A BORD DE LA
SUBJECTIVITE AU PERIL DE L’ECRITURE
(Jeanne Hyvrard - 2013)
Communication de Jeanne Hyvrard, lue en son nom à
Tunis au Printemps 2013 au colloque Subjectivité et écriture dans la
littérature contemporaine
Lorsque j’ai commencé mes études supérieures de Droit et
d’Economie à la Faculté de Paris, âgée de dix-sept ans en 1962, j’ai été
stupéfaite par les prémisses de cet enseignement qui distinguait le Droit Objectif
des droits subjectifs. Sidération d’autant plus totale qu’élevée dans un milieu
scientifique, je n’avais cessé de combattre pour y faire reconnaître ce qu’on
appellerait aujourd’hui mon identité qui s’analysait alors comme le droit à une
vie autonome …
J’ai fini par l’arracher après des luttes terribles. Mon
accès à l’Université pour des études de Sciences Economiques était déjà le
résultat d’un compromis passé avec mon père - seul dépositaire de l’autorité
paternelle – lequel m’interdisait celles de Philosophie, de Journalisme ou de Théâtre
dans lesquelles j’aurais préféré m’engager.
Après quarante années de bons et loyaux services à l’Education
Nationale Française et sept années déjà de démobilisation
(terme que je préfère à celui de retraite)
force est de constater que je ne regrette pas ce compromis que j’ai loyalement
appliqué et qui était déjà un arbitrage réaliste entre mes enthousiasmes
d’adolescence et la rationalité misogyne de mon géniteur à l’image de celle de
la société …
C’est qu’au prix d’un double travail s’ajoutant à celui
résultant du statut traditionnel des femmes, j’ai réussi à mettre des concepts
et des formes sur ce que je ne savais pas encore à ce moment
là être ma subjectivité et ce que les dominants, l’ordre social et mes
parents prenaient pour une objectivité qu’ils confondaient avec leurs propres
intérêts.
Arrachant cet accès à des études que je souhaitais - même si
c’était un pis-aller - bien que n’en n’ayant encore aucune conscience théorique
– j’ai poursuivi là ma quête de développement subjectif symboliquement
inaugurée vers l’âge de raison où sous le pommier de mon grand-père découvrant
les adultes, j’ai juré à toute la Nature - prenant à témoin les hannetons et
les boutons d’or - que je ne serai pas comme eux.
C’est par l’arrachement d’une condition plus conforme à mes
goûts que s’est d’abord manifestée ma subjectivité combattante, une sorte de
pas de côté me permettant d’échapper au sort misérable des femmes que je voyais
autour de moi alors même que dans ces années là, je
n’avais encore eu aucun contact avec un quelconque modèle d’émancipation
féministe.
Mon combat était une simple opposition à ce qui
m’apparaissait manquant d’envergure et ne pas être à la hauteur de la beauté du
monde qui m’enthousiasmait dans une extase dont je n’ai trouvé l’écho que dans
la littérature – avec Albert Camus dans Les Noces et Sparkenbroke
de Charles Morgan.
Beauté d’un monde plus complexe que ne semblaient le trouver
ceux qui étaient autour de moi mais dont la lecture de Dostoïevski me livrait
les clés puisque c’est dans son œuvre que j’ai eu adolescente, la connaissance
que je n’étais pas seule à éprouver les sensations et les troubles que j’étais
pourtant bien loin à l’époque de pouvoir analyser et encore moins théoriser.
La lecture dont j’ai usé et abusé très tôt dans un monde
sans télévision ni distractions autre que celles procurées par les jeux de
sociétés et sa propre imagination, m’a préservée d’une famille dont j’étais la bouc émissaire mal traitée, même si matériellement je
n’ai manqué de rien eu égards aux normes de l’époque. Ainsi ai-je su très jeune
que la littérature sauvait, mais aussi la société à laquelle pour ma propre
sécurité j’ai dû très tôt - comme une alliance de revers contre les plus
proches - m’affilier.
Ainsi je découvre aujourd’hui que c’est bien l’alliance
entre la subjectivité et l’objectivité, leur articulation et non leur synthèse,
qui m’a permis de ne pas vaciller alors que la reconnaissance et la pratique d’une
seule de ces deux idées, l’une ou l’autre, expose à de biens dangereux avatars.
L’objectivité seule mène au scientisme facteur de
deshumanisation, la subjectivité isolée débouchant de son côté sur une folie
tout aussi dangereuse et pas plus réjouissante, une fois démasquées les images
d’Epinal un moment à la mode, avant que les droits individuels finissent par
prendre le pas sur l’existence même de la société sans qu’à aucun moment on ne
s’interroge sur la légitimité de cette hiérarchisation.
