Partiellement publié à Bruxelles dans Chronique Féministe N°63 Sept-Oct 1997

 

La langue de la parole:

 REPRISE : Un film d’Hervé Le Roux (1996)

 

Dans la foulée inaugurée par Le chagrin et la pitié de Marcel Olphus en 1969 – ce n’est sans doute pas un hasard (1) et portée à son point culminant par Shoah de Claude Lanzmann, Reprise d’Hervé Le Roux nous conte en forme de témoignages des acteurs retrouvés, l’histoire de l’usine Wonder à Saint Ouen sur pratiquement un demi-siècle… Prospère pendant les Trente Glorieuses qui furent aussi la période des guerres coloniales et cela n’est pas sans rapport (2), la firme n’a pas résisté à la concurrence féroce née de la mondialisation. Entre les deux, deux temps forts : La grève de 1968 (3) - la première en ce lieu - et le rachat de la marque par l’homme d’affaires Tapie alors très en vogue (4) débouchant sur la liquidation de la firme.

I. LA LUMIERE

La métaphore centrale de cette œuvre cinématographique qui dure plus de trois heures est celle de la pile elle-même et c’est par cette intermédiaire qu’un film fait de séquences qu’on pourrait jugées décousues, trouve un aplomb d’une solidité sans égale. On peut à la rigueur le projeter en boucle en commençant n’importe où, cela tient … Et pour cause, cela est dû à l’autonomie même de la pile électrique et sa supériorité sur le courant du secteur …


Non seulement La pile Wonder ne s’use que si l’on s’en sert (5) mais elle peut faire fonctionner une machine électrique n’importe où, là le film… C’est en quelque sorte la victoire posthume de la pile sur son liquidateur. Disparue, elle fonctionne encore, son énergie est immarcessible. Pourquoi ?

De ce Mai 68 qu’André Malraux qualifia d’épopée lyrique et quelque autre de parousie, il reste chez ceux qui l’ont vécu, une lumière, une aura, une électricité, un rayonnement qui les éclaire encore aujourd’hui, furent-ils vaincus… Ou du moins est-ce ainsi qu’ils pourraient apparaître à certains (6)… Est-ce d’avoir tutoyé les Dieux qui leur fait croire qu’ils peuvent leur parler encore, ou bien ont-ils été là impressionnés par une lumière si forte qu’à tout jamais ils ne peuvent plus que la répercuter ?

Ainsi ces gens qui répondent aux questions du cinéaste semblent-ils des électrons plus ou moins libres, détachés du contexte. Après la fermeture de l’usine, leurs destins furent divers (7). Mais ces électrons-là ne sont pas si libres qu’on le croirait de prime abord. C’est parce qu’ils circulent entre les deux pôles de la pile qu’en jaillit une lumière continue. Le courant électrique, c’est eux-mêmes, tous ensemble (8) presque trente ans encore après. Eux-mêmes circulant entre les deux mêmes points.

Le film a deux pôles (9). Mais la majeure partie des critiques publiées dans la presse n’en ont vu qu’un, faussant ainsi l’assise de l’œuvre et du même coup, son propos. Cet oubli n’est peut-être pas tout à fait neutre.

Le premier pôle (10) est le prétexte du film. Son avant-propos, son liminaire. Le 10 Juin 1968, jour de la reprise du travail, une équipe d’étudiants de l’IDHEC, soixante-huitarde elle aussi (11), alertée par une militante d’extrême-gauche vint avec des moyens rudimentaires, filmer dans la cour de l’établissement.

La chose fut faite rapidement, sans montage ni fioritures. Ce film justement nommé La reprise du travail aux usines Wonder - plutôt rustique- est devenu l’emblème de la fin du mouvement. Si cette issue un peu brutale (12) laissa aux uns et aux autres un goût de trop peu, d’inachevé, de mouvement amoureux sans conclusion apaisante, elle culmina aux usines Wonder, virant au paradigme, voire au mythe (13).

C’est qu’on y voit au milieu d’un attroupement, deux responsables syndicaux chargés de faire appliquer Les Accords de Grenelle, tentant de raisonner une belle jeune femme brune coiffée à la mode de l’époque (14) et qui crie qu’elle ne rentrera pas dans cette taule parce que c’est vraiment trop dégueulasse !

Elle est secouée de sanglots pendant qu’elle module plusieurs variations sur ce thème et que les deux syndicalistes, eux-mêmes émus et compatissants essaient de la persuader. Derrière ce groupe, des ouvrières plus conformistes rentrent sous les appels mornes et fermes du Chef du Personnel, un ancien adjudant de tirailleurs sénégalais, ancien Croix de Feu.

Hervé Le Roux, trop jeune pour avoir participé aux fameux Evènements (comme on les appelle) dit avoir été fasciné par cette image au point de vouloir retrouver cette femme et d’édifier un film sur ce thème. Il faut rappeler qu’à la fin des années Soixante, l’image n’était pas si répandue et que non seulement les bandes d’actualité de l’époque sont rares, mais même assez rares aussi, les simples photographies.

Si celle de Daniel Cohn-Bendit (15) joyeux drille allumé regardant sous le nez un CRS casqué, symbolise la provocante gaité du début du mouvement étudiant, cette femme de son côté est l’emblème et pas seulement pour l’auteur de Reprise, de la fin tragique du mouvement ouvrier. Les anciens soixante-huitards l’ont souvent évoquée entre eux pendant ces presque trente années.

Ce n’est donc pas là non plus un hasard et bienvenue est sa démarche qui consiste à montrer le film aux différents protagonistes avant de converser avec eux à son sujet, notamment en tentant de recueillir les informations sur l’identité de la femme pour la retrouver. Et le fait est que lorsqu’on voit ces images en noir et blanc, si on coupe le son, la scène pourrait bien être celle d’une quelconque disparition dans un pays de dictature… Montage dont le réalisateur ne se prive pas…

Quant au repreneur Tapie (16) lui, on ne le voit pas. C’est un choix délibéré du réalisateur, car il n’était pas difficile là de trouver de l’imagerie, celui-ci ayant occupé les écrans - dans cette période - jusqu’à la saturation. Avant d’aller en prison où il est lorsque ces lignes s’écrivent, il tint le haut du pavé, fit l’admiration des Jeunes parce qu’il parlait argot et leur faisait croire qu’on pouvait gagner beaucoup d’argent sans effort, parvint à se faire nommer Ministre de la Ville d’un gouvernement socialiste (17) et provoqua la République, en répondant à la Justice qui le questionnait sur d’éventuels délits qu’on n’allait pas demander des comptes à quelqu’un qui représentait 14% des voix (18)…

