jeunesse. Des troupes itinérantes y donnent des représentations dialoguées soit en français soit en bambara, surtout s’il s’agit de chants. S’y déroulent également des séances de cinéma lors des festivals de films russes, cubains ou hongrois.

Suite de la visite de la ville et de ses environs.

Nous avons été invités par Bernard Dumont. Nous nous sommes baignés. Puis il nous a parlé de l’alphabétisation en Afrique et il a donné des précisions sur le village de Dioro et la région de Ségou en général.

Nous avons traversé le Niger. Le pont a été construit depuis moins de dix ans. Auparavant l’abord du fleuve était presque impossible à cause des marécages. Seul un bac utilisable pendant l’hivernage permettait aux camions de passer d’une rive à l’autre. On y accédait par un chemin dont il reste des traces et qui se situe en face de la Maison de la Culture. Depuis quelques années seulement la Commission d’Urbanisme a aménagé les marécages, ce qui a permis de faire des constructions et des routes. Des projets sont prévus pour les continuer le long du fleuve.

Déjeuner et diner pris à la Maison des Jeunes. Bon repas.

 

Vendredi 28 Juillet 1967

Départ de Bamako vers 7 H du matin. Arrivée vers Ségou vers midi. Chaleureusement accueillis. L’Inspecteur Régional de la Jeunesse et des Sports. Rencontres avec quelques personnalités de Ségou. Repas pris à l’Office du Tourisme. Vague fixation d’un programme.

 

Exposé de Monsieur Diara Mamadou

Quelques idées générales sur l’alphabétisation. Les experts de l’UNESCO vont s’occuper du projet agricole. Alphabétisation fonctionnelle car jusqu’à présent seuls ont appris à lire et à écrire les illettrés. Par décret ceux de 15 ans et plus doivent apprendre à lire, écrire et compter. Formation professionnelle et secteurs d’éducation de base non encore installés. De même le Comité National a deux projets pilotes agricoles dans la zone de l’Office du Niger et industriel pour les entreprises usines.

Le projet pilote agricole : Quatre langues nationales le peul, le songhaï, le mandingue et le tamasheq. Dans le Cercle de Tominian l’alphabétisation a lieu en bobo. Deux secteurs ont été choisis dans la zone de l’Office du Niger pour être alphabétisés.

L’organisation sanitaire est la suivante : dans la Région un hôpital au Chef-Lieu et pour l’Arrondissement un dispensaire dont les soins sont gratuits. Il y a un médecin coordinateur. Deux hôpitaux dans la région de Ségou. Tournées sanitaires mais problèmes de transport et de formation. Lutte contre le paludisme. Tournées en vélo et en mobylette. Formation du personnel. Ecole d’infirmiers d’Etat et de la santé. Médecins étrangers français et russes. Dix médecins pour 750 000 habitants, un par Région.

Le paludisme représente plus de la moitié des maladies. L’OMS possède un Centre d’Eradication. Phase préparatoire : mise en place du personnel et du matériel ; conditions des moyens de lutte. Phase d’attaque : dépistage dès 8 ans. Destructions des moustiques. Phase de surveillance et de consolidation. Problème des pays limitrophes. La phase d’entretien est le maintien de l’état obtenu. Cela entrepris par les services spécialisés. Mais l’OMS a changé de tactique ! On parle seulement de lutte contre le paludisme. 7600 décès pour 100 000 habitants.

Suit l’exposé du Gouverneur de la Région :

L’Administration est structurée en 6 Régions avec un Gouverneur et elles sont divisées en Cercles avec des Commandants. Des Arrondissements ont à leur tête un chef puis il y a des communes. Le village est dirigé non par les chefs traditionnels mais par un chef élu et assisté d’un Comité de Village élu lui aussi par les habitants. Le Gouverneur prétend que les anciennes structures n’existent plus, les anciens chefs ne subsistant que dans la mesure où ils ont gardé la confiance de leurs administrés.

Les problèmes essentiels sont les problèmes économiques du sous-développement essentiellement ceux des communications et de manque de cadres qui occupent chacun plusieurs postes.

De son côté la scolarisation conserve la politique traditionnelle du maximum et non pas de ne scolariser qu’une partie des Jeunes mais mieux. Chaque année le taux de scolarisation augmente : L’Ecole va au peuple ! Il n’y a pas de déperdition car il y a des possibilités de perfectionnement.

Scolarité du premier cycle. Les cinq premières classes sont financées par la Région. 40% du budget. Le reste allant aux problèmes d’Administration et de Santé.

 

Nous sommes arrivés à Dioro. Etablissement du programme avec les membres du Bureau Politique. D’après la lettre, le programme général a déjà été fait : Il est prévu des travaux dans les Champs Collectifs, la visite de la rizière et de la FAO, des veillées discussions et des excursions.

 

Samedi 29 Juillet 1967

Installation (28). Découverte du milieu. Visite de la ville. La suite du programme sera fixée dans deux ou trois jours avec les Camarades de Dioro.

Qu’allons-nous faire ?

Sur le plan agricole et économique, le secteur est constitué de dix à douze villages avec un moniteur d’agriculture pour chaque secteur. Visite du CAR (Le Centre d’Animation Rurale) et le Centre de Formation.

Demain matin : aux Champs Collectifs.

Les notes concernant les structures agricoles sont incompréhensibles.

 

La récolte du Champ Collectif est destinée à la Communauté et sert à acheter du matériel agricole.

 

Demain après-midi prévision de prise de contact et de discussion du programme d’alphabétisation, contact avec le représentant du développement. Proposition de discussion d’Economie ou de cours de Comptabilité, notamment avec le chargé de celle de la Coopérative. Répartition entre les Chantiers sur place.

Nous demandons de quelle manière sont ramassés les impôts. Avec un état de l’impôt, un avertissement et des délais de paiement. L’année commence le 31 Juillet et les impôts sont perçus à partir d’Octobre et de Novembre. Existence d’une taxe sur le bétail et d’une taxe régionale. 225 francs par personne à partir de 14 ans. En sont dispensés les Infirmes et les Jeunes au service militaire. La somme est inscrite sur un carnet de famille. Le Chef du village collecte l’impôt. Il n’y a pas d’impôt foncier. Les salariés paient des taxes civiques en pourcentage du salaire et de la charge. Enfants de plus de 14 ans scolarisés, pas d’impôts. Des allocations familiales de 650 francs par enfant et par mois pour les salariés. L’impôt sur le bétail est par tête et par an de 300 francs pour les bœufs, 120 pour les ânes, 50 pour les chèvres et moutons et 1000 francs pour les chevaux.

Il existe des taxes spéciales sur les armes. 1250 francs par fusil pour ceux fabriqués par les forgerons et tout le monde peut en posséder un pour la chasse. Mais pour en avoir un d’importation, il faut une autorisation.

Il y a dix-neuf membres au Bureau Politique, le plus jeune a 25 ans et le plus âgé 55. L’un d’eux est le Chef de l’Arrondissement. Ils se répartissent en Secrétaire Général, Secrétaire Politique, Trésorier, Commissaire, Responsable de la Section des Jeunes et Responsable de la Section Féminine. Ils se réunissent une fois par semaine en temps ordinaire ou extra ordinaire.

La dernière réunion a eu lieu au début de l’hivernage et a eu pour sujet l’inciter les habitants à redoubler de travail pour produire plus de mil, de coton et d’arachide.

Il n’y a pas de femmes au Bureau Politique. Dans les Comités il y a des Commissaires au Conflit qui aplanissent les mésententes entre les militants.

En 1966 vente de 17 000 cartes de 8 à 18 ans à 50 Francs pour 23 825 habitants dont 3000 de la Jeunesse.

Peu de recensement. Enregistrement obligatoire à l’Etat-Civil des naissances, mariages et décès. Le divorce a lieu en justice avec difficultés.

 

Visite du Centre d’Animation Rurale :

Les problèmes essentiels sont ceux de l’encadrement technique et surtout celui de l’eau au sujet duquel une étude est en cours. Ici, ils prennent l’eau du fleuve et il n’y a pas de problème concernant sa durée. Ils aménagent des champs au-dessous du niveau du Niger parce qu’il a diminué. Pour vider l’eau, des stagiaires ont été formés l’an dernier. Ils sont dix-sept cette année.

Au centre un espace a été installé pour être exploité uniquement par les élèves. Quinze hectares en 1966, 18 en 1967. Il n’y a pas eu besoin d’investissements couteux car il y a une digue construite depuis cinq ans et elle entoure tous les casiers de la Région.

La récolte du Centre a été de 23 tonnes l’année dernière. Des expériences sont faites concernant les engrais minéraux et le sulfate d’ammoniac. Le Centre est destiné à rester dans son cadre actuel. L’Office du Niger est une Société d’Etat qui finance certaines fermes de culture. Les paysans cultivent le reste des casiers qui produisent trois tonnes à l’Hectare. Il y a en matériel une aide technique de la FAO ainsi que du Gouvernement malien et aussi au niveau d’un projet avec l’ONU. Il y a des semoirs chinois et japonais. L’an dernier on utilisait la traction animale mais cette année le tracteur pour accélérer l’expérience pratique.