Ainsi ai-je quêté la subjectivité sans même le savoir
cherchant seulement à échapper au sort tragique qui m’apparaissait être celui
des femmes de mon époque et de mon pays. Cheminement consacré par un voyage
initiatique en autostop et Auberge de Jeunesse avec une comparse, l’été de mes dix huit ans dans une Grande Bretagne qui m’a permis de
découvrir que les filles y bénéficiaient d’un statut plus favorable, me
montrant qu’il était possible.
Parcours instructif complété l’année suivante en 1964 par un
circuit en voiture avec mes parents de Paris à Jérusalem à travers la Syrie et
la Jordanie me révélant un Orient qui m’a fait prendre conscience de la
spécificité de l’Occident.
Un mariage d’amour qui dure encore un demi-siècle après, une
équipée le long du Niger à 22 ans, me montrant des femmes amicales avec des corps
féminins opulents libérés des corsets édulcorés que nous portions encore
jusqu’en Mai 1968, date à laquelle éclata dans toute sa puissance le mouvement
de libération revendiquant une autonomie individuelle enfin prise en compte.
J’ignorais tout alors de la pratique invisible de l’excision.
La naissance radieuse d’une fille acheva de me réconcilier
définitivement avec la vie me donnant un ancrage biologique que ma mère m’avait
refusé. C’était bien là le début de ce formidable cheminement qui continue
encore aujourd’hui.
On se demandera ce que tout cela a à voir avec le sujet de
ce colloque la subjectivité et l’écriture dans la littérature contemporaine ! Eh bien tout, car je ne peux séparer mon œuvre
littéraire et ma vie, cet œuvre littéraire n’ayant à aucun moment été voulu,
toute cette prolifique littérature n’ayant été qu’un effet secondaire de la volonté
d’avoir une vie propre, dans tous les sens du terme.
Ainsi ai-je déjà cent fois raconté l’origine de mon premier
livre Les Prunes de Cythère (Editions de Minuit 1975) qui ne se voulait
pas être de la littérature mais un rapport de Sciences Economiques et Sociales
pour – au retour en 1971- avertir mes concitoyens de ce que j’avais découvert à
la Martinique où nous venions de travailler deux années.
Etat quasiment colonial ignoré de tous puisque à l’époque,
les Français ne s’intéressaient pas à ce qu’on appelait globalement le Tiers Monde
et la plupart de nos compatriotes ignoraient même jusqu’à l’existence de cette
île plus proche de l’Amérique que de Saint Germain des Prés ... et néanmoins,
département français ! ...
N’ayant aucun goût pour la médiatisation - pourtant infime à
l’époque - ma photographie n’est pas parue dans la presse qui publia de très nombreuses
critiques de mon livre. Ces articles confondaient l’auteure de l’ouvrage, la
narratrice et ses personnages. Ils m’ont attribuée une identité de femme noire
antillaise, ce que je ne suis d’aucune façon. Ce malentendu a perduré très
longtemps alors même que ma photographie était désormais largement disponible
sur mon site Internet … Ambiguïté qui n’a même pas aujourd’hui totalement
disparu.
Que faut il en déduire ?...
C’est qu’est né là un mythe et une légende dont je me suis déjà largement
expliqué dans de nombreux écrits (1) et qu’on peut selon
l’une de grilles de réflexion à la mode, synthétiser d’un De quoi Jeanne Hyvrard est il le nom ? La réponse en est
claire :
Au-delà de mon état-civil et de ma généalogie sans mystère, c’est
le nom de l’être humain universel, sans origine ni identité consacrée puisque
de ces îles lointaines colonisées depuis des siècles par les puissances
européennes, nul n’est vraiment originaire. Ceux qu’au Canada on nommait les
Peaux Rouges et désormais les Premières Nations ont dans la Caraïbe été
massacrés, les habitants actuels - essentiellement les descendants des colons
blancs et les esclaves noirs - étant tous venus d’ailleurs …
Cette extrême et involontaire création d’une Hyvrard
antillaise noire est en fait le paradigme de la rencontre de la subjectivité et
de l’objectivité appliquée à la littérature, le thème même qui nous préoccupe.
Car de quoi s’agissait-il en fait ? De l’impossibilité pour la critique
parisienne d’admettre que le discours anticolonial tenu dans Les Prunes de Cythère
provenait d’une femme hexagonale blanche salariée, née à Paris comme ses
parents, et prenant tous les jours le métropolitain pour se rendre à son poste
de travail dans le dixième arrondissement!