C’est en 1986 qu’il rachète la firme Wonder déjà bien éprouvée. Ce repreneur est un homme d’affaires avisé qui calcule rapidement qu’en démembrant l’entreprise, il en tirera de bien meilleurs profits qu’en la faisant fonctionner, ce qui demande de fait un certain effort. Il vend donc la marque au concurrent Ralston, les piles militaires à Leclanché avec machines et salariés et les locaux de Saint Ouen à un ami. Il est vrai que situé au cœur des Puces, ils deviendront un dépôt d’antiquités merveilleusement placé…

C’est entre ces deux pôles – la femme brune qui crie et Tapie l’invisible désosseur – que tout circule dans les deux sens, électrons et courant. Les électrons, ce sont les gens qui suivent dans leurs souvenirs un cours du temps plus ou moins approximatif. Quant au courant c’est la mémoire essayant de comprendre ce qui s’est passé et pourquoi on en est là. Cette interrogation n’est pas formulée comme telle. Elle se déduit des images intercalées entre les séquences d’interviews et celles répétées obsessionnellement du film noir et blanc qu’on montre aux gens pour engager la conversation…

Ces images sont volontairement banales et sans recherche particulière. Elles expriment le paysage quotidien, comme on parlerait de la vie quotidienne. Des banlieues, des rues sans grâce, des magasins fermés, particulièrement à Saint-Ouen (19), des friches industrielles, des entrepôts abandonnés, des grilles, des grillages, des femmes et des hommes en boubou avec leurs enfants colorés. De temps à autres des paysages plus gracieux : l’un des maos (20) de l’époque a ouvert un caboulot sur une plage ou un ouvrier enfin à la retraite consacre ses loisirs à la pêche. Tout cela pourrait paraître haché, mais ne l’est pas. Cette poudre de paysage, ce mélange de composants divers, c’est l’électrolyte dans lequel le courant passe. Nous sommes à l’intérieur de la pile, et quelque chose a lieu.

 

II. LE MOUVEMENT 

Cette pile constituée de deux électrodes, la jeune femme brune révoltée de 68 et le repreneur malhonnête de 86 fichés dans le bain quotidien d’un paysage postindustriel en déshérence, fonctionne en émettant un courant : Celui de la mémoire.

Au temps de la prospérité de Wonder, les filles entraient à l’usine à 14 ans - fin de la scolarité obligatoire - au mépris quelquefois de leurs espérances de poursuivre des études pour acquérir comme cela le permettait à cette époque (21), un métier d’un niveau plus élevé. Elles fabriquaient alors 38 000 piles par jour, avec le même geste élémentaire répété 9,5 heures par jour à 1,32 Franc de l’heure au moment des Evènements pour atteindre péniblement - grâce aux primes - le montant du SMIG (22).

Sans aucun vêtement de protection, on respirait dans les ateliers, la brai, une poussière chimique toxique à base de charbon et de manganèse, un produit destiné à remplir les piles et qui en une nuit, expérience faite, corrodait les pièces de monnaie oubliées. Elles disent l’aliénation du travail à la chaîne, dénoncé par Lang, Chaplin et Linhart (23). La cadence donnée par le régleur, l’absence de pause et l’impossibilité d’aller aux toilettes si on ne pouvait pas - à ce moment là - se faire remplacer (24) et la prime de vacances de 50 Francs qui sautait si on en abusait…

Il faut préciser que toutes ces conditions n’avaient rien d’exceptionnelles puisque dans cette période de plein emploi (25), si on était mécontent on pouvait sans difficultés trouver de l’embauche dans l’usine d’à côté. Ces ouvrières n’étaient donc pas particulièrement défavorisées et cet enfer était - somme toute - normal. C’était la condition industrielle (26)…

Incidemment tout de même on apprend que les femmes devaient rester après la fermeture de l’usine pour nettoyer les machines, que cela n’était pas compté dans le temps de travail et que les douches étaient réservées aux hommes. Tout cela est dit sur un ton parfaitement naturel. La douleur des faits bruts est apaisée par la mémoire et personne dans ce film n’est hostile, ni méchant, ni amer et c’est ce qui en fait la grâce absolue. Même les apparatchiks qui firent taire la fille donnent des raisons qu’on peut trouver convaincantes.

Un ouvrier explique comment à l’heure du déjeuner - situé au cœur des Puces - il chinait dans ce qui n’était pas encore devenu un marché pour touristes avec tarifs homologués. Ils et elles surtout racontent aussi le soutien personnel qu’elles trouvaient les unes auprès des autres et jusqu’à l’encadrement qui disait oui sur les questions pour lesquelles il était possible de donner satisfaction. On évoque notamment comme la voisine de chaîne donnait un coup de main en cas de besoin, bien que cela ait été interdit (27).

Ces ouvriers-là se joignirent au Mouvement de Mai 1968, on aurait tendance à dire naturellement. Ce serait pourtant paradoxal étant donné le caractère inouï, inédit, imprévu et imprévisible de cette grève surgissant dans cet univers d’extrême oppression. Cela tenait du prodige et de l’étonnement (28).

Ceci sans laisser de côté la violence de l’occupation, un véritable assaut, la violence ouvrière répondant à la violence patronale qui ne désarmait pas. Même pendant le mouvement les nervis de la CSL (29) tentèrent plusieurs fois de reprendre l’usine, bagarres à l’appui.

Parfaitement naturelles, ces grèves qui surgirent là où jamais il n’y avait eu ni section syndicale, ni rien qui y ressemble au sein d’un paternalisme devenu aujourd’hui incompréhensible (30). Etait-ce le résultat du travail des prêtres ouvriers et des Etablis (31), du cinéma avec l’arrivée de La Nouvelle Vague, de l’existentialisme, de la décolonisation, de l’électroménager, du jazz et les premiers échos de la dissidence stalinienne et du dégel soviétique, mystère !

Les historiens ne se sont pas encore penchés sur cette période de l’Histoire et pour cause, elle est tout entière passée à la trappe. Les 9 millions de grévistes, les drapeaux rouges qui flottaient sur les usines de la banlieue parisienne, la ceinture rouge à l’époque au propre comme au figuré (32), un chef d’Etat qui - bien qu’ayant résisté au nazisme et à la domination des Etats Unis - partit avec famille, armes et bagages chercher à l’étranger du secours auprès de l’un de ses subordonnés (33), cela mérite bien en effet cette amnésie !

