La Parole Chronique (1981-1982)

Une émission de Jeanne Hyvrard sur Radio-Paris.

 

 

Dans la foulée des Evènements de Mai 1968, un certain nombre d’animateurs de radio qu’on qualifiait alors de pirates ont tenté de briser le monopole des ondes détenu alors par l’Etat, en émettant en infraction à leurs risques et périls. Elu à la présidence de la République Française, François Mitterrand au Printemps 1981, les légalisa.

Elles devinrent désormais les Radios-Libres amorçant le mouvement général de la dérégulation. Il y en eu de tous les genres, de tous les styles et de toutes les formes, avec ou sans publicité, fonctionnant avec plus ou moins de difficultés. Certaines ont perduré. La plupart ont disparu.

Avec Luc Bérimont, Max-Paul Fouchet, Pierre Seghers – tous également hommes de lettres - Denis Clair mis en route Radio-Paris. J’y ai à son invitation fabriqué pendant six mois - l’année scolaire 1981-82 - une émission hebdomadaire dénommée La Parole Chronique que je n’ai pas pu poursuivre parce qu’elle me prenait vraiment trop de temps.

J’ai néanmoins dans ce cadre amical et tolérant, eu l’occasion de procéder en toute liberté à de nombreux effets de voix et de musique qui ont renouvelé le genre radiophonique et fait ma joie.

C’est que de cette façon-là j’ai pu donner libre cours à ce qu’au Brésil, on appelle L’oraliture mais hélas n’ai pas eu - en dépit de mes désirs, volontés et aspirations - l’occasion de finaliser. Les textes qui lui servaient de base et sur lesquels j’ai improvisé divers effets de voix - en tant que tels - n’en rendaient pas compte.

J’ai alors en 1995, tenté en les réorganisant et en les densifiant d’en faire une version plus efficace en vue d’une simple lecture, avant de découvrir qu’il n’y avait pas de passage entre les langues écrite et orale et a fortiori modulée comme l’était autrefois la poésie et comme elle devrait - de mon point de vue - le redevenir.

Les textes retenus là sont la sélection de 1995. Ils ne représentent que les trois quarts de ce qu’un éditeur a qualifié de cette chose radiophonique. Ils sont les ruines d’une œuvre orale dont certains morceaux ont été enregistrés. J’ai conservés et rassemblés ces traces sous le titre d’Etat de veille au commencement de la nuit.

Des cinq chroniques laissées de côté, deux concernaient l’Etat de guerre en Pologne qui brisa le mouvement Solidarnosc en Décembre 1981. Une fois écris Le silence et l’obscurité (en ligne) que j’ai publié chez Montalba, mes chroniques se sont avérées lui faire double emploi et je les ai laissées de côté.

Les trois autres devenues encore plus désuètes à la relecture de 2014 – date de la mise en ligne – qu’en 1995 année de la constitution d’une version à lire, n’étaient plus appropriées au projet. Sauf à vouloir traiter du changement de l’angle de regard au fil de l’Histoire. La littérature n’étant pas le journalisme j’ai plutôt pris le parti de la continuité.

Chaque chronique était également accompagnée d’un collage en couleurs, tous réalisés entre 1982 et 1984.

Jeanne Hyvrard 2014.

 

 

 

ETAT DE VEILLE AU COMMENCEMENT DE LA NUIT

Chroniques pour Radio Paris (1981-82)

 

O R D R E

1. Placet à l'héritier du Roi pour obtenir la grâce des condamnés à mort, à l'occasion des fêtes de Pâques.

2. Concerto pour manque et orchestre.

3. Cantique des Cantiques.

4. Motet pour voix éteintes.

5. Messe des défunts.

6. Messe des funérailles.

7. Mémoire d'une prospérité sans égale.

8. Théâtre des opérations.

9. Parole de fou.

10. Lettre ouverte aux ministres de ce temps.

11. Silence et soupirs.

12. Sonnerie pour charge de cavalerie.

13. Marche paramilitaire.

14. Batterie pour censure et attentats.

15. Magnificat pour rancune et mutations.

16. Te Deum pour calebasses et synthétiseur.

 

 

1. PLACET A L'HERITIER DU ROI POUR OBTENIR LA GRACE DES CONDAMNES A MORT A L'OCCASION DES FETES DE PAQUES DE L'AN 1981.

 

A cette femme qui demandait l'abolition de la mort,

Il fut répondu:

Que Messieurs les assassins commencent!

Oui, qu'ils commencent,

Et qu'il nous soit donné de leur redonner la vie,

Puisqu'ils ont pris sur eux le fardeau du meurtre,

Nous prendrons sur nous le fardeau de dire,

Ils sont avec nous dans la même espèce!

 

Car celui qui Jeudi partagera avec les murs

Le pain qu'il n'a pas eu et le vin de l'amertume,

Ne dira pas à ses gardiens:

Prenez et mangez, faites ceci en mémoire de moi!

Car ils n'auront cesse de l'oublier,

Comme le remords le plus profond de l'échec de tous,

L'échec du meurtrier d'avoir commis le meurtre,

Et l'échec des autres de n'avoir su l'empêcher.

 

Celui qui Jeudi veillera seul dans sa cellule,

N'aura avec lui ni Pierre ni Jean;

Ils dormiront trop fatigués qu'ils sont,

Pour écouter plus fatigués qu'eux-mêmes.

Il n'écrira pas à sa mère, lui désignant son ami:

Femme, voici ton fils!

Car de mère, il n'en a point eu,

Autres qu'assistance et nourrices,

Et d'amis, il n'en a point gardé,

Faute d'avoir été aimé.

 

Celui qui Jeudi ne dormira pas

Entre révolte et consentement,

Atteindra Vendredi le terme du voyage,

Parce que la foule aura crié: A mort!

Et celui qui avait le pouvoir de gracier,

A préféré rejoindre le meurtrier dans le meurtre,

Pourtant la foule,

Elle, le gracie,

Que son sang retombe sur nous et nos enfants!

Car celui qui est derrière les barreaux nous ressemble,

Et sa mort assouvit la rancœur.

 

Celui qui Vendredi va mourir,

Ne portera pas sa croix,

Il aura si peur qu'il faudra le trainer jusqu'à la guillotine,

Car celui qui avait le pouvoir de faire mourir,

N'a pas jugé ce pouvoir abominable

Au point de refuser d'en user,

Préférant perdre pour lui-même ses racines,

Et tout ce qui le liant à la terre,

Le nourrit et l'agrandit.

 

Celui qui Vendredi va mourir,

Ne verra pas les deux larrons dans la cour de la prison;

Il ne les entendra pas dire:

Nous avons la récompense de nos actes, mais lui il est innocent!

Car il n'est pas innocent.

Ils détourneront les yeux,

Parce que celui qui possédait le pouvoir de faire vivre,

N'a pas voulu tenter ce petit miracle,

Miraculeux d'être un miracle d'homme.

 

Celui qui Vendredi va mourir,

N'aura pas le temps de dire:

Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?

Il sera basculé sur une planche,

Mains liées,

Cheveux coupés,

Chemise ouverte,

Parce que le Prince n'aura pas osé dire:

Vous réclamez sa mort, mais moi je veux qu'il vive pour qu'il n'y ait pas deux morts, là où il aurait pu n'y en avoir qu'un seul!

 

Celui qui Vendredi va mourir

Ne fera pas la nuit sur la terre.

La vie continuera comme si de rien n'était.

La foule exultera criant: Justice est faite!

Celui-là au moins ne tuera plus!

Et le Prince dans son palais

N'entendra pas siffler les pierres,

Parce que tenant de la foule

Le pouvoir d'être plus fort que la mort,

Il n'a pas jugé bon de rendre grâce au jour.

 

Celui qui Samedi va refroidir, tête séparée du corps,

Ne sera pas pleuré par les victimes tendres qu'il a tuées.

Il pourrira convulsé sous les crachats et l'insulte,

Il ne trouvera pas la paix

Parce qu'ayant commis l'intolérable,

Il ne lui aura pas été donné de recommencer autrement.

 

Celui qui Dimanche ne va pas ressusciter,

Mourra désespéré de n'avoir pu croire à la bonté des hommes,

Il sera mort parce que le Prince ayant affamé le peuple,

N'avait plus à lui jeter en pâture

Que la tête pâle d'un condamné.

 

Que Messieurs les assassins commencent,

Oui qu'ils commencent,

Et qu'il nous soit donné de dire:

Ils sont toujours avec nous!

 

 

2. CONCERTO POUR MANQUE ET ORCHESTRE

 

Radio Paris,

Radio Gildas,

Radio Couleur,

Radio Lumière,

Radio Energie,

Radio Ivre,

 

Radio Alpha,

Radio 2OOO,

Radio J,

Radio Tomate,

Radio Méga,

Radio Future,

 

Les racines des émetteurs plantés dans les toits de la ville,

Les troncs d'antennes poussés au vent nouveau

Pour en faire des radeaux portés par les courants.

 

Elles y sont toutes,

Pour tous les goûts,

Pour tous les genres.

 

Manque seulement Radio Balai...

Pourtant il émet bien depuis le caniveau,

Longueur d'onde crasseuse entre les crottes de chien!

Manque Radio Balai...

Je ne comprends pas,

Ca doit être à cause de ce sale manche en bois.

Ca ne fait rien,

A la prochaine bouche d'égout,

Sidi Ben Chagrin reprendra son émission quotidienne intitulée

J'suis pas raciste,

Mais quand même, il faut bien reconnaitre qu'il y en a trop!

 

Manque Radio Moutards...

Elle émet fort de l'autre côté du palier,

Mais elle prend de telles claques qu'on n'entend plus très bien...

C'est pour son bien!

Quand elle sera grande...

Elle qui a tant de chances...

Elle devrait penser aux petits chinois qui n'ont rien à manger!

 

Manque Radio Loubards...

Vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans les parkings

A voler les voitures,

Faute de mots pour crier qu'ils n'ont pas de place,

Faute de rivières pour y courir les pieds nus,

Faute de chambre pour s'aimer.

 

Manque Radio Taulards...

Parce qu'eux,

Ils n'ont pas une minute à eux,

Avec tous ces tours qu'ils ont à faire entre les murs de leurs cellules,

Sans compter les projets:

Repeindre l'appartement,

Emmener les enfants voir leur grand-mère,

Fêter les noces de porcelaine,

Depuis si longtemps qu'eux et leurs femmes....

 

Manque Radio Condamnés à mort...

Mille sanglots la voix de l'épouvante

A peine audible certaines fois,

Derrière les barbelés.

 

Manque Radio Femmes Battues...

Trop occupées qu'elles sont

A verser du Synthol sur leurs corps endoloris.

Manque Radio Femmes Battues,

Trop occupées qu'elles sont à regarder dans la glace

Leurs lèvres fendues dégoulinant de sang.

Manque Radio Femmes Battues.

Ca ne fait rien,

Elles aiment ça, les salopes!...

 

Manque Radio Vioques...

Ca va trop vite pour eux

Au milieu de ces voitures qui font un bruit pas possible...

Mais ils vont nous tuer!

Que fait le gouvernement?

De mon temps!...

On devrait quand même leur interdire de rouler comme ça au milieu de la rue...

Le trottoir d'en face de l'autre côté de l'océan....

Ce continent lointain....

Comment Christophe Colomb a-t-il fait pour atteindre l'Amérique?

Jamais plus l'autre côté de la ville....

Ce corps qui craque,

Se courbe,

Se tasse,

Se déglingue,

Se sclérose....

Je ne peux plus descendre l'escalier....

Je ne vais quand même pas me laisser aller!...

L'effort de tous les jours

Pour descendre et remonter

Les petites courses:

Le pain, le lait, le beurre...

Garder l'autonomie....

Les enfants, vous savez bien, ils n'ont pas le temps!

Est-ce que ça vaut la peine tout cet effort pour seulement descendre et remonter?

 

Manque Radio Hospice....

Alors là, ça vaut mieux,

Les mouroirs,

Les dortoirs,

Les paravents...

Parce que la société,

Si elle se voyait, elle aurait honte....

 

Manque Radio Alcoolo....

Trop occupé qu'il est, affalé sur la table

A laisser le verre rouler sur le parquet.

Vraiment ces temps-ci les bouteilles rétrécissent....

On se demande comment ces salauds de marchands arrivent à en mettre dans les mêmes litres, de moins en moins....

 

Manque Radio Clodo...

Trop occupé qu'il est à attendre sur les marches

L'ouverture du métro.

 

Manque Radio Putes...

Trop occupées qu'elles sont à éponger les clients

Riches d'argent, pauvres d'amour,

Au moins comme cela,

Pas de bouleversement!

Manque Radio Putes,

Les souteneurs l'ont fait taire à coups de ceinturons.

 

Manque Radio Ding....

Pour sonner le tocsin:

Ding! Ding! Ding! Ding!

Comment pourraient-ils émettre les émissaires

Continuant leur pèlerinage sans but,

Quêteurs d'absolu,

Ne connaissant pas de terme au voyage,

Marchant seulement parce qu'ils doivent dire quelque chose à quelqu'un,

Mais ils ne savent plus quoi, ni à qui...

Je ne me rappelle plus...

J'ai mal!

Ma pauvre tête...

Est-ce que tu crois que je vais m'en sortir?

J'en peux plus...

C'est trop lourd!

Je suis las...

Je ne veux pas retourner à l'asile!

Je veux retourner à l'asile...