Là git en fait le mystère d’une société française figée dans
sa représentation d’un Empire dont elle a perdu la tête et le fil, s’adonnant
alternativement - quand ce n’est pas simultanément - à une repentance et à un
déni également ridicules en matière historique globalisée …
Le paradoxe est que l’explication de cet état de fait
constaté avec effarement, me soit venue d’Outre Atlantique où les critiques nord américains m’ont appris qu’il était de tradition dans
la littérature que le personnage du fou soit celui qui dénonce effectivement la
colonisation, car - et je n’ai aucun plaisir à m’en souvenir - les
commentateurs parisiens ne s’étaient pas non plus privés d’établir le
diagnostic de mon état mental relevant à leur dire, de l’asile …
La métaphore centrale des Prunes de Cythère est bien
en effet la colonisation, à savoir la mise à mal d’une île luxuriante détournée
de sa vie propre et dont les ressources étaient alors par ce processus, exploitées
pour d’autres satisfactions que les siennes. Cette métaphore permettant de
rendre compte de la colonisation de la femme extorquée à et d’elle-même,
excentrée devenant du coup excentrique (2). Me prédisant une
mort prochaine, la critique parisienne m’a taillé là un costume en sapin (3) !
Cette anecdote démontrait par les faits la validité de la
thèse que j’avais développée dans mon livre, concernant la différence et
l’identité personnelle revendiquées contre une norme oppressive. La preuve de
cette assertion en étant - de la part de l’auteure - moi en l’occurrence - la
tenue d’un discours que la doxa ne pouvait imaginer dans une bouche hexagonale.
C’est pourquoi face à ce flot d’interprétation baroque, je n’ai rien démenti.
Ce qui m’arrivait là – ce déni d’identité – était bien la preuve de ce que
littérairement, je dénonçai.
C’est que j’apportais là objectivement - par la création
involontaire de cette légende qui partiellement dure encore - la preuve de
l’existence de subjectivités pouvant coexister avec une objectivité
scientifique. Objectivité scientifique dont - je le rappelle -
la rédaction de ce premier livre avait projet d’augmenter les connaissances
comme l’avaient fait la multitude de récits des navigateurs mes maîtres –
anthropologues avant l’heure - qui dans leurs ouvrages mêlaient leurs
observations concernant aussi bien la botanique, la faune, la géographie que la
grammaire de ceux qu’on appelait alors Les
Sauvages.
Si Les Prunes de Cythère - relation destinée à rendre
compte de ce que j’avais observé à la Martinique entre 1969 et 71 et qui s’est
avéré objectivement mais non subjectivement une œuvre littéraire, le travail
sur et contre la langue a été tout au contraire le lieu d’un combat volontaire
et terrible qui a mobilisé l’essentiel de mon énergie pendant de longues années.
Je ne partais pas de rien puisque c’est mon père lui-même
qui m’a mis le pied à l’étrier en me donnant non seulement une éducation à la Raison
et l’intelligence rationnelle mais aussi un authentique amour de la langue
comme un instrument lui-même scientifique et ludique puisque nos repas étaient
souvent l’espace de la recherche du mot juste (4).
C’est donc sans avoir le sentiment de transgresser quoi que
ce soit mais de suivre au contraire au mieux ce qu’on appellerait aujourd’hui
mon logiciel que j’ai formé mes premiers néologismes dans les deux premières
pages de mes Prunes de Cythère à savoir sequestrement et sous-développation.
Le premier n’était pas une méconnaissance sémantique mais
une radicale volonté d’exprimer le malheur de l’être enfermé qui subit un état
sur lequel il n’a aucune prise. Quant à la sous-développation, elle était la dénonciation volontaire,
voire volontariste d’une gestion économique et sociale aboutissant à ce qu’on
appelait officiellement à l’époque, le sous-developpement.
Lequel n’était que le résultat d’une action dont je nommais enfin la cause …
Ainsi par ces deux inventions - devrais-je dire découvertes ?
- ai-je mis en évidence le processus de la conquête et la domination pour l’exploitation
des ressources de tous ordres. Mais pas seulement, car au-delà de la dimension
économique et juridique (ma spécialité professionnelle) je mettais également le
doigt sur les relations entre l’action
et l’état (l’agir et le subir), binôme
dont la compréhension est nécessaire à la modification des choses.
Ce n’était pas un hasard si ce sont ces deux néologismes qui
ont surgi les premiers sous ma plume, car l’état de délabrement de l’île en
permanence en proie à la nostalgie de l’Afrique était la métaphore centrale du
livre, c’est qu’elle avait été lors de mes deux années de séjour, le moyen que
j’avais eu de me représenter ma condition de femme excentrique et maltraitée, rendue
folle, enfollée comme nous l’étions dans ma génération.