Le service militaire doit servir à diffuser l’enseignement de l’expérience. Au début le département de la Jeunesse avait consenti à ce que les Jeunes restent dans le Centre mais actuellement à leur libération on leur donne des bœufs et des charrettes qui sont livrés au village. Ils sont encadrés par des agents techniques affectés selon leurs spécialités. Notamment de jeunes techniciens allemands. Ils font de l’alphabétisation.

La discipline est militaire. L’Inspection Régionale de la Jeunesse est chargée d’organiser et de superviser tous les Camps d’Animation Rurale de la Région. Il y a neuf cadres d’agents techniques. Cinq restent sur place et les autres sont affectés dans d’autres centres.

Nous allons rendre visite aux techniciens allemands. Il y a deux maçons, un menuisier, un mécanicien, un électricien, un agriculteur et un interprète. Ils sont là pour trois mois et envoyés par l’Organisation de la Jeunesse de la République Démocratique Allemande, dans le cadre des Brigades d’Amitié. Pour la plupart d’entre eux, ils exerçaient cette profession avant de venir. Il existe une autre Brigade venue d’Allemagne de l’Est et aussi d’autres pays.

 

Dimanche 30 Juillet 1967

Au marché de Dioro conversation de l’auteure de ce site avec un habitant :

-Tu habites Paris ?

-Oui

-Paris même ?

-Oui !

-Paris I ou Paris II ?

-Paris I !

-Oui parce que Paris, il faut se méfier !

L’auteure en question achète ensuite avec un autre membre de la Caravane deux couvertures de fabrication locale (29). Un autre gars auquel ils demandent qu’on leur fasse un prix au motif qu’étant étudiants ils sont fauchés, ils s’entendent répondre que de toute manière, n’importe quel Français est plus riche que les Africains. Comme ils le rencontrent de nouveau sur la route le soir, celui-ci les interpelle d’un Alors les richards ?

Activités de la journée, le matin visite de courtoisie puis départ vers 8 heures pour les Champs Collectifs. Travail au son des tamtams. Champs de mil et d’arachide. Travail très anarchique. Beaucoup d’ardeur mais peu de moyens et surtout pas du tout d’organisation. Nous avons participé soit en tirant les bœufs soit en tenant la charrue, soit en semant le mil.

L’Après-midi : sieste. Repos. Réunion sans intérêt.

Le soir nous traversons le Niger pour aller nous baigner sur l’autre rive et assister à des danses au son des tamtams. Nous y avons même participé au milieu des gros éclats de rire du village entier. Bonne soirée sympathique.

 

Lundi 31 Juillet 1967

Le matin : Travaux Agricoles. FAO. Aide au dispensaire.

Rémi nous fait part de ses projets : Il veut faire des enquêtes sur la pêche, le fonctionnement des partis politiques, le forgeron, les pirogues, relever le plan du village, la démographie, le marché. Il veut également passer deux ou trois jours avec les pêcheurs sur la rive d’en face et faire des reportages sur l’histoire du village et ses techniques de tissage.

Rapport financier de l’Intendance dont il résulte après nos prévisions que nous sommes au large sur ce plan là. Nous avons une marge de 200.000 Francs. Cela sur la base de 450 francs par personne et par jour.

Rémi demande que chacun puisse prendre deux ou trois jours pour faire une ballade à deux ou trois dans un lieu intéressant. On accorde 48 H par personne. Le projet revient par la suite pour une ballade finale en partant à trois ou quatre et en restant plus longtemps sur place, ce qui serait plus enrichissant.

Monique va visiter le barrage de Markala. Le nouveau pont. La Sucrerie et le Combinat Textile.

 

L’auteure de ce site se rend chez le Postier de Dioro :

Celui-ci lui montre les comptes de la Poste et aborde le problème de ceux de la Coopérative dont il est responsable en posant de but en blanc la question de la répartition des bénéfices. Introduction à partir de là de la notion d’amortissement, de provisions et de réserves. Il comprend parfaitement le principe et se propose de l’appliquer à des tas de choses. Le danger est alors d’expliquer qu’il faut mettre de l’argent de côté pour faire comprendre la notion d’amortissement, alors que du point de vue de la gestion financière c’est une aberration puisque le fonds d’amortissement doit être utilisé pour réaliser les investissements. On mesure aussi le risque de nuire si l’exposé comptable est pris en tant que conseil pratique et non comme un simple et vaste principe.

Concernant la répartition des bénéfices entre les Coopérateurs, le postier attendait d’elle une explication technique du même ordre que pour celle au sujet des amortissements. Or dans cette affaire la conception d’ensemble de la vie économique précède l’agencement technique. Il faut donc lui expliquer qu’il y deux façons d’envisager les choses : soit en fonction du travail et des capacités ce qui entraine l’individualisme et la course à l’argent, soit une répartition égalitaire qui entraine la Communauté.

Le postier embraie ensuite sur Le jeu des mille francs qu’on entend à la Radio Télévision Française et qu’il considère comme un moyen de gagner sa vie.

Vient ensuite la question de l’établissement du prix de revient auquel il n’ajoute que le prix du transport. Il faut donc lui expliquer qu’il faut aussi tenir compte des frais d’Administration et d’Entretien en les répartissant au prorata des produits, mais il n’accroche pas à cette notion.

 

Mardi 1er Août 1967

Le matin : Rizière ou aide au dispensaire.

Après-midi réunion très longue, beaucoup de mots pour rien. Tension. Inutilité. Climat assez pénible. Aucun intérêt sauf celui de pouvoir s’accrocher à l’intérieur du groupe.

Le soir : Chants, danses et promenade.

 

Mercredi 2 Août 1967

Travaux au dispensaire. Visite aux Artisans :

Il existe des Corporations de forgerons, de menuisiers et quelques autres. Les artisans sont considérés comme inférieurs car seul le travail de la terre est celui de l’homme libre : Travailler la terre, c’est la purifier. Les Corporations sont indépendantes. On craint plus ou moins les gens des castes. Celle des forgerons est la plus puissante. Ils sont aussi prêtres, bourreaux et pratiquent les circoncisions. Ils sont endogames et restent dans la même caste de père en fils, même si l’appartenance à celle-ci n’oblige pas à exercer le métier en question. Dans une perspective égalitaire le Gouvernement malien tente de s’opposer à cet état de fait, mais la tradition persiste dans la majorité des cas.

Le forgeron travaille non seulement les métaux mais aussi le bois pour confectionner les outils agricoles. Certains sont spécialisés et relativement aisés. Le métal provient de vieilles pièces françaises en argent, de vieux bijoux ou d’or brut que les femmes apportent au bijoutier. La qualité et la pureté de l’or est testée par la cuisson. Cet or est coulé puis décapé à chaud grâce à l’emploi d’une réaction chimique. Le travail proprement dit est assez fin grâce à la connaissance de la tréfilerie et riche de symboles. Surtout en ce qui concerne les pendentifs en or, les bracelets en argent ou argent et cuivre. Les forgerons fabriquent et réparent tous les outils nécessaires à la vie économique : les socs de charrues, les couteaux, les aiguilles à calebasses et les diverses houes. La forge est en général protégée par une couverture en terre avec des soufflets en peau.

Le fer provient de la récupération à partir des vieilles voitures du marché de Bamako. Autrefois on extrayait directement le minerai grâce à un système de résonnance en enfonçant une tige de fer dans le sol, laquelle émettait alors un son différent lorsqu’elle rencontrait du minerai. A Dioro cette technique a été abandonnée depuis une génération car la région contient très peu de fer.

Les objets fabriqués par le forgeron sont riches de symboles car la forge représente l’artisan lui-même : Le four est son corps, les soufflets ses testicules, la tuyère sa verge et le feu sa tête. Quant aux houes, elles peuvent être mâles ou femelles, les mâles servant à creuser la terre et les femelles à la recouvrir.

Tissage et vannerie sont exécutés par tous et non par une caste particulière. Le coton est filé par les femmes et tissé par les hommes en trois couleurs fondamentales blanc, noir et rouge en longues bandes étroites sur des métiers à tisser primitifs, avec des représentations symboliques.

 

Jeudi 3 Août 1967

Le matin : Aide au dispensaire ou partie de daba (non africain de la houe) dans un champ de mil !

Epuisement de la Caravane. L’après-midi peu de choses : Repos et désœuvrement. Pour quelques-uns discussions concernant l’Economie Politique.

Le soir : Séance de cinéma en plein air. Un film indien (30).

 

Vendredi 4 Août 1967

On se lève et devant l’enthousiasme général, on décide de ne pas aller travailler. On merdoie toute la matinée.

L’après-midi quelques-uns vont au Centre. Les stagiaires de la riziculture auront à établir un questionnaire qu’ils nous soumettrons. Nous en ferons autant de notre côté puis nous confronterons nos réponses à la réunion prévue pour lundi.