C'est si facile, les hauts murs pour être protégés.

Les protecteurs dans les couloirs les surveillent...

Protégés les dangereux pour la société et pour eux-mêmes,

Parce qu'ils n'acceptent pas l'ordre,

Et qu'à cause de cela ils vont de drame en drame,

Qu'on ne peut humainement les laisser s'infliger à eux-mêmes tant de souffrances,

Alors qu'il est si reposant de se laisser couler dans les normes,

Suivant les modes,

Au fil des flots...

 

Manque Radio Agonie...

Et pourtant cette voix, je l'entends,

Cette femme dans la cale du navire hôpital,

Abdomen gonflé comme un tonneau,

Qu'on se demande comment il n'a pas encore éclaté.

Cette voix dans le silence,

Cette voix de lutte et d'agonie,

Disant cobalt,

Rayons,

Marie Curie...

Quand je serai guérie...

Dit-elle.

Aaaaaaaahhhhhhhh ce que j'ai mal!

Attendez, Monsieur Martin va venir!

Mais Monsieur Martin ne vient pas.

Comme le temps est long entre deux piqures...

Annie,

Annie,

Je n'en peux plus!...

Manque Radio Agonie quand la morphine ne suffit plus,

Et qu'il faudrait des mains pour bercer cette tête...

Le ventre bleu du navire,

Le batelier égaré remonte vers l'embouchure,

La barque a nom La-cohésion-des-âmes-multiples...

Je ne veux pas mourir...

Mais non voyons, ne dites pas de bêtises!

 

Manque Radio Désastre....

Parce que celui qui veut mourir est trop occupé à survivre,

De minute en minute,

Gagnant quelquefois plusieurs minutes d'un seul coup quand cela commence à aller mieux,

Même une demi-heure quand il réussit à parler,

Et qu'on ne lui dit pas

Tais-toi! Tu me fous le cafard!

Ou bien: T'as tout pour être heureux!

Ou encore: Pense à tes enfants!

Radio Désastre

La bouche muette de dix mille suicidés,

Quinze mille sans doute,

Les statistiques ne sont pas d'accord,

Car certains meurent seulement d'un accident stupide,

Dans le ravin.

Manque Radio Désastre,

Parce qu'elle serait dangereuse pour la société et pour elle-même,

Parce qu'elle ne supporte pas le mensonge,

Parce qu'elle ne supporte pas le manque,

Parce qu'elle ne supporte pas la résignation.

 

Manque Radio Mon Amour,

L'émetteur trop lointain s'est perdu dans la brume.

Cela ne fait rien, je te capte quand même

Dans ton corps abandonné à la nuit.

 

Manque Radio Mon Amant,

L'émetteur est brouillé par le désir de toute femme.

Cela ne fait rien, je te reçois quand même

Corps éperdu dans le jardin de Dieu.

 

Manque Radio Mon Ami,

L'émetteur vacille au bout de tant d'années.

Cela ne fait rien, je t'entends quand même

Tendant les oreilles comme des bras grands-ouverts.

 

Manque Radio Mon Enfant,

Tes yeux noirs questionnant:

Pourquoi?

 

 

3. CANTIQUE DES CANTIQUES

 

Cybernétique,

Informatique,

Electronique,

Médiatique,

Mercatique,

Vidéotique,

Bureautique,

Privatique,

Télématique,

 

Traité d'Economie Politique.

Leçon 1:

La robotique.

On appelle robot, une machine dotée d'organes de perceptions lui permettant....

 

Madame,

Madame,

Est-ce que je peux sortir?

 

Je vous préviens, la prochaine fois que vous m'interrompez...

 

Cybernétique,

Informatique,

Electronique,

Médiatique,

Vidéotique,

Bureautique,

Privatique,

Télématique,

Romantique.

Plus tellement....

Julien Sorel passe des petites annonces:

Jeune arriviste, bien de sa personne, étudierait toute proposition.

Et Mathilde de la Mole est nue sur les affiches....

 

Révolution Industrielle,

Révolution Industrieuse,

Néolithique,

Robotique,

Néobiotique?

Comment dit-on les temps nouveaux?

 

Jamais plus les matins crasseux aux pieds des crassiers,

La coulée incandescente sang et or,

L'arc électrique, aveuglant à travers les lunettes noires,

Le laminoir rétrécissant l'espérance,

Le marteau-pilon crevant les tympans,

L'indifférence du contremaître disant:

Ne vous inquiétez pas, ils sont sourds!

 

Jamais plus les doigts coupés par la presse

Parce que les mains décérébrées par la fatigue

N'ont pas été retirées assez vite.

 

Jamais plus cette souffrance à l'estomac

A cause des horaires décalés,

Jamais les mêmes,

Le suc gastrique qui ne sert à rien,

Ce n'est pas l'heure,

L'heure ne sert à rien,

Je n'ai pas faim!

Mais si force-toi après tu ne pourras plus.

Les gamelles au bain-marie avec les petites étiquettes:

Fontaine

Dherbécourt

Hamelin,

Pour qu'on ne confonde pas ce qu'ont préparé

Blanche

Marie,

Et qui?

Je ne me souviens plus....

Déjà?

 

Jamais plus ces vêtements lourds de crasse et de sueur,

Treillis de métal

Presque armure,

Ces gants protégeant des mains rêvant à quels seins?

Mais non...

Je suis trop fatigué,

Laisse-moi!

Ca ne sert à rien que je reste couché,

Je ne dors pas.

Le journal,

Mais non je l'ai déjà lu...

Le verre de rouge,

Les mots croisés,

Les trois-huit,

Il y a longtemps que j'ai perdu le sommeil....

 

Jamais plus cette vie, un oeil sur la chaine,

L'autre sur la pendule,

Attendant la sonnerie

Pour courir vomie par la porte de l'usine

Vers d'autres travaux:

Courses,

Cuisine,

Enfants,

Vaisselle,

Lessive,

Repassage,

Couture,

Double journée de travail...

Elles n'avaient qu'à rester chez elles!

 

Traité d'Economie Politique,

Leçon 1: La robotique.

Mais non!

La déstructuration,

Un autre temps,

Un autre lieu,

La préhistoire d'une nouvelle histoire.

 

Les corps de métal tentant la station debout,

Les bras articulés malhabiles à manier les outils,

Les peintures rupestres au pistolet automatique,

Les robots à tâtons dans les cavernes des usines,

Dolmens de tôles au rebut,

Menhirs de ferrailles déclassées,

Cirques solaires de machines obsolètes.

 

Traité d'Economie Politique,

Leçon 1: La robotique.

Mais non!

Cantique des Cantiques,

Parole d'amour pour l'homme et sa machine.

 

Ce sont mes mains qui ont inventé tes connections,

Et par ce geste tu me serviras.

 

Cantique des Cantiques,

Parole d'amour pour l'homme et sa machine.

Je suis consentante pour que tu me contraignes à tout.

 

Qui parle?

 

Je prendrai sur moi ta sciatique et je l'appellerai déréglage.

Je prendrai sur moi ta fatigue et je l'appellerai échauffement.

Je prendrai sur moi ton arthrose et je l'appellerai rouille...

 

Je jure de n'avoir d'autre maître que ton intelligence,

De n'avoir plus jamais

Ni faim,

Ni soif,

Ni plainte,

Ni syndicat,

Ni classe sociale,

Ni grève sauvage ou non,

Ni sabotage,

Ni émeute,

Ni révolte.

 

Je jure de ne réclamer pour moi-même

Ni augmentation,

Ni libération,

Ni concertation,

Ni cogestion,

Ni autogestion,

Ni révolution.

 

Je jure de renoncer aux primes de transports,

D'assiduité,

De risque,

D'insalubrité,

De pénibilité,

De surdité,

De maladie,

De dépression,

Et de toute façon, il n'y en a jamais eu.

 

Cantique des Cantiques.

Parole d'amour de l'homme et sa machine.

L'espèce inventant sa délivrance,

La fin de l'effort,

La fin de la fatigue,

La fin du travail pour produire des biens

Au moins.....

Les robots héritiers du savoir de l'espèce,

Des hérésies maintenues au milieu des bûchers,

Des erreurs enseignées au milieu des bannissements,

Des folies conservées au milieu des enfermements.

 

L'espèce inventant enfin sa délivrance,

Car les doigts des robots n'ont pas d'ampoule,

Car les mains des robots ne se mutilent pas,

Car les corps des robots ne souffrent pas.

 

Le commencement des temps nouveaux,

Une abondance presque,

Pas tout à fait encore,

Tant les désirs augmentent avec leurs satisfactions...

Une abondance presque,

En souvenir de la pauvreté.

 

Mais non!

 

Car les pauvres sont exclus de la fin de la pauvreté,

Arrachés à la terre,

Arrachés aux machines,

Arrachés aux usines,

Hors d'usage la coulée de chair humaine

Refroidissant sur le pavé.

 

Modernisation,

Concentration,

Restructuration,

Chômage technique,

Chômage technologique,

Chômage techno-structurel,

Comment dit-on ce refus de partager

L'acquis collectif des inventions,

L'irréductible temps de travail,

Friches industrielles de l'espérance déçue?

 

Cantique des Cantiques,

Nouvelle Economie Politique:

L'amour raté de l'homme et de sa machine.

 

Cette voix.

Cette vois imitant si parfaitement la voix humaine.

Cette voix mémoire de doigts coupés.

Cette voix au commencement des temps nouveaux.

Cette voix néobiotique, que dit-elle?

 

(Voix d'ordinateur): Vous ne pou-vez pas pen-ser qu'une pa-reil-le mu-ta-tion tech-ni-que pour-ra s'ac-com-plir sans un chan-ge-ment so-cial sans pré--dent et sans un bou-le-ver-se-ment com-plet de la men-ta-li-té.

 

 

4. MOTET POUR VOIX ETEINTES

 

Cent mille d'entre nous tentent chaque année de mourir,

Dix mille y parviennent faisant de leur mort volontaire une objection de conscience absolue...

Les autres dérivent dans la nuit psychique et l'exclusion sociale...

 

Ainsi commence le texte des survivants.

 

Qui parle?

 

On ne sait pas.

 

On ne les appelle pas,

Ils passent pertes et profits de la société...

 

Quel créateur gestionnaire mesurera un jour

La réussite de sa création,

Au pourcentage des créatures qui n'ont pas pu s'y maintenir?

 

Comment les appelle-t-on,

Ces vaincus de la sélection naturelle,

La loi de la jungle étant trop dure pour eux?

Ces sans lieu à qui la terre ne convient pas,

Ces sans voix que partout on fait taire,

Ces sans coeur qui n'ont pas pensé à la peine des survivants?

 

Comment les appelle-t-on

Ces morts volontaires,

Parce que la dernière main s'est retirée,

Le dernier bras s'est refermé,

La dernière bouche s'est détournée,

Et qu'il ne leur restait plus à choisir qu'entre le reniement et la mort?

 

Comment les appelle-t-on

Ces pertes et profits de l'espèce,

Pertes surtout,

A cause de leur tête noire

Emportant au fond du ravin

L'envers du décor,

L'autre moitié du monde,

La raison enfollée?

 

Ces immatures,

Ces infantiles,

Ces dépendants,

Comment dit-on ceux qui n'ont pu renoncer à l'unité du monde,

Et qui gardent en mémoire

Ce qu'ils furent avant de naitre,

Ce avec quoi ils n'ont pu rompre

Et qui revient dans la dépression...

Le lieu où se forment les tempêtes,

Les orages,

Les cyclones,

Les raz de marées,

Toutes ces catastrophes

Des masses se déplaçant pour l'équilibre des vents.

 

Ces fanatiques quêteurs d'absolu,

Issus du tout

Et devant retourner au tout,

Amoureux de la totalité

A la chercher dans toute chose.

 

Ces naïfs devenus fous

A répéter pendant des mois,

Quelquefois des années,

Les phrases qu'on leur a dites,

Cherchant vainement la cohérence et ne la trouvant pas

Parce qu'il ne leur vient pas à l'idée que....

Et qu'ils cherchent,

Cherchent,

Cherchent,

Cherchent,

Infiniment,

Jusqu'à mourir de lassitude,

De chagrin,

D'épuisement,

Sans avoir réussi à comprendre

Qu'il n'y avait rien à comprendre,

Que l'hypocrisie.

 

Ces tendres jusqu'à faire leur, la parole de l'autre

Et de lui dire:

Tu me veux muet,

Regarde:

Je vais me taire éternellement!

Tu me veux fragile,

Regarde,

Je m'affaiblis éternellement!

Tu me veux exclu,

Regarde,

Je meurs éternellement!

 

Comment les appelle-t-on

Ces dix mille morts de désespoir chaque année?

 

On ne les appelle pas.

On n'en a pas besoin.

Ils dérangent.

Pourtant ils ne crient pas très fort.

Ils ne se révoltent pas sur le chemin de l'abattoir,

Caressant encore le couteau

Au dessus de leur cou.

 

Comment les appelle-t-on ces indigents,

Survivants d'une culture très ancienne,

Où la parole sert à dire?

 

Comment les appelle-t-on ces indigènes,

Survivants d'une langue très ancienne,

Où les eaux portent le nom des eaux,

Les terres le nom des terres,

Les oiseaux les noms des oiseaux?

 

Comment les appelle-t-on ces Indiens,

Survivants d'une mémoire très ancienne,

Où tout corps est corps du monde,

Racines de terre vivante,

Branches et feuilles d'éternité?