Qu’en était-il en effet de ces femmes de l’après guerre qu’on nommait lorsqu’elles étaient encore
filles de l’odieuse appellation de garçons
manqués au motif que comme eux elles
grimpaient aux arbres, se promenaient sans peur seules dans la nature, aimant
bouger et rire de toutes les joies de la vie ?
La plupart d’entre nous avaient de surcroit la langue bien
pendue, ce qui lorsqu’on n’a pas non plus froid aux yeux, risque bien d’entrainer
la fille la plus sage de tempérament à être considérée comme un dangereux foyer
de contestation. Ce qui de fait ne manquait pas d’advenir car il nous fut
impossible de nous résigner. Et le fait est que dans cette période-là de l’émancipation
nous n’avions aucun modèle car personne n’avait entendu parler de Simone de
Beauvoir ou alors comme un modèle à éviter voire même une injure (5).
Force est alors d’admettre que notre génération de femmes
n’a pu s’émanciper qu’en se calquant d’abord sur le modèle d’époux favorables à
cette évolution … Dans le cadre de la République Française ne reconnaissant
qu’un sujet universel (quel que soit son sexe, sa couleur de peau ou sa
religion) la question se résumait dans les milieux progressistes à la doctrine
du les femmes sont des hommes comme les
autres …
Ce qui somme toute n’était que la continuation de la version
des garçons manqués. Ce qui nous fut
en effet dans les premières années de notre lutte, faute de mieux, un point
d’appui et un levier…. Au moins jusqu’à
ce que nous nous apercevions que le compte n’y était pas … Car qu’elle était au
juste la signification de ce manquement qui nous empêchait d’être tout à fait
des hommes comme les autres?
De même que la luxuriante île tropicale n’était pas peuplée
de Blancs comme les autres, mais des
descendants d’esclaves noirs déportés pour la prospérité de leurs maîtres, de
même les femmes n’étaient pas des
hommes comme les autres, mais leur servaient d’ustensiles
à tout faire…
C’est Yvonne Knibiehler qui a
théorisé ce qu’il en est effectivement lorsqu’elle a dit que si on peut
envisager l’égalité entre les garçons et les filles, il n’en est plus de même
du père et de la mère… Force m’est d’observer en ce qui me concerne que si ma
vie conjugale avait commencé en 1965 sous le signe d’une égalité d’avant-garde
pour l’époque - partage effectif des travaux ménagers et association aux
activités masculines - il n’en fut plus de même quelques années plus tard …
Il me fallut alors d’abord pouvoir me représenter cette
chose là et c’est bien l’écriture qui me permit de dénoncer (au-delà de
moi-même) ce dont je ne savais même pas souffrir, même si à mon insu mon corps
le savait témoignant par de nombreux signes de l’impossibilité de représenter
ce qui faute d’outils, de concepts et de formes adéquates, était en fait
impensable (6). La brèche une fois faite, s’y engouffra toute
la langue comme un torrent verbal dans le plus grand chaos saisissant
l’opportunité du passage ouvert dans le mur qui tenait sous séquestre le corps
et le pays colonisés…. (7)
Toute sorte d’autres néologismes ont surgi au fur et à
mesure des besoins d’expression de l’expérience vécue, le concept d’enfollement
permettant de comprendre la folie non comme un état intrinsèque mais le
résultat d’un processus de dégradation initié par un individu, un milieu, un
environnement ne supportant pas que les femmes aient une vie propre pour leur
compte et non au service de leur propriétaire.
Puis d’autres vinrent comme la meurtritude
nommant cette permanente angoisse d’être tuée dans un milieu hostile où les
menaces allaient croissant faisant sentir de plus en plus proche, le souffle
des prédateurs. J’ai relaté dans un article publié en 2008 par l’Oxford Journals, le caractère logique de la progression de mes
inventions.
Objectivement, bien que je n’en aie
eu aucune conscience à l’époque, il est sûr que celui là
a été inspiré par la négritude de l’œuvre d’Aimé Césaire dont j’avais eu
connaissance lors de mon séjour à la Martinique (8) et qui
m’avait sidérée par sa puissance poétique. Néanmoins je l’avais oublié…
Je ne faisais dans cette démarche qu’emboîter le pas à mes
homologues, les Constructivistes Russes qui verbalisèrent la nécessité de l’autonomie
artistique en 1919, en conseillant aux travailleurs d’écrire leur propre pièce
de théâtre et de la jouer avec les moyens du bord, création originale
correspondant à l’expérience vécue, plutôt que de répéter à satiété le même
répertoire officiel…
A l’époque bien sûr, j’en ignorais tout et ne l’ai
reconstitué et théorisé que par la suite, comme je me suis aperçue à partir de
1982 date à laquelle débutèrent mes nombreux échanges avec les critiques nord-américains
pour qui dans mon art littéraire, il n’était pas question de folie mais d’une création
originale qui fonctionnait parfaitement.
