LA FOLLE BAISURE

Jeanne Hyvrard

 

Livret d’Opéra tiré en 1993 par elle-même de son œuvre initiale « La Baisure » publiée en 1985 Aux Editions des Femmes

 

 

La scène se passe au 12e et au 20e siècles.

Les personnages féminins sont : La Légende, La Déesse de L’Architecture, La Déesse de La Cérémonie, La Déesse de La Grammaire, Aliénor et Le Chœur.

Les personnages masculins sont : Guillaume, Louis, Henri, Les Souffles (leurs doubles joués par les mêmes acteurs), Le Passeur.

Une variante consiste à faire exécuter les chansons folkloriques par un groupe mixte d’enfants et éventuellement dans diverses langues étrangères.

 

 

 

ACTE I : LA JEUNESSE

 

Scène 011 : La Légende

 

La Légende

A la septième saison le corps se révolta

Il fallait que le malheur eu une fin

A cause de l’espérance

Alors commença le chagrin

L’attente

La contemplation du désastre

La folie avait servi à retarder ce moment là

A la septième saison le temps était venu

Le corps décida de survivre

Quel qu’en soit le prix

Le prix en était l’oubli

Le corps décida l’oubli

Ce fut la fin du deuil

Le voile se déchira

La réalité apparut

Il avait fallu tout ce temps pour accepter de vivre

Le temps pour le ciel d’être vanné

Le temps pour le chemin de s’empierrer

Le temps pour les corbeaux de s’enfanter

Une gestation mortelle

Une genèse d’horreur

Une épouvantable grossesse

Dans le creuset de la mémoire

Le ventre de la terre étouffait

La chair du désespoir se fabriquait

La matrice des mots se façonnait

A la septième saison le corps proclama la fin du deuil

Il avait duré tant de mille ans

Les portes de fer s’ouvraient sur des déserts

Les femmes avaient tardé jusqu’aux limites du possible

Il était plus que temps

Leur folie avait servi à retarder ce moment là

Il fallait pouvoir supporter la fin du malheur

Il fallait accepter d’être deux

Et n’en pas mourir

Il fallait devenir

Il fallait accepter la libération

La perte des eaux

L’accouchement

La délivrance

Elle durait depuis le commencement des temps

Petits déjà ils occupaient tout le chemin

Elles marchaient au bas-côté

S’excusant d’être

Elles marchaient sur le talus

Coupables d’être

Elles marchaient dans le fossé

S’accusant d’être

Petits déjà ils occupaient tout le chemin

Ils leur jetaient des pierres cachés en embuscade

Ils leur laissaient la dînette

Pour les faire cuisinières

Ils leur laissaient les écheveaux

Pour les faire ravaudeuses

Ils leur laissaient les poupées

Pour les faire marionnettes

Petits déjà ils étaient généreux

Elles pouvaient marcher à côté d’eux

Au bas-côté

Sur le talus

Dans le fossé

Petits déjà ils ne voulaient pas qu’elles vivent

Leurs ombres les menaçaient par quel étrange aveuglement

Ils voulaient le chemin pour eux seuls

Ils l’ont eu

Et le monde est dans la peine depuis

Terriblement

 

Scène 012 : La Légende, La Déesse de La Grammaire, Le Passeur, Les Souffles.

 

La Légende

Arlette

La belle Arlette au bord de l’eau

Arlette foulant le linge

Arlette au lavoir de la nuit

Arlette parlant aux grenouilles

Aux crapauds

Aux algues

Aux lichens

Aux pierres

Aux végétaux

Arlette

La fille du tanneur de Falaise

Arlette l’amie des chemins

Des chemises

Du linge

Des draps

Des trousseaux brodés et reprisés

Il en a fallu du temps

Pour que le monde se fasse

Et que la vie se vive

O les seigneurs et les malfrats

O les brigands et les palefrois

Passent passent dans le tamis de l’Histoire

Les corps vivants

Et les corps morts

Les chairs en larmes

Et les promesses en sang

Arlette

La belle Arlette au bord de l’eau

Arlette foulant le linge

Arlette au lavoir de la nuit

 

Les Souffles

Robert de Normandie revient de la chasse

Robert de Normandie est encore à la chasse

Robert de Normandie ne rêve que de la chasse

Il la guette tous les jours au lavoir

Il la mande à son père

Elle vient en apparat

Elle vient en pleine lumière dans le château

 

La Déesse de La Grammaire (Chanson folklorique)

J’ai descendu dans mon jardin (bis)

Pour y cueillir du romarin

 

Les Souffles reprennent le refrain

Gentil coqu’licot Mesdames

Gentil coqu’licot nouveau

 

La Déesse de La Grammaire enchaîne le couplet suivant

Pour y cueillir du romarin (bis)

J’n’en avais pas cueilli trois brins

 

Les Souffles (Refrain)

Gentil coqu’licot Mesdames

Gentil coqu’licot nouveau

 

La Déesse de la Grammaire (Couplet)

J’n’en avais pas cueilli trois brins (bis)

Qu’un rossignol vint sur ma main

 

Les Souffles (Refrain)

Gentil coqu’licot Mesdames

Gentil coqu’licot nouveau

 

La Déesse de La Grammaire (Couplet)

Qu’un rossignol vint sur ma main (bis)

Il me dit trois mots en latin

 

Les Souffles (Refrain)

Gentil coqu’licot Mesdames

Gentil coqu’licot nouveau

 

La Déesse de La Grammaire (Couplet)

Il me dit trois mots en latin (bis)

Que les hommes ils ne valent rien

 

Les Souffles (Refrain)

Gentil coqu’licot Mesdames

Gentil coqu’licot nouveau

 

La Déesse de La Grammaire (Couplet)

Que les hommes ils ne valent rien (bis)

Et les garçons encore moins bien

 

Les Souffles (Refrain)

Gentil coqu’licot Mesdames

Gentil coqu’licot nouveau

 

La Légende

Il la mande à son père

Elle vient en apparat

Elle vient en pleine lumière dans le château de Robert

Robert le magnifique

Robert le Diable

 

Le Passeur

Il ne l’épouse pas

Il ne le peut pas

La puissance n’épouse pas la mémoire

 

La Légende

Et quand vint le temps que nature requiert

Arlette a un fils nommé Guillaume

 

Le Passeur

La puissance n’épouse pas la mémoire

Ils enfantent l’héritier de l’oubli

Noble et roturier

Guillaume le bâtard

 

Scène 013 : La Légende, La Déesse de La Grammaire, Le Chœur.

