A BORD DE LA SUBJECTIVITE AU PERIL DE L’ECRITURE

(Jeanne Hyvrard - 2013)

 

 

Communication de Jeanne Hyvrard, lue en son nom à Tunis au Printemps 2013 au colloque Subjectivité et écriture dans la littérature contemporaine

 

 

Lorsque j’ai commencé mes études supérieures de Droit et d’Economie à la Faculté de Paris, âgée de dix-sept ans en 1962, j’ai été stupéfaite par les prémisses de cet enseignement qui distinguait le Droit Objectif des droits subjectifs. Sidération d’autant plus totale qu’élevée dans un milieu scientifique, je n’avais cessé de combattre pour y faire reconnaître ce qu’on appellerait aujourd’hui mon identité qui s’analysait alors comme le droit à une vie autonome …

J’ai fini par l’arracher après des luttes terribles. Mon accès à l’Université pour des études de Sciences Economiques était déjà le résultat d’un compromis passé avec mon père - seul dépositaire de l’autorité paternelle – lequel m’interdisait celles de Philosophie, de Journalisme ou de Théâtre dans lesquelles j’aurais préféré m’engager.

Après quarante années de bons et loyaux services à l’Education Nationale Française et sept années déjà de démobilisation (terme que je préfère à celui de retraite) force est de constater que je ne regrette pas ce compromis que j’ai loyalement appliqué et qui était déjà un arbitrage réaliste entre mes enthousiasmes d’adolescence et la rationalité misogyne de mon géniteur à l’image de celle de la société …

C’est qu’au prix d’un double travail s’ajoutant à celui résultant du statut traditionnel des femmes, j’ai réussi à mettre des concepts et des formes sur ce que je ne savais pas encore à ce moment là être ma subjectivité et ce que les dominants, l’ordre social et mes parents prenaient pour une objectivité qu’ils confondaient avec leurs propres intérêts.

Arrachant cet accès à des études que je souhaitais - même si c’était un pis-aller - bien que n’en n’ayant encore aucune conscience théorique – j’ai poursuivi là ma quête de développement subjectif symboliquement inaugurée vers l’âge de raison où sous le pommier de mon grand-père découvrant les adultes, j’ai juré à toute la Nature - prenant à témoin les hannetons et les boutons d’or - que je ne serai pas comme eux.

C’est par l’arrachement d’une condition plus conforme à mes goûts que s’est d’abord manifestée ma subjectivité combattante, une sorte de pas de côté me permettant d’échapper au sort misérable des femmes que je voyais autour de moi alors même que dans ces années là, je n’avais encore eu aucun contact avec un quelconque modèle d’émancipation féministe.

Mon combat était une simple opposition à ce qui m’apparaissait manquant d’envergure et ne pas être à la hauteur de la beauté du monde qui m’enthousiasmait dans une extase dont je n’ai trouvé l’écho que dans la littérature – avec Albert Camus dans Les Noces et Sparkenbroke de Charles Morgan.

Beauté d’un monde plus complexe que ne semblaient le trouver ceux qui étaient autour de moi mais dont la lecture de Dostoïevski me livrait les clés puisque c’est dans son œuvre que j’ai eu adolescente, la connaissance que je n’étais pas seule à éprouver les sensations et les troubles que j’étais pourtant bien loin à l’époque de pouvoir analyser et encore moins théoriser.

La lecture dont j’ai usé et abusé très tôt dans un monde sans télévision ni distractions autre que celles procurées par les jeux de sociétés et sa propre imagination, m’a préservée d’une famille dont j’étais la bouc émissaire mal traitée, même si matériellement je n’ai manqué de rien eu égards aux normes de l’époque. Ainsi ai-je su très jeune que la littérature sauvait, mais aussi la société à laquelle pour ma propre sécurité j’ai dû très tôt - comme une alliance de revers contre les plus proches - m’affilier.

Ainsi je découvre aujourd’hui que c’est bien l’alliance entre la subjectivité et l’objectivité, leur articulation et non leur synthèse, qui m’a permis de ne pas vaciller alors que la reconnaissance et la pratique d’une seule de ces deux idées, l’une ou l’autre, expose à de biens dangereux avatars.

L’objectivité seule mène au scientisme facteur de deshumanisation, la subjectivité isolée débouchant de son côté sur une folie tout aussi dangereuse et pas plus réjouissante, une fois démasquées les images d’Epinal un moment à la mode, avant que les droits individuels finissent par prendre le pas sur l’existence même de la société sans qu’à aucun moment on ne s’interroge sur la légitimité de cette hiérarchisation.