C’est que ma créativité langagière avait des racines
autrement plus profondes que ce que je pensais. A commencer par le tableau de Mendeliev dit Classification
périodique des éléments, tableau de classement logique des corps chimiques
en fonction de leurs caractéristiques scientifiques.
Ce tableau était placardé au mur de l’amphithéâtre du Lycée
Hélène Boucher de Paris où – lors de mes études secondaires - se déroulaient
nos cours de chimie qui ne me passionnaient pas particulièrement. Il avait de
surcroit la particularité de laisser vides certaines cases correspondant à des
formules qui soit n’existaient pas, soit n’avaient pas encore été découvertes.
Ce tableau – de la taille d’une petite affiche de cinéma -
était le support de mes rêveries personnelles, car si la chimie m’ennuyait, il
n’en était pas de même des Sciences dites à l’époque Naturelles notamment la
Botanique et la Géologie, immédiatement accessibles dès ma vie d’enfant (9). Dès onze ans toutes les lycéennes se devaient dans le cadre
scolaire et sous le contrôle du professeur concerné de collectionner les
végétaux récoltés dans un herbier et de deux années plus tard répéter la même
opération avec les roches…
Elève consciencieuse dans l’acquisition des connaissances je
l’ai fait, mais ma particularité est sans doute d’avoir continué longtemps à
les augmenter et les tenir dans un ordre parfait en collectant encore des
plantes le long du Syr Daria en Asie Centrale en 1973,
et les roches longtemps encore après, intégrant même dans ma propre collection
celle de ma mère, décédée 2005.
Enfant incomprise et mal traitée, observant la Nature j’ai
noué avec Elle – ma mère de remplacement - des relations exceptionnelles qui me
permettent aujourd’hui de dire que ce que j’appelle la mécanique du monde
n’a pas de secret pour moi, alors qu’au seuil de la vieillesse en dépit de mes
efforts, en matière d’humanité, je suis demeurée – pour le meilleur et pour le
pire - ce qu’il faut bien appeler une analphabète (10).
Comment s’étonner alors qu’observant de près et au long
cours le fonctionnement de la Nature, je me sois aperçue qu’il ne coïncidait
pas nécessairement avec ce qu’on m’en disait, plus par ignorance semblait-il
que par volonté de tromper, plus par désintérêt de la connaissance réelle que
par le désir de fourvoyer, même je n’étais pas dupe de ce qu’on appelle la volonté de puissance de certains…
Ainsi l’existence des cases vides existant dans La classification périodique des éléments
de Mendeleiev fournit elle à mon adolescence un
support et un cadre scientifique à ma contestation de l’ordre dominant, non pas
pour le rejeter et m’en débarrasser, mais tout au contraire pour y ajouter ce
que je constatais dans la réalité et qui y manquait.
Voilà pour la forme de ma démarche !
Quant au fond si j’ai déjà signalé comme la littérature
russe de Dostoïevski à Tourgueniev, de Tchékhov à Lermontov m’a révélé dès ma
douzaine d’année un monde plus près de la subjectivité que celui de mon époque
et de mon pays, c’est incontestablement l’étude de la langue russe elle-même
qui a été le terreau de ce qu’il faut bien appeler mon constructivisme littéraire.
Ceux qui étudie et pratique cette langue en connaissent
au-delà des terribles arcanes, les particularités. Il en est ainsi de l’inexistence
du verbe être au présent, des tournures contournant l’avoir (on ne dit pas J’ai une théière mais Chez moi
est une théière) et surtout l’existence
des couples de verbes imperfectif et perfectif selon que l’action dure ou ne
dure pas ! ...
L’ensemble de toutes ces différences avec la langue française
me permettant en fin de compte de fonctionner dans un monde mental plus
conforme à mes vues et mes vœux parce que faisant une place au sacré sans qu’il
soit pour autant omniprésent, et exprimant ce qu’on pourrait appeler L’âme du monde !... Quant au
vocabulaire russe, on pouvait y avoir recours comme à un mécano accumulant les
préfixes et les suffixes dans une cohérence presqu’impeccable.