Une fois signés Les Accords de Grenelle par lesquels patrons et représentants syndicaux décidèrent la fin du mouvement en échange de quelques améliorations, il fallut bien pour les faire appliquer, forcer la main à des millions de travailleurs (34). L’un des ouvriers de Wonder va jusqu’à nous dire que le vote concernant la décision de la reprise a été truqué. C’est au moment physique de cette reprise que le film en noir et blanc - point de départ de l’œuvre de Le Roux - a été tourné. Ce refus de retourner dans cette taule dégueulasse est aussi métaphorique….

Sur la suite des Evènements on apprend le mal que la maitrise eut avec les Maos et les acquis, la pause le matin et l’après-midi, la prise en compte dans les heures de travail du nettoyage des machine, l’obtention du savon même s’il est pesé matin et soir pour être sûr qu’on n’en dérobe pas, et enfin les douches pour femmes travaillant dans l’atelier le plus salissant. Cela ne paraitra dérisoire qu’à ceux qui n’ont pas eu à vivre l’horreur industrielle (35).

Mais concernant Les Accords de Grenelle, on ne nous dit rien de l’application de l’augmentation des salaires reprises bientôt par l’inflation, la limitation récurrente des horaires aux fameuses 40 heures déjà décidées en 1936 et du droit à une représentation syndicale à l’intérieur de l’usine, droit qu’il faudra encore confirmer par les lois Auroux de 1982. Doit-on considérer le silence sur ce sujet comme le signe que ces accords qui mirent pourtant fin à la grève de 9 millions de travailleurs sont restés lettres mortes sur le terrain ? Là aussi, la parole à venir est aux historiens !

Il n’est pas dit non plus un seul mot de l’espérance sociale de 1972 avec la signature du Programme Commun de Gouvernement (36), ni rien non plus de l’accession au pouvoir de François Mitterrand (37). Parti pris du cinéaste ou des causeurs ? Et pourtant à la lumière de ce qu’on vit aujourd’hui, comment ne pas croire que c’est le sujet du film ? Mais il est éludé faute d’avoir pu être élucidé !

De l’après-Mai, on retient surtout le témoignage de la sœur-ouvrière, version féminine des prêtres-ouvriers, qui tente de fédérer et de transmuter les plaintes individuelles en action collective et y parvient parfois. C’est elle qui fait remarquer qu’il n’est pas très rationnel de produire 38 000 piles par jour puisqu’un quart sont inutilisables et doivent être laissées de côté et qu’il vaudrait mieux réduire la cadence pour plus d’efficacité globale.

Cette parole ne peut pas être prise en considération dans le système social français (38). C’est en vain qu’on conteste le productivisme sur son propre terrain. La mise en cause du quantitativisme est impossible. Et aujourd’hui encore avec les critères de convergence de Maastricht (39). Quelque chose de machinique est à l’œuvre qui dépasse peut être l’économie politique au profit de la biologie….

En 1984, n’ayant pas pu prendre le tournant des piles alcalines, les propriétaires de l’usine à bout de souffle vendent au repreneur Tapie qui restructure. Son premier discours est pour lancer au personnel assemblé qu’on l’a prévenu que dans cette usine, parmi les cadres, il y a 80% de cons ! Décidemment on ne sort pas du quantitatif !

Il s’emploie à y mettre bon ordre. Il est vrai que la productivité est plus faible que chez les concurrents… Mais on en a l’explication par le commentaire d’une ouvrière : A la fin, les directeurs changeaient tout le temps, mais ils ne descendaient jamais dans les ateliers. Les solutions rationnelles finissent toujours par s’imposer, dit-on. La solution rationnelle dans cette affaire, ce fut la liquidation….

Cette pile constituée de deux électrodes, la jeune femme brune révoltée de 68, le repreneur malhonnête de 86 dans un bain quotidien de paysage postindustriel, fonctionne en émettant un courant grâce à la mémoire immarcessible de ceux qui ont vécu 68 et en demeurent à tout jamais illuminés.

C’est cette source d’énergie qui permet au cinéma de se mettre en mouvement entre l’image perdue de 68 et l’absence d’image de 86. Le temps circule et quelque chose finit par se dire sans être dit, on le devine en filigrane. Hervé Le Roux invente pour le cinéma, l’art de lire entre les lignes. Dirons-nous alors l’art d’éprouver entre les images ?

Les deux foyers de l’ellipse ne sont pas également visibles et c’est normal puisque pour qu’il y ait un mouvement d’électricité, il faut une cathode et une anode. Si la femme qu’on recherche a laissé trace en noir et blanc, images et sons, images ou sons (40) comme pourrait l’être quelqu’un dont on a perdu la trace, c’est qu’elle a été à un moment et c’est là le triomphe de la cinématographie.

Ce visage, cette voix, cette parole et à l’opposé, à l’autre foyer : rien ! C’est que ce foyer est vide. Organisé comme tel… et cela renvoie à tous ces vides juridiques, société off-shore, disparition d’argent, ni vu ni connu, absence de traces (41), là aussi parenté avec Shoah….

Reprise est alors un redoublement de la quête de la disparition. Retrouver la femme brune qui crie est le point de passage obligé pour revenir sur une disparition plus profonde, celle finalement de la société française tout entière autour de l’œil du cyclone de la reprise financière d’une société qu’on démantèle entièrement. L’ellipse est alors une figure stylistique, un compromis poétique basé sur la disparition. C’est de cette disparition que la société est malade.

Amnésie du Régime de Vichy qui a grevé et grève encore lourdement le présent. Qu’on songe à François Mitterrand qui fréquenta encore comme il était Président de la République, René Bousquet responsable de la rafle du Vel d’Hiv (42). Tout cela court là de façon souterraine dans la métaphore des douches et du savon sur laquelle on n’ose même pas trop s’attarder pour y réfléchir.

En ce qui concerne la métaphore centrale, celle de la pile, l’anglais ne s’y trompe pas qui emploie le terme burned out pour l’appliquer le plus normalement du monde et aux piles usagées et aux gens hors d’usage de s’être exténués, cadres même hauts placés, mais détruits par les conditions d’exercice de leur travail…

Il suffit alors de les remplacer par des neufs comme on change les piles usagées d’un appareil dont on veut continuer à se servir… La matière humaine de manque pas… Cela d’autant plus qu’avec la flexibilité généralisée qui s’installe, les nouveaux seront moins chers et plus souples, au fur et à mesure que l’ultra libéralisme planétaire fait son œuvre de destruction généralisée….