 

La Légende

Petit déjà il était conquérant

Elle survécut quand même

Objet de son mécontentement

Objet de sa destruction

Objet de son désir

Il s’amusait de sa souffrance à elle

Il lui écrasait les tempes

Il lui broyait les doigts

Il lui tordait le corps

Il devint un vrai homme

Enfermée chez son père

Elle rêvait de lui

Elle ne voulait pas d’un bâtard

Mais elle voulait d’un maître

Elle marchait au bas-côté

Sur le talus

Dans le fossé

Elle marchait haut et bas

Pierre et chemin

Chant et joie

Elle survécut quand même

Dans l’attente de l’époux fabuleux

Brodant linge et chemises

Elle apprit à trahir pour qu’elle lui obéisse

Elle le crut

Elle haïssait sa mère

Elle haïssait ses sœurs

Elle haïssait toutes les femmes

Elle-même surtout

Elle rêvait qu’un jour il l’emmènerait

Guillaume le bâtard hérite de son père

Guillaume le bâtard devient duc de Normandie

Mathilde de Flandres ne veut pas du bâtard

Mathilde de Flandres ne veut pas du duché de Normandie

Mathilde la fière

Guillaume le bâtard

Cousin et cousine

Frère et sœur

Pareil et même

Consanguins

L’inceste de la force et du consentement

L’inceste du chant de la folie

L’inceste de la splendeur de l’impossible

Fou de rage il l’empoigne par les nattes

Fou de rage il la traîne dans la chambre

Fou de rage il la bat

Elle cède subjuguée

Elle cède au bâtard

Elle cède depuis mémoire de mère dans l’écrasement

Elle épouse le fier seigneur qui la roue de coups

Mathilde de Flandres dans le consentement millénaire

 

Le Chœur

De Pâques à la Toussaint

Un exemple

Une mémoire

Un souvenir

 

La Déesse de La Grammaire

Une femme très loin dans un souvenir de petite fille

Gémissant

Sanglotant

Vomissant

Une femme pleurant dans les souvenirs

Une femme

Une petite fille

Un homme l’insultant

L’écrasant

La battant pour la faire taire

L’ombre d’une petite fille résistant

Un exemple

Une mémoire

Un souvenir

Enfui

En fuite

Une mémoire de lutte oubliée

Transmise quand même

Un homme et une femme

Un homme battant une femme

Une femme continuant à dire

Sous l’insulte

Sous les cris

Sous les coups

Une femme

Une mémoire

Un commencement

 

Le Chœur

De Pâques à la Toussaint

La mémoire du refus de plier

Les pleurs

Les hoquets

Les hurlements

Les bleus

Les bosses

La résistance

La force

 

La Légende

Mathilde a perdu la mémoire

Car elle a épousé la puissance

Mathilde a cédé à la force

Elle est duchesse de Normandie

 

Le Chœur

L’angoisse des femmes en crainte d’être battues

 

La Légende

Une femme sur le gravier

Hurlant

Refusant de plier

Suppliante

La mémoire du refus

La mémoire du consentement

L’ouverture

L’embrasement

L’embrasure

 

Scène 021 : La Légende.

 

La Légende

Aénor de Chatellerault enfante une fille de Guillaume

Comte de Poitiers

Duc d’Aquitaine

Aénor de Chatellerault enfante une fille

Une autre Aénor

Aliénor

Dans le château au milieu des vignes

Des vergers

Des maisons blanches

Le château de l’Ombrière

Au milieu des ormes

Des prairies

La douceur de la rotonde de marbre rose

Aliénor à la cour de son père

Au milieu des cithares

Des poèmes

Des mots d’amour

Aliénor dans le bonheur

Son père meurt laissant sa fille au roi de France

Pour son fils

Il la donne au roi de France

Son suzerain

Son vassal par l’esprit

 

Scène 022 : Le Passeur, Aliénor.

(La scène se passe à Bordeaux en 1137. Aliénor a 15 ans)

 

Le Passeur

Belle dame

Gente dame qui avez tout

La jeunesse

A peine encore

En sa fleur

Quinze ans à peine

La beauté

Comme la rose au matin

Comme l’eau à la source

Comme le rêve au chemin

L’intelligence

Celle des tortues à regagner la mer

Celle des abeilles à retrouver la ruche

Celle du milan à orienter le ciel

L’esprit

La volonté

Le souffle

L’art des mots bien tournés

L’Aquitaine surtout

Et bientôt la splendeur

Car vous serez en majesté

Femme du fils de mon roi

Le beau seigneur

Le bon

Le gros

Louis de France

Qui se meurt

Et accepte le testament

De votre père Guillaume

Comte de Poitiers

Duc d’Aquitaine

Qui vous donne

Vous

Vos mots et l’Aquitaine

Pour son fils

Mon prince

Mon jeune maitre qui me suit

Avec cinq cents chevaliers

A travers bois

A travers champs

A travers haies

A travers mares

A travers sentes

A travers ponts

A travers gués

A travers tout ce que les royaumes

Les duchés

Les comtés

Les baronnies

Les manses

Les tenures

Les jardins

Terres de vassaux

Fidèles ou félons

Abritent et conservent

Pour les transmettre

D’avoir été par leurs prédécesseurs

Transmis

De fiefs en dons

De rêves en dotations

De naissances en royautés

Ils viennent vous chercher

Pour être la reine de France

Tous de beaux vêtements habillés

Négligeant les daims

Les cerfs les biches

Les lièvres les hases les lapereaux

Les faisans aux plumes dorés

Les coqs de bruyère rouges et hardis

Les pintades

Les grues cendrées et huppées

Les cigognes qui vont et viennent

Au fil des saisons

Toujours du bon côté du monde

O la chaleur migratrice

Ils viennent vous chercher

Pour vous faire Reine de France

Vous l’épouserez en cathédrale

A Bordeaux

Dans les cierges lumineux et fumants

Les tapis tissés et brodés

Les ostensoirs à vénérer

Les chasses amères et chargées

Les ciboires d’argent ciselés

Les patères

Les ostensoirs

Les mitres raides et pliables

Les colonnes romanes à volonté

Les cloches à la volée

Les oriflammes bleues

Un matin de Dimanche

Vous serez dans votre robe rouge

La rouge mariée

L’épouse sanctifiée de l’héritier

Et de vous naîtront des lignées

Traversant les temps

Les montagnes

Et les vallées

Des Henri

Des Georges

Des Louis

Des Charles

Des François

Et tout ce qu’il faut

Pour gouverner les Provinces

Les Etats

Des Etats enfin réunis

Des Etats fédérés

Des plaines de l’Est

Au rivage du continent

Vous épouserez le dauphin

Votre père vous a légué au roi de France

Son vassal par l’esprit

Son suzerain par la lige

Le lignage

Le lien

Le religieux

Le lieu du sacre

Le sacrement

 

Scène 023 : Aliénor et Louis.

(La scène se passe en 1146 à Paris)

 

Louis

Cachez vos belles épaules Madame

Elles me tourmentent

Et d’autres aussi sans doute

La cour n’a d’yeux que pour vous

Dénudée

Vous êtes dénuée

De toute modestie

Madame

Vos robes décolletées

Vos corsages à échancrures

Vos couleurs vives

Vos rubans

Vos coiffures

Vos écharpes

Vos anneaux

Vos bijoux

Et vos rires

Tout pleins de vin doux

Choquent

Choquent aussi vos dépenses dispendieuses

Vos fruits confits

Votre gingembre

Vos troubadours

Et tous ces hommes qui avec vous

Chantent les ritournelles

Les montreurs d’ours

Les jongleurs

Les cracheurs de feu

Les équilibristes

Les théâtreux

Les diseuses de bonne aventure

Et tous ces êtres contorsionnés

Que vous invitez sans cesse à nos tables

Pour qu’ils y fassent miroiter

Mille fariboles

Fables et farandoles

Propices à enflammer l’esprit

Et le corps

Je hais Madame cette folle sarabande

De ceux que vous nommez vos amis

Et que vous avez fait venir de chez vous

Renvoyez-les

Que nous soyons chez nous

Les créatures du Diable

Doivent retourner au Diable

 

Aliénor

Vous êtes Louis d’une tristesse à mourir

Tout de cierges et d’encens confit

Vous n’aimez la musique qu’à peine

La dévotion

Les pénitences

Les jeûnes

Et les mortifications

Croyez vous que Dieu nous a donné un corps

Pour le si mal traiter

Vous n’aimez que la guerre l’église et le remords

Et Suger l’abbé de Saint Denis

L’ami de votre père

Votre confident

Votre confesseur

Votre mentor

Votre régisseur

Votre régent

Votre comme dirais-je

Me semble-t-il

Que certaines fois

C’est à moi que vous le préférez

A moi

Votre épouse

En la divinité

 