De même que le billard fonctionne avec une boule qui sert à
en déplacer une autre, de même la contemplation de la langue russe plutôt que
son étude – car je ne parviens toujours pas à la parler - m’a-t-elle permis de
forcer le passage d’une langue française qui s’y est avérée moins rétive qu’on
aurait pu le penser.
J’en cite pour preuve le commentaire d’une critique
étrangère me disant concernant l’étude qu’elle faisait de mes néologismes,
qu’on ne savait jamais d’avance – en me lisant - si les mots ignorés qu’on
devait chercher dans le dictionnaire allaient s’y trouver ou bien s’ils étaient
de ma propre invention…
Et qu’elle ne fut pas ma surprise de retrouver certaines de
mes créations comme séparance
dans un dictionnaire de Français du Moyen Age à une époque où semble-t-il la
langue était moins rigide… Au point que j’ai pu aller jusqu’à formuler que je n’inventais
pas des mots, mais que
je les rétablissais ! Sans
doute est-ce pour cette raison que mon entreprise pour débrider la langue a
fonctionné. Je n’attaquais pas les structures en place, je me coulais dedans…
La résistance n’est pas venue de la langue elle-même, qui
s’est avérée plutôt bonne fille dans sa plasticité ni des Editions des Minuit
ni de celles Des Femmes qui dans cette partie de mon travail et de mon œuvre
m’ont soutenue avec une totale liberté d’esprit. Non la résistance est venue
des nomenclaturistes de la culture…
Néanmoins comme il est impossible de retenir l’eau au-delà
de sa source, ces néologismes ont fini par faire leur chemin. On les a vus
resurgir petit à petit dans la presse, d’abord dans les dessins humoristiques
puis les articles, au sein des magazines, au cours des émissions de radio, même
dans les livres, enfin dans les bouches les plus classiques!
Leur consécration et leur admission comme nouvelle pratique
fut assurée lorsque Ségolène Royal première femme candidate à la Présidence de
la République française pendant la campagne qu’elle menait pour son élection,
évoqua lors d’un voyage à la muraille de Chine, sa bravitude faisant ainsi une vigoureuse
synthèse entre sa bravoure et sa solitude (11). Ce fut un
tollé ! Mais hors toutes questions politiques, le combat sémantique était
gagné… Ce n’était pas par hasard mais au contraire, un effet de retour à
l’objectivité à cause de la Révolution Cybernétique Globalisante.
La candidate ne faisait pas partie du sérail et elle
s’exprimait depuis la muraille de Chine, nouvelle puissance à la mode. Elle
représentait une certaine tentative de démocratisation qui en 2007 apparaissait
alors comme une véritable transgression pour une société dans laquelle non
seulement l’idéal d’égalité était remisé au magasin des antiquités, mais même
chaque année davantage verrouillée.
Cette démocratisation indispensable ne doit pas être
confondue avec la démocratie qui peut n’être que formelle voire fictive à
l’heure de la fabrique électronique de l’opinion. La démocratisation est la
nécessaire modification des pratiques sociales vers davantage de justice et de
justesse, transformations rendues nécessaires par la généralisation et la
diversité des subjectivités.
C’est qu’elles mêmes ont été
largement encouragées par la diffusion des informations, des contacts, des
textes, des savoirs rendant incompréhensibles aux individus des nouvelles
générations (et aussi des anciennes) leur absence de pouvoir dans un système prétendument
représentatif qui ne représente pas ou plus la réalité de la population.
Il en est ainsi notamment des femmes qui majoritaires en
nombre sont mondialement victimes non seulement de toutes une série de mauvais
traitements mais même d’un sexocide sans que les assemblées et institutions de tous
poils s’en émeuvent outre mesure. Ce n’est donc pas par hasard si ce terme de bravitude a surgi
lors de la candidature d’une femme à la magistrature suprême.
Quant à la Chine elle-même fervente pratiquante de
l’extermination systématique des femmes ainsi que sa voisine Les Indes tout en
étant favorable à la Révolution Globalitaire dont elles sont les bénéficiaires
grâce aux délocalisations des usines et des techniques, organisant une concurrence
générale à la baisse du statut des producteurs, elle est le fer de lance du nouvel
ordre dont rien ne permet de penser –tout au contraire – qu’il sera plus
favorable aux femmes que l’ancien…puisque la modernité permet grâce aux
échographies de détecter le sexe fœtal à éliminer… Et que dire de la nouvelle
forme d’esclavage qui se profile derrière les mères porteuses et leurs enfants
fabriqués à la commande ?