Amnésie des 15 années écoulées ou une équipe portée au pouvoir par la vague soixante-huitarde a presque continument gouverné un pays et a changé la vie (43) mais pas tout à fait dans le sens escompté par les 9 millions de grévistes salariés et la Commune Etudiante momentanément alliées mais tout au contraire aux Antipodes de ces idées-là.

De cela il faudra bien un jour ou l’autre s’expliquer. De cette souillure généralisée que nous subissons aujourd’hui, nous qui n’avons pas renoncé à l’espérance collective et qui savons que l’utopie n’est telle que pour autant qu’elle n’est pas encore réalisée, nous ne voulons pas. Cette femme belle qui veut être propre (44) et qu’on fait taire, c’est nous ! C’est notre filiation avec la précédence.

 

III DE LA METAPHORE A L’ELLIPSE ET RETOUR.

De l’abstraction à la concrétion 

 

Tous ces corps filmés crèvent l’écran. Gens simples, ouvriers ordinaires, ceux que l’élite (45) autoproclamée appelle les petites gens (46) sont splendides. Ils ne correspondent pas - surtout elles les femmes - aux normes destinées à faire rêver sur papier glacé, corps anorexiques évoquant les pires mauvais traitements comme naturels. Ils sont intègres au sens de naturel, rayonnant, instantané. Les femmes ne sont pas maquillées, n’ont pas les cheveux teints ou décolorés, ne sortent pas de chez le coiffeur. Même pour parler devant la caméra ! Les bras détendus entrouverts. Des hommes en polos et avec ou sans casquette racontent gaiement les horreurs quotidiennes contre lesquels ils ont constamment lutté.

On peut chercher à mettre des étiquettes libertaires, anarchistes, gauchistes, aucune ne convient car on n’est pas là sur le terrain de la théorie, mais de la pratique. Non qu’ils ne pensent pas, tout au contraire, mais leur pensée n’est pas séparée de leur expérience, chez eux c’est tout un.

Il ne viendrait pas à l’idée de les qualifier d’Intellectuels. Il est vrai qu’ils ne soutiennent pas les mouvements, ils sont dedans (47). Ils les font ! C’est sans doute le secret de leur vitalité. Ils sont la vie même. Leurs corps crèvent alors l’écran parce qu’ils sont bel et bien là. Leurs gestes qui ne sont ni contraints, ni calculés, sont majestueux. Une mention toute spéciale pour Poulou toujours gai et heureux dans son caboulot associatif et la religieuse Marie-Thérèse qui en dépit de l’âge n’a pas décroché.

Est-ce parce que la transcendance les anime encore, qu’à leur façon par leur activité quotidienne, ils ont inventé la révolution permanente que le cinéaste les a cadré en gros plan, leur visage légèrement coupé vers le haut comme si les formes de l’époque n’étaient pas assez grande pour les contenir ? Même cadrage pour Liliane Singer qui les amena, aujourd’hui infirmière.

Mais par-dessus tout, le vivant immarcessible, c’est leur voix, non seulement de tout ce qu’elle dit sans fard et sans apprêt de la vie quotidienne, les petites et les grandes joies, l’amour dont la pudeur tranche avec l’obscénité ambiante (48), l’amitié, la solidarité, l’anti-racisme de fait et non de principe, une sorte d’absence totale d’abstraction qui n’est pas la primarité dont certains les taxent mais la primordialité de la réalité vivante.

C’est la voix toute entière qui l’exprime. C’est sans doute pour cela que Le Roux filme la gorge, non les seins, car il ne s’agit pas là de dévorer la proie, fut-elle la mère mais de restituer à la matière humaine, sa forme humaine de sujet parlant.

A y regarder de plus près ou plutôt à y écouter de plus près, ces gens n’ont pas la voix neutre et monocorde de ceux qu’on entend aujourd’hui à la Télévision et chez ceux qui consciemment ou non, volontairement ou non, l’imitent. Rien d’étonnant, ces voix vivantes, émotives, émues, émouvantes ne parlent pas la langue de bois mais si on osait cette expression inouïe rendue nécessaire par l’évolution : La langue de la parole.

La femme disparue qu’on recherche a non seulement une très belle voix, mais elle ouvre grand la bouche et le flot des mots comme un torrent jaillit d’entre ses lèvres qui ne craignent pas d’être traversées de la PAROLE. C’est son corps tout entier qu’elle donne-là, la vie et le sacré dans le commentaire qu’elle fait de ce qui se passe. Dans un autre registre, elle serait à l’Opéra La Divine.

Elle est la divine de cet opéra des gueux rayonnant et lyrique, elle est sans aucune distance, une grande gueule (49) au sens propre. Celle qui ose l’ouvrir et à qui on ne peut pas - même les apparatchiks communistes - la faire fermer. LA, quoi ? CA/LA quoi ? Ce qu’Hervé Le Roux recherche, incante, invoque et dont cinéaste, il a vu la figure fugitive : L’âme commune.

Ce qui s’est perdu, est-ce la voix des femmes, ces laissées pour compte de la modernité particulièrement en France où moins de 6% de femmes siègent à l’Assemblée Nationale, mais plus profondément encore dans l’enfantement. On entend dire de ci de là que pour signer certains contrats d’embauche, il faut désormais s’engager à ne pas avoir d’enfant ! A quand la stérilisation obligatoire ? Et si pour beaucoup d’entre elles, la progéniture parait une charge, ce qu’on peut comprendre dans la mesure où leurs forces ne leur permettent déjà pas d’assurer décemment leur propre existence, quel est le futur de notre société ?

Ce film est dédié à la fille de la femme qui crie. Ce n’est pas un hasard, c’est plutôt l’essence du film. Ma mère qu’es-tu devenue ? Mère, mère fais-toi connaître ! A condition de comprendre cette maternité dans son acception la plus large, la précédence. La mémoire d’une France, mère avec la Grande Bretagne de la Révolution Industrielle, du syndicalisme et des luttes politiques qu’elle a généré et qui se perpétuent encore aujourd’hui où l’industrie désormais cybernétique jette de nouveau à la mer ceux dont elle n’a plus besoin : une biomasse errante inutile, couteuse et occupant un espace qu’on pourrait aménager autrement que comme son désormais inutile habitat.