Ainsi ai-je quêté la subjectivité sans même le savoir cherchant seulement à échapper au sort tragique qui m’apparaissait être celui des femmes de mon époque et de mon pays. Cheminement consacré par un voyage initiatique en autostop et Auberge de Jeunesse avec une comparse, l’été de mes dix huit ans dans une Grande Bretagne qui m’a permis de découvrir que les filles y bénéficiaient d’un statut plus favorable, me montrant qu’il était possible.

Parcours instructif complété l’année suivante en 1964 par un circuit en voiture avec mes parents de Paris à Jérusalem à travers la Syrie et la Jordanie me révélant un Orient qui m’a fait prendre conscience de la spécificité de l’Occident.

Un mariage d’amour qui dure encore un demi-siècle après, une équipée le long du Niger à 22 ans, me montrant des femmes amicales avec des corps féminins opulents libérés des corsets édulcorés que nous portions encore jusqu’en Mai 1968, date à laquelle éclata dans toute sa puissance le mouvement de libération revendiquant une autonomie individuelle enfin prise en compte. J’ignorais tout alors de la pratique invisible de l’excision.

La naissance radieuse d’une fille acheva de me réconcilier définitivement avec la vie me donnant un ancrage biologique que ma mère m’avait refusé. C’était bien là le début de ce formidable cheminement qui continue encore aujourd’hui.

On se demandera ce que tout cela a à voir avec le sujet de ce colloque la subjectivité et l’écriture dans la littérature contemporaine ! Eh bien tout, car je ne peux séparer mon œuvre littéraire et ma vie, cet œuvre littéraire n’ayant à aucun moment été voulu, toute cette prolifique littérature n’ayant été qu’un effet secondaire de la volonté d’avoir une vie propre, dans tous les sens du terme.

Ainsi ai-je déjà cent fois raconté l’origine de mon premier livre Les Prunes de Cythère (Editions de Minuit 1975) qui ne se voulait pas être de la littérature mais un rapport de Sciences Economiques et Sociales pour – au retour en 1971- avertir mes concitoyens de ce que j’avais découvert à la Martinique où nous venions de travailler deux années.

Etat quasiment colonial ignoré de tous puisque à l’époque, les Français ne s’intéressaient pas à ce qu’on appelait globalement le Tiers Monde et la plupart de nos compatriotes ignoraient même jusqu’à l’existence de cette île plus proche de l’Amérique que de Saint Germain des Prés ... et néanmoins, département français ! ...

N’ayant aucun goût pour la médiatisation - pourtant infime à l’époque - ma photographie n’est pas parue dans la presse qui publia de très nombreuses critiques de mon livre. Ces articles confondaient l’auteure de l’ouvrage, la narratrice et ses personnages. Ils m’ont attribuée une identité de femme noire antillaise, ce que je ne suis d’aucune façon. Ce malentendu a perduré très longtemps alors même que ma photographie était désormais largement disponible sur mon site Internet … Ambiguïté qui n’a même pas aujourd’hui totalement disparu.

Que faut il en déduire ?... C’est qu’est né là un mythe et une légende dont je me suis déjà largement expliqué dans de nombreux écrits (1) et qu’on peut selon l’une de grilles de réflexion à la mode, synthétiser d’un De quoi Jeanne Hyvrard est il le nom ? La réponse en est claire :

Au-delà de mon état-civil et de ma généalogie sans mystère, c’est le nom de l’être humain universel, sans origine ni identité consacrée puisque de ces îles lointaines colonisées depuis des siècles par les puissances européennes, nul n’est vraiment originaire. Ceux qu’au Canada on nommait les Peaux Rouges et désormais les Premières Nations ont dans la Caraïbe été massacrés, les habitants actuels - essentiellement les descendants des colons blancs et les esclaves noirs - étant tous venus d’ailleurs …

Cette extrême et involontaire création d’une Hyvrard antillaise noire est en fait le paradigme de la rencontre de la subjectivité et de l’objectivité appliquée à la littérature, le thème même qui nous préoccupe. Car de quoi s’agissait-il en fait ? De l’impossibilité pour la critique parisienne d’admettre que le discours anticolonial tenu dans Les Prunes de Cythère provenait d’une femme hexagonale blanche salariée, née à Paris comme ses parents, et prenant tous les jours le métropolitain pour se rendre à son poste de travail dans le dixième arrondissement!