 

Les Blancs leur ont fermé la bouche

Pour imposer leur ordre,

La parole trahie,

Les terres appropriées,

Le mensonge, mode d'action.

 

Comment les appelle-t-on

Ces fous d'avoir refusé de survivre au prix de la trahison?

Ces amoureux de la vie à la vouloir vivante,

Ces défoliés,

Ces dépossédés,

Ces déboussolés,

Ces aimants pourtant,

Mémoire d'un Nord

Perdu depuis longtemps?

 

 

5. MESSE DES DEFUNTS

 

Demain la Toussaint de tous les Saints

Qui ont lutté pour redressé l'humain.

 

Délivre-les Seigneur

De la souffrance éternelle de vouloir changer le monde.

 

Demain la Toussaint de tous les Saints

Qui ont lutté pour l'espérance d'accomplir l'humain.

 

Délivre-les Seigneur

Du malheur éternel de vouloir construire le monde.

 

Demain la Toussaint de tous les Saints

Qui ont lutté jusqu'aux limites de l'humain.

 

Car ils furent assassinés.

 

Pour eux la messe des Défunts,

Pour eux le Jour des Morts,

Pour eux le deux Novembre,

Cette année et pour toujours,

Car tout continue,

La liste seulement s'allonge

De ceux qui sont morts

Pour la richesse des riches.

 

Aujourd'hui Jean Marie Tjibaou

Et Yéiwéné Yéiwéné.

 

Souvenez-vous dans vos prières,

Des millions d'affamés,

Qu'il a plu à Dieu cette année,

De rappeler à lui,

Sans doute, pour qu'ils souffrent moins.

 

Souvenez-vous dans vos prières,

Des dix mille suicidés,

Qui cette année encore

Ont désespéré de l'humain,

Qui à cause de cela ne peuvent pas retourner dans la maison du Père,

Et sont condamnés à errer éternellement,

De silence en exclusion.

 

Donne-leur le repos éternel,

Car ils ont maintenant assez souffert!

 

Souvenez-vous dans vos prières

De ces juges assassinés,

Renaud,

Michel,

La liste n'est pas longue,

Qui prendra la relève

Pour dire:

Nous en sommes de cette justice juste!

 

Souvenez-vous dans vos prières

De Gérard Nouvet,

Mitraillé par les gendarmes,

Dans une rue de Fort de France,

Il n'avait même pas crié:

A bas l'Armée française!

 

Souvenez-vous dans vos prières

De Pierre Overney,

Abattu à la porte d'une usine,

Parce qu'il venait seulement dire:

Osez Camarades!

 

Donne-leur le repos éternel,

Et que la lumière brille à jamais pour eux.

Ils n'ont plus à craindre aucune condamnation.

 

Quelle voix,

Quelle voix pour dire:

 

J'ai vu un ange qui montait du côté où le soleil se lève,

Avec un sceau imprimant la marque du vivant.

D'une voix forte, il cria aux autres anges qui avaient reçu le pouvoir de dévaster la terre et la mer:

Ne dévastez pas la terre, ni la mer, ni les arbres, avant que nous ayons marqué du sceau, le front des serviteurs du vivant!

 

Jour de colère que ce jour là,

Où le monde se réduira en cendres,

Comme l'ont prédit David et la Sybille.

 

Quel long frisson nous secouera

Quand la facture apparaitra,

Et qu'il faudra régler les comptes.

 

Messe des morts

Pour Spartacus,

Jean Moulin,

Guevara,

Enriquez.

 

Requiem aeternam dona

A ceux qui prirent les armes,

Parce qu'ils croyaient que seules les armes pouvaient vaincre les armes,

Et qu'ils levèrent de dérisoires armées de condamnés à mort,

Pour affronter des maitres bardés de toute la puissance de la terre.

 

Toi qui vois le désastre du monde,

Prends pitié de nous!

Et donne le repos éternel à ceux qui prirent pour leur vie,

Le risque de la vie!

 

Messe des morts

Pour Gandhi,

Jaurès,

Luther King,

Romeiro l'archevêque parait-il.

 

Requiem aeternam dona

A ceux qui crurent que les armes ne pouvaient pas vaincre les armes,

Et qui n'eurent que leurs mains nues face aux fusils,

Que leur poitrine face à la force,

Que leur parole face au mensonge.

 

Toi qui vois l'espérance du monde,

Prends pitié de nous,

Et donne le repos éternel à ceux là qui préfèrent mourir à tuer!

 

Messe des morts

Pour Lorca,

Desnos,

Jacob.

 

Requiem aeternam dona

A ceux qui crurent que les mots pouvaient vaincre les armes,

Et qui regardant les oiseaux,

Crurent à la liberté.

 

Toi qui vois le chagrin du monde,

Prends pitié de nous,

Et donne le repos éternel à ceux qui délivrèrent les mots.

 

En ce temps-là j'entends une voix venue du ciel qui dit:

Heureux les morts qui meurent vivants!

Oui! dit l'Esprit,

Qu'ils se reposent maintenant de leurs travaux,

Car leurs oeuvres les suivent!

 

Que la lumière éternelle brille aux yeux de ceux

Qui razziés dans la forêt profonde

Ont été rassemblés à Gorée, l'île du grand départ!

 

Que la lumière éternelle brille aux yeux de celles

Qui ont été violées par les matelots,

Pour que grosses, elles doublent de valeur!

 

Que la lumière éternelle brille aux yeux de ceux

Qui ont traversé l'Atlantique, enchainés dans les cales,

Peuple déporté vendu comme esclave!

 

Que reposent enfin les Indiens

Les errants des hauts plateaux,

Mâchant la coca

Pour tromper la faim,

Parce que les riches ont pris leurs terres

Pour les garder en jachère,

Et qu'à cause de cela, ils conduisent au cimetière

Leurs enfants nouveaux nés!

 

Que reposent enfin les Indiens,

Exténués par le travail des mines

Pour le confort des riches,

Avant qu'on leur arrache la peau

Pour les convaincre d'adorer!

 

Que reposent enfin les Indiens,

Les Fils du Soleil parqués dans les réserves,

Les exclus du nouveau monde!

 

Délivre les défunts du jugement de la vengeance,

Ces refugiés d'Asie qui ne savent plus qui fuir,

Ballotés d'un camp à l'autre,

Mais pourchassés toujours!

 

Délivre les défunts du jugement de la vengeance,

Ces peuples éperdus entre l'eau et le riz,

Tentant de protéger les grains germés

Des rations misérables!

 

Délivre-les défunts du jugement de la vengeance,

Ceux morts en mer parce qu'ils étaient assez riches pour s'enfuir,

Ceux morts dans la boue parce qu'ils n'étaient pas assez riches pour s'enfuir,

Et qu'ils n'avaient pas l'argent

Du passeur,

Du passeport,

Du passe-droit.

 

Que reposent éternellement

Ceux qui sont morts tombés des échafaudages,

Happés par les machines,

Ecrasés par les presses,

Parce que les systèmes de sécurité

Coûtaient plus chers que les procès,

Et que les Traités d'Economie Politique

Confondaient le métal et la chair,

Faisant le corps humain graisse pléthorique,

Fondant au feu du progrès technique.

 

Que reposent éternellement

Les morts de Seveso et de Minamata,

Parce qu'ils n'avaient d'autres eaux, que celle de la baie gorgée de mercure,

Ni d'autre air que celui saturé de fumées,

Car les filtres coûtaient plus chers que les procès truqués!

 

Que reposent éternellement

Les consommateurs du Talc Morhange et des huiles frelatées,

Parce que cela réduirait les bénéfices de prendre garde à la vie,

Qu'il ne faut quand même pas confondre l'Industrie et la Santé

Et que les scandales coûtent moins chers que les procès étouffés!

 

N'ayez pas peur,

Ils ne viendront pas demander des comptes,

Ils sont morts résignés,

Les doigts coupés,

Les poumons déchirés,

Les corps paralysés,

 

Ils sont morts,

Désespérés.

 

Requiescant in pace!

 

 

6. MESSE DES FUNERAILLES

 

Georges Brassens est mort!

 

Il est mort le chanteur,

Le poète,

Le griot,

Le troubadour...

 

Il est mort,

Et bla bla bla le temps qui passe,

Il est mort,

Et bla bla bla j'ai mal à ma jeunesse,

Il est mort,

Et bla bla bla, il n'en reste pas beaucoup,

Il est mort et moi je crie:

 

Aiiiiiiii......Aiiiiiiiiii!

Il est mort,

Et quelque chose de nous avec lui.

 

Ils ne veulent pas savoir encore ce qu'ils portent en terre

Alors ils disent:

Il est mort!

Mais il n'est pas mort!

 

Sombre logique à l'image du temps qui vient!

 

Il n'est pas mort,

Car sa voix continue,

Poète patenté,

Morceau d'anthologie,

Manuel de français,

Sujet d'examen

Pour ces nouveaux:

Nos ancêtres les gréco-latins!

 

Il n'est pas mort,

Car sa voix continue

De juke-box en chaine hi-fi,

De mange-disques en cassettes,

Mais toujours de machines en machines,

Puisque c'est le temps qui vient.

 

Il n'est pas mort,

Car sa voix quand même continue

Dans la mémoire de chacun.

 

Cette chanson que tu chantas

Avec moi,

La première fois,

Place du Panthéon,

Quel obscur pressentiment déjà:

 

Prince, n'enquerrez de sepmaine,

Où elles sont ne de cest an,

Qu'à ce refrain ne vous remaine

Mais où sont les neiges d'antan?...

 

Bla bla bla

Te souviens-tu mon amour

Comme nous avions vingt ans?

Surtout toi,

Avec ta chemise blanche dans le soir mauve,

Quand nous jurions de changer le monde?

 

Qu'à ce refrain ne vous remaine

Mais où sont les neiges d'antan?...

 

Elles ont rejoint les voix des poètes qui les ont naitre:

Corneille,

Lamartine,

Aragon,

Elles ont rejoint les voix

Qui scintillent par moments dans la mémoire,

Pour se taire ensuite

Des années,

Des siècles,

Des millénaires parfois,

Et resurgir

Plus loin

Portant des réponses anciennes à des questions anciennes,

Portant des réponses anciennes à des questions nouvelles,

Portant des réponses anciennes à des questions immortelles.

 

Entrée d'un homme dans son éternité.

Entrée d'un homme retrouvant tous les autres hommes.

Entrée d'un homme rejoignant tous ceux qu'il a transmis d'autres vivants.

 

Merci de ceux qui n'eurent de Victor Hugo que Brassens,

Merci de ceux qui n'eurent de Paul Fort que Brassens,

Merci de ceux qui n'eurent de Francis Jammes que Brassens,

Le médiateur des temps anciens.

 

Merci de ceux qui n'eurent de Brassens que Brassens,

L'inventeur des temps nouveaux.

 

Brassens n'est pas mort! Disent-ils.

Ils ont raison...

 

Il n'est pas mort,

Il n'y a pas eu de funérailles.

 

On n'a pas, mort des Antilles,

Mangé des crabes farcis sur les tombes carrelées

Comme des paillasses de cuisine,

Et c'était bien pourtant, jour de Toussaint!

 

On n'a pas, mort de Chine,

Clamé le chagrin,

Larmes de terre toutes voix dehors,

Dans les rues et dans les champs.

 

On n'a pas mort d'Iran,

Couvert nos corps de cendres et de poussières,

Confondant soi et l'autre,

Les vivants et les morts,

Les vivants et les martyrs,

Les vivants et les morts éternellement.

 

On n'a pas mort d'Egypte,

Peuple en larmes

Souffrant d'une mort millénaire,

Présenté les armes au corps de Pharaon,

Momie numérotée en route pour Paris.

 

Funérailles intimes! avait-il dit,

Parait-il...

 

Certainement!...

 

L'imagine-t-on dire:

Faites banquet et libations!

Faites des fêtes

Pour fêter la vie!

Faites des fêtes

Avec des fleurs,

Des couronnes,

Des masques,

Des costumes,

Des chants,

Des danses,

Des litanies,

Des requiems,

Des éloges funèbres,

Et pourquoi pas des cantiques

Et des sermons,

Pourquoi pas même

De profundis morpionibus

Si c'est la façon que celui-là a de dire:

Il est mort

Mais tout continue:

Le désir et l'enfantement,

Tout continue

Et si ce n'est pas par ses amours,

Qu'importe,

Ce sera par celui de mille autres

Dans le grand tout.

Puisqu'ils ne l'ont pas enterré

Il n'est pas mort!

Ils ont raison,

Il faudra l'enterrer à nouveau

Avec tout ce qui meurt,

Avec ceux qui insensiblement

Ont annoncé le passage,

Amorçant la traduction,

Afin qu'il n'y ait pas de rupture,

Parce qu'il n'y a pas de vie dans les fractures,

Fautes de racines...

 

Et bla bla bla mon amour,

Te souviens-tu de ce monde que nous voulions changer?

 

Regarde comme ils le portent en terre,

A la sauvette!

 

(Chant):

 

Mais où sont les funérailles d'antan?

Les petits corbillards, corbillards, corbillards de nos grands-pères,

Qui suivaient la route en cahotant...

Les petits macchabés, macchabés, macchabés ronds et prospères,

Quand les héritiers étaient contents...

Etc...