A condition de concevoir cette maternité dans son sens le plus large, la précédence c’est le lien à l’humanité constituée, l’oralité, la voix, la nourriture, la bouche toute de modulations, de sons, de plaintes, de chants et de roucoulements à laquelle la lallation de l’enfant comme un cri premier inarticulé, un appel à peine ON-EN-UN (50), cette syllabe primordiale, primitive des gosiers arriérés qui ne font pas encore bien toute la différence entre des sons voisins et des idées que peut être il ne faut pas séparer.

On s’est insurgé en Mai 68 et on le fait encore non seulement ceux dont les cheveux ont blanchi sans qu’ils aient renoncé, mais aussi les plus jeunes aveuglément par toutes sortes de moyens à leur portée et compatibles avec l’époque. EN (51) les usines, les écoles, les villes, les lieux de débats et de production, nous voulons rester sans être relégués HORS (51) en attendant une liquidation plus complète dont on n’ose penser que la question des douches et du savon est là aussi une métaphore rappelant la Shoah.

UN, nous voulons l’être sans que l’Humanité soit démembrée, faisant de nos corps des entités étrangères qu’il nous incombe de gérer au mieux de la rentabilité, quitte à en accepter la dislocation et la reconstitution dans des formes chimériques de plus en plus importantes, si on en lit l’annonce sur les affiches publicitaires (52). UN, nous voulons rester sans être non plus agglomérés dans des masses informes et dissolvantes totalitaires. UN, nous voulons être sans que l’espèce se casse en deux entre élite et petites gens, utiles et inutiles comme on l’a déjà vu dans l’histoire moderne, sinon contemporaine.

ON-EN-UN module la voix de l’enfant vers sa mère. ON-EN-UN module le gosier dans sa préhistoire quêtant à tâtons le commencement du langage. Mais il se perd déjà remplacé par les images. ON-EN-UN, la cinématographie qui se passe de l’écriture parce que jouant sur la voix et l’image, elle mobilise d’autres réseaux mentaux, substituant l’enception (53) d’un à peu près encerclé à une conception démontrée et la chaïque (54) d’un nouvel ordonnancement à une logique qui ne prend en compte que le point de vue du dominant, menant à l’emprise d’un prédateur machinique et sans âme sur une biomasse tout ensemble, disloquée et fusionnée.

On se souvient de cet expert du FMI qui au sujet du Brésil affirmait Le quart de la population du Nord-Est n’est pas rentable, elle doit disparaître ! C’était avant 1984. Cela s’applique-t-il désormais à la France, cette vieille nation à la longue tradition dont la classe médiatique nous explique tous les jours à quel point elle n’est pas adaptée à la modernité. Elle n’ose pas encore ajouter ni adaptable mais elle le pense déjà. Assurément nos maîtres considèrent-ils que tous ces mouvements convulsifs d’un peuple qui hurle et se débat tous les jours contre sa liquidation par tous les pores de sa peau est le signe d’un manque d’intelligence d’une situation qu’ils qualifient à l’envi d’irréversible.

En temps réel sans doute. Dans cette expression qu’ils ont inventée pour dire son exact contraire, l’instant. Il faut toujours croire les menteurs disait un orfèvre en la matière. Comme il avait raison ! Il suffit de les écouter pour comprendre ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent. Leur mensonge même les démasque. Ce qu’ils veulent, c’est l’abolition du temps, de la précédence, de la filiation, de l’Histoire, de l’enfantement, de la nouveauté, de la génération elle-même dans tous les sens du terme. Face à cela, notre bouclier, c’est la langue ! La langue dans sa capacité à réunir ce qu’il ne faut pas séparer.

Ainsi les sens du mot Reprise. C’est ce que nous dit Littré :

1. Action de prendre de nouveau une ville, une forteresse, ou en mer un vaisseau qui après avoir été pris à l’ennemi, est repris par un vaisseau de la nation à qui il appartient.

2. Action de rentrer dans des fonds dont on a fait l’avance.

3. Prise de possession d’un fief par l’héritier du vassal qui le tenait.

4. Le fait d’un laboureur qui au temps des semailles déplace le sillon qui borde sa terre et le trace dans celle de son voisin à quelques décimètres.

5. Continuation de ce qui a été interrompu.

6. Terme de procédure, lorsqu’un procès reprend à la suite d’un changement des parties.

7. Terme de ménage : Chaque partie d’une leçon d’équitation donnée au cavalier ou au cheval. Se dit aussi de l’ensemble des cavaliers qui travaillent en même temps.

8. Terme d’hydraulique : On dit que l’eau va par reprise, lorsqu’élevée dans une machine elle se rend dans un lieu d’où une autre pompe l’élèvera plus haut encore. Se dit également dans le cours d’une conduite, de l’eau qui sort d’un regard pour prendre une autre direction.

9. Remise à la scène d’une pièce de théâtre.

10. Recommencement du froid après un adoucissement météorologique.

11. Refrain d’un rondeau, d’une ballade ou d’une chanson.

12. Terme de musique : Deuxième exécution d’une partie d’un morceau.

13. Réparation faite à un mur.

14. Réparation d’une étoffe coupée ou déchirée.

15. Terme de jeu : Partie dont le nombre de coups est limité.

16. Se dit des nouvelles racines que les plantes poussent après leur transplantation.

17. Action de mettre de la soudure pour boucher une crevasse qui s’est faite à un tuyau de conduite.

18. Son et gruau qui restent après la première mouture de grain.

On peut laisser de côté les deux derniers sens et encore c’est peut être une imprudence…

19. Nom vulgaire de l’orpin.

20. Outil de celui qui fabrique les fauteuils de canne.

En tous cas la modernité industrielle nous oblige à y ajouter les nouveautés :

21. En mécanique, le changement de régime d’un moteur.

22. L’opération destinée à séparer l’or de l’argent.

23. La quantité d’humidité qu’une manière textile retient normalement quand elle est placée dans des conditions standards.

24. En gestion financière : le rachat d’une firme au bord de la faillite.

25. La cessation d’une grève.

Et enfin le sens que le cinéaste lui-même donne à son film. Cette superbe Minerve insurrectionnelle naissant toute armée de la cuisse de la gestion masculine des affaires communes, n’a eu droit en raison des Evènements qu’à une seule prise par le cadreur qui la filmait. La MORALE commande de lui en offrir une deuxième… Supériorité du cinématographe sur l’Histoire qui elle ne repasse pas les plats…


Jeanne Hyvrard Mai 1997




NB : Cet article ne concerne pas la version télévisuelle, écourtée.