Louis

Suger est de bon conseil

Sa vie consacrée

Est plus sacrée que la notre

Le service du divin

Est plus divin

Que le mariage lui-même

 

Aliénor

Mais les épousailles aussi

Sont bénies

Le mariage aussi

Est sacrement

Et l’épouse est à l’époux

Ce que l’Eglise est au Christ

 

Louis

Bien justement

Je vous aime

Mon aimée

Mon amour

Ma toute belle

Je vous ai aimée

Dès le premier instant où je vous vis

Rayonnante à Bordeaux

Je brûle pour vous

Dans tous les déchirements

De ma chair concupiscente

Promise à l’enfer

Mais j’aime aussi Suger

Le messager divin

Celui qui conseille

Console et réconforte

Celui qui contre vous

Me tient dans mon devoir

Et protège mon âme éternelle

Des brandons infernaux

Que je serre dans mes mains

Chaque fois

Qu’elles s’approchent de vos seins

Vous excitez les gens

Vous les menez au malin

Cette beauté subjugante

Est fille de Lucifer

 

Aliénor

Ce n’est pas ce que vous disiez

En m’épousant

 

Louis

Votre beauté m’a aveuglé

Vous devez avec moi

Guider la Chrétienté

Donnez l’exemple

Ne pas laisser une seule âme baptisée

S’égarer

Ni laisser aux Musulmans

La royauté du monde

Comment souffrez-vous un seul instant

Que la dépouille mortelle immortelle

 De Notre Seigneur Jésus Christ

Soit en terre mécréante

La nuit me hante

Malgré mes prières

Je suis dévorée d’insomnies

 

Aliénor

De masturbations aussi

Vous feriez mieux de m’aimez moi

Votre épouse votre reine

 

Louis

Je vous aime mon épouse et ma reine

Ma majesté ma sœur ma fille

Ma mère

Mon autre moi-même

Je vous aime

Mais j’ai tué

J’ai brûlé

J’ai pillé

Pendant que vous étiez

Au palais de la Cité

En cloître de Cluny

Aux toits de Sainte Geneviève

Aux croassements des corbeaux

J’ai tué

J’ai pillé

Je n’ai pas violé

Cela je vous le jure

 

Aliénor entonne la chanson folklorique

Qu’est-ce qui passe ici si tard

Compagnons de la Marjolaine

Qu’est ce qui passe ici si tard

Gai gai sur le quai

 

Les Souffles lui répondent

C’est le chevalier du guet

Compagnons de la Marjolaine

C’est le chevalier du guet

Gai gai sur le quai

 

Aliénor reprend

Que viennent-ils chercher ici

Compagnons de la Marjolaine

Que viennent-ils chercher ici

Gai gai sur le quai

 

(Le reste de la chanson se répartit sur la suite de la scène)

 

Les Souffles (Chanson)

Une fille à marier

Compagnons de la Marjolaine

Une fille à marier

Gai gai sur le quai

 

Aliénor (Chanson)

Pas de fille à marier etc…

 

Les Souffles (Chanson)

Alors nous nous sommes trompés etc…

 

Louis

Pendant que vous vous ennuyiez dans la Cité

Manquant à tous vos devoirs

De reine et d’épouse

Est-ce de m’avoir épousé sans amour

Sans espérance

Sans savoir

J’ai guerroyé en Champagne

Brûlé le pays

Brûlé l’église de Vitry

Brûlé tous les sujets de mon ennemi

Mille

Deux mille

Trois mille

Comment savoir

Dans ce grand brasier de haine et d’horreur

Où tout s’est consumé

Je n’ai pas compté

Les hommes

Les femmes

Les enfants

Les hosties

Les ornements

Les saints de bois

Les calices travaillés

Les vitraux colorés

Les pierres sculptées

Tout a brûlé dans un hurlement de damnés

Et au lieu de prier

Me soutenir

Demander pour moi votre époux

Votre maître

Votre seigneur

L’intercession

L’indulgence

La rémission de mon péché

Faire pénitence avec moi

Pour augmenter nos mérites conjugués

Conjugaux

Et donner quelques chances

A mon âme

La notre

D’être sauvegardée

Vous vous amusiez

 

Aliénor

Mais Louis vous n’aimez pas le monde

Pourquoi voulez-vous

M’en retranchez avec vous

Pendant que vous tuiez

Les mains sanglantes

Moi je tuais le temps

Dans le Palais de la Cité

Scrutant le ciel rouge de l’Occident

Et écoutant sur la Seine

Le chant noir des bateliers

 

Reprise de la suite de la chanson folklorique

 

Louis

J’ai traversé la Champagne

Et sur la Marne tranquille

J’ai vu flotter

Poutres et cadavres calcinés

J’ai chevauché l’œil hagard

Entre les trous béants de l’Enfer

Déjà ouvert

Pour m’y précipiter

 

Aliénor

Aimez-moi davantage

De tout votre corps

Aimez mes fruits confits

Mes échancrures

Et mon gingembre

Aimez mon marécage

Mes rubans

Mes joies de vouivres et de tritons

Aimez ce corps insurgé

Vous tuerez moins

Vous aurez moins de remords

Et vivrez mieux

Laissez tomber

Saint Denis et Suger

Patenôtres et rosaires

Cierges et confessions

Cilices et prosternations

Ayez moi au moins en compassion

 

Louis

Je hais vos fêtes et vos brocards

Vos danses et vos tissus dorés

Vos violes et vos tambourins

Vos flûtes et vos poésies

Je ne supporte plus la vie de l’Aquitaine

Que vous imposez en un lieu

Où elle n’a pas à être

Vous êtes la reine de France

Pas celle des vergers

Ni des chemins

Ni des jardins

Encore bien moins des haies

Et des bosquets

 

Aliénor

La puissance de France ne supporte pas le corps de l’Aquitaine

Ses robes vives

Son corps suintant

Son amour de la vie

Vous n’aimez que la dissimulation

Pour avouer dans la jubilation

Vous n’aimez que la guerre et la confession

Les brûlés dans la tourmente

Les brûlés dans le brasier

Les brûlés dans l’église de Vitry

Ces tortures vous apaisent

De ce que vous n’osez pas vivre

 

Louis

Je n’en peux plus de remords

J’ai perdu le sommeil

Je confonds maintenant

Et le jour et la veille

J’ai perdu le temps et le sens

Le Nord et le jour

Et tout ce qui nous sépare des méchants

Mon crime me hante

Il faut faire pénitence

Je veux aller en Terre Sainte

Le Christ sur sa croix m’appelle

Sa dépouille mortelle immortelle

Se plaint

Et me veut auprès d’elle

Pour la protéger des Infidèles

Bernard de Clairvaux appelle à la Croisade

Bernard de Clairvaux appelle devant Vézelay

Bernard de Clairvaux nous appelle 

Crosse d’ivoire

Tête nue

Couronne de cheveux blancs

Il ameute la meute

Des loyaux sujets

Du roi de l’univers

Je suis le roi de cette terre

Je dois montrer l’exemple

Allons avec lui

Et dans la terre d’outre-mer

Je retrouverai la paix

 

Fin de la chanson des Souffles

 

Scène 024 : La Légende.