Subjectivité encore que ces mille lieux dans lesquels
désormais a lieu non seulement la production, mais l’échange marchand de tout,
non seulement des marchandises, des flux financiers, des techniques, des
informations, des modèles, des œuvres mais de surcroît désormais des produits
de la matière humaine considérée comme un gisement sur le même plan que les autres.
Elle réclame par sa dispersion généralisée, son désordre
permanent dans lequel chacun lutte pour son compte dans une dérégulation
croissante de tout ce qui constituait autrefois les sociétés et qui s’achemine
désormais vers un état de guerre généralisé de chacun contre tous qu’on n’observe
même pas chez les animaux. L’espèce humaine se signalant de surcroit ces derniers
temps, comme la seule dans laquelle les mâles tuent les femelles !...
Comment représenter, se représenter et penser tout cela sans
avoir recours à la subjectivité, émergeant et s’imposant désormais partout,
remplaçant la loi par les droits, l’autorité de l’Etat par les contrats, les
savoirs objectifs par les opinions individuelles, les valeurs communes par des prêts à penser et à
vivre personnels et tant pis si au
passage cela retire au voisin tout moyen d’exister.
Comment alors permettre l’alliance entre ces subjectivités
exacerbées et cette objectivité nécessaire non seulement au développement de la
raison et de la science - notre ancre de miséricorde - mais aussi à
l’indispensable maintien des sociétés et de la société, l’articulation entre ce
singulier et ces pluriels bien singuliers à l’heure de la globalisation, restant
à établir ?
Il faut faire place à ce que j’ai depuis des lustres nommé la deuxième
moitié de la raison, celle que le scientisme appelle
l’irrationnelle mais qui ne l’est que pour une pensée insuffisamment complexe…
C’est que la pensée en vigueur dans ma société est celle
dite du tiers exclu qui permet au dominant de vassaliser le dominé pour en
utiliser à son profit les ressources. Cela a lieu en restreignant la
représentation du monde à une dualité qui referme la confrontation en un duel
entre un premier et un second, confrontation à deux qui n’ouvre pas sur un
troisième.
Pour que cela soit possible, il faudrait ne pas considérer
comme tel le second voué à l’être
dans une position intrinsèquement défavorable mais en faire un simple deuxième,
comme un troisième etc … (12).
Faute de quoi, tout ce qui ne s’inscrit pas dans cette dualité dominante est
alors rejeté dans un chaos réputé innommable. Or il n’est impensable que parce
qu’on ne s’y intéresse pas et qu’on tient à interdire aux dominés la formation
et le maintien de leur propre individualité.
Ils exploitent ainsi un ordre qui reproduit celui du jeune
enfant qui vit des ressources de la mère qu’il dévore en une dévoration qu’il
croit et espère sans limite. C’est ce qu’exprime la dualité du principal et du
secondaire, du premier et du second, du maître et du valet.
Le rétablissement du tiers
exclu dans une nouvelle raison
rétablissant ce qu’elle a laissé de côté pour s’en défausser dans la fusion
remettrait en jeu, dans le jeu, enjeu, un troisième terme qui permettrait de
reprendre en compte le monde en tant que tel, comme une entité dont la
splendeur et la majesté doivent être préservées et non comme une ressource qu’il
convient d’exploiter jusqu’à la dernière goutte.
Dans cette nouvelle raison
du tiers inclus, la dualité
mère enfant s’élargirait alors au troisième terme qui peut être la loi, le
père, le monde ou n’importe quel troisième terme qui permet à chacun d’exprimer
sa propre subjectivité sans pour autant nier ni celle de l’autre (tout aussi légitime
dans une vision humaniste) ni l’existence d’une objectivité commune parce que
réelle et scientifique.
C’est en fin de compte, ce à quoi tout mon œuvre,- une
trentaine de livres aujourd’hui publiés en quarante ans, des conférences, des
articles, des entrevues, et plus de mille poèmes, sans compter mon enseignement
direct au Lycée Technique - n’a cessé de travailler (13).
J’ai été la lampe témoin du bouleversement du monde
fabriquant des concepts philosophiques nouveaux, concepts nécessaires pour
penser la Révolution Cybernétique aujourd’hui au carrefour de l’abolition de
l’être humain tel qu’on l’a connu ou de la mise à jour du système de
représentation du monde pour prendre en compte la nouvelle autonomie de chacun
dans un monde globalisé.
L’œuvre d’un écrivain ou d’une écrivaine et je suis l’un et
l’autre non par androgynie, mais parce que dans ce débat, la signification de
ces vocables ayant évolué, ils ne veulent plus dire la même chose, est
objectivement un écran multipolaire sur, en et dans lequel peuvent se projeter
toutes les subjectivités.