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NOTES :

(1) Churchill dit que le hasard n’est qu’une attention insuffisante au détail. Quand se penchera-t-on sur ce bizarre cri des soixante-huitards : Nous sommes tous des Juifs allemands ?

(2) Industriellement parlant des pays qui étaient alors nos clients sont devenus désormais nos concurrents.

(3) Le discours tenu par la classe médiatique aurait tendance à faire oublier que si Les Evènements de Mai 68 eurent un théâtre au Quartier Latin parisien, une autre dimension fut celle des grèves dans les usines. Touchant 9 millions de personnes elles paralysèrent la France pendant trois semaines et se terminèrent par Les Accords de Grenelle

(4) Comme il est aujourd’hui en prison, on n’aime guère évoquer cette période.

(5) C’était le slogan publicitaire de la firme à l’époque et avec quel succès !

(6) Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire et peut être prennent ils là leur désir pour la réalité, car une révolution a bien eu lieu. Il suffit de se retourner pour le constater. C’est que les idées de Mai mirent plus d’une décennie à se diffuser dans l’ensemble de la société. Cette diffusion aboutit à la victoire de 1981.

(7) Par exemple directeur d’une société d’économie mixte à Saint-Ouen, ancien maire-adjoint à la retraite, réembauché par le concurrent, permanent associatif, infirmière, animateur de club de loisirs etc… aucun de ceux qui sont dans ce film n’a dévissé et ne s’est marginalisé. Il s’agit de gens en parfaite conformité avec les normes sociales et c’est une des forces du film.

(8) TOUS ENSEMBLE, TOUS ENSEMBLE, OUAIS ! fut le slogan choc du mouvement de Décembre 1995 qui s’opposa de façons variées à la liquidation du service public à la française. Au point de faire écrire au Monde Diplomatique que cette résistance là était le fer de lance de l’opposition mondiale à l’ultra-libéralisme.

(9) Au-delà des techniques électriques, le concept de pôle pourrait servir à nommer les thèmes nouveaux qui induisent les restructurations. Ainsi aujourd’hui la globalisation et la cybernétique sont elles des pôles…

(10) Là, c’est l’anode, étymologiquement en haut du chemin.

(11) L’histoire de 68 reste à faire… On aura des surprises en matière d’Art… Au-delà des anecdotes de bousculades au Palais du Cinéma lors du Festival de Cannes et des statues brisées dans les caves de la Villa Médicis à Rome, on découvrira que tout un cinéma nouveau est sorti de cette expédition plus ou moins improvisée. Dans le domaine des Lettres, un mouvement entier en est né. Pour les femmes du côté des Editions du même nom et pour les hommes, l’autre moitié de cette avant-garde jusque là injustement occultée, autour de la collection Textes, chez Flammarion.

(12) L’annonce de la dissolution de l’Assemblée Nationale par le Président de la République déplaça l’affaire sur le terrain électoral et le retour surprise de l’essence - jusque là retenue par les grévistes - acheva de tourner les gens vers l’échappatoire qu’offrait le week-end de Pentecôte. Si le Général de Gaule en raison de son âge ne comprit rien au mouvement et fut là dans son rôle institutionnel tant sur la forme que sur le fond, on peut tout de même s’étonner que les partis de gauche lui aient si rapidement emboîté le pas…

(13) Dans ce Mai orphique, au sens où l’entend Metka Zupancic dans Religiologiques N°15 (Montréal) Orphée et Eurydice, mythes en mutation, cette femme brune est elle notre Eurydice ?

(14) La mode était au chignon choucroute lancée par Brigitte Bardot mais là on dirait plutôt un casque, symbole du combat contre La loi d’airain formulée par Lassalle. Celle que les ultralibéraux d’aujourd’hui rêvent de pouvoir vérifier : L’impossibilité technique pour les salariés de voir leur condition s’améliorer.

(15) La classe médiatique essaie de faire croire qu’il fut le leader du mouvement. Peut-être le croit il aussi, mais des leaders il n’y en avait pas, sauf sans doute dans ce qui devint par la suite le microcosme. Si la rumeur publique a retenu son nom c’est parce que le Ministre de l’Intérieur de l’époque eut le mauvais goût de le qualifier de Juif allemand et de l’expulser selon une procédure d’urgence qui permet de bannir les étrangers en cas de troubles à l’ordre public. Il se peut qu’administrativement Cohn-Bendit ait eu la nationalité allemande mais cela n’avait à l’époque aucune signification. La preuve en est le slogan de la note N°1 qui répondait radicalement à l’action - jugée inique - du gouvernement.

(16) Ce deuxième pôle, c’est la cathode. Etymologiquement en bas du chemin.

(17) Celui de Bérégovoy (92-93) qui tira une autre conclusion de la dérive des années mitterrandiennes en se logeant une balle dans la tête un jour de Premier Mai, symbole s’il en est…

(18) Il s’agit là des voix qu’il recueillit en se présentant aux élections pour le Parlement Européen après que les Socialistes eurent perdu les Législatives. A cette même période, le journal Le Monde publia en première page un article de lui dans lequel il menaçait d’entraîner les Exclus dans un coup d’Etat, si la Justice persistait à le poursuivre.

(19) Qui en 1968 comptait 40 000 ouvriers rien que dans la métallurgie…

(20) Abréviation familière pour maoïstes, cette variété de gauchistes qui suivaient les principes révolutionnaires du Président chinois Mao-Tsé-Toung. Il est vrai que celui-ci vint à bout du capitalisme… mais dans un tout autre contexte. Dans la mouvance d’Extrême-Gauche, à gauche du Parti Communiste à l’époque terriblement stalinien, les luttes d’influence étaient sévères entre les trotskystes, les maoïstes et les anarchistes. Mais sur le terrain, cela passait au-dessus de la tête du soixante-huitard de base qui dans la plupart des cas, ne savait même pas qu’il était libertaire.

(21) On a du mal à croire aujourd’hui que dans les années soixante, non seulement il n’y avait pas de chômage mais que les diplômes permettaient d’accéder sans difficultés à des situations élevées. Ce changement est un des bouleversements les plus profonds de la société. On n’en mesure pas encore toutes les conséquences !