 

La Légende

Où s’en vont les clercs laissant leurs livres

Où s’en vont les abbés quittant leurs monastères

Où s’en vont les serviteurs abandonnant leurs maîtres

Où s’en vont les charpentiers

Quand leurs fermes sont effondrées

Où s’en vont les bâtisseurs

Quand leurs châteaux sont écroulés

Où s’en va le seigneur à la croisade

Laissant l’épouse à la croisée

La dame mourant de peine

La dame brûlant d’amour

Pour quel troubadour

Quel bateleur

Quel jongleur

Où s’en va le seigneur à la croisade

Laissant sa femme à la croisée

Où s’en vont les bûches quand le soufflet s’est tu

Où s’en vont les fumées quand elles n’ont plus de feu

Où s’en vont les cendres quand elles ne brûlent plus

Où s’en va le château au bout du paysage

Où s’en vont les constructeurs bâtissant sur nécropole

Où s’en vont les constructeurs bâtisseurs de métropole

Où s’en va la ferveur quand le malheur l’étreint

Où s’en va l’enthousiasme quand la richesse l’atteint

Où s’en va le seigneur abandonnant sa dame

Ou s’en va l’amour de sa femme

Vers quel page

Quel jongleur

Quel montreur d’ours

Où s’en va la vaillance quand le malheur vient

 

Scène 025 : Le Passeur et Le Chœur.

 

Le Passeur

Ils partent à la croisade en 1147

Aliénor et Louis devant Vézelay

Il part

Elle le suit

Elle l’entraîne

Les chariots

Les bagages

Les malles

Les costumes

Les femmes de chambre

Les hommes en armes

Metz

Worms

Ratisbonne

 

Le Chœur

Et le soir au campement

L’étrange va et vient des ombres enamourées

 

Le Passeur

Les pèlerins

Les jongleurs

Les troubadours

Aliénor et Louis

A travers l’Europe en barbarie

Les champs de seigle

Les chardons

Les étangs et les corbeaux

Aliénor et Louis vers Jérusalem

Violes et ménestrels

Lais et baladins

Les bohémiens lynx et singes

Et les chevaux aussi

Belgrade

Andrinople

Byzance

Jets d’eau et mosaïques

Anes et couffins

Marchands et paysans

O la douceur de la Corne d’or

Les bracelets de pierreries

Les aiguières et les moucharabiehs

Byzance et sa splendeur

Byzance et sa richesse

Byzance ses tours et ses coupoles

 

Le Chœur

Quel regret d’un bonheur perdu

Quel regret d’un bonheur peut-être encore possible

Quel regret d’une vie qui ne veut pas mourir

 

Le Passeur

Aliénor ne peut renoncer à la splendeur

Aliénor ne peut vivre entre guerre et confession

Aliénor n’en peut plus du roi de France

Aliénor et Louis en désaccord

Sur le corps

Sur la vie

Sur la guerre

Sur l’amour

Sur tout ce qui fait la vie et la mort

Aliénor et Louis

Corps à part

Chambre à part

Vie à part

Les palais

Les jardins

Les terrasses

Et les bords de l’Oronte

 

Le Chœur

Je vous salue Marie

Pleine de grâce

Le Seigneur est avec vous

Vous êtes bénie entre toutes les femmes

Et Jésus le fruit de vos entrailles

Est béni

Sainte Marie Mère de Dieu

Priez pour nous

Pauvres pêcheurs

Maintenant et à l’heure de notre mort

Ainsi soit-il

 

Scène 031 : La Légende, La Déesse de L’Architecture, Le Passeur et Le Chœur.

 

La Déesse de L’Architecture

Sainte Foy de Conques

Sainte Foy de Conques a éternellement douze ans

Sainte Foy de Conques la statue vierge et martyre

Sainte Foy l’architecture sur le grill du brasier

Sainte Foy témoigne de la foi

A ceux qui me vénère

L’éternité sera donnée

Car ceux qui me connaissent

En la forme seront éternellement

Avec moi et contre moi

Dans le passage

L’embrasement

L’embrasure

 

Le Chœur

Sainte Françoise

Sainte Thérèse

Sainte Cécile patronne des musiciennes

Sainte Véronique patronne des peinteresses

Sainte Agnès patronne de toutes nos innocences

Sainte Kurna patronne des Félidés

Vous toutes saintes vierges et martyres

Intercédez pour nous

Délivrez-nous Seigneur

De tout le mal délivrez-nous

De tout péché et toute colère

D’une mort subite et imprévue

Les pièges du démon

De la haine et des intentions mauvaises

De l’esprit de fornication

De la foudre et de la tempête

Du fléau des tremblements de terre

De la peste de la famine et de la guerre

De la pollution du sida

Et de l’apocalypse nucléaire

Par le mystère de votre sainte incarnation

 

La Déesse de L’Architecture

Le refus de plier

La femme sur le gravier

La petite fille en majesté

La mémoire de la nécessité de plier

A peine de mort

La duchesse subjuguée

Une femme en larmes dans la mémoire

Courant vers le pont

Vers tous les ponts du monde

Suppliante

Rattrapée

Une petite fille brûlée

Une femme sur le gravier

La duchesse battue épousée

 

Le Chœur

Sainte Rita qui voyez la misère

Faites que le monde soit moins malheureux

 

La Déesse de L’Architecture

Mathilde en majesté brodant l’histoire du Conquérant

La femme sur le gravier transmettant l’écrasement

Le témoignage

La mort par refus de plier

L’idole vêtue d’or

La statue du consentement

Sainte Foy de Conques à la première saison

Un printemps d’enfance

Les rues hautes au dessous du vallon

Les rues basses au dessus de la montagne

Les rues tortueuses à travers les rivières

Les maisons tranquilles au milieu du ravin

Les maisons ocres et roses

Les maisons poutres et bois

Pigeonniers

Toits d’ardoise

Encorbellements

Chemins

Terrasses

Un village tout entier dans le creux du ravin

Sainte Foy de Conques à la première saison

Un automne d’enfance

Un univers de petite fille confiante

L’abbaye aux grandes tours

Attente et certitude

Calcaire jaune

Schiste gris

Clocher octogonal pour qu’elle apprenne à compter

Sainte Foy de Conques

Attente et certitude

Angoisse aussi

Une ruine de petite fille

Une église en larmes

Faute d’avoir été entretenue

Réparée

Aimée

Fêtée

Une église en ruines

Un monument historique

L’acharnement d’un homme pour qu’elle survive

Sainte-Foy de Conques reconnue par l’Homme de Lettres

Sainte-Foy de Conques monument historique

Sainte-Foy de Conques classée soutien d’espérance

Sanctuaire et abbatiale

Dans le creux du vallon

Au-dessus du ravin

La petite fille étroite entre deux précipices

Narthex et voûtes basses

Cintres et arceaux

Nef et colonnes

Chœur et grilles

Travées et arcades

Les bancs de pierres au début du voyage

Les bancs de pierres à la fin du voyage

Les orgues d’une paix qui ne dit pas son nom

Sainte-Foy de Conques

La petite convertie

Combattante de l’absolu

Statue dans le Trésor

Sainte-Foy en majesté

D’avoir témoigné au-delà de toute mesure

Sainte Foy de Conques

Martyre d’or et de pierreries

Statue vivante de perfection

Pansements de métal

Trône de souffrance

Chaussures d’infirmité

Gants de paralysie

Sainte Foy de Conques dans son trésor

De sclérose

D’immobilité

De mort brillante

Elle a dans les mains de petits vases

Pour tenir les fleurs disparues

Sainte Foy de Conques en majesté

Reine d’enfance et de pureté

Souveraine d’immuable vérité

Ce n’est pas sa tête

Ce n’est pas une tête de femme

Ce n’est pas une tête de petite fille

C’est la tête d’un autre mort

C’est la tête d’une autre statue

C’est la tête d’un empereur romain

 