 

 

7. MEMOIRE D'UNE PROSPERITE SANS EGALE

 

Chômage,

Inflation,

Déficit,

Récession,

Marasme,

Crise,

 

Mémoire de la richesse,

Mémoire de la croissance,

Mémoire d'une prospérité sans égale,

Mémoire de l'accaparement d'un peuple blanc

S'étant cru propriétaire du monde,

 

Parce que ses caravelles découvraient le monde,

Parce que ses galions conquéraient le monde,

Parce que ses canonnières canonnaient le monde.

 

Mémoire d'une prospérité sans égale,

Obtenue par

La destruction des cultures pour contraindre à l'achat,

La destruction des sols pour contraindre à l'échange,

La destruction des tissages pour contraindre à la vente,

La destruction des structures pour contraindre à la soumission,

La destruction des arts pour contraindre à l'assimilation,

La destruction des langues pour contraindre au silence.

 

Mémoire d'une prospérité sans égale,

Où l'homme blanc s'était cru propriétaire du monde,

Parce que coulaient vers lui toutes les richesses:

Huile,

Sucre,

Cacao,

Thé,

Rhum,

Gingembre,

Mousseline,

Coton,

Ivoire,

Porcelaine,

Argent,

Cuivre,

Or,

Pétrole,

Manganèse,

Uranium,

Cobalt,

Germanium,

Quoi d'autre encore,

La liste n'est jamais close des richesses de la terre

Jusqu'à ce que exsangue

Elle retourne au désert...

 

Mémoire d'une prospérité sans égale

Où l'homme blanc s'était cru unique au monde,

 

Par sa technique,

Son capital,

Sa production marchande de toute chose,

Marchandant non seulement

La terre,

L'eau,

Les forêts,

La commune demeure,

Mais aussi la chair humaine:

Les nègres déportés d'Afrique en Amérique à travers l'océan du chagrin,

Les Fils du Soleil rongés à l'eau de vie et infectés à la variole,

Les fellahs commandés à coups de fouet, hurlement dans la palmeraie,

Les Asiatiques courbés dans les rizières produisant le riz qui leur manquera...

 

Mémoire d'une prospérité sans égale

Où l'homme blanc s'était cru le seul vivant du monde,

 

Parce qu'il fondait dans ses creusets les métaux arrachés aux mines des autres,

Parce qu'il raffinait dans ses ports l'huile lourde arrachée au sol des autres,

Parce qu'il filait dans ses filatures le coton arraché aux champs des autres,

Et qu'il ne mettait pas sur chacune de ses bobines:

Coton,

Provenance douteuse,

Qualité chagrin...

 

Mémoire d'une prospérité sans égale,

La domination absolue,

Le partage du monde entre vainqueurs et vaincus,

Entre riches et pauvres,

Pour toujours croyait-il,

Faute d'avoir gardée vivante leur mémoire,

Faute de se souvenir

Qu'orange était pressure de nègre,

Qu'huile, obésité de riche était famine de pauvre,

Que parure de gemmes était mort d'épuisement.

 

Chômage,

Inflation,

Taux d'escompte,

Expansion,

Relance,

Marasme,

Déficit,

Pétrodollars,

Flottaison,

Flottation,

Flottement,

Comment dit-on ces monnaies folles,

De n'avoir d'autre raison que la raison du plus fort,

Pour son plus grand profit?

 

Comment dites-vous ce désordre que nul ne maîtrise?

 

La déstructuration,

L'aile noire s'étendant sur le monde,

Le retour du magma,

Faute de différenciation,

Faute de pensée,

Faute de parole,

Faute d'action,

 

Les travailleurs à l'œuvre cherchant dans le sable les paillettes d'or,

Les théoriciens à l'œuvre tentant vainement de trouver le juste prix de l'or,

Les alchimistes à l'œuvre risquant encore une fois tous les métaux pour l'or...

 

Chômage,

Inflation,

Déstructuration,

Mondialisation,

 

Les colonisés se redressant pour demander leur part de l'héritage commun,

Surprise,

Angoisse,

Terreur,

 

Ces convives-là que veulent-ils?

Ces convives-là n'étaient pas invités,

Ces convives-là n'ont pas leur place à table.

 

Les voici proclamant pourtant qu'ils sont nos égaux!

Les voici fixant les prix de leurs gisements!

Les voici prétendant que leurs terres leur appartiennent!

Refusant d'acheter pour produire eux-mêmes!

Cherchant à vendre pour s'enrichir eux-mêmes!

 

Made in Argentine,

Made in Maroc,

Made in Corée,

Made in Misère,

Made in cette terre unique,

Manège fou rejetant hors du jeu

Ceux qui n'ont pas assez de force.

 

Entendez-vous tourner les chevaux de bois

Et les anneaux tomber sur les tringles de métal?

 

Le pouvoir du monde,

L'ordre du désastre,

L'accumulation du capital dans des mains de plus en plus puissantes,

Organisant la rareté pour le plus grand bénéfice,

Détruisant l'abondance pour augmenter sa richesse.

 

Multinational, l'incomparable désordre s'étendant au monde entier!

Multinational, l'incomparable ordre s'imposant au monde entier!

 

Les continents en coupe réglée pour qu'opule une fraction des vivants,

L'exploitation maximum

De tous les hommes,

De toutes les plantes,

De tous les sols et sous-sols,

Pour faire rendre gorge à la terre

Qui crie pourtant: Assez! Assez! Assez!

La grande forêt amazonienne tentant de respirer encore à travers sa saignée,

La terre d'Afrique tentant entre ses rafles de garder la mémoire du monde,

Les déserts d'Orient, tentant entre leurs puits de préserver la paix du monde.

 

Mais ce n'est pas assez!

L'ordre multinational règne!

Il faut que toute vie meure si en mourant, elle enrichit.

Il faut qu'homme et femme soient séparés,

Si séparés ils travaillent davantage.

Il faut que tout enfant soit vendu

Si vendu, il permet à ses parents de survivre.

 

Ce n'est pas une crise,

C'est un nouvel ordre économique mondial,

Pas même,

C'est toujours le même,

La même accumulation laissant de plus en plus de pauvres...

Les patrons multinationaux transfèrent les usines des moins pauvres

Vers les plus pauvres,

Retirant à leurs pauvres les miettes de leurs tables,

Pour les jeter à d'autres chiens plus dociles d'être plus affamés.

 

Traité d'Economie Politique.

Leçon 2: La mondialisation.

Non!

 

Code d'Economie Politique,

Article unique:

Toute théorie ne prenant pas en compte la souffrance des hommes est considérée comme désuète.

 

Travail d'application:

Dans le contexte de la crise économique, et face à l'industrialisation du Tiers-Monde, y a-t-il un intérêt national ?

 

 

8. THEATRE DES OPERATIONS

 

Vampires,

Vanguards,

Mystères,

Mirages,

Fouga-Magisters,

Le Redoutable,

Le Terrifiant,

Le Tonnant,

L'Intrépide,

Je ne sais quoi encore Hadès ou Pluton,

Tu n'en as jamais assez!

Si vis pacem...

 

Si vis pacem...

Comment c'est déjà la suite?

 

Si vis pacem

Para....

 

Para,

Para,

Le chemin monte,

Ton souffle devient court,

Le sentier entre Etretat et Fécamp,

La valleuse en contre bas,

Les blockhaus,

Les trous noirs au milieu des arbustes,

Les ronds à bétons,

Cris tendus vers le ciel,

La désagrégation,

Les traces d'eau,

La rouille,

Vert et gris,

Vert de gris,

Vert kaki,

Vert armée au milieu du vert pré,

Combien de temps encore

La mémoire envers et contre tout?

 

Sur la plage

Le chuintement de l'eau contre les galets,

L'oubli menaçant,

Les vagues attaquant les falaises blanches,

Petitement,

Mais régulièrement...

Combien de temps pour que le Mur de l'Atlantique

Tombe à la mer

Avec la falaise emportée,

Motte à motte,

Brin d'herbe après brin d'herbe,

Dix ans,

Cinquante ans,

Un siècle?

Ca doit pouvoir se mesurer...

Déjà cette petite fille qui dit des hommes en képi sur les timbres postes:

Tu sais, De Gaulle ou Pétain,

Pour moi, c'est pareil!...

 

14-18.

39-45.

Marignan.

Stalingrad.

Bouvines.

Combien de temps encore

Pour que toutes ces souffrances se dissolvent,

Emportées par l'eau

Dans le ressac des rêves?

Les blockhaus déjà casemates pour jeux d'enfants,

Les blockhaus, rendez-vous d'amoureux les soirs de clair de lune,

Doux, doux, le bruit des vagues à ce moment-là

Dans les ajoncs...

 

Quelle femme disait:

Le minimum d'oubli sans lequel la vie n'est pas possible?

 

Tu sais que l'oubli est mortel,

Tu ne veux pas oublier,

Moi non plus!

Je ne dis rien...

 

Tu recommences:

Si vis pacem...

 

Si vis pacem para bellum...

Cette fois nous sommes en haut de la falaise.

Tu m'expliques

Les rampes de lancement,

Le théâtre des opérations,

Les engins balistiques,

Les missiles sol-sol,

L'eurostratégie...

Tu m'expliques les SS-20 braqués sur nous,

Tu ne vois plus des clochers que les toits effondrés,

Des villages que les charpentes calcinées,

Des ports que les digues écroulées.

L'aboutissement de ton pouvoir de dix mille ans!

Si vis pacem para bellum....

 

Tu me racontes et les progrès de ton armement,

La stratégie,

La polémo... comment déjà?

Rutilance de ton savoir,

De ta parole,

De ta technique.

J'adore jusqu'aux sondes que tu envoies conquérir l'univers.

 

Nous marchons entre Fécamp et Saint-Valéry.

Entre Saint-Valéry et Veules-les-Roses.

Entre Veules-Les-Roses et Varengeville.

Nous marchons entre les balises de la mémoire.

Tu me racontes encore une fois l'histoire du monde.

Je ne fais pas bien la différence entre blockhaus et bunker...

Tu me dis que ce n'est qu'une question de taille.

 

Tu m'expliques les missiles

Menaçant d'un seul coup,

Les statues,

Les vitraux bleus,

Les cerises,

Et jusqu'à la vie même.

 

La même bombe pour tuer tout ce que j'aime....

 

La seule solution, dis-tu,

L'équilibre de la terreur!

 

Deux arcs-boutants

Soutenant ensemble la cathédrale d'horreur

Pour qu'elle ne s'effondre sur personne...

Pershing 2 contre SS-20,

L'apothéose de l'architecture,

L'ogive nucléaire,

Le gothique flamboyant dans les aubépines....

 

La guerre rendue impossible par la masse même des armements...

Logique implacable.

Logique parfaitement logique.

Logique parfaitement logique de porter la logique jusqu'à l'absurde.

 

Je t'écoute au milieu de la luzerne.

La bataille de l'avant.

D'un mot tu balaies les toits de chaume et les colombages.

Guerre nucléaire limitée.

Les fusées Hadès portant les bombes à rayonnement renforcé.

Je te regarde au milieu des pommiers.

Une soumission très ancienne...

Tu me protèges en répandant la mort.

Je t'aime.

Je te hais.

 

L'arme neutronique.

Ta logique poussée jusqu’à son point extrême,

La découverte que la chair humaine est la seule matière

Infiniment reproductible,

Et que la denrée rare, c'est le matériel.

 

La bombe à neutrons,

Tu as raison,

Ce n'est pas pire que le reste...

D'une certaine façon, c'est même sûrement mieux,

Une fois le premier haut-le-corps passé.

 

Les vaches dans les prairies,

Les chevaux sous les arbres,

Les canards dans les mares.

 

La force de dissuasion, dis-tu.

Déjouer tous les impérialismes d'un seul coup!

 

J'admire ta sagesse et ton savoir-faire.

Comme tu es fort!

Je t'aime.

Je te hais.

 

Si j'étais toi,

Avec deux millions de chômeurs,

Je construirais quand même des abris anti atomiques.

On ne sait jamais ...

L'erreur humaine ....

 

Nous marchons

Dans les bois,

Les peupliers,

L'allée de hêtres,

Le manoir d'Ango entre briques et tuiles,

La porte sculptée,

La galerie de pierres,

Les écuries,

Le colombier.

Mille oiseaux, parait-il,

Cet armateur avait mille oiseaux!

Te souviens-tu?

 

Non.

Tu continues à m'expliquer l'histoire du monde,

Conquêtes et massacres.

A côté de nous un homme t'écoute,

Blue-jean et collier.

Un homme qui t'entend dire que le même missile peut détruire

Anvers, Paris et Rotterdam....

Il dit:

Plutôt rouge que mort!

Plutôt rouge que mort!

Te crie-t-il au visage en jetant ses vêtements,

Plutôt rouge que mort,

Lui aussi pour l'amour des cerises...

 

Plutôt rouge que mort!

Si seulement...

Si seulement! lui réponds-tu.

Mais il ne comprend pas.

 

Il ne t'écoute pas,

Ca ne l'intéresse pas.

La paix! dit-il

Donnez-moi la paix!

Foutez-moi la paix!

Ce ne l'intéresse pas tes vieilles querelles.

Vous savez, moi, dit-il

Lénine ou Staline,

Pétain ou De Gaulle...

 

Plutôt rouge que mort!

Pourquoi pas puisque de toutes façons

Il ne le sera pas.

L'idéologie politique, il ne connait pas.

Barbare! Dis tu en regardant ses cheveux blonds attachés.

Barbare! Dis tu faute de comprendre qu'il porte d'autres valeurs que toi.