Là git en fait le mystère d’une société française figée dans sa représentation d’un Empire dont elle a perdu la tête et le fil, s’adonnant alternativement - quand ce n’est pas simultanément - à une repentance et à un déni également ridicules en matière historique globalisée …

Le paradoxe est que l’explication de cet état de fait constaté avec effarement, me soit venue d’Outre Atlantique où les critiques nord américains m’ont appris qu’il était de tradition dans la littérature que le personnage du fou soit celui qui dénonce effectivement la colonisation, car - et je n’ai aucun plaisir à m’en souvenir - les commentateurs parisiens ne s’étaient pas non plus privés d’établir le diagnostic de mon état mental relevant à leur dire, de l’asile …

La métaphore centrale des Prunes de Cythère est bien en effet la colonisation, à savoir la mise à mal d’une île luxuriante détournée de sa vie propre et dont les ressources étaient alors par ce processus, exploitées pour d’autres satisfactions que les siennes. Cette métaphore permettant de rendre compte de la colonisation de la femme extorquée à et d’elle-même, excentrée devenant du coup excentrique (2). Me prédisant une mort prochaine, la critique parisienne m’a taillé là un costume en sapin (3) !

Cette anecdote démontrait par les faits la validité de la thèse que j’avais développée dans mon livre, concernant la différence et l’identité personnelle revendiquées contre une norme oppressive. La preuve de cette assertion en étant - de la part de l’auteure - moi en l’occurrence - la tenue d’un discours que la doxa ne pouvait imaginer dans une bouche hexagonale. C’est pourquoi face à ce flot d’interprétation baroque, je n’ai rien démenti. Ce qui m’arrivait là – ce déni d’identité – était bien la preuve de ce que littérairement, je dénonçai.

C’est que j’apportais là objectivement - par la création involontaire de cette légende qui partiellement dure encore - la preuve de l’existence de subjectivités pouvant coexister avec une objectivité scientifique. Objectivité scientifique dont - je le rappelle - la rédaction de ce premier livre avait projet d’augmenter les connaissances comme l’avaient fait la multitude de récits des navigateurs mes maîtres – anthropologues avant l’heure - qui dans leurs ouvrages mêlaient leurs observations concernant aussi bien la botanique, la faune, la géographie que la grammaire de ceux qu’on appelait alors Les Sauvages.

Si Les Prunes de Cythère - relation destinée à rendre compte de ce que j’avais observé à la Martinique entre 1969 et 71 et qui s’est avéré objectivement mais non subjectivement une œuvre littéraire, le travail sur et contre la langue a été tout au contraire le lieu d’un combat volontaire et terrible qui a mobilisé l’essentiel de mon énergie pendant de longues années.

Je ne partais pas de rien puisque c’est mon père lui-même qui m’a mis le pied à l’étrier en me donnant non seulement une éducation à la Raison et l’intelligence rationnelle mais aussi un authentique amour de la langue comme un instrument lui-même scientifique et ludique puisque nos repas étaient souvent l’espace de la recherche du mot juste (4).

C’est donc sans avoir le sentiment de transgresser quoi que ce soit mais de suivre au contraire au mieux ce qu’on appellerait aujourd’hui mon logiciel que j’ai formé mes premiers néologismes dans les deux premières pages de mes Prunes de Cythère à savoir sequestrement et sous-développation.

Le premier n’était pas une méconnaissance sémantique mais une radicale volonté d’exprimer le malheur de l’être enfermé qui subit un état sur lequel il n’a aucune prise. Quant à la sous-développation, elle était la dénonciation volontaire, voire volontariste d’une gestion économique et sociale aboutissant à ce qu’on appelait officiellement à l’époque, le sous-developpement. Lequel n’était que le résultat d’une action dont je nommais enfin la cause …

Ainsi par ces deux inventions - devrais-je dire découvertes ? - ai-je mis en évidence le processus de la conquête et la domination pour l’exploitation des ressources de tous ordres. Mais pas seulement, car au-delà de la dimension économique et juridique (ma spécialité professionnelle) je mettais également le doigt sur les relations entre l’action et l’état (l’agir et le subir), binôme dont la compréhension est nécessaire à la modification des choses.

Ce n’était pas un hasard si ce sont ces deux néologismes qui ont surgi les premiers sous ma plume, car l’état de délabrement de l’île en permanence en proie à la nostalgie de l’Afrique était la métaphore centrale du livre, c’est qu’elle avait été lors de mes deux années de séjour, le moyen que j’avais eu de me représenter ma condition de femme excentrique et maltraitée, rendue folle, enfollée comme nous l’étions dans ma génération.