La Légende

Elle survécut quand même

Il la félicitait

Elle était un vrai garçon manqué

Il gardait pour lui seul le chemin

La mort était dans son ombre

Au bas côté

Sur le fossé

Dans le talus

Attendant l’heure

Elle vint tôt

Dans le ciel mauve

Un soir de Mai

 

Le Chœur

Quel âge a-t-on quand on meurt

 

La Légende

Il la suivit dans la rue

Dans l’immeuble

Dans le couloir

Il la suivit dans l’insoutenable

Il bâillonna son cri

Il enleva son vêtement

Il arracha son corps

 

Le Chœur

Quel âge a-t-on quand on meurt

Quel âge a-t-on quand on est petite fille

Quel âge a-t-on quand on est femme

Quel âge ont les petites filles

 

La Légende

Chaussures d’or

Robe de pierre

Gants de métal

Elle tombait au bas-côté

Il était généreux

Il lui enseigna l’oubli dans le creux du fossé

 

La Déesse de L’Architecture

Tout avait commencé bien avant

Depuis bras des mères

Depuis menaces des mères

Depuis possession des mères

Tout avait commencé bien avant

Depuis peur des pères

Depuis absence des pères

Depuis pouvoir des pères

 

Le Chœur

Tout avait commencé bien avant

Depuis désir de vivre

Dans l’impossibilité de vivre

Dans l’impossible pari de survivre

 

La Déesse de L’Architecture

Elle marchait à sa rencontre

A lui

Au bas côté

Dans le talus

Sur le fossé

Elle marchait à sa rencontre

A lui

Elle le croyait grand et fort

Il marchait au milieu du chemin

Elle croyait qu’il le remplissait tout entier

Elle marchait à sa rencontre

Avec ses fils et ses aiguilles

Son trousseau et ses écheveaux

Avec ses rêves aussi

Elle marchait à sa rencontre à lui

Récitant

Répétant

Tout ce qu’on lui avait enseigné

Des histoires

Des schémas

Des formes

Des thèmes

Des fables

Des mythes

Pour que la grande dévoration

N’ait pas lieu à ciel ouvert

O le cannibalisme de la conquête

La même histoire

Infiniment répétée

Avec l’amour de Mathilde attendant le Conquérant

 

La Légende

Le passage de la comète cette année là

Guillaume et sa suite tout brodé sur son grand destrier

Chaîne contre trame

Ils construisent une flotte

Les vaisseaux à la mer

Les armes et les navires

Les voiles de toutes les couleurs

Hommes et chevaux sur les bateaux de fils

Barques de coton

Rameurs de lin

Guillaume à la rencontre d’Harold

Jaune

Rouge

Vert

Bleu

Les chevaux normands en ordre de bataille

Sur la tapisserie de la Reine

L’Evêque de Bayeux encourage les combattants

Pour que le bâtard devienne enfin le Conquérant

 

Le Chœur

Il était grand de nos cris dans le talus

Il était fort de nos plaintes sur le fossé

Petit déjà il se croyait grand et fort

De nos faiblesses inventées

Plus nous étions désarmées

Plus étaient vaillants

Plus nous étions faibles

Plus ils étaient forts

Plus nous étions tristes

Plus ils étaient bons

 

La Déesse de L’Architecture

La première saison durait depuis le commencement du monde

Depuis grand-mère et mère

Depuis fille et petite fille

Depuis leurs corps dans le fossé

 

Le Passeur

L’amour dévorant

L’amour possessif

Le lien réciproque

 

La Déesse de L’Architecture

Ils marchaient

Le soir mauve

Les rues bleues

Les quais de la ville

Ils marchaient pour échapper

Ils commençaient la fuite

L’un vers l’autre

L’un par l’autre

L’un de l’autre

Ils marchaient dans les rues

Le ciel de Mai

L’errance

La quête du port

La tragédie depuis toujours

 

Le Chœur

Depuis absence des pères

Depuis totalité des mères

Depuis totalité des pères

Depuis absence des mères

 

La Déesse de L’Architecture

La longue errance au milieu du chemin

Au bas-côté

Sur le talus

Dans le fossé

La longue errance dans les soirs mauves

Sainte-Madeleine de Vézelay

A la première saison de l’assèchement

Elle dura si longtemps

Elle durait depuis toujours

Elle durait tant la longue errance

Elle ne savait pas où aller

Il ne savait où aller

 

Le Chœur

Le rendez vous manqué

Car les deux formes ne coïncident pas

 

Le Passeur

La tragédie depuis toujours

Depuis absence des pères

Depuis totalité des mères

Depuis totalité des pères

Depuis absence des mères

 

La Légende

Tant de siècles

Tant d’enfantements

Tant de renouvellements

Pour que tout continue

Le goût de la mort

La fascination de la mort

La totalité

La confusion

La tragédie

Car ils haïssent leurs différences

Et ils les en oublient

Ils ne viennent pas du même lieu

Ils ne vont pas au même endroit

O l’envers et l’endroit

Les deux faces du monde

 

Scène 041 : Guillaume et les Souffles.

(La scène se passe dans une tapisserie)

 

Guillaume

Ma race est venue du Nord

Des steppes et des glaces

Septentrionales

Nous aimons l’aventure et la navigation

Parcourir les rivières

Sur nos bateaux plats

Gueules hilares et monstrueuses

D’animaux marins

Sortis des angoisses

Des nuits sans fin

Et des jours sans déclin

Nous ne craignons pas la guerre

Sur nos bateaux à voile rouge

Avec au flanc nos brillants boucliers

Nous avons peuplé le Jutland

Et les rivages amers de la Baltique

Pillé et envahi les côtes

Des territoires celtiques

Charlemagne lui-même

A dû faire vigilance

Le long de la Frise

Mais ce n’était qu’un début

Il nous fallait encore rentrer chez nous

Pour l’hivernage

Puis nous nous enhardîmes

Maîtrisant les froidures

Installant nos camps d’hiver

Dans l’embouchure des fleuves

Rêvant plus près

De nos conquêtes neuves

Réparant nos bateaux

En construisant de nouveaux

Et reprenant aux beaux jours

Le commerce des fourrures

Des esclaves

De l’huile de baleine et du poisson séché

Des métaux précieux

Et des bijoux

Nous avons contourné Les Asturies

Le Portugal

Les péninsules lointaines

Et les Baléares

Chassé les Arabes de Sicile

Et les Byzantins de Calabre

Nous avons fondés des colonies guerrières

Au bord du lac Lagoda

Eric le Rouge a abordé la terre de glace d’Islande

Le Groenland et ses ras pâturages

Ses rennes et ces chiens de mer

Dévoreurs de bons oisons

Nous avons navigué jusqu’au Vinland

La terre du bout du monde

Celle de la vigne pourtant

Et ce n’était que la moitié du monde

Car du côté du Soleil Levant

Oleg le Sage à Kiev et Novgorod

A borné la terre aux hordes sauvages

Igor a commercé avec l’empire d’Orient

Sviatoslav anéantit les Khazars du Caucase

Pour nouer contact avec les caravanes d’Iran

Iaroslav a contré la Pologne et les Petchénègues

Remontant le Danube jusqu’aux portes de Vienne

O la plaine Hongroise

Ses cavaliers ses mirages son grand lac

Et ses matins bleus

Nous avons déjà une fois envahi l’Angleterre

O ma mère la belle Arlette de Falaise

Celle qui lavait le linge

Cambrant le buste à la fontaine

Agitant ses boucles de longs et noirs cheveux

Et chantant la douce complainte

Mon père m’a donné un étang (bis)