(22) Institué en 1950, le Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti fut réformé par la suite en Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance qui sémantiquement commença à perdre son sens, la garantie laissant à désirer, on le voit aujourd’hui.

(23) Fritz Lang dans son film Métropolis et Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes, le sien. Quant à Robert Linhart son livre L’établi est paru aux Editions de Minuit.

(24) Il fallait attendre que l’ouvrière volante vienne prendre la place de celle qui voulait s’absenter car on n’arrêtait pas la chaîne… Comment penser que la maitrise n’allait pas tenter de freiner ce qui pouvait apparaitre comme du temps perdu pour la production ? Il n’était pas rare qu’on se soulage sur place.

(25) On a du mal à croire aujourd’hui que cela ait été possible. Il convient pourtant de ne pas l’oublier si on veut comprendre et résoudre le chômage structurel actuel.

(26) L’avoir connue interdit le rejet de la robotisation…

(27) Il faudrait approfondir le sujet en étudiant systématiquement la littérature concentrationnaire. On peut en effet à cette lecture se demander si les systèmes de solidarité des hommes et des femmes ne sont pas différents et en tirer quelques réflexions sur l’économie politique.

(28) C’est peut être cela l’élément le plus étonnant du mouvement de 68. Sa parfaite immédiateté, son évidence et son innocence. Rappelant que s’il y eut l’équivalent étudiant dans beaucoup de pays industriels dans les années voisines, la France fut le seul à l’avoir doublé d’un mouvement ouvrier !

(29) Cette Confédération de Syndicats Libres regroupait les syndicats maisons gérés pour le compte des patrons en occupant le terrain. Un certain nombre de leurs coups de mains furent faits par des hommes au passé inquiétant.

(30) Mais pas dans le sens qu’on croit ! Que le patron s’occupe du logement de la famille de l’ouvrier, de la scolarité des enfants et du dispensaire puisse apparaître comme un objectif désirable en dit long sur la déréliction dans laquelle nous sommes et de la régression essuyée… Il ne s’agit pas là de prôner le paternalisme mais de comprendre que l’humanitarisme est encore plus urgent que l’humanisme.

(31) On appela ainsi les Intellectuels qui s’embauchèrent comme ouvriers dans les usines dès avant 1968 et bien davantage après, de la même façon que les prêtres ouvriers mais sur le mode laïque et conformément à la tradition de la Révolution Russe.

(32) La ceinture rouge fut le nom donné à la banlieue parisienne quand elle était ouvrière et populaire, votant communiste. En Mai 68 la ceinture rouge, l’était vraiment.

(33) Fin Mai, De Gaulle abandonna Paris pour Baden-Baden. Il allait en hélicoptère chercher des secours auprès du général Massu qui occupait l’Allemagne conformément aux accords d’armistice de la Seconde Guerre Mondiale.

(34) A la RATP par exemple pour faire cesser la grève, on dit à chaque dépôt qu’il était le seul à ne pas avoir repris le travail… et comme à l’époque il n’y avait ni téléphone portable, ni fax, ni CB des radioamateurs et à peine de transistors, on n’eut pas de mal à le faire croire…

(35) L’horreur industrielle. Si le livre de Viviane Forester L’horreur économique (Fayard) a eu du succès et dont le titre circule indépendamment du texte pour nommer ce dans quoi nous baignons, c’est qu’il repose déjà à la base sur l’idée de la dévoration de l’homme par la machine. Nous n’aurons pas nous l’idée de jeter le bébé avec l’eau du bain. Il faut avoir lavé les torchons dans une lessiveuse pour apprécier à sa juste valeur l’autre face de cette horreur : le machinisme assure un certain confort.

(36) Le Programme Commun de Gouvernement signé en 1972 entre le Parti Socialiste et le Parti Communiste donnait corps à leur projet de tenir ensemble les rênes du char de l’Etat et de Changer la vie. Il souleva dans l’après 68 une espérance sans égale. On en vint à rêver revenir sur la scission du Congrès de Tours. Mais il fut rompu dès 1977, avant même la victoire de François Mitterrand en 1981.

(37) En 1981 la victoire des forces de gauche déclencha une liesse sans pareille. Le Programme de Gouvernement dont le thème était La rupture avec le capitalisme fit croire que les idées soixante-huitardes qui se diffusaient dans la société depuis les Evènements allaient trouver leur inscription institutionnelle grâce à cette élection. Mais il n’en fut rien et l’élan des Septantes fut confisqué.

(38) Les éléments culturels, ici le mépris systématiques des inférieurs hiérarchiques n’est jamais pris en compte dans les causes de manque de compétitivité de l’économie française. On préfère l’imputer à des salaires prétendument élevés. Comment penser que des salariés maltraités auraient à cœur la défense de la production ?

(39) Les critères de Maastricht, outre le fait de n’être que quantitatifs ont la particularité d’arriver à des résultats différents selon le mode de comptabilisation employée qu’on a certainement pris le plus grand soin à uniformiser dans les moindres détails. Le roi est-il nu ?

(40) La dissociation de l’image et du son est une vieille histoire qui date au bas mot de Hiroshima mon amour, dix ans avant 68. Durant les évènements de Mai, l’image et le son furent également séparés. La radio joua un rôle considérable dans la diffusion du mouvement. Quant aux images, les affiches fabriquées par les étudiants des Beaux Arts et placardées dans toute la ville, elles crevaient l’écran ! La Télévision ne saturait pas l’imaginaire comme aujourd’hui. Le mouvement fleurit dans le même élan du fond et de la forme, du message et du style. Non seulement Mai 68 fut un mouvement libertaire, mais il fut peut être avant tout artistique. C’est peu dire que l’Art était alors dans la rue. L’ART ETAIT LA RUE, et c’est cette grâce qui illumine encore aujourd’hui ceux qui l’ont vécu. Michel Leiris y reconnut la postérité du surréalisme.

(41) Les montages financiers ont comme objectifs de brouiller les pistes et d’empêcher qu’on mette à jour les fonctionnements réels. Ceci non seulement pour égarer la Justice mais pour empêcher toute récupération de l’argent. Si l’expression blanchiment d’argent sale a fait fortune, c’est que ce nettoyage par le vide correspond à un profond besoin : Le révisionnisme. La révision de la matrice signifiant à l’origine le constat qu’après l’accouchement, elle est bien vide, c'est-à-dire que tous les liens sont coupés…

(42) A la mi-juillet 1942, la police parisienne arrêta plusieurs milliers de Juifs parisiens vieillards, malades et nourrissons compris pour les interner au Vélodrome d’Hiver aujourd’hui détruit. Le transport eut lieu grâce aux autobus de la RATP. Un seul machiniste refusa d’exécuter le travail. Il ne fut d’ailleurs pas sanctionné. Il est un peu abusif dans cet évènement de ne mettre en cause que les Allemands.