Qu’en était-il en effet de ces femmes de l’après guerre qu’on nommait lorsqu’elles étaient encore filles de l’odieuse appellation de garçons manqués au motif que comme eux elles grimpaient aux arbres, se promenaient sans peur seules dans la nature, aimant bouger et rire de toutes les joies de la vie ?

La plupart d’entre nous avaient de surcroit la langue bien pendue, ce qui lorsqu’on n’a pas non plus froid aux yeux, risque bien d’entrainer la fille la plus sage de tempérament à être considérée comme un dangereux foyer de contestation. Ce qui de fait ne manquait pas d’advenir car il nous fut impossible de nous résigner. Et le fait est que dans cette période-là de l’émancipation nous n’avions aucun modèle car personne n’avait entendu parler de Simone de Beauvoir ou alors comme un modèle à éviter voire même une injure (5).

Force est alors d’admettre que notre génération de femmes n’a pu s’émanciper qu’en se calquant d’abord sur le modèle d’époux favorables à cette évolution … Dans le cadre de la République Française ne reconnaissant qu’un sujet universel (quel que soit son sexe, sa couleur de peau ou sa religion) la question se résumait dans les milieux progressistes à la doctrine du les femmes sont des hommes comme les autres

Ce qui somme toute n’était que la continuation de la version des garçons manqués. Ce qui nous fut en effet dans les premières années de notre lutte, faute de mieux, un point d’appui et un levier…. Au moins jusqu’à ce que nous nous apercevions que le compte n’y était pas … Car qu’elle était au juste la signification de ce manquement qui nous empêchait d’être tout à fait des hommes comme les autres?

De même que la luxuriante île tropicale n’était pas peuplée de Blancs comme les autres, mais des descendants d’esclaves noirs déportés pour la prospérité de leurs maîtres, de même les femmes n’étaient pas des hommes comme les autres, mais leur servaient d’ustensiles à tout faire…

C’est Yvonne Knibiehler qui a théorisé ce qu’il en est effectivement lorsqu’elle a dit que si on peut envisager l’égalité entre les garçons et les filles, il n’en est plus de même du père et de la mère… Force m’est d’observer en ce qui me concerne que si ma vie conjugale avait commencé en 1965 sous le signe d’une égalité d’avant-garde pour l’époque - partage effectif des travaux ménagers et association aux activités masculines - il n’en fut plus de même quelques années plus tard …

Il me fallut alors d’abord pouvoir me représenter cette chose là et c’est bien l’écriture qui me permit de dénoncer (au-delà de moi-même) ce dont je ne savais même pas souffrir, même si à mon insu mon corps le savait témoignant par de nombreux signes de l’impossibilité de représenter ce qui faute d’outils, de concepts et de formes adéquates, était en fait impensable (6). La brèche une fois faite, s’y engouffra toute la langue comme un torrent verbal dans le plus grand chaos saisissant l’opportunité du passage ouvert dans le mur qui tenait sous séquestre le corps et le pays colonisés…. (7)

Toute sorte d’autres néologismes ont surgi au fur et à mesure des besoins d’expression de l’expérience vécue, le concept d’enfollement permettant de comprendre la folie non comme un état intrinsèque mais le résultat d’un processus de dégradation initié par un individu, un milieu, un environnement ne supportant pas que les femmes aient une vie propre pour leur compte et non au service de leur propriétaire.

Puis d’autres vinrent comme la meurtritude nommant cette permanente angoisse d’être tuée dans un milieu hostile où les menaces allaient croissant faisant sentir de plus en plus proche, le souffle des prédateurs. J’ai relaté dans un article publié en 2008 par l’Oxford Journals, le caractère logique de la progression de mes inventions.

Objectivement, bien que je n’en aie eu aucune conscience à l’époque, il est sûr que celui là a été inspiré par la négritude de l’œuvre d’Aimé Césaire dont j’avais eu connaissance lors de mon séjour à la Martinique (8) et qui m’avait sidérée par sa puissance poétique. Néanmoins je l’avais oublié…

Je ne faisais dans cette démarche qu’emboîter le pas à mes homologues, les Constructivistes Russes qui verbalisèrent la nécessité de l’autonomie artistique en 1919, en conseillant aux travailleurs d’écrire leur propre pièce de théâtre et de la jouer avec les moyens du bord, création originale correspondant à l’expérience vécue, plutôt que de répéter à satiété le même répertoire officiel…

A l’époque bien sûr, j’en ignorais tout et ne l’ai reconstitué et théorisé que par la suite, comme je me suis aperçue à partir de 1982 date à laquelle débutèrent mes nombreux échanges avec les critiques nord-américains pour qui dans mon art littéraire, il n’était pas question de folie mais d’une création originale qui fonctionnait parfaitement.