En fin d’après-midi visite dans un village. Nous assistons à un mariage bambara (31).

Le soir : Cinéma La mort d’un tueur ainsi qu’un film sur les Dogons.

 

Samedi 5 Août 1967

Nécessité de se lever de bonne heure. Tout le monde est debout à 6 H 30. Attente, énervement, incertitude. Départ à 11 heures pour Ségou où nous arrivons vers midi. Visite à Alain chez Dambrun (32). Puis Markala où nous avons déjeuné. Comportement amorphe de la troupe.

Vers 17 H un peu de réaction. Nous rassemblons assez d’énergie pour repartir en camion avec les camarades de Markala. Visite du barrage et du tombeau de Bambougoudgi. Légende de ce roi qui vers le 17e siècle (ni du temps de leur père ni de celui de leur grand-père) a fait construire un canal latéral au Niger par ses esclaves pour entendre le cri des hippopotames sans sortir de chez lui. Son tombeau - qui est la restauration perpétuelle de sa maison en banco - possède des vertus sacrées. Lorsque un voleur a volé, on vient y sacrifier un bœuf ou un mouton et soit le voleur rend l’objet soit il meurt, même s’il est parti en France !

Le soir projet de bal, contrecarré par les eaux bienfaitrices.

 

Dimanche 6 Août 1967

Toujours à Markala où nous avons couché. Retour à Ségou. Quelques courses au marché. Gros dilemme chez Dambrun. Atmosphère tendue le soir. Visite au tombeau du roi Da Mouzon.

 

Lundi 7 Août 1967

Le matin discussion interminables sans solutions positives, selon Christine.

L’après-midi réunion avec les stagiaires du Centre rizicole. Ils ont considéré que le groupe était une seule entité et ont discuté ensemble des réponses à notre questionnaire puis ont désigné un porte-parole unique pour plus de clarté dans le débat.

Les questions étaient les suivantes :

- 1/ Quels métiers exercez-vous en France ?

- 2/ Quel est le but de votre visite au Mali ?

- 3/ Quelle est l’organisation de l’Agriculture en France ?

- 4/ Quelle est l’organisation de la Jeunesse ?

- 5/ Quelle vie mènent les étudiants en France ?

- 6/Etes-vous de la Région Parisienne ?

- 7/ Quelle est l’organisation économique de la France ?

- 8/ Quel est le plus grand Centre de Recherches Agronomiques en France ?

- 9/ Quel est le niveau de vie moyen d’un paysan français ?

- 10/ Existe-t-il une différence entre le mode de vie d’un paysan et celui d’un citadin ?

- 11/ Existe-t-il en France un exode massif des habitants de la campagne vers les villes ?

- 12/ L’Agriculture est-elle la branche la plus considérée en France ? Et sinon laquelle est-ce ?

- 13/ Existe-t-il en France des femmes qui fassent partie du Corps de l’Agriculture ? Quelles sont les activités principales qu’elles y exercent ?

- 14/ Quelle est l’Organisation qui vous a envoyés au Mali et quelles sont ses sources de financement ?

- 15/ Pourrons nous correspondre avec vous et avec de jeunes étudiants de l’Agriculture en France ?

De notre côté l’un de nous a présenté l’organisation de l’Agriculture en France, essentiellement comme celle des prix, ce qui étonne un stagiaire. Lequel s’enquiert du rôle du Ministère de l’Agriculture, du contrôle de la quantité et de la qualité de la production ainsi que de la formation du paysan aux nouvelles techniques.

Des spécialistes interviennent entrant profondément dans les détails de l’organisation de l’agriculture en France, spécialement du point de vue administratif et de l’encadrement de la Jeunesse.

Le soir, théâtre en notre honneur. Chants et danses à la gloire des jeunes maliens qui ont obtenus l’indépendance et qui doivent construire leur pays. Chants glorifiant Modibo Keita. Danses invitant les jeunes au travail de la terre, également pratiquées lors d’un mariage ou d’une circoncision. Enregistrement au magnétophone.

 

Mardi 8 Août 1967

Réveil au son de la pluie. Toilette. Lessive à l’eau de pluie. C’est bien la première fois depuis bien longtemps qu’on a de l’eau claire. C’est aussi la première fois qu’on emploie le fourneau à charbon de bois. Première fois aussi que nous avons dehors une séance de volley et que nous répétons les danses folkloriques.

L’après-midi réunion avec les stagiaires du Centre Rizicole de Dioro. Ils répondent aux questions que nous leur avons posées :

- 1/ Pourquoi avez-vous décidé de faire cette école ?

- 2/ Pensez-vous participer à d’autres stages ou vous perfectionner dans une matière et dans quel but ?

 - 3/ Pensez-vous que ce stage vous permettra d’améliorer beaucoup les méthodes de culture par rapport à celles que vous pratiquiez avant de venir au Centre ? La formation vous semble-t-elle utile pour la gestion et l’organisation ?

- 4/ Quels sont les problèmes les plus importants que vous aurez à résoudre en sortant du Centre ?

- 5/ Qu’est-ce qui vous semble le plus urgent à faire pour développer votre pays ?

- 6/ Quelle forme d’aide étrangère vous semble la plus utile ?

- 7/ Connaissez-vous un peu la vie France ?

- 8/ Quel est le rôle de la religion ?

- 9/ Qu’en est-il de la polygamie ?

- 1O/ Quel est le rôle de la famille ?

- 11/ Quelles musiques et sculptures aimez-vous ?

- 12/ Dans quels pays aimeriez-vous aller à l’étranger ?

 

Réponses :

- 1/ La venue au Centre a été motivée par la vocation d’acquérir des connaissances techniques pour les améliorer. Ils ont décidé d’eux-mêmes d’y venir et leur famille ne s’y est pas opposée. Ils en ont eu connaissance par l’intermédiaire de l’école. Ce Centre est unique dans tout le Mali et il est axé sur la riziculture. Ils sont tous sortis d’autres Ecoles d’Agriculture.

- 2/ Ils veulent participer à d’autres stages toujours dans le cadre de l’Agriculture et en vue du perfectionnement des techniques. Il n’y a pas au Mali d’école supérieure à celle-là. Ils aspirent à faire des stages à l’étranger à condition qu’ils apportent un perfectionnement. Pour le faire, il est prévu des bourses pour les bons élèves. Il n’y a pas d’école concernant la culture du mil et de l’arachide mais des stages sont organisés tous les trois ou six mois.

- 3/ Ils sont persuadés qu’étant donnés les cours qu’ils suivent dans le Centre Rizicole, ce stage améliorera les techniques, les semences, les engrais, la préparation du sol et les rendra compétents dans la gestion de l’organisation.

- 4/ Il y a des problèmes de rationalisation, d’adaptation du matériel de culture et des nouvelles méthodes. Chacun d’eux s’occupe d’un casier. Le problème est la rigidité des structures paysannes et les Jeunes devront employer beaucoup de finesse d’esprit. Recherchant la confiance des paysans, ils ne devront pas faire preuve d’autorité. Ceux-ci pouvant devenir par la suite eux-mêmes des Conseillers.

- 5/ Pour eux c’est l’amélioration de la culture. Elle dépend d’eux et de l’organisation intérieure de l’Afrique. Le développement aussi bien des cultures vivrières que des produits d’exportation pour obtenir des devises. Le premier plan quinquennal avait fait porter l’effort sur les cultures vivrières mais aussi sur les cultures industrielles qu’on essaie de transformer sur place pour les exporter. Ils ne veulent pas exporter les matières premières d’où le Combinat Textile et la Sucrerie. Avant d’exporter, le Mali doit déjà se suffire à lui-même. Le riz exporté est vendu plus ou moins cher en fonction des marchés internationaux. Il va vers la Côte d’Ivoire et le Sénégal. Il y a une Caisse de Soutien pour les prix bas. C’est l’Office Malien des Produits Agricoles qui est chargé de la commercialisation. La SOMIEX est chargée de l’import/export et au sein des villages et des arrondissements d’organiser la centralisation des produits à acheter et à vendre.

Il y a des Groupements Ruraux de Production et de Secours Mutuels. Le Gouvernement tente de barrer la route aux trafiquants en intervenant sur les prix qui varie de 7 à 26 Francs. Les prix sont augmentés pour inciter les paysans à produire davantage. Les paysans ne peuvent pas vendre directement au marché, ils doivent le faire au Gouvernement sauf dans la brousse et entre les petits consommateurs. Les prix du riz varient selon la qualité, il y en a trois sortes donc trois prix.

-6/ La Chronique n’a noté aucune réponse à cette question sans qu’on puisse déterminer s’il s’agit là d’un oubli de la personne qui la tenait ou bien du fait que les stagiaires eux-mêmes aient laissé de côté ce sujet-là.