Il n’est pas large comme il est grand

 

Les Souffles (Chanson folklorique Refrain)

Moi j’m f’rais faire un p’tit moulin sur la rivière

Moi j’m f’rais faire un p’tit moulin pour passer l’eau

 

(Les Souffles continuent à chanter pendant le reste de la tirade de Guillaume)

 

Il n’est pas large comme il est grand (bis)

Trois beaux canards s’en vont nageant

 

Trois beaux canards s’en vont nageant (bis)

Le fils du Roi s’en vint chassant

 

(La chanson continue avec le même procédé concernant les phrases suivantes)

 

Avec son beau fusil d’argent

Visa le noir tua le blanc

O fils du Roi tu es méchant

Tu as tué mon canard blanc

Toutes ses plumes s’envolent au vent

Trois dames s’en vont les ramassant

Pour m’en faire des beaux draps blancs

 

Et Robert le Diable

Fils de Richard le Bon

Fils de Richard sans peur

Fils de Guillaume Longue Epée

Fils de Rollon

Si grand qu’il ne trouva jamais

Cheval à sa taille

Et dût aller à pied

Le banni

Le condamné au perpétuel exil

Qui pour avoir enfreint la loi

Dut quitter les siens

La terre Mère

Et en conquérir une autre

A peine de mort

C’est ainsi le destin de tous les transgresseurs

Pour quel raison y aurait-il

A s’en aller au loin

Loin des bras maternels

Loin des bras de la terre maternelle

Si le lien n’en était pas interdit

Il conquit avec les siens une province

Pour la faire sa terre

La terre sienne

Son territoire

Sa nome

Sa couche

Sa nourriture

Sa litière

Remonta la Seine

Investit Mantes et Rouen

Rolleboise

Qui garde encore son nom

Mais ne parvint pas à prendre Paris

Il se replia sur Chartres et Evreux

Et fit la paix

Avec les seigneurs du lieu

Qui lui donnèrent cette province

La Normandie

La terre des hommes du Nord

La notre la mienne

O l’Epte et la Bresle

L’Eure l’Avre et la Dives

Ce royaume ne fut pas simple à garder

Né de mère roturière j’ai bien dû ferrailler

Imposer par les armes l’intelligence et le travail

Ce que la naissance ne m’avait pas accordé

Maté les émeutes les révoltes et les crimes

M’imposer aux barons

Aux vicomtes et prélats

Et errer de châteaux en chaumières

Vers d’autres repaires encore

Pour déjouer les spadassins

Lancés sur mes traces

Mon royaume est aujourd’hui

Le mieux tenu d’Europe

Mes archers sont les meilleurs du monde

Ma cavalerie la plus rapide de l’Orient à l’Occident

Mes régisseurs commandent

Tout un peuple de charpentiers

De voiliers et de ferronniers

Je bats seul la monnaie

Ce que ne fait nul autre souverain

Je contrôle le commerce

Les marchandises et les impôts

La justice est rendue

Et mes féaux à l’Echiquier sont hommes très instruits

C’est par cette force que j’ai conquis l’Angleterre

Le 27 Septembre 1066 en pleine équinoxe

50 000 hommes ont embarqué sur 3000 bâtiments

Dont 696 vaisseaux suivis de bateaux et d’esquifs

De barques mêmes

Le 28 à marée basse nous avons pris pied dans le Sussex

Et débarquant le dernier

J’ai trébuché et suis tombé

Faute en est à mon embonpoint

Faute en est à ma bâtardise

J’ai embrassé la terre en disant

Seigneur par la splendeur de Dieu cette terre

A deux mains je l’ai saisie

Elle est tout à nous tant il y en aura

Et les barons qu’avaient glacés d’effroi

Un si mauvais présage

Rirent alors avec moi

Nous promîmes de construire des abbayes

Des cloîtres des couvents

Des clochers

De doter les filles pauvres

Et de protéger les veuves et les orphelins

Nous l’avons fait

 

Scène 051 : La Légende, La Déesse de La Grammaire, La Déesse de L’Architecture, La Déesse de La Cérémonie, Le Passeur, Le Chœur.

 

Le Chœur

Les années de Pâques et de Toussaint

A travers toutes les villes

Et toutes les saisons

 

La Déesse de L’Architecture

Sainte Madeleine de Vézelay

Sainte Foy de Conques

Sainte Marie de Fontevrault

Sainte Madeleine de Vézelay encore

A cause de la première saison

Sainte Trinité de Caen l’Abbaye aux Dames

Saint Etienne de Caen l’Abbaye aux Hommes

Saint Guilhem le désert au plus profond de la souffrance

Saint Michel au péril de la mer

Sainte Madeleine de Vézelay toujours

A cause de la première saison

Qui ne veut pas mourir

La première saison de l’errance

La première saison de l’assèchement

La première saison de l’espérance

La marche de l’espèce

Les mains tendues des hommes vers les étoiles

Les brumes du matin

Les peupliers

La rivière voilée

La route boueuse

Cailloutée

Empierrée

Le chemin de la colline

La façade

La double porte ouverte au monde

Sainte Madeleine de Vézelay

Sainte Madeleine grande et belle

Sainte Madeleine en haut de la colline

L’errance

La marche

La hantise

 

La Déesse de la Cérémonie

Sainte Madeleine de Vézelay

Girart de Roussillon

Enlève sa fiancée

Il l’enlève au roi

 

Le Chœur

 Ils avaient pourtant promis

Ils promettent

Et ne tiennent pas

 

La Déesse de La Cérémonie

Il l’enlève à Charles le Chauve

Il l’enlève dans les combats

Ils fondent ensemble une abbaye

Sainte Madeleine de Vézelay

Le narthex des pèlerins de la totalité

Un projet de grandes choses

Un projet pour toute la vie

Un projet d’absolu

Girart de Roussillon

Enlève sa fiancée au roi de France

Statues d’amour

Statues d’espérance

Statues de témoignage

Statues mortes de l’impossible

Le temps de l’errance

Le temps de l’immunité

Le temps de l’innocence

Le narthex des pèlerins de la totalité

Le temps où tout germa

Tout ce qui devait pousser

Tout ce qui devait périr

Tout ce qui devait renaître

Le sens de la nécessité

Transmise dans la douleur des mères

Dans l’oppression des pères

Dans la douleur de l’oppression des pères et mères

Depuis sang de femme

Depuis liqueur d’homme

Depuis désir de vivants

La première saison de l’assèchement

 

Le Chœur

Tant d’années à vaincre la souffrance

Tant d’années à ne pas vaincre la souffrance

Tant d’années de Pâques à la Toussaint

A renouer les fils du temps

Jusqu’à rupture de l’espérance

L’errance

Le sens et la nécessité

Un nœud de bonheur

Un nœud de souffrance aussi

 

La Légende

Ils marchaient

D’églises en cathédrales

De lavoirs en châteaux

De retables en musées

La première saison à travers l’assèchement

Ils fuyaient

Elle l’emmenait

Il fuyait

Ils l’emmenaient

De ville en ville

 

Le Passeur

De scène en scène

De tableau en tableau

De livre en opéra

 

La Légende

A la première saison

Ses hurlements

Le désastre

La faillite

Ses hurlements

Sous la dalle

Dans la tombe

Ses hurlements pour cacher la mort

Dérobée au regard des vivants

Une peine complice

Compacte

Complète

Une tristesse que rien ne délivrait

Ni ferveur

Ni caresses

Ni amour

 

Le Chœur

Comment sont les bouches de silence

Comment sont les oreilles du sable

Comment sont les cerveaux des nuages

 