C’est que ma créativité langagière avait des racines autrement plus profondes que ce que je pensais. A commencer par le tableau de Mendeliev dit Classification périodique des éléments, tableau de classement logique des corps chimiques en fonction de leurs caractéristiques scientifiques.

Ce tableau était placardé au mur de l’amphithéâtre du Lycée Hélène Boucher de Paris où – lors de mes études secondaires - se déroulaient nos cours de chimie qui ne me passionnaient pas particulièrement. Il avait de surcroit la particularité de laisser vides certaines cases correspondant à des formules qui soit n’existaient pas, soit n’avaient pas encore été découvertes.

Ce tableau – de la taille d’une petite affiche de cinéma - était le support de mes rêveries personnelles, car si la chimie m’ennuyait, il n’en était pas de même des Sciences dites à l’époque Naturelles notamment la Botanique et la Géologie, immédiatement accessibles dès ma vie d’enfant (9). Dès onze ans toutes les lycéennes se devaient dans le cadre scolaire et sous le contrôle du professeur concerné de collectionner les végétaux récoltés dans un herbier et de deux années plus tard répéter la même opération avec les roches…

Elève consciencieuse dans l’acquisition des connaissances je l’ai fait, mais ma particularité est sans doute d’avoir continué longtemps à les augmenter et les tenir dans un ordre parfait en collectant encore des plantes le long du Syr Daria en Asie Centrale en 1973, et les roches longtemps encore après, intégrant même dans ma propre collection celle de ma mère, décédée 2005.

Enfant incomprise et mal traitée, observant la Nature j’ai noué avec Elle – ma mère de remplacement - des relations exceptionnelles qui me permettent aujourd’hui de dire que ce que j’appelle la mécanique du monde n’a pas de secret pour moi, alors qu’au seuil de la vieillesse en dépit de mes efforts, en matière d’humanité, je suis demeurée – pour le meilleur et pour le pire - ce qu’il faut bien appeler une analphabète (10).

Comment s’étonner alors qu’observant de près et au long cours le fonctionnement de la Nature, je me sois aperçue qu’il ne coïncidait pas nécessairement avec ce qu’on m’en disait, plus par ignorance semblait-il que par volonté de tromper, plus par désintérêt de la connaissance réelle que par le désir de fourvoyer, même je n’étais pas dupe de ce qu’on appelle la volonté de puissance de certains…

Ainsi l’existence des cases vides existant dans La classification périodique des éléments de Mendeleiev fournit elle à mon adolescence un support et un cadre scientifique à ma contestation de l’ordre dominant, non pas pour le rejeter et m’en débarrasser, mais tout au contraire pour y ajouter ce que je constatais dans la réalité et qui y manquait.

Voilà pour la forme de ma démarche !

Quant au fond si j’ai déjà signalé comme la littérature russe de Dostoïevski à Tourgueniev, de Tchékhov à Lermontov m’a révélé dès ma douzaine d’année un monde plus près de la subjectivité que celui de mon époque et de mon pays, c’est incontestablement l’étude de la langue russe elle-même qui a été le terreau de ce qu’il faut bien appeler mon constructivisme littéraire.

Ceux qui étudie et pratique cette langue en connaissent au-delà des terribles arcanes, les particularités. Il en est ainsi de l’inexistence du verbe être au présent, des tournures contournant l’avoir (on ne dit pas J’ai une théière mais Chez moi est une théière) et surtout l’existence des couples de verbes imperfectif et perfectif selon que l’action dure ou ne dure pas ! ...

L’ensemble de toutes ces différences avec la langue française me permettant en fin de compte de fonctionner dans un monde mental plus conforme à mes vues et mes vœux parce que faisant une place au sacré sans qu’il soit pour autant omniprésent, et exprimant ce qu’on pourrait appeler L’âme du monde !... Quant au vocabulaire russe, on pouvait y avoir recours comme à un mécano accumulant les préfixes et les suffixes dans une cohérence presqu’impeccable.