- 7/ Ce n’est pas le mode de vie qui les intéresse mais les progrès de la Science. Ce qui leur déplait c’est que les Jeunes ne soient pas suivis par le Gouvernement. Leur conduite de yéyés et de beatniks vient du fait qu’ils sont désœuvrés et ne sont pas intéressés à la vie de la Nation. Ils ne sont pas assez soutenus et sur le plan du Sport, il y a peu d’organisation. Seulement trois ou quatre pour cent d’étudiants parmi les fils de paysans !

- 8/ La religion musulmane ne gêne pas leur pays socialiste. Les personnes âgées sont plus fanatiques que les Jeunes. Il faut être marié pour être propre. Pour entrer dans un milieu, pour s’intégrer il est nécessaire de pratiquer. Chrétiens ou musulmans sur la même voie peuvent être amis et assister aux cérémonies mais ont des prières spécifiques. Avant sa majorité le jeune musulman est obligé par sa famille, mais après il est libre. Une musulmane ne peut pas se marier avec un chrétien alors que l’inverse est possible. Il y a 92% de musulmans au Mali. Quelques vestiges de la religion bambara dans la région de Ségou. Des guérisseurs souvent confondus avec les animistes.

- 9/ La polygamie est une bonne chose en Afrique car elle multiplie les liens de solidarité entre les familles et elle évite la débauche et la prostitution. Les femmes sont plus nombreuses et vivent plus longtemps. Elle permet d’éviter les difficultés lorsqu’une femme tombe malade. La solidarité fait qu’on peut prendre la femme d’un copain décédé afin d’aider les enfants ainsi qu’en cas de la mort d’un frère dont la femme avec enfants aura du mal à se remarier. Les coépouses s’entendent mieux qu’autrefois et la libération de la femme est bien acceptée.

- 10/ L’importance et l’autorité de la famille en Afrique ne gêne pas les études et permet en développant l’entraide d’éviter l’individualisme. L’autorité du patriarche permet de d’étendre les solidarités.

- 11/ Ils aiment la musique et la sculpture africaines. Certaines familles s’en occupent plus spécialement. Les Jeunes aiment la musique européenne, le jazz et la latino-américaine.

- 12/ Ils aimeraient aller en Suisse, dans la Chine de Mao, en France, en Corée, en Pologne et en Tchécoslovaquie. Ils ont des affinités avec l’Amérique latine et des ressemblances avec la musique de Cuba. Ils soutiennent les Noirs Américains originaires d’ici pour des raisons de couleur. Pour eux ce qui compte, c’est l’accueil qu’on leur ferait dans les différents pays et cela, ils ne peuvent pas le savoir d’avance.

 

Mercredi 9 Août 1967

Troisième entretien avec quelques stagiaires du Centre Rizicole mais comme il pleuvait nous n’étions apparemment pas attendus.

La conversation roule sur l’introduction de nouvelles machines dans une entreprise qui du coup a moins besoin de main d’œuvre et ils s’inquiètent du chômage que cela créé.

Rémi déroule toute une explication donnant l’exemple d’une vieille imprimerie qui achète une machine américaine moderne avec les mutations concernant les emplois à la faveur du développement de l’entreprise. Un stagiaire du Centre fait remarquer que les nouveaux embauchés ne seront pas ceux qui auront été licenciés. Rémi élargit les processus en déroulant le schéma général du développement mais les stagiaires ne sont pas convaincus, obnubilés qu’ils sont par les idées de la concurrence et du chômage.

On continue sur le schéma général du développement en prenant l’exemple de la France avec 90% d’agriculteurs en 1800 et seulement 18% en 1960. Rémi compare la France de 1800 avec le Mali de 1967 et les USA qui n’ont que 5% d’agriculteurs. Il attire l’attention sur le fait qu’il ne faut pas vouloir aller trop vite et qu’il y ait trop de fonctionnaires, que c’est un danger africain beaucoup de gens voulant l’être…

L’un de nous intervient pour signaler qu’il ne faut pas confondre les entreprises industrielles et les entreprises capitalistes ainsi que les questions de la conversion et de la mobilité de la main d’œuvre.

Un camarade s’enquiert du rôle de l’Etat en cas de chômage. On lui répond par la distribution de salaires grâce à la création de Grands Travaux. Ils nous demandent s’il existe de barèmes concernant les salaires ouvriers. On leur explique le SMIG, les Syndicats Ouvriers et les Conventions Collectives.

L’auteure de ce site se lance dans un tableau des coûts en prenant en exemple un tisserand pour se demander s’il a intérêt ou non à acheter une machine pour remplacer son métier à tisser artisanal. Un des habitants de Dioro nous explique qu’ils ont eu le même problème l’an dernier à propos de l’achat d’un tracteur sur lequel le village n’a pas réussi à s’entendre. Le bénéfice net aurait été inférieur mais les agriculteurs auraient travaillés selon lui 60 jours par an au lieu de 160! Il s’agit alors de savoir pour les adhérents du Groupement Rural s’ils retrouveront du travail pendant les jours ainsi libérés que ce soit pour le compte de leur Coopérative ou à l’extérieur.

Rémi se place dans une perspective de coopérative capitaliste alors qu’un autre membre de la Caravane et un habitant du village concerné soulèvent l’argument d’une vie plus facile en travaillant moins. Mais inversement gagner plus d’argent permet de meilleures conditions de logement et d’hygiène et finalement de vivre plus longtemps. Il finit par nous dire Moi avec plus d’argent je pourrais me payer des médicaments et me marier en grande pompe. Mais un de ses collègues lui répond si tu travailles 160 jours par an sur la terre et moi 60 jours tu te fatigues plus vite et du meures avant moi !

 

Jeudi 10 Août 1967

Nouvelle rencontre et conversation avec les stagiaires du Centre Rizicole.

On apprend que les étudiants qui ratent leurs examens et n’obtiennent pas leur diplômes ne sont pas pour autant abandonnés car dans un régime socialiste ils sont suivis par le Gouvernement et même sans les diplômes, ils trouvent de l’embauche.

On nous demande quel est en France le rôle de l’Etat dans la vie économique. Nous le leur expliquons tant par les mécanismes de l’impôt que par ceux de la planification.

On nous interroge également sur les mécanismes monétaires liant la Monnaie et la Production Nationale. D’autres questions portent sur les circuits monétaires internationaux et la conversion des devises en or. Toutes sortes d’autres interrogations portent sur les mécanismes économiques, le rôle des Etats Unis, la recherche scientifique, les industries alimentaires, les machines électroniques. Le tout dans un enchevêtrement des problèmes économiques et politiques.

Un habitant de Dioro nous questionne sur le rôle des firmes étrangères installées dans les pays sous-développés par exemple qu’en est-il de Citroën en Côte d’Ivoire ? On distingue les capitaux publics et privés, le rôle de la BIRD, le problème du contrôle de l’aide aux pays sous-développés par les pays industriels. A partir de là on passe en revue tous les problèmes concernant les entreprises, les banques, l’épargne, l’investissement et les faillites.

Il est également question de la situation des étrangers en France et de leur place dans la société. Les Français dépensant peu d’argent au Mali, ils nous demandent si c’est dans leur nature.

Il est aussi question des maisons de tolérance que Rémi explique par les besoins des marins dans les ports. Mais l’auditoire se moque de nous en parlant de Pigalle et demande pourquoi on n’oblige pas ces femmes à se marier. Ils pensent que cela est lié aux agences matrimoniales et aux petites annonces et s’enquiert des questions de la dot. Ils sont étonnés de découvrir qu’elle ne joue aucun rôle concernant le mariage. Ils sont également frappés du fait qu’en France les célibataires ne soient pas rejetés alors qu’ils n’apportent rien à leur pays. On parle des problèmes démographiques et de la pilule, du rôle de l’Etat de la loi de 1920 interdisant la diffusion des méthodes contraceptives.

Beaucoup de questions variées sur tous les sujets et assez décousues. Pourquoi un paysan qui clôture son champ et empêche les étrangers d’y pénétrer veut il trouver du travail en ville ? Pourquoi les Français qui se croisent sur la route ne se saluent ils pas même en Afrique ? Les camarades comprennent mal cet individualisme. Ils nous demandent si en France les chômeurs paient des impôts et si on y rencontre des fous en liberté. On parle du prix des boissons alcoolisées et de leur effet sur la santé.

 

Vendredi 11 Août 1967

Veille du départ de Dioro, des achats au marché. Quelques-uns de notre groupe manifestent le désir d’aller à Tombouctou mais outre les problèmes financiers nos deux guides Libo et Maki font remarquer qu’ils n’ont pas d’ordre de mission. Nous décidons d’aller le lendemain à Ségou pour régler l’affaire.

Le soir : méchoui et soirée dansante yéyé en costume du pays, très remarquée.

 

Samedi 12 Août 1967

Rangements. Toujours le même problème d’aller à Ségou car il n’y a pas d’ordre de mission pour ceux qui veulent aller à Tombouctou.

Nous partons vers 18 H de Dioro sur le bateau Liberté sur le toit duquel nous passons la nuit.