La Légende

Il appelait à l’aide

Mais elle n’entendait pas

Son désespoir lui déchirait la tête

Il regardait ailleurs

Mais entendait quand même

 

Le Chœur

La nuit est longue quand on ne dort pas

 

La Légende

Tant de temps passé à vaincre la souffrance

Tant de temps passé à ne pas vaincre la souffrance

Un appel vibrant

Un nœud d’années

Dans le ventre de ses oreilles

Le hurlement couverture de l’enfermement

 

Le Chœur

De Pâques à la Toussaint

De la Toussaint à Pâques

Des mois d’attente

Des mois de sang

Des mois de gué

Le corps au désespoir

Le corps criant vers lui

Le corps n’en pouvant plus

Des mois

Des années

Tant de temps

Le gué à traverser

Le gué de la Mer Rouge

Le gué de Pâques

 

La Déesse de La Grammaire

Le silence des corps de métal

Des corps d’armure

Des corps de tant d’années

Des corps de maladie

Une maladie

Deux maladies

Deux corps ne pouvant vivre

L’un sans l’autre

Sans s’englober

Sans s’enrober

Sans se fixer

L’identification

La fixation

L’unification

La symbiose

La fusion

 

Le Chœur

L’amour absolu

 

Le Passeur

Le désastre

 

La Déesse de La Grammaire

La mort

La totalité

La confusion

Le silence

La fermeture

Le désespoir

Le commun malheur

L’impossibilité de vivre

La contemplation de la mort

La parole pour l’ignorer

La parole pour l’assécher

La parole pour la séparer

 

Le Passeur

La genèse de l’histoire

 

La Légende

La course déchirée

Bouleversée

Errante

Cherchant un contrepoids

Un pont à jeter

Une espérance

Dans les rues

Dans les villes

Dans les paysages

Dévorant tout ce qu’il rencontrait

Avidement

Sans parler

Sans voir

Sans percevoir

Pèlerin de la totalité

Il dévorait tout ce qu’il rencontrait

Il ne disait rien

Mais elle savait quand même

Les signaux de détresse des corps en perdition

La nuit contre son corps

Son corps racontant tout ce qu’il taisait

Son membre de métal dans son ventre d’illusions

 

Le Chœur

D’église en cathédrale

De lavoir en château

De retable en musée

Il la trainait

 

La Déesse de l’Architecture

Sainte Madeleine de Vézelay

Sainte Foy de Conques

Sainte Marie de Fontevrault

Sainte Trinité de Caen

Saint Guilhem le désert

Saint Michel au péril de la mer

Il la traînait

Ecrasée de ses silences

Les hurlements des damnés sur les fresques

Les peintures

Les sculptures

Les tentures

Les tapisseries

Les films

Les cassettes

Et les vidéoclips

Tout ce qui aide à ne pas mourir

Tous ces corps condamnés

Tous ceux qui ne vont pas ressusciter

Car ils ont rompu les signes

Jusqu’à si loin

Qu’ils ne peuvent plus aller

Ils ont perdu la route

Coupure capitale

A perdre la tête

A perdre le sens

A perdre la vie

 

La Déesse de La Cérémonie

Il n’y a que le premier mensonge qui coûte

Les autres suivent

Tranquillement

Un par un

Dans la brèche ouverte

Dans le bâillement

Dans l’embrasure

Les mensonges s’entassaient

Blessant la lumière

Fermant la porte

Murant le passage

La perte des signes

Un par un

Dans la brèche ouverte

Dans le bâillement

Dans l’embrasure

Les mensonges s’entassaient

Blessant la lumière

Fermant la porte

Murant le passage

La perte des signes

Un par un

A chaque lâcheté

Commune

De ville en ville

 

La Déesse de L’Architecture

Sainte Madeleine de Vézelay

Sainte Foy de Conques

Sainte Marie de Fontevrault

Sainte Trinité de Caen

Sainte Etienne de Caen

Saint Guilhem le désert

Saint Michel au péril de la mer

De ville en ville

L’errance au désespoir

 

La Légende

La chute commencée depuis longtemps

Depuis la naissance

Depuis la maladie

Depuis la naissance de leurs maladies

La course

La facilité

La fissure

La coupure

La brisure

La baisure

Les mensonges dans les brèches des murs

Plâtrant au plus pressé

Les poutres

Les planches

Les parpaings

Les moellons

Les étais

Il l’emmenait très loin

Il criait allons

Il criait va

Elle allait

Elle avançait

 

Le Chœur

Dans les forêts

Dans les marécages

Dans les bourbiers

 

La Légende

De ville en ville

Un mensonge

Enorme

Opaque

Minéral

L’abandon à leurs cadavres

Les emmenant vers le large

Les corbeaux

Les mouettes

Les cormorans guettant leurs proies

Il l’entraînait

Elle s’appuyait sur lui

Ils glissaient ensemble dans la nuit

Un naufrage muet

L’attente

L’errance

L’épuisement

Son corps au bas-côté

Son corps en assèchement

 

La Déesse de L’Architecture

L’église là-haut

En haut de la colline

Sainte Madeleine de Vézelay

Le narthex des pèlerins de la totalité

Les chapiteaux dans l’entrée

Les chapiteaux dans le passage

Les chapiteaux dans l’embrasure

David dans sa faute

David dans son meurtre

David dans son remords

David malgré sa faute

Ou à cause de sa faute

David engendrant l’ancêtre du vivant

 

Le Chœur

David David David

 

La Déesse de L’Architecture

Samson et son lion

Samson dans la lutte

Samson au désespoir

Samson dans la force

Samson contre la bête qui veut le dévorer

Samson luttant contre le vivant

Samson luttant pour le vivant

 

Le Chœur

Samson Samson Samson

 

La Déesse de L’Architecture

Esaü n’en pouvant plus

Esaü le chasseur en rupture d’héritage

Esaü abandonnant le témoignage

Rébecca entre ses deux fils

 

Le Passeur

Rébecca Rébecca Rébecca

 

La Déesse de L’Architecture

Jacob ne s’appelant pas encore Israël

Jacob rachetant le droit d’aînesse

Jacob contre un plat de lentilles

Jacob héritier

Par force

Par ruse

Par rien d’autre que l’abandon des autres

Jacob héritant du vivant

 

Le Chœur

Jacob Jacob Jacob

 

La Déesse de L’Architecture

Sainte Madeleine de Vézelay

Le narthex

L’église Saint-Jean Baptiste

Pour l’attente

Pour l’interrogation

Pour la marche

L’église Saint-Jean Baptiste

Entre le monde et le monde

La double porte de l’ouverture au monde

Le miracle de l’embrasure

Jean-Baptiste l’ouverture

Jean-Baptiste l’embrasure

Jean-Baptiste le narthex

Jean-Baptiste annonçant le vivant

Jean-Baptiste l’intolérable

Jean-Baptiste baptisant le vivant

 

La déesse de La Cérémonie

La terre durcie

La terre craquelée

La terre desséchée

Quel rite

Quel geste ancien

Quelle espérance de la mémoire

Le rituel

Les libations

L’aspergation

Le versement de l’eau

Pour déclencher la tempête

La mouillure des voûtes

Pour l’écroulement

Le versement de l’eau

Pour mettre à mort la mort

Le silence et l’immobilité

Devant le dernier signe

L’eau

Par les pierres filtrées

Par les carreaux bue

Par les murs absorbée

L’abandon

La sécheresse

La sécheresse de l’abandon

La dernière goutte d’eau sur les carreaux de la cuisine

 

Le Chœur

De la Toussaint à Pâques

Combien de temps pour que se noue le drame

Que se noue le dire

Que se dénoue le drame

Que se dénoue le cri

De la Toussaint à Pâques

Combien de Pâques

Combien de Toussaints

Combien de temps

La course vers lui

Vers l’espérance

Vers la survie

 

Fin du Premier Acte

 

 

 

ACTE II : LA MATURITE

 

Scène 061 : Ballet uniquement féminin sur le thème des travaux ménagers et de l’enfollement.