Barbare! Dis tu et pourtant sur sa poitrine il a fait tatouer:

Make love, not war!

 

Plutôt rouge que mort!

Pas même,

Une autre culture déjà,

Alternative, collective et gestionnaire.

Lâche, lâche! Dis tu.

 

Frémissent ton glaive et ton bouclier défendant les siècles!

Mais vous ne parlez pas de la même chose.

Toi tu parles défense,

Mais il n'a pas l'idée de ce qu'est la défense,

Car ce qu'il aura à défendre,

N'est pas encore menacé,

C'est seulement en train de naitre entre les arbres de Frankfort,

Les maisons peintes de Berlin,

Et les faubourgs de Liverpool....

Une gestation,

Un commencement,

Une émergence,

La levée d'un autre soleil ni rouge, ni blanc, ni noir,

Ni rien de tout ce que nous connaissons.

 

Il ne dit pas que la meilleure défense c'est le pacifisme.

Il ne veut pas défendre ce que toi tu veux défendre.

Il ne comprend même pas ce que tu dis.

Et toi tu n'as pas encore inventé le concept qu'il faut pour le nommer,

Aveugle que tu es,

Sur ce qui va mourir avec toi.

 

 

9 PAROLE DE FOU

 

Curieuse ambiance....

 

J'écoute....

 

J'écoute de tout mon corps

Le craquement des vieilles murailles,

Du vieux temps,

Du vieux monde....

 

Curieuse ambiance! Dis-tu

 

Je t'écoute.

J'espère que tu vas enfin dire...

Je te presse de question:

Où?

Comment?

N'as-tu pas l'impression que...

 

Silence.

 

Curieuse ambiance! Dis tu seulement.

 

Le changement dans la faille,

Le changement pour lequel ils ont voté,

Le changement dont ils ne veulent pas,

Le changement qui se fait quand même,

Le changement qu'ils n'attendaient pas.

 

Curieuse ambiance!...

 

La faille,

La faille toujours,

Mort et renaissance.

 

Le ciel mauve de Mai...

Te souviens-tu de cette question que tu posais:

La fracture est-elle avant ou après?

 

On ne peut pas savoir.

Il n'y a d'autres failles

Que les ruptures que tu inventes,

Pour croire maitriser le monde.

Il n'y a jamais de faille,

Même dans le ciel soixante-huitard.

 

Et pourtant te souviens-tu comme nous avons détourné les yeux

Lisant ensemble sur les murs de la Sorbonne:

Prenez vos désirs pour des réalités.

 

Monstrueux le nouveau,

Monstrueux la poche des eaux se rompant,

Monstrueux les premiers symptômes de l'accouchement,

Monstrueuse l'angoisse de ce que sera cette chair,

Monstrueux ce corps parce qu'il ne nous ressemble pas,

Monstrueux l'enfant de nos amours.

 

Curieuse ambiance! Dis-tu.

 

Tu as perdu la mémoire.

Te souviens-tu quand tu disais:

Jouissez sans entrave!

Tu as joui en effet au-delà de toute mesure,

Parce qu'il fallait bien passer la mesure,

Pour casser les carcans de la vieille société.

Ils n'ont pas résisté longtemps,

Et je t'ai bien aidé dans cette tâche,

Pour démolir les murs entre lesquels tu m'avais enfermée.

 

Tais-toi!

Tais-toi! Me disais-tu depuis des siècles.

Tais-toi! Intelligence féminine, logique féminine, parole féminine!

Tais-toi!

 

Je me suis tue éperdument pendant des siècles.

J'ai ciré tes chaussures pour tu marches en majesté.

Je me suis prosternée à tes genoux

Vénérant à travers toi le monde que tu avais construit.

Je t'ai léché les pieds en signe de soumission.

J'ai enfanté tes enfants pour qu'en mourant tu ne meurs pas tout à fait.

Je t'ai donné tant d'amour que l'alliance ne fût jamais brisée,

Même aux pires jours où tu me séparais dans les harems,

Dans les patios,

Dans les bordels,

Pour que tu rêves de moi,

Image nue sur les murs de tes casernes.

 

Curieuse ambiance! Dis-tu.

 

Tu cause, tu causes,

Dans les journaux,

Dans les livres,

Dans les revues.

Tu causes, tu causes.

On entend plus que le clapotement de ta pensée désorientée.

 

Curieuse ambiance! Dis-tu,

Perdant pied avec élégance.

 

Je marche le long de l'eau cherchant en vain

La bouée que je pourrais te jeter.

Rien à faire.

 

Il faut penser nouveau pour dire le nouveau.

Je le vois naître dans l'effritement de tes constructions.

Tu essaies de resserrer les vis,

Mais tes outils ne te servent plus à rien,

Les pas ont changé de modèle.

Tu ne t'en ais pas aperçu.

Les clivages se dérobent.

Tu patines,

Tu glisses,

Tu dérapes,

Tu t'enfonces dans l'eau,

Tentant encore au milieu du naufrage,

De mesurer le vent.

 

Curieuse ambiance! Dis-tu.

 

Je connais la bouée qu'il faudrait te jeter,

Mais je ne peux pas l'attraper.

Tu ne m'as pas appris à penser.

Je peux seulement te dire : Regarde!

Mais tu ne vois pas.

 

Il faudrait retirer cette grille

Au nom de laquelle tu m'as fait taire.

Tu ne vois rien parce qu'il faudrait pour cela

Que tu entendes l'autre moitié du monde...

Celle que tu as enfermée.

Tu ne le peux pas.

 

Ecoute, pourtant!

Ecoute-moi!

D'abord

Arrête de dire que je suis folle,

Arrête de dire que je mélange les genres,

Poésie et économie,

Parole et action,

Journalisme et littérature.

 

Arrête de dire que je mélange les genres,

Ce sont les genres qui changent.

 

Curieuse ambiance! Dis-tu.

 

Sur ta chemise blanche,

L'ombre noire des adorateurs du néant.

No future! Disent-ils

Faute de savoir comment dire :

Vous m'avez fait taire,

Maintenant je ne sais plus parler...

 

No future! disent ceux qui se sont tus

D'avoir lutté et d'avoir été vaincus.

No future! disent ces forces

Implosant entre les barrières qu'elles n'ont pas réussi à renverser.

 

No future!

L'impossibilité de parler.

L'impossibilité de différencier.

L'impossibilité de penser.

 

Arrête de dire qu'ils sont fous.

C'est seulement que tu ne sais pas penser la fusion,

Et encore moins la confusion.

Tu as trop peur qu'elle te reprenne.

Tu ne sais plus penser ce qui te lie à elle...

Il le faut pourtant,

A peine de mort de la pensée.

 

Le concept qui manque,

La bouée jetée pour te sauver,

Si tu veux bien la prendre,

Cette mémoire du parfait bonheur dans le ventre de ta mère,

Cette absolue mémoire de la chaleur de son corps,

Le elle et toi, un seul...

Tiens, voilà le mot qui manque.

Comment dis-tu cette unité psychique qui n'est pas l'individu,

Qui ne recouvre pas l'individu,

Mais englobe l'autre,

Sans pouvoir se penser séparé?

 

Tu ne comprends pas.

J'en étais sûre.

Nomme,

Nomme le, toi.

Tu ne le peux pas.

Curieuse ambiance!...

Tu ne le peux pas,

Comment un poisson nommerait-il l'eau?

 

Tu ne comprends pas.

Tu dis que je ne suis pas claire.

Je sais.

C'est que tu ne m'as pas appris à penser,

Trop occupé que tu étais à me faire taire.

 

Comment dis-tu cette unité psychique qui n'est pas l'individu,

Ce son premier entre le on et le un,

Cette syllabe ancienne des gosiers arriérés,

Ce cri premier tentant de revenir sur le manque,

Sur la première séparation,

Intolérable...

La syllabe première,

On, En, Un,

Le cri premier,

On, En, Un,

Qui se ressemble pour s'assembler.

 

Mémoire de ce bonheur quand tu étais dans son ventre.

Mémoire de ce bonheur quand tu es dans mon ventre.

Mémoire de ce bonheur absolu que tu cherches dans toute femme

Sans jamais le trouver plus qu'un moment,

Occupé que tu es en permanence

A me fuir,

Pour échapper à cette pensée fusionnante.

Trop occupé que tu es

A tenter de démêler ce qui te lie à moi

D'amour et de haine,

D'attraction et de rejet,

De désir et de dégoût.

Tu me sépares parce que tu ne peux te penser hors de moi.

C'est pourquoi tu tiens tellement à la coupure,

Elle te rassure.

Elle te permet de dire:

On, En, Un,

Moi? Jamais!

Tu remplis la grammaire de tes maximes:

On: Pronom indéfini qui ne définit personne et qualifie d'imbécile celui qui l'emploie.

On, En, Un,

Tu ne veux pas savoir.

Tu ne veux pas savoir parce que tu sais trop bien ce qui hante tes nuits.

Tu ne veux pas savoir,

Alors tu ne comprends pas ce qui se passe.

 

Curieuse ambiance! Dis-tu.

 

L'eau remonte dans la bouche du naufrage.

Le magma confusionne.

Le chaos se désordonne.

N'aies pas peur,

Viens dans mes bras.

On, En, Un,

Je n'ai pas peur.

On, En, Un,

Il nous est commun à nous toutes depuis si longtemps.

Ecoute, écoute les fous disant:

De quelle lumière Hitler était-il l'ombre noire?

Ecoute les fous,

Ils savent,

Et c'est leur temps qui vient.

 

 

1O. LETTRE OUVERTE AUX MINISTRES DE CE TEMPS

 

Messieurs,

 

Lequel d'entre vous le premier dira:

C'est à moi qu'il appartient d'être la voix des sans voix, la bouche muette des dix mille suicidés, la délivrance brisée des cent mille rescapés. C'est à moi qu'il appartient d'interroger l'époque où ces hommes ont préféré mourir. C'est à moi que s'adresse ce bouleversant silence. C'est à moi qu'il appartient de les nommer miens, car je n'ai pas détourné la tête quand j'ai entendu cette voix qui disait: Ceux là sont déjà morts, et si vous n'intervenez pas, les autres aussi vont mourir!

 

Lequel d'entre vous le premier dira:

Moi, Roger Quilliot, Ministre de l'Urbanisme et du Logement, j'ordonne qu'on leur construise assez de maisons pour qu'ils puissent s'y réunir dans les jours de leur nuit. Lequel d'entre vous dira: J'ordonne qu'on sauve la vie de ces malheureux en leur donnant des jardins plantés de cerisiers. Pourtant je sais que la mort volontaire est aussi bien plaie de taudis que de palais.

 

Lequel d'entre vous le premier dira:

Moi, Jean Auroux, Ministre du Travail, j'ordonne qu'on leur fournisse à chacun un emploi pour que les Jeunes n'aient pas grandi pour rien et que les autres ne se sentent pas inutiles. Lequel d'entre vous dira: J'ordonne qu'on sauve la vie de ces malheureux en leur donnant assez d'argent. J'ordonne qu'on sauve la vie de ces malheureux en leur donnant assez d'argent. Pourtant je sais que la mort volontaire est aussi bien plaie de travail que de chômage.

 

Lequel d'entre vous le premier dira:

Moi Gaston Defferre, Ministre de l'Intérieur, j'ordonne que cesse le scandale car se donner la mort est contraire aux bonnes moeurs. Lequel d'entre vous dira: J'ordonne qu'on sauve la vie de ces malheureux en appelant Police Secours. Pourtant je sais bien que la mort volontaire n'est pas contraire à l'ordre public.

 

Lequel d'entre vous le premier dira:

Moi, Maitre Badinter, Garde des Sceaux, j'ordonne qu'on inculpe de non assistance à personne en danger tous ceux qui les entendant crier ont fermé les volets. Lequel d'entre vous dira: J'ordonne qu'on sauve la vie de ces malheureux car la peine de mort est abolie. Pourtant je sais bien que la mort volontaire n'est pas sanction, mais délivrance.

 

Lequel d'entre vous le premier dira:

Moi Jack Ralite, Ministre de la Santé, j'ai déjà ordonné qu'on ouvre les portes des asiles. J'ordonne de surcroît qu'on dissolve la police psychiatrique, car les médecins ne doivent pas torturer et ces internements sont politiques. Lequel d'entre vous dira: J'ordonne qu'on cesse de guérir ceux qui ne sont malades que du mensonge. Pourtant je sais bien que la mort volontaire est plaie de manque.

 

Lequel d'entre vous le premier dira:

Moi Jack Lang, Ministre de la Culture, j'ordonne qu'on leur donne des lieux où ils pourront être, puisqu'ils disent en mourant qu'ils ne peuvent pas vivre parmi nous. Lequel d'entre vous dira: J'ordonne qu'on entende enfin ces malheureux et qu'on leur sauve la vie en les reconnaissant. Pourtant je sais bien que la mort volontaire est en chacun de nous.

 

Lequel d'entre vous le premier dira:

Moi Jean-Pierre Chevènement, Ministre de la Recherche et de la Technologie, j'ordonne qu'on découvre la molécule, la substance, l'acide qui pousse ces vivants à se détruire. Lequel d'entre vous dira: J'ordonne qu'on sauve la vie de ces malheureux en fabriquant le cinabre, l'or potable des alchimistes. Pourtant je sais que la mort volontaire est aussi bien ... Non finalement je ne sais pas ... Je ne sais pas encore très bien quelle est la formule chimique de cette histoire d'amour où certains prennent sur eux la mort, pour en délivrer les autres.