 

Dimanche 13 Août 1967

Arrivée à Mopti du groupe en pleine discorde. Les uns veulent continuer sur Tombouctou mais la majorité ne s’y rallie pas soit parce que cela ne l’intéresse pas soit parce qu’elle est opposée au principe lui-même. Cette problématique n’a fait qu’agrandir l’hostilité entre les deux groupes (6 et 5) qui désormais sont bien distincts et consolidés.

A Mopti visite de courtoisie à l’Inspection de la Jeunesse et des Sports. Nous logeons à Sévaré où nous avons rencontré une autre Caravane en provenance d’Orléans dont l’activité consistait à monter un laboratoire photographique.

 

Lundi 14 Août 1967

Nous sommes toujours à Mopti ayant perdu la matinée à attendre on ne savait pas trop quoi. Nous comptions partir dans l’après-midi pour Bandiagara au Pays Dogon mais nous n’avons pas trouvé de véhicule. Cela nous a permis de visiter la ville en en particulier la mosquée, le marché et de réaliser quelques achats d’intendance.

Nous avons rendu visite au Gouverneur auquel nous avons présenté notre projet de ballade. Il nous a très facilement dissuadés d’aller au-delà de Sangha et nous a de fait organisé un emploi du temps que nous avons suivi sans problème.

N’ayant pas pu partir, nous avons passés une deuxième nuit à Sévaré.

 

Mardi 15 Août 1967

Nous comptions bénéficier de la Land Rover du Tourisme dès 9 H du matin mais cela n’a pas été le cas. Après une autre matinée perdue, nous avons réussi à obtenir un car rapide pour nous emmener à Bandiagara. Une fois de plus notre mauvaise organisation apparait car alors que nous partions en taxi avec nos bagages de Sévaré à Mopti, nos Camarades qui avaient trouvé le car rapide venaient pour nous chercher de Mopti à Sévaré ! Nous réfléchissons à cet incident et nous arrivons quand même à partir à Bandiagara où nous arrivons vers 4 H de l’après-midi. Nous visitons le Commandant du Cercle qui réquisitionne le car rapide pour nous emmener à Sangha. Malgré quelques hésitations du chauffeur, nous partons. Bien que mauvaise, la piste n’étant pas inondée nous arrivons sans trop de difficultés.

Nous sommes hébergés au Campement tenu par un Français qui est l’un des fondateurs de l’Union Sportive de l’Allemagne de l’Est. Il est également chargé de la direction du Tourisme dans la Région de Mopti. Nous préparons notre repas nous-mêmes puis nous sommes bien heureux de nous coucher après une journée aussi harassante physiquement que moralement.

 

Mercredi 16 Août 1967

L’atmosphère est plus détendue. Nous partons en ballade dans les falaises avec un guide attitré. Nous découvrons les villages dogons suspendus au flanc de la montagne, entre autres nous visitons Irelli, Ibi, Bougan. Nous découvrons aussi les anciennes habitations des Tellems qui ont précédé les Dogons, lesquelles sont utilisées aujourd’hui comme cimetière et comme greniers à mil.

Nous sommes frappés par le caractère particulier de ces villages. Les maisons sont groupées. Elles sont construites en banco mais de formes différentes, beaucoup plus hautes que larges. Les habitants sont animistes. Ainsi nous pouvons voir des endroits fétiches et des hangars à palabres. Dans un village nous rentrons dans une concession (33) et on nous y offre de la bière de mil.

Nous déjeunons dans la nôtre et l’après-midi visitons le marché. Quelques-uns ont pris des photographies ce qui a entrainé la réprobation des autres. Finalement nous pouvons nous demander si les scrupules que nous avons actuellement à prendre des photos ne viennent pas plutôt du refus de certains membres de la Caravane que de la gêne éprouvée par les Africains. Il semble qu’ils s’y prêtent le plus souvent avec plaisir car ils nous le demandent eux-mêmes ou prennent des poses lorsqu’ils nous voient photographier.

La ballade se termine par une baignade dans un marigot (34) puis nous rentrons au Campement où nous mangeons un excellent repas préparé par Libo. Le soir préparation de la grande ballade du lendemain.

 

Jeudi 16 Août 1967

Certains partent très tôt pour une grande ballade. Il est question de plus de trente kilomètres…. D’autres restent au Campement Brigitte et Jean refont le trajet de la veille. Monique et Christine partent avec un guide visiter de nouveaux villages.

Vers 17 H nous nous retrouvons dans un petit village Bougon où se déroulent des funérailles. Il s’agissait nous dit-on d’une cérémonie du quatrième jour où la manifestation est faite par les hommes qui viennent honorer le défunt en rappelant ce qu’il a fait de plus important dans sa vie. Ici il s’agissait d’un chasseur aussi chaque homme du village et une délégation de ceux des environnants sont venus rappeler ses exploits en tirant des coups de fusils, en brandissant des sabres ou en lançant des flèches. Pendant ce temps les femmes dansaient et pleuraient au son de leurs tamtams.

Tout cela créait un climat de malaise (35) pour nous qui regardions sans comprendre les hommes se déchaîner en tirant des coups de feu dans tous les sens et en criant le nom du mort. Nous sommes tout de même restés jusqu’à la fin de la cérémonie puis nous sommes rentrés au Campement.

 

Vendredi 17 Août 1967

Le matin au marché de Sangha. Le guide nous vend toute sorte d’objets artisanaux. Des serrures en bois, des tamtams, des tabourets (20). Certains d’entre nous achètent aussi des objets au marché.

L’après-midi nous assistons à un spectacle exécuté par des danseurs que nous avons payés à raison de 200 Francs par tête. L’intérêt est surtout de voir les costumes ou les symboles représentés. L’antilope, le cerf, le lapin et le sorcier. Et pour les femmes une peule, une bambara, une dogonne. Il y a aussi un masque à étages et un autre à échasses. Beaucoup d’entre nous prennent des photos, ce qui suscite des réflexions, le spectacle étant plutôt de leur côté que de celui des danseurs. Il faut dire que la chorégraphie exécutée sur commande l’était sans conviction et que personne n’en a été vraiment satisfait.

Le soir nous recevons le camion envoyé par le Gouverneur de Mopti.

 

Samedi 18 Août 1967

Nous partons pour Bandiagara dès le matin. Nous sommes reçus par le Bureau Exécutif des Jeunes. Nous avons avec eux une discussion intéressante. Ils nous parlent d’abord de l’origine et de l’histoire de Bandiagara. Gara : Grand ; Bandia : Plat. La ville a été fondée par un chasseur d’hippopotame qui avait trouvé cet endroit au bord d’un marigot et s’y était installé avec sa famille. Il s’agissait aussi d’un lieu de passage pour les gens allant de Mopti à Sangha et il avait pris l’habitude de leur vendre de la viande dans un grand plat, d’où le nom de Bandiagara qui est resté le nom de la ville. Nous avons visité l’habitation du fondateur. C’est aujourd’hui un hangar à palabres où les vieux – les hommes seulement – viennent se reposer et discuter notamment des affaires du village.

Les membres du Bureau nous parlent aussi de leur organisation et de leurs activités en nous donnant des exemples concrets. Le Bureau avait par exemple proposé il y a quelques mois que soient supprimés les Clubs de Jeunes privés car les Yéyés (le terme est pour eux méprisant) semblent se livrer à la dépravation des mœurs. Le projet a été envoyé à Bamako et ayant été retenu, il a été étendu à l’ensemble du Mali.

D’autres activités consistent à organiser entre les Cercles des Villages des compétitions sportives ou artistiques. Ils organisent de même des Chantiers de construction de stade, d’école ou de Champs Collectifs.

Les Jeunes nous offrent ensuite un méchoui que nous dégustons très simplement en compagnie de quelques Autorités et en particulier du Ministre de la Santé.

Après une petite sieste au Campement nous allons visiter la ville toujours accompagnés des membres du Bureau, d’ailleurs fort sympathiques. On nous montre la station de pompage, le puits artésien, le terrain de foot avec les tribunes aménagées, les maisons des descendants d’El Hadj Omar - conquérant Toucouleur né au XVIIIe siècle - qui s’est installé à Bandiagara. Depuis Toucouleurs et Dogons ont vécu en bonne intelligence et se sont partagé les terres.

Nous restons au Campement le soir.

 

Dimanche 19 Août 1967

Nous passons à Sévaré chercher nos affaires. Arrivés à Mopti nous ne trouvons pas de pinasse pour Djenné et du coup nous y déjeunons. En désespoir de cause nous partons à Sofara sur le Bani et nous arrivons le soir. Nous sommes de nouveau accueillis par les Jeunes. Nous logeons dans la Maison du Parti. Les Jeunes nous apportent des poulets.

Le soir nous avons réunion avec eux. Peu de nouveautés.

 

Lundi 20 Août 1967

Sofara. Départ pour Djenné en pirogue. Trois heures sur le Bani. Arrivée à Djenné. Comme d’habitude visite officielle. On nous renvoie au Campement. Visite du marché et de la mosquée. Au menu des poulets qui se sont faits attendre jusqu’à 17 H. On repart pour Sofara vers 18 H. Quelques ratés dans le moteur mais nous y arrivons tout de même vers 21 H. Le soir léger accrochage entre Monique et l’un de nos guides. Sans commentaire !