(43) L’humour noir de l’Histoire est que le Programme Socialiste de 1972 dénommé Changer la vie a bel et bien été réalisé mais pas tout à fait dans le sens escompté. La vie a bel et bien changé au profit d’un ultralibéralisme féroce…

(44) Etre propre peut s’entendre non seulement comme ne pas être souillé(e) par un prédateur qui se soulage sans vergogne sur sa proie, pour la faire sienne et l’avilir mais être en propre, ce qui signifie être pour soi même, échapper à l’aliénation et vivre pour son compte comme une citoyenne autonome et non dans la perpétuelle tutelle imposée aux femmes dans la réalité, aujourd’hui encore.

(45) Ceux dont les berceaux ont reposé sur les cendres des camps de concentration de la Deuxième Guerre Mondiale sont étonnés de voir non seulement ressurgir ce terme mais de le voir employé sans que personne apparemment ne s’en offusque ! Qu’il fut employé par les nazis pour s’autoproclamer d’une race supérieure leur donnant droit d’exterminer les autres devrait définitivement disqualifier le terme. Du point de vue du sens, ce qui pose problème, c’est l’emploi de ce vocable sans qualificatif. Si on peut parler d’une élite artistique ou d’une élite républicaine, l’emploi de ce mot tout seul fait froid dans le dos et révèle à lui seul, la conception du monde de ceux qui l’emploient.

(46) On peut s’étonner que personne ne se soit non plus dressé contre l’appellation de petites gens qu’employait entre autres François Mitterrand. Elle exclut ipso facto l’idée du politique comme celle de la citoyenneté et transforme la démocratie en mascarade audiovisuelle modèle Audimat. Au-delà de cette première idée, on peut craindre que les petites gens n’aient besoin que d’une petite place…. Et pour finir qu’ils puissent se contenter de plus de place du tout… Voir qu’on les force à s’en contenter…

(47) Le mouvement de 1995 qui fut dur et douloureux pour ceux qui l’ont fait, perdant leur salaire ou qui ont supporté sans se plaindre la suppression des transports dans le froid et certains jours dans la neige de Décembre, a vu fleurir à côté de lui une série d’experts ou de soutiens bienveillants qui là aussi lui confisquèrent la parole. L’élite sans doute qui prétendait représenter les petites gens. Malheureusement cette offre de service n’allait pas jusqu’à prendre le risque de son propre licenciement ou au moins d’un coup d’arrêt à sa carrière, en tous cas il ne fut jamais question chez eux de se mettre en grève surtout en grève illimitée. Il est vrai que ce type d’action est couteuse non seulement financièrement mais psychologiquement. Il faut l’avoir fait pour le savoir. Il faut quelque part avoir déjà rompu avec soi même. C’est une sorte de suicide dont on espère in extremis qu’il sauvera.

(48) La libération sexuelle entreprise par le mouvement de 68 n’a pas pour les femmes, porté les fruits escomptés. Faute d’accepter que leurs compagnes accèdent à une réelle égalité, les hommes soixante-huitards ont ouvert la brèche - quand ce ne sont pas eux même qui y ont directement contribué par leurs comportements - à la transformation d’une espérance libertaire exprimée par le film de Jean Louis Comoli La Cecilia (1975) en une bauge qui par l’intermédiaire de la Télévision a instauré la logique du bordel jusque dans les foyers. Tout respect de la femme et de la mère a été abandonné. La polygamie, la répudiation et le voile islamique se sont insidieusement imposés. Il n’y a pas eu de libération des femmes, mais libéralisation au sens ultralibéral de déréglementation de l’usage et ce sont les femmes qui paient aujourd’hui le prix de ce dérèglement.

(49) Cette expression argotique signifie : qui donne son avis sur tous les sujets, ne laisse rien passer et ne se laisse pas intimidé. Le tout pas toujours en termes choisis. Mais l’argot est la langue du corps. C’est sans doute pour cela qu’il est interdit.

(50) ON-EN-UN. Ce concept sert à penser la fusion réputée impensable en joignant dans la même notion une (in)certaine identité collective, la nostalgie de la matrice maternelle et l’aspiration à restaurer l’unité primordiale, déchirée par la première partition, la parturition.

(51) EN et HORS structurent la pensée binaire. EN est du côté de la fusion avec la mère ou tout au moins de sa mémoire et ne doit pas être confondu avec dans. Ainsi si le sucre peut être dans la tasse avant qu’on verse le café, une fois l’opération achevée, le sucre est en le café. De son côté HORS organise la logonomie en projetant la mémoire de la mère sur un être-lieu pour s’en défausser et s’instituer sujet individué, tout en assurant son emprise sur l’autre qui est alors interdit d’être pour son compte. Ce système est à la base de notre pensée binaire occidentale et s’appelle la logarchie.

(52) Elles mettent en scène- outre les femmes dévêtues - des corps difformes, monstrueux, fragmentés, chimériques qui donnent à penser qu’il n’y aurait plus de normes humaines et qu’on pourrait faire avec les humains ce qu’on fait déjà avec les plantes…

(53) De même qu’il y a la conception des idées dans la pensée issue du logos séparé de la mémoire de la mère, de même il y a l’enception des figures (icônes, idoles, idélonnes) dans une pensée corps capable de penser en même temps l’enfant et le lien qui le relie à sa mère. Dans cette perspective, la notion d’enfant n’est pas à limiter au sens biologique mais peut s’appliquer à n’importe quel produit dans lequel perdure la trace du passage dans la matrice qui l’a constitué.

(54) La chaïque est à la logique ce que le chaos est au logos. Non pas le vide, mais l’organisation naturelle où chacun lutte pour son propre compte sans que le logos vienne instaurer un ordre au bénéfice exclusif du logarque.

 

NB Les notes 50/ 51/53 et 54 sont développées dans le dictionnaire philosophique La pensée corps publié par l’auteure de ce compte-rendu, aux Editions des Femmes en 1989.

 

 

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Mise à jour : mai 2014