De même que le billard fonctionne avec une boule qui sert à en déplacer une autre, de même la contemplation de la langue russe plutôt que son étude – car je ne parviens toujours pas à la parler - m’a-t-elle permis de forcer le passage d’une langue française qui s’y est avérée moins rétive qu’on aurait pu le penser.

J’en cite pour preuve le commentaire d’une critique étrangère me disant concernant l’étude qu’elle faisait de mes néologismes, qu’on ne savait jamais d’avance – en me lisant - si les mots ignorés qu’on devait chercher dans le dictionnaire allaient s’y trouver ou bien s’ils étaient de ma propre invention…

Et qu’elle ne fut pas ma surprise de retrouver certaines de mes créations comme séparance dans un dictionnaire de Français du Moyen Age à une époque où semble-t-il la langue était moins rigide… Au point que j’ai pu aller jusqu’à formuler que je n’inventais pas des mots, mais que je les rétablissais ! Sans doute est-ce pour cette raison que mon entreprise pour débrider la langue a fonctionné. Je n’attaquais pas les structures en place, je me coulais dedans…

La résistance n’est pas venue de la langue elle-même, qui s’est avérée plutôt bonne fille dans sa plasticité ni des Editions des Minuit ni de celles Des Femmes qui dans cette partie de mon travail et de mon œuvre m’ont soutenue avec une totale liberté d’esprit. Non la résistance est venue des nomenclaturistes de la culture…

Néanmoins comme il est impossible de retenir l’eau au-delà de sa source, ces néologismes ont fini par faire leur chemin. On les a vus resurgir petit à petit dans la presse, d’abord dans les dessins humoristiques puis les articles, au sein des magazines, au cours des émissions de radio, même dans les livres, enfin dans les bouches les plus classiques!

Leur consécration et leur admission comme nouvelle pratique fut assurée lorsque Ségolène Royal première femme candidate à la Présidence de la République française pendant la campagne qu’elle menait pour son élection, évoqua lors d’un voyage à la muraille de Chine, sa bravitude faisant ainsi une vigoureuse synthèse entre sa bravoure et sa solitude (11). Ce fut un tollé ! Mais hors toutes questions politiques, le combat sémantique était gagné… Ce n’était pas par hasard mais au contraire, un effet de retour à l’objectivité à cause de la Révolution Cybernétique Globalisante.

La candidate ne faisait pas partie du sérail et elle s’exprimait depuis la muraille de Chine, nouvelle puissance à la mode. Elle représentait une certaine tentative de démocratisation qui en 2007 apparaissait alors comme une véritable transgression pour une société dans laquelle non seulement l’idéal d’égalité était remisé au magasin des antiquités, mais même chaque année davantage verrouillée.

Cette démocratisation indispensable ne doit pas être confondue avec la démocratie qui peut n’être que formelle voire fictive à l’heure de la fabrique électronique de l’opinion. La démocratisation est la nécessaire modification des pratiques sociales vers davantage de justice et de justesse, transformations rendues nécessaires par la généralisation et la diversité des subjectivités.

C’est qu’elles mêmes ont été largement encouragées par la diffusion des informations, des contacts, des textes, des savoirs rendant incompréhensibles aux individus des nouvelles générations (et aussi des anciennes) leur absence de pouvoir dans un système prétendument représentatif qui ne représente pas ou plus la réalité de la population.

Il en est ainsi notamment des femmes qui majoritaires en nombre sont mondialement victimes non seulement de toutes une série de mauvais traitements mais même d’un sexocide sans que les assemblées et institutions de tous poils s’en émeuvent outre mesure. Ce n’est donc pas par hasard si ce terme de bravitude a surgi lors de la candidature d’une femme à la magistrature suprême.

Quant à la Chine elle-même fervente pratiquante de l’extermination systématique des femmes ainsi que sa voisine Les Indes tout en étant favorable à la Révolution Globalitaire dont elles sont les bénéficiaires grâce aux délocalisations des usines et des techniques, organisant une concurrence générale à la baisse du statut des producteurs, elle est le fer de lance du nouvel ordre dont rien ne permet de penser –tout au contraire – qu’il sera plus favorable aux femmes que l’ancien…puisque la modernité permet grâce aux échographies de détecter le sexe fœtal à éliminer… Et que dire de la nouvelle forme d’esclavage qui se profile derrière les mères porteuses et leurs enfants fabriqués à la commande ?