 

Mardi 21 Août 1967

Départ pour Ségou en camion. Nous n’y arrivons que vers le soir et logeons au Campement.

 

Mercredi 22 Août 1967

Après le refus de certain de prendre le petit déjeuner au Campement parce que c’était trop cher, nous finissons par échouer dans un restaurant….

Rencontre avec le Maire de Ségou à 9 H 30. On nous pose quelques questions sur le Général de Gaulle, le Marché Commun, le Viet Nam. Puis suivent quelques conclusions prononcées par nos deux guides et le Représentant du Maire.

L’après-midi nous repartons. Nous avons laissé Libo. Il nous manque une moustiquaire. Conseil de guerre. Nous décidons d’en faire parvenir une de Bamako où nous arrivons le soir en dépit des déficiences du camion.

 

Jeudi 23 Août 1967

Visite du marché de Bamako. Achat à l’Office du Tourisme.

 

Vendredi 24 Août 1967

Visite toujours de Bamako. Intervention à Radio-Mali.

 

Samedi 25 Août 1967

Bamako. Avec Bernard Dumont, promenade avec lui qui nous invite aussi pour le diner du soir.

 

Dimanche 26 Août 1967

Bernard Dumont nous accompagne à la gare. Le train part à 7 H pour une durée de 26 ! Nous n’avons rien acheté à manger en pensant que nous trouverions à nous ravitailler sur place. Le voyage se passe sans trop de difficultés.

 

Lundi 27 Août 1967

Nous arrivons à Dakar vers 9 heures du matin. Malgré l’envoi d’un télégramme annonçant notre arrivée nous ne sommes pas attendus par les Eclaireurs. Nous logeons comme à l’aller, au Lycée Van Vollenhoven (36).

Après-midi repos et visite de Dakar.

 

Mardi 28 Août 1967

Départ de Dakar. Embarquement sur Le Mermoz. Les garçons sont toujours en quatrième classe mais cette fois obtiennent le droit de manger en troisième. Temps froid et pluvieux. Tout le monde est crevé et se repose.

 

Mercredi 29 Août 1967

Deuxième jour de traversée. Un peu plus de soleil. Les relations sont très distantes entre les membres de la Caravane (37).

 

Jeudi 30 Août 1967

Rien de spécial. Peu de soleil. Piscine. On fête l’anniversaire de l’un des membres de la caravane (38).

 

Vendredi 31 Août 1967

Escale à Madère. Visite de la ville et des alentours. Chacun va de son côté. Le bateau repart à 18 H.

 

Samedi Premier Septembre 1967

Rien de spécial. Lecture, jeux de cartes, danses, bar, musique.

 

Dimanche 2 Septembre 1967

Journée banale. Le soir nous nous déguisons pour aller au bal. Nous sommes en compagnie de la Caravane de la Côte d’Ivoire avec laquelle nous rigolons bien.

 

Lundi 3 Septembre 1967

Il fait froid. Le bateau roule et tangue. Personne n’est vraiment malade mais nous sommes tous plus au moins crevés. Vers 22 H le soir nous commençons à apercevoir les phares. Le bateau entre dans l’estuaire de la Gironde. Nous devons arriver demain matin vers 6 Heures….

 

Mardi 4 Septembre 1967

Nous débarquons à Bordeaux après une semaine de voyage. Il fait un peu frais. Le débarquement se passe sans trop de difficultés malgré notre grand nombre de bagages personnels et de cantines collectives (39). Après les formalités de douanes longues et ennuyeuses nous partons pour la gare emmenés par un car de la compagnie. Il y a un train à 10 H 30.

Eloi et Rémi vont essayer d’y louer une fourgonnette chez Hertz. Mais nous en sommes empêchés par la question de la caution et du coup nous prenons le train pour Paris où nous arrivons le soir.

Adieu les copains !

 

 

NOTES ET COMMENTAIRES DE 2017 :

(1)                  EROM sont les initiales des Equipes de Relations avec l’Outre-Mer. Elles peuvent plus simplement être considérées comme une excroissance des Eclaireurs de France et ont en tous cas été vécues comme telle par les participants.

 

(2)                  Ces Equipes de Relations avec l’Outre-Mer sont à remettre dans leur contexte d’une part du Scoutisme Laïque né en 1911 lui-même dans le cadre plus général de l’émancipation personnelle à laquelle n’a cessé de travailler La Ligue de l’Enseignement elle-même créée en 1866 et d’autre part dans le mouvement historique de la décolonisation de l’Afrique Occidentale Française. C’est celle-ci qui a permis à l’ancien Soudan Français d’accéder à l’indépendance en 1960 sous le nom de Mali.

Bernard Dumont a été l’un des acteurs principaux de ce mouvement en étant l’intermédiaire entre le mouvement des Eclaireurs de France et les structures du Mali dont il avait été dans le cadre de sa profession un des administrateurs du temps de la colonie.

Après son stage professionnel au Cameroun en 1951, développant les liens avec les Eclaireurs Africains il a organisé dès 1953 une première Caravane. Puis c’est par étape successive que le format s’est installé d’abord sous le nom des Equipes de Routiers de l’Outre-Mer avant de trouver sa forme définitive. L’affectation professionnelle de Bernard Dumont au Sénégal et au Mali a ensuite permis de consolider ces activités et de les ancrer dans une mouvance laïque et progressiste. En 1967 il était l’homme clé du dispositif.

 

(3)                  Nous avions nous-même - l’année précédente en 1966 - programmé un voyage aux Indes avec une jeune agence de tourisme qui innovait en se lançant dans l’organisation de voyages lointains bon marché qui existaient d’autant moins que les transports n’étaient pas ce qu’ils sont devenus aujourd’hui !

Nous avions déjà au printemps passés une semaine au bidonville de Noisy-Le-Grand dans la banlieue parisienne auprès de l’Association Aide à Toute Détresse qui a attiré l’attention sur le sort de ce qu’elle a elle-même nommé Le Quart Monde, séjour destiné à nous préparer au choc culturel qui ne manquerait pas de se produire l’été suivant. Mais la jeune agence de voyage concernée fit faillite avant le départ et le voyage au pays de Gandhi, annulé. Pour ce voyagiste entreprenant et novateur cela n’avait été qu’une mesure pour rien, sa seconde tentative fut la bonne amorçant une brillante réussite dans ce secteur de l’économie !

 

(4)                  Avec le recul ce jugement me parait sévère. Les questions des responsabilités administratives de l’organisation du voyage n’étaient pas si simples à évaluer notamment concernant l’autorisation de circuler donnée à la Caravane dont les membres étaient individuellement désignés, sans compter les difficultés d’intégration et de logistique. La suite a d’ailleurs montré que le groupe initial a déjà dû faire face aux siennes propres.

 

(5)                  Aucun souvenir de cet épisode. Probablement quelqu’un du groupe avait-il égaré le sien …

 

(6)                  Cette sensation curieuse vient du contexte politique de l’époque. Sur une toile de fond résolument anti coloniale et socialiste à la mode du moment, le Mali de Modibo Keita – participant au Mouvement des Non Alignés – en avait rajouté. Sa Radio Nationale diffusait sans arrêt d’étonnants slogans dont le lyrisme m’avait impressionnée et des Comités de tous poils, veillaient partout à l’application de La Ligne Juste.

C’est en mettant au propre ces journaux en vue de leur mise en ligne un demi-siècle après que j’ai découvert – grâce à Internet – dans les archives diplomatiques qu’alors même que nous étions sur place et pris en charge par les structures ad hoc avait eu lieu le 22 Août 1967 un Coup d’Etat de Modibo Keita en personne qui radicalisa encore son régime avant d’être lui-même renversé l’année suivante. Interné dans des conditions difficiles, il mourut en prison.

Ma stupéfaction fut alors de découvrir que comme nous étions au bon milieu de la zone marécageuse du Niger, nous ne nous étions rendu compte de rien. Sans compter le supplément d’étonnement d’avoir appris que non seulement le Président du Mali avait été élu député à l’Assemblée Nationale Française en 1956 mais également son Vice-Président … Sans compter ses deux postes de Secrétaires d’Etat dans des gouvernements en 1957. Contrairement à Senghor et Césaire, nous n’en avons jamais entendu parler auparavant … Pourquoi ?

 

(7)                  La Maison du Parti en question est donnée ailleurs comme la Mairie et dans mon souvenir elle était restée pendant un demi-siècle en tant qu’Ecole… Rien de tout cela n’est incompatible au contraire et il n’était pas anormal que ce soit là que nous ayons été logés.

Nos deux guides étaient l’un animateur à Bamako (Maki) et l’autre entraineur de football (Libo). Ils nous accompagnèrent partout et se mirent en quatre pour nous rendre la vie aussi agréable que possible en dépit des impédimenta nombreux.