 

Lequel d'entre vous Messieurs, le premier dira:

C'est à moi qu'il appartient de dire: Voici les temps nouveaux. Ceux qui allaient mourir ne mourront pas, car j'ai écouté cette voix qui disait: Ceux-là sont les derniers qu'on n'avait pas encore entendu.

 

 

11. SILENCE ET SOUPIRS

 

Tu dis qu'ils n'ont rien à dire.

Tu n'entends pas cet étonnant silence.

 

Ce silence d'algues,

Entre l'océan et les marées,

Entre les vagues et l'écume,

Entre le ciel et le fond,

Au milieu des eaux où chairs et bois ensemble se dissolvent

Pour rejoindre cette vie première,

Car c'est dans la mer que finit toute vie,

Pour que dans la mer recommence toute vie.

 

Ce silence d'algues,

Ce silence de mort,

Ce silence de drame,

Les voyageurs de la Méduse,

Pêle-mêle dans le même naufrage.

Ce corps enseignant,

Et cette chair enseignée,

Ses intendants,

Ses directeurs,

Ses surveillants,

Ses conseillers,

Dérivant dans la tempête.

 

La vaste voile du vent de l'Histoire,

Dira-t-on plus tard,

Quand on aura refondu les manuels,

Tentant d'y faire entrer une fois de plus,

Tout le nouveau,

Ses fractures,

Et ses continuités.

 

Ce silence d'algues,

Vogue, vogue le radeau,

Dans les hauts-fonds du désespoir

Entre chômage et inflation.

Ces naufragés, vivants encore

Montés sur un tonneau

Agitant des mouchoirs blancs.

Détresse,

Appel,

Armistice,

Voici qu'ils savent encore assez d'anglais pour crier SOS,

SOS our souls...

 

A quels bateaux font-ils signe?

Le dernier passé s'éloigne depuis longtemps,

Tranquillement,

Trouvant ces naufragés imberbes

Déplacés.

 

Ce silence d'algues.

Ces corps tentant de survivre,

Entre famine et cannibalisme,

Entre écoute et chahut,

Entre effort et abandon.

Ce radeau de la méduse,

Vogue, vogue combien de temps encore,

Ces corps qui s'entretuent,

Les uns tentant de maintenir l'ordre mourant,

Et les autres hurlant qu'ils ne veulent pas mourir.

 

Ce silence d'algues.

A l'arrière ces corps morts

Parce que les secours ne sont pas arrivés assez vite,

Parce qu'on a intimidé les plus timides,

Découragé les plus aventureux,

Cassé les reins des plus entreprenants

Jusqu'à ce que lassés de tant d'efforts,

N'ayant récoltés

Que blâme et suspicion,

Ils rentrent dans le rang,

Et qu'on ne voit plus qu'une seule tête,

Héritière du dix-neuvième siècle,

De sa contrainte,

De son ordre,

De sa science toute puissante,

Ne prétendant à rien d'autre qu'à conquérir et conserver.

Ces corps morts

A l'arrière du bateau,

Ces adultes les retenant pour que les cadavres ne coulent pas au fond de l'eau,

Parce qu'ils les aiment

Et que si morts qu'ils soient, ils témoignent encore de l'espérance,

Car c'est le privilège de la jeunesse de donner à espérer.

 

Tu dis qu'ils n'ont rien à dire.

Tu n'entends pas cet étonnant silence.

 

Ce silence de plantation,

Ce silence colonial,

Ce silence d'esclave,

Ces visages obstinément fermés.

Mutité dans les champs de canne,

Mutité dans les moulins à sucre,

Mutité dans les cases.

C'est que le maître ne tolère que la soumission,

Et qu'ils ont appris petit à petit

Qu'il fallait obéir ou mourir.

 

Ce silence de plantation

Où l'on entend croit-on que le vent,

Et quelque fois dans les marigots,

Le cri des oiseaux aquatiques.

 

Ce silence de plantation.

Tu crois qu'ils ne disent rien.

Tu crois qu'ils n'ont rien à dire.

Tu entends les laghias,

Les tambours,

Les coutelas...

Tu ne peux pas croire que c'est là leur parole.

Elle te dit quelque chose de tellement différent

De ce que tu veux entendre,

Que tu as peur.

 

Tu as raison.

Laghia, Bel-Air,

Tu crois que c'est une danse,

Mais c'est un combat.

Tam-tam, tambour, calebasse,

Tu crois que c'est un chant,

Mais c'est un corps tombant d'épuisement dans la poussière...

Machette, coutelas,

Tu crois que c'est un outil,

Mais c'est une arme.

Il n'y aura plus d'autre récolte,

Que ton enterrement.

 

Colonial ce silence!

Ecoute....

 

Oua oua oua oua oua oua ouaoua!...

 

Colonial ce silence!

Entends-tu pourtant le commencement des pas

Allant d'une case à l'autre,

D'une classe à l'autre,

D'un lycée à l'autre?

 

Ce silence comme on n'en entend nulle part ailleurs,

Ce silence de Montagne Pelée,

Ce silence où le vent même évite de faire du vent,

De peur que les pierres ne roulent sur la pente du volcan,

Et que cette avalanche ne déclenche l'irruption.

 

Ce silence de fougères...

Et pourtant elles en ont vu les fougères,

Mais elles se tiennent rases,

Rases,

Le plus rases qu'elles peuvent pour résister.

Ce silence où les animaux mêmes sont partis très loin,

Par quel avertissement profond

De n'être pas là quand le drame éclatera,

Parce qu'alors, ils n'auront plus trou pour se cacher.

 

Ce silence de volcan entre deux irruptions.

Montagne Pelée,

Déserte,

Aride,

Tropicale pourtant,

Tropicale surtout.

L'avertissement venant justement du silence.

Mais l'esprit égaré ne le reconnait pas,

Il ne perçoit des signes que ceux qu'il connait,

Et il a depuis longtemps perdu le lien avec la terre.

Tellurique, ce silence des jeunes qui n'ont parait-il rien à dire.

Ce silence de mémoire,

Ce silence de Saint-Pierre rasée par la nuée ardente,

Parce que ceux qui avaient averti n'ont pas été crus.

On s'était débarrassé d'eux.

 

Dans le silence de Saint-Pierre en ruines,

Il n'y eu qu'un seul survivant:

Le prisonnier,

L'épaisseur des murailles l'avait protégé.

 

 

12. SONNERIE POUR CHARGES DE CAVALERIE

 

Les barbares!

Cries-tu en rassemblant la meute.

 

Oui, les barbares annonçant un autre ordre

Au milieu de ce que tu prends pour le désordre:

Les fragments,

Les litanies,

Les mélopées,

Les juxtapositions,

Les listages,

L'ordre des suites et non des enchainements.

 

Obscurantisme! Dis-tu.

Tu as peut-être raison.

Veille, veille,

Depuis si longtemps que dorment les gens.

 

Tu n'as pas encore vraiment peur

Drapé dans ton mépris.

 

Entends-tu le bruit des sabots dans la steppe?

Entends-tu la sonnerie pour la charge?

Non tu n'entends rien.

Tout va très bien du haut de tes remparts,

Puisqu'ils n'ont rien à dire...

 

C'est qu'ils n'ont pas à dire, mais à faire...

Car dire n'est plus un acte

Au jeu des sans enjeu

Sans cause,

Sans conséquence,

A qui glorifiera ses reniements

Paroles parleuses,

Paroles parolantes,

Vogue, vogue le bateau des mots

Sans prise sur la terre en fusion.

 

Ils n'ont rien à dire,

Qui sait....

Peut-être seulement à faire...

Entends-tu les cavaliers sous tes remparts,

Ces bêtes de chair vivante

Reniflant ta muraille...

 

Ils n'ont rien à dire,

Ne savent plus ni lire ni écrire,

Ces cavaliers poussés par d'autres...

Vague vague, le bateau des eaux

Sans prise sur les mots en fusion.

 

Ces barbares ne croyant plus à rien!

Dis-tu...

Pas à la légalité, c'est sûr,

Puisque tu n'as pas su la faire respecter.

 

Chargent, chargent les cavaliers,

A l'assaut du un, pour qu'il retourne au tout.

Voici le temps de la déstructuration...

 

Ils n'ont rien à dire

Ces jeunes que tu ne sais pas nommer.

Ceux-là qui ne veulent pas se battre

Pour défendre ce que tu as construit.

Ils n'ont rien à dire,

Crois-tu.

Tu n'imagines pas...

Tout imprégné encore de...

 

Tu ne comprends pas.

Tu ne comprends plus.

Tu ne veux pas comprendre

Pourquoi ces cavaliers sortis de la ville

Assiègent la ville...

Retour du sens

D'avoir été refoulé,

Raz de marée l'eau,

D'avoir été repoussée.

 

Tu ne comprends pas, parce que tu ne peux pas penser la contrairation.

J'ai dit contrairation et non contradiction.

Tu me condamnes, mais je répète:

Contrairation: Deux choses contraires!

Quand j'aurais besoin, je dirais contrairement,

Et je déclinerais contraireté,

L'essence du mouvement,

La vie même.

Tu dis qu'on dit contrariété,

Je rirais si je n'avais pas si mal,

Depuis trente ans que tu corriges mes fautes,

M'empêchant de parler.

 

Tu veilles du haut de tes remparts,

Entends-tu ma tête cognée contre ta muraille...

Entends-tu mon souffle de bête vivante

M'entends-tu beau cavalier?

 

Non, tu n'entends pas...

 

Regarde la langue disparaissant dans les cris,

Les bruits,

La musique,

Dans tout ce qui favorise la fusion,

Dans tout ce qui fait croire à la fusion,

Foule compacte,

Communion primordiale,

Souvenir du chaos.

 

Ta langue disparaissant pour faire place à une autre,

Cette langue d'images parfaitement imprécise,

Permettant de dire toute chose et son contraire:

Irrigation,

Drainage,

Le même champ couvert de canaux.

 

Tu raisonnes:

L'image est particulière alors que le concept est général...

Donc...

Donc dis-tu pour faire croire que tu maîtrises la question.

Tu ferais mieux de dire VRS,

Vade retro Satana!

Mais il faudrait que tu admettes que la raison n'est qu'un projet,

Et la pensée des bouffées et des brumes.

Tu ne peux l'accepter.

Tu penses, donc tu es!

 

L'image est particulière et concrète donc...

Vade retro Satana...

Tu me jettes de l'huile bouillante sur la tête

Pour que je cesse d'assaillir tes remparts.

J'ai l'habitude,

C'est toujours comme cela quand on pense autrement.

 

Ta langue se déstructure

N'aies pas peur,

C'est pour retourner au tout.

La fusion gagne pour un nouveau partage...

Entends-tu les vagues de mots saper tes remparts?

C'est le commencement de la nuit.

Repose-toi,

Dors,

Tu es si fatigué,

Depuis si longtemps que tu penses seul une fraction du monde...

 

Lapidaire,

Monolithisme,

Tu ne trouves pas que ce sont de drôles de termes,

Ces pierres dans ton jardin?

 

Dors,

Tu es si fatigué,

Regarde tout ce que tu as fait

D'outils et de machines,

De sciences et de langages,

D'art et de conquêtes.

Reposes-toi un peu...

N'aies pas peur de la nuit,

C'est là que le cerveau se vide,

C'est là que le cerveau se remplit,

C'est là que le cerveau et la nuit

S'aiment pour enfanter la pensée...

N'aies pas peur,

C'est le commencement de la nuit,

Demain il fera jour,

Demain écoute...

Ecoute la langue que tu ne m'as pas appris à parler,

La langue déstructurée,

Lorsqu'elle livre passage à tout ce que tu as enfermé.

Ecoute la langue des femmes,

Des fous,

Des algues et des grenouilles,

La langue des rivières,

Des mares,

Des lavoirs,

Des lagunes,

Des marais

Et des mangroves.

Ecoute tout ce qui est aussi en toi-même

Et que tu ne veux pas entendre...

Ce qui va te sauver,

Ce savoir d'entre la terre et l'eau,

Ce flottement,

Cette connaissance,

La chair du littoral,

Le corps de l'écume,

L'œil du détroit...

Ecoute ce voyage qui continue

Dans un nouveau bateau....

 

Coaltar, la dépression.

Laisse-moi parler argot, la langue de la reconnaissance.

Coaltar la poix au fond du bateau,

Coaltar ce qui sépare pour que tu ne naufrages pas.

 

Regarde dans la brèche passer les cavaliers...

N'aies pas peur,

Fais-moi place entre parole et action,

Entre chimie et alchimie,

Entre pensée et poésie.

 

Fais-moi place, Roi Forgeron!

Ecoute mes chevaux sonner la charge dans les marais.

 

 

13. MARCHE PARAMILITAIRE

 

Cette ordonnance.

Cette ordonnance sociale enfin

Puisque le gouvernement est socialiste.

Réduction du temps de travail,

Trente-neuf heures maintenant,

Et pour tout le monde!

 

La loi! Dis-tu.

La légalité!

Tu as pris soin pendant deux siècles de m'expliquer

A quel point

La loi,

La différence avec les Barbares,

Le signe de la civilisation,

Le facteur du progrès...

Bref, tout de ce qu'il fallait pour que je croie, comme toi

Que nous seuls au monde

Dans un univers de sauvages...

 

J'ai cru.

Je crois encore à la supériorité de la loi sur la force.