Subjectivité encore que ces mille lieux dans lesquels désormais a lieu non seulement la production, mais l’échange marchand de tout, non seulement des marchandises, des flux financiers, des techniques, des informations, des modèles, des œuvres mais de surcroît désormais des produits de la matière humaine considérée comme un gisement sur le même plan que les autres.

Elle réclame par sa dispersion généralisée, son désordre permanent dans lequel chacun lutte pour son compte dans une dérégulation croissante de tout ce qui constituait autrefois les sociétés et qui s’achemine désormais vers un état de guerre généralisé de chacun contre tous qu’on n’observe même pas chez les animaux. L’espèce humaine se signalant de surcroit ces derniers temps, comme la seule dans laquelle les mâles tuent les femelles !...

Comment représenter, se représenter et penser tout cela sans avoir recours à la subjectivité, émergeant et s’imposant désormais partout, remplaçant la loi par les droits, l’autorité de l’Etat par les contrats, les savoirs objectifs par les opinions individuelles, les valeurs communes par des prêts à penser et à vivre personnels et tant pis si au passage cela retire au voisin tout moyen d’exister.

Comment alors permettre l’alliance entre ces subjectivités exacerbées et cette objectivité nécessaire non seulement au développement de la raison et de la science - notre ancre de miséricorde - mais aussi à l’indispensable maintien des sociétés et de la société, l’articulation entre ce singulier et ces pluriels bien singuliers à l’heure de la globalisation, restant à établir ?

Il faut faire place à ce que j’ai depuis des lustres nommé la deuxième moitié de la raison, celle que le scientisme appelle l’irrationnelle mais qui ne l’est que pour une pensée insuffisamment complexe…

C’est que la pensée en vigueur dans ma société est celle dite du tiers exclu qui permet au dominant de vassaliser le dominé pour en utiliser à son profit les ressources. Cela a lieu en restreignant la représentation du monde à une dualité qui referme la confrontation en un duel entre un premier et un second, confrontation à deux qui n’ouvre pas sur un troisième.

Pour que cela soit possible, il faudrait ne pas considérer comme tel le second voué à l’être dans une position intrinsèquement défavorable mais en faire un simple deuxième, comme un troisième etc … (12). Faute de quoi, tout ce qui ne s’inscrit pas dans cette dualité dominante est alors rejeté dans un chaos réputé innommable. Or il n’est impensable que parce qu’on ne s’y intéresse pas et qu’on tient à interdire aux dominés la formation et le maintien de leur propre individualité.

Ils exploitent ainsi un ordre qui reproduit celui du jeune enfant qui vit des ressources de la mère qu’il dévore en une dévoration qu’il croit et espère sans limite. C’est ce qu’exprime la dualité du principal et du secondaire, du premier et du second, du maître et du valet.

Le rétablissement du tiers exclu dans une nouvelle raison rétablissant ce qu’elle a laissé de côté pour s’en défausser dans la fusion remettrait en jeu, dans le jeu, enjeu, un troisième terme qui permettrait de reprendre en compte le monde en tant que tel, comme une entité dont la splendeur et la majesté doivent être préservées et non comme une ressource qu’il convient d’exploiter jusqu’à la dernière goutte.

Dans cette nouvelle raison du tiers inclus, la dualité mère enfant s’élargirait alors au troisième terme qui peut être la loi, le père, le monde ou n’importe quel troisième terme qui permet à chacun d’exprimer sa propre subjectivité sans pour autant nier ni celle de l’autre (tout aussi légitime dans une vision humaniste) ni l’existence d’une objectivité commune parce que réelle et scientifique.

C’est en fin de compte, ce à quoi tout mon œuvre,- une trentaine de livres aujourd’hui publiés en quarante ans, des conférences, des articles, des entrevues, et plus de mille poèmes, sans compter mon enseignement direct au Lycée Technique - n’a cessé de travailler (13).

J’ai été la lampe témoin du bouleversement du monde fabriquant des concepts philosophiques nouveaux, concepts nécessaires pour penser la Révolution Cybernétique aujourd’hui au carrefour de l’abolition de l’être humain tel qu’on l’a connu ou de la mise à jour du système de représentation du monde pour prendre en compte la nouvelle autonomie de chacun dans un monde globalisé.

L’œuvre d’un écrivain ou d’une écrivaine et je suis l’un et l’autre non par androgynie, mais parce que dans ce débat, la signification de ces vocables ayant évolué, ils ne veulent plus dire la même chose, est objectivement un écran multipolaire sur, en et dans lequel peuvent se projeter toutes les subjectivités.