 

(8)                  Je n’ai gardé aucun souvenir de cet épisode. Peut-être s’agit-il là des problèmes alimentaires que nous avons rencontrés. Tant que nous sommes restés à Dioro, notre nourriture était intégralement prise en charge par les femmes des villages environnants qui – avec une hospitalité touchante et hors pair – se relayèrent pour nous apporter les repas. Lesquels du coup étaient toujours les mêmes et cuisinés à un goût local qui n’était pas nécessairement le nôtre.

 

(9)                  J’achevais à l’époque mes études de Sciences Economiques à la Faculté du Panthéon à Paris et prenais et mes études et cette conversation très au sérieux.

 

(10)              La FAO créée en 1945 comme l’une des agences spécialisées sous la houlette des Nations Unies consacrée celle-là à l’organisation planétaire pour l’agriculture et l’alimentation avait pour objectif de résoudre les problèmes de famine, cela dans le cadre humaniste et progressiste typique de l’époque après le choc créé par le nazisme et l’espérance née de sa défaite.

Or voyant sur le logos apposé sur la portière de la Land Rover des experts installés au Mali j’y avais lu un Fiat panis que j’avais trouvé ridicule et de mauvais goût concernant un pays dans lequel il n’y avait pas de blé. J’y avais vu dès cette époque-là, de façon rassemblée le malentendu de l’aide au développement qui n’a pas manqué de montrer tous ses effets par la suite…

(11)              Entendant raconter cette histoire j’avais sur le coup cru qu’il s’agissait d’un fait historiquement établi et j’ai mis quelques temps avant d’en découvrir le côté légendaire. Cette confusion venant du fait de la façon dont les choses nous avaient été exposées. J’ai retrouvé dans d’autres récits de voyageurs du temps d’avant le tourisme et concernant d’autres lieux, la même confusion des plans et pour les mêmes raisons.

 

(12)              Nous avions à Ségou nos habitudes chez cette restauratrice dont la gastronomie était plus conforme à nos goûts et nous soulageait un peu de ce qui était devenu notre ordinaire.

 

(13)              Je ne m’explique pas cette absence de notes.

 

(14)              Le fond du contentieux qui mina de l’intérieur la vie de la Caravane portait sur le fait qu’une partie de ses membres voulaient étendre le périple jusqu’à Tombouctou qui n’était pas prévu au programme et pour lequel nous n’avions ni autorisation administrative de circulation ni assurance de la logistique. Cet additif apparaissait à la majorité du groupe – en dépit du mirage que créait l’éclat symbolique du nom – une imprudence inopportune dans un voyage qui n’était déjà pas si facile étant donnés les standards de l’époque…

 

(15)              Cette nuit sur les eaux du Niger - dessous le firmament - allongée avec les autres sur le toit du bateau qui n’avait pas de rambarde fut la plus belle de ma vie. Le lendemain matin, le Capitaine (un Blanc) nous invita à prendre avec lui le petit déjeuner dans sa cabine. Je me souviens encore de ma gratitude pour les toasts grillés qui nous changeaient d’un ordinaire bizarre, hésitant sur la raison à laquelle il fallait attribuer un pareil privilège dont manifestement ne bénéficiaient pas les autres voyageurs plus locaux … Etait-ce là aussi une simple question d’hospitalité ?

 

(16)              Impossible de retrouver à quoi correspond ce code. Je ne suis même pas sûre qu’il se soit agi d’une autre Caravane de la même organisation.

 

(17)              Chez les Dogons, les objets ayant appartenus aux morts sont après leur décès jetés au pied de la fameuse falaise dans laquelle les corps sont enterrés et de ce fait deviennent tabous. C’est une autre conception de l’héritage, l’inverse de la nôtre… Quant aux femmes photographiées, elles avaient la poitrine nue et ces deux comportements de la part de ce Caravanier étaient choquants.

 

(18)              Le hangar à palabres. Ouvert sur tous les côtés - ce qui permet une climatisation naturelle - il est constitué de piliers en banco, en pierres ou en bois sculpté sur lesquels repose une couverture de branchages ajoutée par chaque génération. Outre un endroit frais et collectif cette installation permet de dater l’âge des villages.

 

(19)              Cette rencontre de hasard lors d’une simple promenade avec mon mari comme nous avions toujours eu l’habitude de le faire – et cette fois sans le guide – me laissa passablement interloquée faute de pouvoir la décoder.

J’ignorais à l’époque l’existence du Sigui, cette cérémonie qui tous les soixante ans commémore la création du monde selon la cosmogonie des Dogons. Elle est répartie sur sept années, et celui-là commença effectivement en 1967 à Sangha. En écoutant Catherine Clément le raconter à France-Culture, j’ai acquis la conviction que c’était bien à cela que nous avions en toute ignorance assistés. Comment en avoir la certitude ?

 

(20)              A l’heure où j’écris ces notes un demi-siècle après les évènements, le petit tabouret dogon est toujours sous mes yeux après avoir été le siège préféré de la progéniture qui l’a toujours considéré comme un élément normal de notre ameublement d’autant plus qu’il était là avant elle. Il est – aujourd’hui encore - l’un des lieux de ma joie.

 

(21)              Les explications qu’il nous donna concernant son travail de linguiste, notamment son effort pour inventer un système d’écriture qui puisse fonctionner pour l’ensemble des langues d’Afrique Noire de l’Ouest encore cantonnées à l’oralité n’a pas été sans influence sur mon travail littéraire en tant que mon entreprise de systématiser la création des néologismes qui en est l’une des dimensions essentielles.

Ce n’est certainement pas un hasard si le tout premier néologisme que j’ai créé a été sous-développation, et cela dès les toutes premières pages des Prunes de Cythère publié aux Editions de Minuit, huit années après en 1975.

 

(22)              C’est l’arrivée à Bordeaux qui dévoila à quel point le voyage avait été difficile. Débarquée et attendant le train pour Paris dans le hall de la gare, je me suis assise sur mon sac à dos, le même que celui qui avait fait le fameux voyage initiatique de 1963 en autostop en Grande Bretagne ainsi qu’en ligne et je me suis mise à pleurer. Ce qui n’avait jamais été tout le cas pendant tout ce périple hors du commun.

J’en rapportais outre la jaunisse, la découverte de la civilisation de l’Afrique Noire d’avant la Globalisation et une vision positive de corps féminins apparemment épanouis et radieux qui rompaient avec les simulacres que proposaient les journaux de mode de mon pays. Ils m’avaient même donné l’envie d’enfanter. Les petits y paraissaient bien aimés comme on l’avait vu lorsque tout Dioro en joie avait encouragé les premiers pas de danses d’un tout jeune des leurs qui se lançait de lui- même au milieu des adultes, alors même qu’il n’était pas prévu qu’il le fasse …

 

(23)              Sur ce paquebot, les conditions du voyage en quatrième classe étaient particulièrement difficiles. Les repas étaient servis sur le pont dans de vastes cuvettes communes sans assiettes et le couchage avait lieu en dortoir. Le lavabo était si ordurier que désolée de laisser mon époux - également membre de la Caravane - en pareille situation, j’avais entrepris de le récurer. La situation des filles était un peu meilleure. Il ne s’agissait que des conditions socio économiques de l’époque.

La preuve en est que bien intentionnés, les Officiers chargés de la navigation nous invitèrent tous dans leur Poste de Commandement pour nous montrer aimablement le fonctionnement de leurs appareils et instruments.

Le meilleur souvenir du voyage demeure dans le Détroit de Gibraltar la vue des dauphins qui jouaient dans l’étrave du navire, laissant à tour de rôle pacifiquement la place à leurs congénères après s’être eux-mêmes amusés un moment dans cette symbiose avec l’Humanité et ses machines …

 

(24)              Impossible de me souvenir de ce que fut la méthode concernant les dits exposés et encore moins de leur répartition. Je ne garde aucune mémoire d’accompagnateur de notre Caravane sur le bateau. Quels sont alors les documents qui auraient servis d’information ? Mystère ! Les guides maliens qui ont partagés notre voyage ne se sont joints à nous qu’à Dioro.

 

(25)              Impossible aujourd’hui de savoir qui a prononcé cette étonnante conférence sur le socialisme africain. Le fait est qu’elle le fut ce jour-là et à cet endroit-là. Peut-être était-elle directement sortie de petits livrets qui nous avaient été remis au départ et que j’ai encore dans le demi-siècle suivant plusieurs fois croisés en rangeant la bibliothèque !... Auraient-ils été classés pour finir dans le carton concernant l’anthropologie du XXe siècle ?

 

(26)              Le Ministre Malien Kouyaté a été évincé en 1966, tandis que Monsieur Louis Pascal Nègre diplomate, banquier et homme politique français l’a remplacé. Ce qui n’est pas sans signification.

 

(27)              Allusion à la prison de Rebeuss - sise au cœur de Dakar - dont le surpeuplement de la Chambre N°10 dite des Cent Mètres - sous-entendu Cent Mètres carrés – est selon la rumeur publique, chronique.