Alors, dis-moi,

Dis-moi pourquoi dit-on:

Faire la loi pour : Avoir la force ?

Dis-moi pourquoi dit-on:

La loi de la jungle?

 

Trente-neuf heures maintenant et pour tout le monde.

La loi s'applique à tous.

Sauf aux patrons semble-t-il,

Car sinon qu'est-ce que cela voudrait dire d'être patron?

 

Patron n'applique pas l'ordonnance

Parce que tout compte fait,

Avec la pause casse-croûte,

La tolérance du lundi matin,

Les maladies des enfants,

Et les deux jours à prendre au choix si on ne fait pas les ponts,

Les trente-neuf heures,

Les salariés,

Ils les ont déjà!...

 

Patron n'applique pas l'ordonnance.

Patron si ça continue, je mets la clé sous la porte.

Patron faut pas exagérer.

Patron l'augmentation des charges sociales.

Patron la concurrence.

 

Patron n'applique pas l'ordonnance...

Mais salarié ne l'entend pas de cette oreille.

Salarié fatigue.

Salarié droit aux loisirs.

Salarié il n'y a qu'à embaucher les chômeurs!

Salarié cela a assez duré comme cela depuis vingt-trois ans.

Salarié a voté pour le changement.

Salarié veut être le maître puisqu'il est gouvernement!

 

Grève.

Grève alors.

Grève partout, puisque patron ne comprend que la force.

 

La légalité! Dis-tu.

La force de la légalité.

Tu ne m'expliques toujours pas pourquoi on dit:

Faire la loi pour Avoir la force.

 

Grève alors.

Grève partout

Grèves à Isigny la fromagerie

Au milieu des vaches et des pommiers,

Des bidons de lait et des colombages,

Des barrières et des chemins creux.

Grève à la fromagerie,

Grève pour contraindre patron à négocier.

 

La légalité! Dis-tu.

L'occupation est illégale.

La légalité! Dis-tu.

Mais l'ordonnance est légale

Et tu ne m'expliques pas pourquoi la loi n'est pas appliquée...

 

Tu dis que l'ordonnance prévoyait que les modalités d'application

Seraient à négocier dans chaque entreprise,

En fonction de la situation.

 

Mais la loi.

La loi alors.

La loi, faire la loi, avoir la force,

La loi de la jungle.

 

Les ouvriers occupent l'usine

Retenant en gage, les camemberts.

 

Tu te marres parce que vraiment tu trouves que c'est bien français.

Manque le beaujolpif! Ajoutes-tu,

Fin stratège.

 

Le temps passe.

Pas de beaujolpif ni de négociations,

Seulement les ouvriers et les camemberts,

Dans l'usine occupée.

 

Dimanche vers minuit,

L'arrivée de l'escadron,

Les vigiles et les anciens parachutistes,

Deux cents personnes

Quadrillant la ville,

Investissant l'usine,

Enfermant les grévistes!

Paramilitaire le commando

Avec des masques et des brassards,

Obéissant au sifflet,

Jetant des gaz lacrymogènes,

Embarquant les passants,

Menaçant les femmes, vous savez bien de quoi...

Plusieurs d'entre eux tenant des révolvers.

 

Paramilitaire le commando contrôlant Isigny plusieurs kilomètres à la ronde,

Et chargeant dans des camions sept-cents cinquante mille camemberts...

 

Tu ricanes à l'idée qu'en effet ils peuvent couler...

Sept-cents cinquante mille, tu fais le compte...

A raison d'un camembert par semaine et par famille...

 

Et puis bien sûr, le beaujolpif!...

 

Le maire en larmes.

Les ouvriers traumatisés.

Et les ouvrières pourtant elles ont l'habitude...

Les commerçants même sous le choc:

Je ne savais pas qu'on pouvait comme ça...

 

Non elle ne savait pas.

Faute de mémoire sans doute,

Ou d'attention.

Car tout de même à Saint-Thamond la ville entière...

Les nervis sur les toits avec leurs chiens,

Elle ne se rappelle pas.

Non, elle n'a jamais entendu parler de ça.

JB Martin, fabricant de velours,

Ca ne lui rappelle rien.

 

Car tout de même,

Les accidents de voiture,

Du travail,

Les fautes professionnelles,

Qui arrivent plus souvent qu'à leur tour aux délégués syndicaux...

Les ouvriers attaqués les soirs de bal...

Les femmes violées dans les cours...

 

Car tout de même,

Les assassinats et les vigiles en armes,

Cela n'est pas nouveau...

 

Non,

Les bandes armées du Capital! Dis-tu.

Les nervis

Les milices,

La police patronale,

Tu en as des noms pour nommer le souffle de la bête

Dans l'entrebâillement de la porte.

 

Cela ne t'empêche pas de recommencer tes cours:

La différence entre la légalité et la légitimité.

 

Tu m'expliques à quel point ce qui est légitime,

Peut-être par moment, illégal.

 

Illégale l'occupation des moyens de production privés légaux.

Illégale la récupération des moyens de production privés légaux.

Légitime l'occupation.

Légitime la contre-occupation.

Légitime l'illégalité, c'est toi qui l'a dis.

 

Tu ne m'expliques toujours pas pourquoi on dit:

Faire la loi pour dire Avoir la force.

 

Tes petites brochures dorment dans la poussière,

Sur les rayons de la bibliothèque.

 

Tu m'expliques que la légitimité c'est le juste droit,

Quand le droit est injuste.

Tu m'expliques encore

Que ce sont les vainqueurs qui font la loi,

Et que c'est la victoire qui fonde...

Tu m'expliques,

Tu m'expliques,

Tu m'expliques...

Tout sauf cette phrase:

Faire la loi pour dire Avoir la force.

 

Faire la loi.... Avoir la force.... La loi de la jungle...

 

L'escadron paramilitaire,

Le souffle de la bête baillant dans la différence que tu fais

Entre légalité et légitimité.

 

L'ordre règne à Isigny.

A l'Ouest rien de nouveau.

Pas même la définition de la démocratie...

C'était comment déjà,

Tu te souviens?

Ah oui,

La démocratie, c'est la certitude... non

La démocratie, c'est quand on sonne le matin, la certitude que c'est le laitier...

 

 

14. BATTERIE POUR CENSURE ET ATTENTATS

 

Cocktail Molotov,

Plastic,

Les librairies sautent,

Une à une,

Encre Noire,

Millefeuilles,

Phénix,

Quelle autre encore,

Pseudonyme anonyme,

Puisqu'il est nom de femme sans nom.

Jonas maintenant,

Jonas la vingt-troisième du nombre,

Quand elle sauta la première fois.

Mais ce n'était que la première fois,

Et quelle autre encore dont le nom n'est pas venu jusqu'ici,

Faute de mot,

Faute de temps,

Faute d'espoir....

 

Les librairies brûlent!

Fahrenheit 451!

Que dit cet homme qui croit au roman?

Que dit cet homme qui croit encore à la fiction?

Que dit cet homme qui veut croire que c'est seulement un film...

Et que les lumières vont se rallumer

Sur les spectateurs criant bravo

A l'abri des fauteuils rouges?

Jonas,

La librairie autodafée,

La librairie bûcher,

La librairie brasier de lumière noire,

Pour que tout mot,

Tout texte,

Toute parole,

Se fonde en un fagot unique pour que se taise toute voix,

Se consume en une braise unique pour que cesse toute clarté,

S'éteigne en une cendre unique pour que meurt toute vie.

Fahrenheit 451!

La chair des livres calcinée au crématoire de la pensée.

Mais les lumières ne se sont pas rallumées.

Les spectateurs n'ont pas crié bravo.

Ils sont là dans la rue,

Ecoutant de siècle en siècle

Cette voix qui dit tais-toi,

Mais tais-toi donc!...

 

Cette voix qui n'aime que le silence,

Parce qu'il fait croire à l'acquiescement,

Et que le bourreau ne se contente pas de l'écrasement,

Mais qu'il lui faut aussi la résignation.

 

Cette voix de force,

Cette voix d'armes,

Cette voix de fer,

Tentant d'arrêter toute pensée,

Parce que toute pensée la menace;

Tentant d'arrêter tout partage,

Parce que tout partage la menace;

Tentant d'arrêter tout changement,

Parce que tout changement la menace...

 

Cette voix interdisant de propager,

De diffuser,

De revendiquer,

D'analyser,

D'interpeller,

De crier...

 

Cette voix qui de siècle en siècle

Ne sait dire que Tais-toi!

Tais-toi!

Mais tais-toi donc!...

Parce que c'est vraiment très menaçant pour elle

Ces idées qui s'échangent,

Circulent,

Viennent au jour par la parole,

Avec et contre les autres,

S'affinant,

S'émancipant,

Se confortant,

Se connectant à d'autres,

Jusqu'à ce que millier de neurones dans le corps social

Elle augmente l'intelligence de l'espèce,

Et que nourri de cet esprit commun,

Les individus s'arrachent un par un

Aux peurs ancestrales remontées de l'Histoire,

Et que moins effrayés de leur solitude dans le temps infini,

Ils deviennent moins lâches,

Parce que moins démunis.

 

Cette voix qui de siècle en siècle

Ne sait dire que tais-toi,

Au bruissement des feuilles,

Au souffle du papier,

Au cri de l'encre certaines fois,

Quand il a fallu pour parvenir jusqu'à nous

Qu'elle se décante d'abord du sang.

Cette voix qui de siècle en siècle

Ne sait dire que Tais-toi,

A coup d'Index et d'Inquisition,

Menaçant d'ébullition éternelle dans les chaudrons de l'Enfer,

Tous ceux qui voudraient connaitre par eux-mêmes.

Entendez-vous ces hérétiques marchant au bûcher,

Bras liés,

Ecriteau au cou?

Non, vous n'entendez rien...

C'est qu'on leur a coupé la langue,

Pour qu'ils ne chantent point!

 

Cette voix qui de siècle en siècle

Ne sait dire que Tais-toi!

A coups d'édit,

D'ordonnance,

De lois,

De décret,

De diktat,

D'oukhaze,

A coup de tout ce qui devient possible

Quand la République devient Empire,

Parce que la tyrannie toujours renaît

Du mépris de soi-même,

Et du découragement.

 

Cette voix qui de siècle en siècle

Ne sait dire que Tais-toi

Parce qu'elle possède les capitaux,

Les presses,

Les imprimeries,

Les réseaux,

Les antennes,

Les postes,

Les canaux,

Tout ce qui permet de porter au loin la parole,

Dans le vent,

Et contre le vent.

Et parce qu'elle possède tout,

Elle veut décider de tout,

Juger de tout,

Nommer tout:

Le bon goût et le mauvais,

Le beau et le laid,

L'utile et l'inutile,

Le vrai et le faux,

L'art et le non-art,

Mais surtout le vendable et l'invendable,

Et là, elle ne se trompe pas puisque suscitant elle-même les besoins....

 

Cette voix qui de siècle en siècle

Ne sait dire que Tais-toi!

Interdisant la parole

A ceux qu'elles nomment analphabètes,

Parce que d'une autre culture que la leur;

Leur interdisant leur langue,

Et les nommant muets,

Patois de terre,

Argot de peuple,

Les voyez-vous tous ceux là qu'on a fait taire

Et qui ne savent plus dire

Ni trimer, ni casquer,

Et qui à cause de cela

Travaillent et paient sans plus jamais penser

Qu'il pourrait en être autrement,

Parce qu'il faudrait redécouvrir les mots blouser, arnaquer, truander,

Et surtout oser dire : Tu me fais chier!

 

Cette voix qui de siècle en siècle

Ne sait dire que Tais-toi!

Imposant son ordre d'individualité:

Je vais, tu vas, il va, nous allons, vous allez, ils vont,

Me griffant de crayon rouge quand je dis: on va...

Mais comment dire autrement l'indéfini nous allons?

Cela t'est bien égal puisque tu crois n'en faire pas partie,

Pour accumuler pour toi seul, pouvoir et richesse.

 

Cette voix qui de siècle en siècle,

Ne sait dire que Tais-toi,

Parce qu'elle ne veut pas entendre l'autre moitié du monde,

Les conjugaisons de l'imaginaire:

Je chantaral, tu chantaros, elle chantagard...

Les modes perdus du fusionnel et de l'intemporal,

Encore moins du faillitif,

Pour tout ce qui a été tenté et qui n'a pas réussi,

Et que les fous encore

Contre toute raison

Maintiennent dans leurs corps tordus...

 

Mais c'est encore trop pour cette voix,

Que ces gestes et ces grimaces,

Ces corps convulsés,

Ces agitations,

Ces hurlements,

Qui continuent à dire qu'on écrase par la force...

C'est encore trop pour cette voix,

Il faut qu'elle guérisse absolument,

A coup d'asile et de médicaments.

C'est encore trop pour cette voix

Nommant folie,

Le discours de celui qui pense autrement.

Elle veut le faire taire,

Et lui, le répète inlassablement,

Radotement,

Obsessionnellement

De peur de le perdre

Parce qu'il sait qu'on veut le contraindre à y renoncer.

 

Cette voix qui de siècle en siècle

Ne sait dire que Tais-toi,

Cette voix qui de siècle en siècle

Echoue à faire taire,

Car le peuple de l'écriture

Est ainsi fait

Qu'il se parle quand même

A travers les bûchers,

Les barbelés,

Les camisoles,

Et qu'à cause de cela on ne peut le faire taire,

Parce qu'il est profusion,

Comme la vie même,

Profusion d'individus

Pour la sauvegarde de l'espèce,

Profusion d'arbres,

Pour la plénitude de la forêt,

Profusion de voix,

Pour que dans le naufrage,

Il y en ait toujours qui résiste à l'eau.