Est-ce ce qu’Alain Finkielkraut envisage lorsqu’il dit Les Sciences Sociales et la Biologie permettent de connaitre les lois du vivant et la littérature est la jurisprudence de la vie ? (14).

 

 

NOTES :

1. Notamment lors du Colloque de 2005 à L’université de Vincennes Saint Denis dans ma communication A bord de l’impossible représentation. Penser la fusion publiée dans l’ouvrage collectif La femme existe-t-elle ? Existe la mujer ? Editions Michèle Ramond. Rilma 2 et ADEHL Mexico/Paris 2006.

2. Extorquée renvoie à son étymologie de torsion en tant que torture, et excentrique dit clairement que la prétendue folie trouve sa racine dans une expulsion hors de soi-même.

3. Tailler un costume en sapin : Cette expression populaire avait cours dans l’après-guerre et signifiait des actions et des prédictions dont les effets risquaient bien d’habiller la personne concernée d’un cercueil. Lequel était alors en sapin, bois modeste. Cette locution employée là signifie que cette aventure littéraire n’a pas été sans effet sur ma vie civile…

4. Mon texte L’autorité paternelle publié en 2012 dans la revue des Editions de l’Agneau L’Intranquille N°3 relate plus largement ce que fut cette éducation à la justesse de la langue et de la pensée scientifique.

5. Je n’ai lu que très tard dans ma vie Le Second sexe de Simone de Beauvoir. De mon côté je me considère davantage comme maternaliste que comme féministe….

6. Frantz Fanon –médecin - a traité de l’aliénation qui résulte de cet état de chose dans son livre Peaux noires masques blancs, non comme une métaphore mais une réalité psychiatrique.

7. Lors de la Première Rencontre des Ecrivains et Artistes Noirs, à la Sorbonne en 1956, Maurice de Gandillac a fait une communication dans laquelle il explore les raisons de fond pour lesquelles les Ecrivains Noirs débutent nécessairement par une écriture du chaos qui trouve ensuite son ordre propre. Là non plus comme pour Franz Fanon, cette conjonction n’est certainement pas un hasard!..

8. Notamment la représentation des Cahiers d’un retour au pays natal par une troupe d’amateurs à la Maison des Jeunes et de la Culture du quartier Floréal de Fort de France.

9. J’ai toujours eu le goût des Sciences Naturelles. Enfant, outre depuis toujours une furieuse observation des insectes, des lézards et des batraciens, j’organisais des expositions de champignons sur les souches dans les clairières des forêts.

10. Mon dernier livre paru en 2012 chez Indigo Côté-Femmes On attend Robert raconte cette enfance de vénération du monde et de tentative de s’en fabriquer une représentation adéquate.

11. Le 6 Juillet 2007 Ségolène Royal proclame dans l’Empire du Milieu Qui va sur La Grande Muraille conquiert la bravitude !... Sur mon invention des néologismes et la trouvaille de la candidate à la Présidence Française, c’est bien dans l’Oxford Journals que j’ai publié en 2008 un article A bord de la bravitude.

12. Mon Essai sur la négation de la mère publié en 2011 chez l’Harmattan explore les connexions entre la vie économique et psychique, revisitant les relations entre la mère et le petit enfant, relation scotomisée permettant à certains de confisquer sans limites et sans scrupules la production. Les nouvelles techniques de procréation artificielle et de gestation pour autrui aggravent encore ce processus.

13. Mes trois ouvrages théoriques aujourd’hui publiés Canal de la Toussaint 1985, La Pensée Corps (Dictionnaire Philosophique) 1989 aux Editions des Femmes ainsi que Essai sur la négation de la mère 2011 chez L’Harmattan présentent à eux trois les concepts que j’ai créés pour penser la Révolution Cybernétique en cours, ainsi que leur articulation nécessaire pour rendre compte du nouveau système global qui s’installe.

Mes autres ouvrages en abordent d’autres aspects sous forme de ce qu’Outre Atlantique on appelle La Théorie-Fiction. A savoir un essai philosophique qui du point de vue formel se présente comme une œuvre littéraire….

14. Dans l’émission de Philippe Lefait « Les mots de Minuit » sur la Chaine télévisée France 2, le 21 ou le 22 Octobre 2009.

 

Jeanne Hyvrard 2013 - Pour le Colloque Subjectivité et écriture dans la littérature contemporaine.

 

 

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Mise à jour : décembre 2014