 

(28)              Installation à Dioro. Nous sommes logés dans une case longue d’une douzaine de mètres de long sur la rive haute du Niger qui coule en contrebas. Un péristyle en fait le tour et nous permet de rester toujours à l’ombre. C’est là qu’on avait installé la douche à savoir un sceau en toile qu’on remplissait soi-même d’eau avant de se le renverser sur la tête !

L’intérieur était divisé en trois espaces qu’on avait réparti l’un pour les garçons l’autre pour les filles et le milieu comme pièce commune. C’est là que sous nos moustiquaires nous dormions mon mari et moi. Nous avions quelques cantines avec du matériel commun mais les villageois ont pris en charge la préparation de nos repas pendant toute la durée du séjour.

Je garde un souvenir radieux de cet établissement notamment en raison de la fréquence des visites des varans, ces gigantesques lézards qui restaient pacifiquement à côté de nous comme d’énormes chats dans des scènes qu’aurait aimées le Douanier Rousseau. Je pense encore à eux. Non pas tous les jours mais peut être plus souvent qu’il n’est raisonnable car j’ai contemplé dans cette symbiose quelque chose comme les commencements du monde.

 

(29)              Ces couvertures artisanales sont aisément reconnaissables. Les métiers à tisser traditionnels africains étant très étroits, elles sont constituées de nombreuses bandes très longues qui sont ensuite cousues entre elles. En laine ou en coton et laine finement filée elles sont fabriquées essentiellement mais pas exclusivement par les Peuls qui s’occupent du bétail tandis que les Bambaras sont des agriculteurs et les Bozos des pêcheurs.

On en trouve avec des couleurs indigos mais celles qui étaient en vente à Dioro étaient blanches avec des dessins symboliques noirs et exceptionnellement une ou deux bandes marron-rouges. Au retour j’ai fait cadeau de l’une à mes parents qui l’ayant beaucoup ménagée me l’ont en quelque sorte laissée quasiment neuve à leur décès.

Quant à l’autre je l’ai usée jusqu’à la corde. Elle ne m’a pas quittée dans mes pérégrinations me servant même de portière pendant des années. Et j’y tenais tellement que lorsqu’elle était en loques j’ai encore trouvé le moyen de la réparer dans l’esprit qui avait présidé à sa fabrication. J’ai découpé ce qui était encore utilisable pour le remonter autrement en complétant avec des morceaux de tissus de lainage que je possédais par ailleurs. Le teinturier qui la nettoyait l’avait dénommée La Couverture Javanaise. Je la conserve aujourd’hui encore comme un trésor.

 

(30)              La projection a eu lieu en plein air sur la place du village où on avait apporté des bancs et un drap pour servir d’écran. Le projecteur était installé sur un camion. J’ai été sidérée de cette séance de ciné club me révélant un pays plus développé que je le percevais, ma réflexion s’étendant du même coup à la production cinématographique du continent indien.

 

(31)              Ce mariage bambara est resté l’un des souvenirs les plus étonnants de ce voyage. On nous y avait invités et on nous y a traités comme tout un chacun. L’étonnement avec le recul - à une époque où l’état civil ne craint pas d’attribuer à un enfant né par GPA deux pères et pas de mère - est qu’il ait finalement été si peu différent du notre quelques saisons avant le voyage. Notamment par l’exposition des cadeaux comme une cérémonie sacrée. Ceux-là ayant alors à l’époque pour fonction comme l’ont oublié les Jeunes, de mobiliser amis et parentèle pour rassembler les objets nécessaires au fonctionnement du ménage, lesquels représentaient à l’époque une certaine masse d’argent. Oubliant le fondement de cette coutume, les cyniques préfèrent le cas échéant qu’on la leur verse directement en liquide afin qu’elle puisse servir à tout autre chose sans rapport avec sa justification…

Considérant dans quel marasme tombe aujourd’hui la matière humaine réduite à l’état de gisement à exploiter, je repense souvent à la cour de la concession dans laquelle la fête avait lieu. Y passait alors de mains en mains un petit plateau sur lequel était posée une paire d’énormes boucles d’oreilles en or massif qu’on nous avait transmis à nous comme aux autres afin de pouvoir les voir de plus près. Et tandis qu’à mon tour je repassais l’objet à mon voisin, j’entendis un habitant du lieu commenter d’un Elle a bien travaillé la vieille qui m’illumine encore. C’était effectivement la grand-mère qui dotait ainsi la promise… 

Il est à noter aussi lors de cette cérémonie la pratique du rite consistant à l’ouverture de la malle apportée par la mariée. Elle était ouverte devant tous, les affutiaux sortis en étant brandis aux yeux de chacun et un article sur dix étant obligatoirement donné aux belles sœurs. Ceci étant destiné à matérialiser l’alliance avec la famille …

 

(32)              Alain chez Dambrun. Impossible de se souvenir qui était ce Dambrun et encore moins ce qu’était cette visite de l’un des nôtres dont il est pourtant apparu nécessaire de garder trace.

 

(33)              Chaque famille dispose d’une concession close par un mur en banco. A l’intérieur sont réparties les cases des différents membres, notamment en cas de polygamie pour les différentes femmes, chacune ayant la sienne.

 

(34)              Etant donné l’état de ces eaux stagnantes, cette idée ne parait en être une bonne. En dépit d’une chaleur écrasante, je n’ai jamais cédé à cette tentation aidée en cela par l’éducation hygiéniste que j’ai reçue, sous la houlette d’un père qui obsédé par la poliomyélite interdisait tous les bains en eaux douces.

 

(35)              Voir la note N°19

 

(36)              Lycée Van Vollenhoven. Découvrant le lycée en question où nous allions cantonner à notre arrivée à Dakar à la descente du bateau venu de Marseille, j’avais été saisie par le caractère de l’architecture coloniale avec laquelle c’était en quelque sorte mon premier contact. Je lui ai trouvé un charme hors les sentiers battus et une certaine beauté non conformiste.

Je l’ai d’ailleurs retrouvée à Fort de France à la Martinique. Aussi bien au Lycée Schoelcher qu’au Lycée Technique dénommé à l’époque Pointe des Nègres dans lequel j’ai enseigné avec bonheur deux années.

Quant au nom de Van Vollenhoven que j’ai lu au fronton lors de notre arrivée, j’en suis restée désemparée tant ce nom n’avait pour moi aucune signification. Les premières lettres évoquaient Van Gogh mais ne se raccrochaient à rien. C’est seulement à la rédaction de ces notes que j’ai découvert la carrière et la personnalité de cet administrateur colonial français d’origine hollandaise.

 

(37)              Le périple de certains à Tombouctou était manifestement resté en travers de la gorge des uns et des autres pour des raisons différentes. A tel point qu’aucun de nos deux documents - mon journal de bord ou la chronique commune - n’en a fait état. Du coup impossible de reconstituer les faits concernant les dates et la topographie.

 

(38)              J’ai personnellement effectué la démarche pour aller demander au cuisinier cette entorse à l’ordinaire du bord plutôt étonnée qu’il l’accepte comme une chose naturelle. Je l’ai remercié d’un pourboire à la mesure de mon contentement. D’autant plus que l’anniversaire en question était celui de mon époux et que j’avais le sentiment là de remplir non seulement mon devoir mais surtout d’une certaine façon de redîmer les difficultés que nous avions traversées.

 

(39)              Notre Malle Bleue - achetée au marché de Dioro – s’était depuis surajoutée aux cantines collectives. Elle est aujourd’hui toujours le contrepoids bambara du petit tabouret dogon et contient dans la chambre à coucher une partie de mes archives littéraires après avoir commencé par abriter l’aspirateur.

Cet achat avait été rendu nécessaire pour stocker tout le barda que nous ramenions pour faire des cadeaux à la parentèle et aux amis tant la découverte de cette civilisation m’avait saisie au point de tenter au retour par le truchement des objets qui en provenaient d’en faire partager le choc à ceux qui nous étaient chers. Sans compter ce que nous rapportions pour nous même, y compris le grand chapeau peul qui m’avait sauvée des insolations. Hélas faute d’entretien ad hoc il a fini par tomber en poudre…

Ainsi ce voyage continue-t-il à m’imprégner un demi-siècle après comme si d’avoir connu Bambaras et Dogons avant le grand ravage du Tourisme remplaçant les voyages devenus presque sans objet par la Globalisation qui homogénéise tout, m’avait assuré des assises que la financiarisation tous azimuts ainsi que la volonté de tout fluidifier et amalgamer au mépris même de l’être humain privé aussi bien de ses dimensions biologiques que culturelles, n’ont pas pu entamer.

A tel point d’ailleurs que j’ai vu ressurgir cette malle dans les deux livres que j’ai publiés aux Editions Voix. Aussi bien dans Cellla (Essai sur le représentement à l’encre de Chine et aux sels d’argent) en 1998 que dans Ranger le monde (Essai sur l’emballement) en 2001.

 

Jeanne HYVRARD 19 Juillet 2017

 

 

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Mise à jour : août 2017