 

Entends-tu cette voix qui sème la mort de siècle en siècle,

Et n'y parvient jamais?

 

Entends-tu Jonas lui répondre du ventre du poisson:

Je suis descendu jusqu'aux racines des montagnes,

Les barres de la terre se sont fermées sur moi,

Mais tu m'as fait remonté vivant de l'abîme!

 

 

15. MAGNIFICAT POUR RANCUNE ET MUTATION

 

Je te nourris autant que je le peux,

Mais c'est ta faim qui me rassasie.

 

Parole d'amour de la femme pour l'homme.

Parole d'amour, mes seins me pèsent quand ils ne sont pas dans tes mains.

Parole d'amour, ma vie toute entière pour augmenter la tienne.

 

Magnificat anima mea Dominum

Et mon esprit est ravi de joie en toi, Mon Sauveur,

Parce que tu as regardé la bassesse de ta servante;

Désormais toutes les générations m'appelleront bienheureuse,

Car tout puissant tu as fait en moi de grandes choses,

Et ton nom est saint!

 

Grève.

Grève pourtant.

Grève de femmes dans la rue

Pour qu'on apprenne qu'elles sont!

Pour qu'on apprenne que la société toute entière

Repose sur leur effort muet.

 

Ces voix...

Ces voix toutes la journée dans les oreilles:

Maman! Maman! Maman!

Ces voix exigeant les soins et les services dus,

Avec raison

Puisque c'est la fonction de mère,

De nourrir pour que l'espèce vive...

Loi barbare d'avoir toujours sacrifié la matrice à l'enfant.

Loi sainte d'avoir toujours préféré l'avenir au passé,

Et tant pis pour les mères,

Et tant pis pour les filles puisqu'elles seront mères à leur tour....

 

Je vous salue Marie pleine de grâce,

Le Seigneur est avec vous,

Et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni.

 

Sainte Marie, Mère de Dieu,

J'en ai marre de ne pas avoir ma vie à moi!

 

Ne t'inquiète pas ma fille,

Profite de l'écrasement

La délivrance sera terrible,

Quand les oiseaux s'envolent

A quoi ressemble le nid?

 

Et puis d'abord si tu voulais pas t'en occuper

T'avais qu'à pas en avoir!

 

Ta voix,

Ta voix terrible

Tranchant de toute chose....

 

Dis-donc les chattes et les ânesses

Est-ce qu'elles s'en occupent tellement, elles?

 

Scandale!

Marie-Salope est dans la rue.

 

C'est vrai dit kapo,

C'est vrai, je ne vois pas pourquoi, les enfants en pâtiraient!...

 

Qu'elle crève!

Qu'elle crève doucement de chagrin

Entre son bon mari qui lui n'est pas comme ça,

Et sa maison de plus en plus déserte....

Tant qu'elle ne supportera pas que les enfants pâtissent,

Elle ne sentira pas qu'elle-même

Pâtit aussi au delà de toute mesure....

 

Passons!

Pitié pour les kapos, elles n'ont pas eu la force...

Passons!

Pardonnons-leur mes soeurs, nous qui fûmes harkies...

 

Tu es formel...

Si elles ne veulent pas s'en occuper,

Elles n'ont pas à en avoir...

Avec la contraception, ce n'est quand même pas bien difficile...

Tu as raison,

Il suffit de choisir entre deux morts:

Privée de vie,

Ou privée de corps....

 

Mon âme glorifie le Seigneur,

Et mon esprit est ravi de joie en Dieu, Mon Sauveur,

Parce qu'il a regardé la bassesse de sa servante

Désormais toutes les générations m'appelleront bienheureuse....

 

Tu n'as pas renoncé à la mort.

Tu détruis,

Tu tortures,

Tu assassines plus que jamais,

On voit bien que cela ne te coûtes rien à toi

De produire de la chair humaine....

 

Tant pis!

Tant pis pour toi, tes femmes sont dans la rue,

Heureuses d'être ensemble,

Découvrant qu'elles peuvent se passer de toi,

Pour tout...

Sauf...

Pour tout sauf pour quand tu deviens Pérou entre leurs bras,

Cultivant leur jardin de ton ventre vivant.

 

Magnificat, l'aurore des femmes pour vivre autrement.

Magnificat le peuple féminin entrant dans sa gloire.

Magnificat autrement des enfants pour les élever autrement.

 

Tu commences à avoir peur depuis que tu as compris que peut-être...

Tu commences à avoir peur en voyant les filles mères

Devenues mères célibataires

Choisir l'enfant, et rejeter le père...

 

Tu commences à comprendre à quel point il est urgent

Que toi aussi tu contrôles

A peine de devenir étalon au haras...

 

Tu as inventé médecine et pommade,

Mais quel baume apaisera ton angoisse,

Quel remède soulagera ton mal d'amour,

Quelle tisane t'assurera la filiation éternelle?

 

Dans le secret de son laboratoire

Docteur Mabuse ricane au dessus de ses éprouvettes.

Il gère depuis longtemps sa banque de sperme,

Il invente maintenant le moyen de se passer

Et des hommes et des femmes....

 

Gap.

Gap pathétique.

MLF vaincra! Oui! oui! oui! Leur corps leur appartient!

MLH vaincra! Aux hommes aussi leur corps leur appartient!

Ni maître, ni étalon! Egalité! Bravo!

 

Mais la reproduction déjà

N'appartient plus ni à l'un ni à l'autre.

Gap! Dis-tu, scientifique et américain.

 

Amandine vient de naître.

Amandine fleur d'amandier, mémoire d'éternité.

Amandine vient de naitre des amours du manque et du verre,

Conçue in vitro, dis-tu scientifique et latin.

 

Tu m'expliques entre bocal et pipette

Le prélèvement de l'ovule et du spermatozoïde.

Tu chantes les louanges de Sainte Amandine

Fécondée sans rencontre

Au vitrail de la cathédrale du progrès.

 

Je récite avec toi les prières que tu m'as apprises:

 

Je vous salue Marie pleine de Biologie,

La raison est avec vous,

Car le Saint Esprit Scientifique

N'a fait que rétablir la cohérence du système!

Vade retro salpingite,

Fille de stérilet et de fornication anonyme

Propageant de partenaire en partenaire,

Les retombées de la libéralisation sexuelle.

 

Je vous salue Marie pleine de Biologie,

La médecine est avec vous

Car le Saint Esprit Scientifique

N'a fait que rétablir la cohérence du système

A trompes bouchées, fécondation hors le ventre,

Et le coeur lui donne raison,

Car à tout chagrin,

Consolation!

 

Magnificat anima mea Dominum,

Sa miséricorde se répand d'âge en âge sur ceux qui la craignent,

Il a déployé la force de son bras et confondu les pensées des superbes.

 

Gap! Gap! Gap!

Gap où geste les brisures de demain quand on croit intangible

Ce qui déjà aujourd'hui n'est plus.

 

Dans le secret de son laboratoire,

Docteur Mabuse s'applique aux variantes...

Il a déjà réussi à multiplier les ovules,

Pour augmenter la productivité de ses installations.

Il connait le sexe de l'enfant bien avant la naissance,

Et s'essaie à déchiffrer son code génétique.

Il cherche où implanter les embryons surnuméraires.

En attendant, il les congèle,

Et comme il est bien élevé

Il demande au Parlement de fixer à qui ces congélures appartiennent.

Les députés ont froid dans le dos,

Et font semblant de ne pas entendre....

Quel humaniste osera soutenir

Que cette gerçure d'humanité n'appartient qu'à elle-même?

 

Gap! Gap! Gap!

Gap où geste les brisures de demain

Quand on croit aujourd'hui

Intangible, ce qui déjà n'est plus.

 

Magnificat le peuple féminin dans sa gloire,

Elles sont hors les maisons criant:

Phallo t'es foutu, le MLF est dans la rue!

 

Dans le secret de son laboratoire

Docteur Mabuse sélectionne:

Ovule,

Spermatozoïde,

Matrice,

Les croisant,

Les multipliant,

Les combinant,

Jusqu'à rendre caduque

La notion même de père et mère.

 

Gap où geste les brisures de demain,

Entre le laboratoire et la rue.

La lutte à mort pour celui qui maitrisera l'éprouvette...

Phallo t'es foutu, le MLF est dans la rue!

Gap! Gap! Gap!

Docteur Mabuse gestionne ses pondeuses et ses oeufs.

 

Joue encore avec moi mon amour!

Jouons encore à phallo et maso,

Jouons le plus longtemps possible...

 

Dans les laboratoires, les nouveaux biologistes

Mettent au monde, le monde nouveau.....

 

Joue encore avec moi, à te souviens-tu,

Comme t'étais mec,

Comme j'étais bobonne,

Comme on se battait,

Comme on s'aimait....

 

Docteur Mabuse surveille ses clones,

Il sait déjà les faire,

Sur des souris seulement dit-il modeste...

Sur des souris seulement.

 

 

16. TE DEUM POUR CALEBASSES ET SYNTHETISEUR

 

Planétaire la mort plantant les cotonniers

Sur les terres volées aux Indiens

Mourant de faim,

Parce qu'ils n'ont plus ni choux,

Ni manioc,

Ni céréales,

Ni rien de tout ce qui permet de survivre,

Même petitement.

Ne restent que les huttes d'esclaves,

Et les cases sous le vent.

 

Planétaire la mort récoltant le fruit des coques éclatées

Pour l'envoyer balles et ballots,

Par fer et par mer,

Entre cargos et entrepôts,

Se faire filer à Roubaix-Manchester,

Pour le profit des fabriques,

Mouroirs d'ouvriers.

 

Planétaire la mort filant le coton colonial

Et transférant ses industries

D'un continent à l'autre,

Au gré des marchés,

Diminuant les charges,

Augmentant les ventes,

Et pire encore quand elle ne les augmente pas.

Entendez-vous le silence des usines fermées,

Quel calme dans les faubourgs,

On n'entend plus ni broches,

Ni navettes,

Ni rouleaux à imprimer,

Plus rien que le commencement des pas des chômeurs,

S'assemblant sur les places...

 

Planétaire la mort,

Tissant son suaire dans le monde entier,

Ouvrant ici,

Fermant là,

Faisant et défaisant la prospérité,

D'un linceul de plus en plus vaste,

Trame d'investissements,

Chaine de misère,

Et tant pis si le développement

Apporte surcroît de malheur,

Rejets,

Frustrations,

Rancunes,

Rancoeurs,

Sauf au petit îlot perdu

Dans l'océan de pauvreté.

Par quel aveuglement croit-il

Qu'il pourra résister au raz de marée?

 

Planétaire la mort enroulant son suaire

Pour entasser les pièces du procès

Laissant en arrière des millions de morts,

Ecart d'où germera d'épouvantables semailles....

 

Planétaire la mort robotisant son suaire

Mettant au chômage peu ou prou la terre entière...

Et comment cela peut-il se faire,

Quand on voit la famine,

La misère,

Le manque sous toutes ses formes...

Les hurlements venant de tous côtés.

 

Planétaire la mort télématisant son suaire,

Science fiction crois-tu

Le bouleversement de l'organisation même de l'espèce.

 

Planétaire la mort brodant son suaire,

Guérillas, guerres civiles, guerres coloniales encore,

Guerres de libération,

Guerre de nous n'abandonnerons pas le pays dans le malheur,

Poudrière d'Amérique Centrale,

Four solaire d'Afrique Noire,

Naufrage du Golfe Persique,

Croiseurs et destroyers,

Missiles, Phantom, F 15, H 12,

Bataille navale, Sud, Sud Est où est le front?

 

Planétaire la mort étendant son suaire,

Préparant la destruction de toute la terre,

Empoisonnant les eaux,

Erodant les sols,

Déboisant les forêts,

Eteignant les espèces,

Et pour finir n'augmentant que les déserts.

 

Planétaire la mort sélectionnant son suaire,

Pour qu'il soit du coton, le meilleur,

Génétiquement.

Elle n'y parviendra pas,

De l'unité toujours renait la différence,

Le monde est ainsi fait.

 

Planétaire la mort repassant son suaire,

Avec ses vieux concepts qui ne font plus l'affaire.

 

Totalitaire! Dis-tu.

A bas le totalitaire!...

 

Entends-tu comme il philosophe des Lumières,

Comme il conscience de l'humanité,

Comme il théorise les droits de l'Homme

(Pour ceux de la femme, on verra plus tard).

 

M'entends-tu moi-même

Ne pas savoir te dire

Que la totalité peut n'être pas totalitaire?...

Mais tentative seulement de l'espèce...

De quoi donc?...

 

Les firmes et les communications,

L'économie du monde visant au monopole,

La culture se proclamant universelle,

Regarde, regarde le mouvement éperdu

Tentative de retrouver le corps perdu,

Mémoire du un.

 

Pourquoi veux-tu que la totalité soit toujours totalitaire?

 

Oedipe! Dis-tu.

Oedipe ne peut s'arracher à sa mère...

 

Ne peux-tu faire enfin l'effort de penser en dehors d'elle?

 

Qu'est-ce que tu as?

 

Il manque un concept....

 

L'impossibilité pour un homme de...

Quoi?

 

Jeanne Hyvrard

 

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Mise à jour : octobre 2014