Est-ce ce qu’Alain Finkielkraut envisage lorsqu’il dit Les Sciences Sociales et la Biologie
permettent de connaitre les lois du vivant et la littérature est la
jurisprudence de la vie ? (14).
NOTES :
1. Notamment
lors du Colloque de 2005 à L’université de Vincennes Saint Denis dans ma
communication A bord de l’impossible
représentation. Penser la fusion publiée
dans l’ouvrage collectif La femme existe-t-elle ? Existe la mujer ? Editions Michèle Ramond.
Rilma 2 et ADEHL Mexico/Paris 2006.
2. Extorquée renvoie à son étymologie de
torsion en tant que torture, et excentrique
dit clairement que la prétendue folie trouve sa racine dans une expulsion hors
de soi-même.
3. Tailler un costume en sapin :
Cette expression populaire avait cours dans l’après-guerre et signifiait des
actions et des prédictions dont les effets risquaient bien d’habiller la
personne concernée d’un cercueil. Lequel était alors en sapin, bois modeste. Cette
locution employée là signifie que cette aventure littéraire n’a pas été sans
effet sur ma vie civile…
4. Mon texte L’autorité
paternelle publié en 2012 dans la revue des Editions de l’Agneau L’Intranquille N°3 relate plus largement ce que fut cette
éducation à la justesse de la langue et de la pensée scientifique.
5. Je n’ai lu
que très tard dans ma vie Le Second sexe de Simone de Beauvoir. De mon
côté je me considère davantage comme maternaliste que
comme féministe….
6. Frantz Fanon
–médecin - a traité de l’aliénation qui résulte de cet état de chose dans son
livre Peaux noires masques blancs, non comme une métaphore mais une
réalité psychiatrique.
7. Lors de la
Première Rencontre des Ecrivains et Artistes Noirs, à la Sorbonne en 1956,
Maurice de Gandillac a fait une communication dans
laquelle il explore les raisons de fond pour lesquelles les Ecrivains Noirs
débutent nécessairement par une écriture du chaos qui trouve ensuite son ordre
propre. Là non plus comme pour Franz Fanon, cette conjonction n’est
certainement pas un hasard!..
8. Notamment la
représentation des Cahiers d’un retour au pays natal par une troupe
d’amateurs à la Maison des Jeunes et de la Culture du quartier Floréal de Fort
de France.
9. J’ai toujours
eu le goût des Sciences Naturelles. Enfant, outre depuis toujours une furieuse
observation des insectes, des lézards et des batraciens, j’organisais des
expositions de champignons sur les souches dans les clairières des forêts.
10. Mon dernier
livre paru en 2012 chez Indigo Côté-Femmes On attend Robert raconte
cette enfance de vénération du monde et de tentative de s’en fabriquer une
représentation adéquate.
11. Le 6 Juillet
2007 Ségolène Royal proclame dans l’Empire du Milieu Qui va sur La Grande Muraille conquiert la bravitude !... Sur mon
invention des néologismes et la trouvaille de la candidate à la Présidence
Française, c’est bien dans l’Oxford Journals que j’ai
publié en 2008 un article A bord de la bravitude.
12. Mon Essai
sur la négation de la mère publié en 2011 chez l’Harmattan
explore les connexions entre la vie économique et psychique, revisitant les
relations entre la mère et le petit enfant, relation scotomisée permettant à
certains de confisquer sans limites et sans scrupules la production. Les
nouvelles techniques de procréation artificielle et de gestation pour autrui
aggravent encore ce processus.
13. Mes trois
ouvrages théoriques aujourd’hui publiés Canal de la Toussaint 1985, La
Pensée Corps (Dictionnaire Philosophique) 1989 aux Editions des Femmes ainsi
que Essai sur la négation de la mère 2011 chez L’Harmattan
présentent à eux trois les concepts que j’ai créés pour penser la Révolution Cybernétique
en cours, ainsi que leur articulation nécessaire pour rendre compte du nouveau système
global qui s’installe.
Mes autres ouvrages en abordent d’autres aspects sous forme
de ce qu’Outre Atlantique on appelle La
Théorie-Fiction. A savoir un essai philosophique qui du point de vue formel
se présente comme une œuvre littéraire….
14. Dans
l’émission de Philippe Lefait « Les mots de
Minuit » sur la Chaine télévisée France 2, le 21 ou le 22 Octobre 2009.
Jeanne Hyvrard 2013 - Pour le Colloque
Subjectivité et écriture dans la
littérature contemporaine.
Mise à jour : décembre 2014