 

Scène 071 : La Déesse de La Grammaire, La Déesse de L’Architecture, La Déesse de La Cérémonie, Le Chœur.

 

La Déesse de La Cérémonie

Je suis la liberté non la licence

Non le relâchement des mœurs

Cette fausse facile facilité

Qui fait croire aux uns et aux autres

Qu’ils sont libres

Alors qu’ils sont esclaves

De leurs penchants

Leurs tentations

Leurs leurres

Leurs faussetés

Leurs démissions

Leurs trahisons

Leurs relégations

Leurs désertions

Leurs manques

 

La Déesse de La Grammaire

Robert d’Arbrissel marche dans les forêts

Avec les uns et les autres

Avec les tous et les toutes

En quête d’un ailleurs tout autrement

En quête d’un aujourd’hui autrement

En quête d’un ailleurs aujourd’hui

Les uns et les autres

Les uns avec les autres

Aimants

Aimés

Amoureux

Amants

 

Le Chœur

Oh la belle aimance

Amouration

Les amourants

Amourante vénération

Gloire à la cérémonie de l’univers

 

La Déesse de La Cérémonie

Ils seront les docteurs

Les vagabonds

Les illuminés

Ils dormiront ensemble

Les uns avec les autres

Les uns contre les autres

Ils seront les uns aux autres

Ventre et rivière

Souvenir de notre mère la Terre

En un seul lieu

De bouches

De mains

De corps

Ils dormiront ensemble

Jeunes et vieux

Vierges et prostituées

Pauvres et riches

Veuves et incestueuses

Ils seront ensemble

Tous toutes

Hommes et femmes de tous les lieux

Tous les genres

Tous les horizons

En un seul rêve d’amour

Et d’égalité

 

Le Chœur

Nous serons frères et sœurs des grottes

Des huttes

Des cabanes

Des fougères

 

La Déesse de L’Architecture et celle de La Grammaire

Dans la clairière défrichée

Où nous nous établirons

Brillera un feu

Qui illuminera l’époque

Sombre sombre l’horizon

Mais en ce lieu d’amour

La lumière brillera

 

La Déesse de L’Architecture seule

C’est en cette fontaine

La belle fontaine que nous nous établirons

C’est en ce lieu d’eau et de mousse

De ronces et de primevères

De violettes et de hêtres

De charmes et de charmilles

D’érables et de chardons

Cette forêt est en jachère du monde

Nous nous y installerons

Et nous serons en la végétation

Le rêve secret de la terre

L’ermite Robert à la fontaine Robert

Ermite il sera avec tous et contre tous

Ermite serons nous tous ensemble

En la fontaine dans sa clairière

Et quand les branchages ne suffiront plus

Pour faire cabanes et cahutes

Des abris sous le ciel de la Terre

Nous bâtirons

Nous bâtirons sous le ciel

De grandioses demeures de brigands

Des octogones

Des absidioles

Des tablettes

Des lanternons

Des toits d’écailles

Des pyramides de pierres

Et de redoutables cuisines

 

Le Chœur

Où s’en va la fumée de ce gigantesque brasier

Quel fourneau monstrueux

Quelle chaudière de cauchemar

Quel chaudron de sorcière

Pour inventer l’égalité

Fontaine Evrard

Fontaine Robert

La belle et grande belle fontaine

De Fontevrault

Où s’en vont les noms

Quand leurs matrices les quittent

Où s’en vont les noms

Quand les vivants les abandonnent

Où s’en vont les noms

Quand l’Histoire les oublie

Dans quel chaos monstrueux

Que connaissent seules les hirondelles

Dans quel chaos monstrueux

Où se refondent les vieux dictons

 

La Déesse de L’Architecture

Fontevrault la grande et belle

Dans la splendeur des pierres

Fontevrault la grande et belle

Au bord du fleuve

 

Le Chœur

De Pâques à la Toussaint

Des flots d’encre

D’huile

D’aquarelle

De monuments hallucinés

De pierres

De porches

D’ogives

Et de mille projets de vie dessinés

 

La Déesse de L’Architecture

Le linteau de la résistance

Soutenant le tympan de la souffrance

Le linteau de la résistance

Crevant le tympan de la souffrance

Un peuple de pierres

Un peuple de gémissements

Un peuple appelant

Un écho dans les murs

Des sons

Des vides

Des pleins

Des paysages qui flambent

Des arbres tordus

De toutes tailles

De toutes formes

De toutes couleurs

Tant d’arbres le long des chemins

Des rues

Des rivières

Des lacs

Des arbres partout

 

Le Chœur

De la Toussaint à Pâques

Un champ d’amour

Un chant d’amour

Un vide

Un plein

Un mal

Une maladresse

Une détresse

Continue

Pas tout à fait

Juste assez discontinue

Pour n’en pas mourir

 

Les Déesses de La Cérémonie et de L’Architecture

Haler

Haler jusqu’à la rive le paysage qui flambe

Les chantiers

Les immeubles

Les halles

Les forts

Les châteaux

Un monde entier embrasé

 

La Déesse de La Grammaire

De la Toussaint à Pâques

Combien de temps le dévoilement de la voix voilée

Les années de cri

De souffrance

De lutte

De quête

L’impossible absolu

Combien d’années pour que cesse le cri

La voix dévoilée

Le cri devenu barrissement

Le cri de la voix dévoilée

Le cri dévoilé

Le barrissement qu’il ne pouvait accepter

 

Le Chœur

Je t’aime

 

La Déesse de La Cérémonie

Elle l’aime

Mais il a peur

Peur de souffrir

Peur de vivre

Des mois

Des années

Des saisons

De silence et de négation

La solidification

Asséchant toute terre

Et préparant l’embrasement

Les corps n’ayant plus goutte d’eau

Les rivières n’ayant plus de courant

Les plantes n’ayant plus la moindre verdure

La terre entière criant sa souffrance

Son attente

Son désespoir

La terre entière implorant la pluie

Au bout de la route

En haut de la montée

Dans le haut du talus

Au profond du chemin

Au milieu des sanglots

 

Le Chœur

De la Toussaint à Pâques

On ne sait plus combien d’années

De Pâques à la Toussaint

Le brasier

La brûlure

La baisure

L’embrasure

Les mots suspendus dans la rupture de l’espérance

La bouche sombre du hurlement

 

La Déesse de L’Architecture

L’ouverture

La porte du renfermement

La porte latérale de la réalité

La porte de l’humanité

Le consentement au détour

La porte de la survie

La porte de la grandeur

La porte fermée

La porte de la réalité

La porte contournée

Le double tympan de l’homme en majesté

 

Les Déesses de L’Architecture et de La Cérémonie

L’homme torturé

Au dessus du passage

L’homme assassiné

Dans sa trouée d’éternité

L’homme entre deux portes

L’homme abandonné

Sans feu

Sans lieu

Sans visage

 

La Déesse de La Grammaire

La folie ne fut pas soudaine

Elle avait été préparée de longue date

Elle venait du fond des temps

 

Le Chœur

Les héréditaires mensonges

Des souterrains mensonges

Des souverains mensonges

 

La Déesse de La Grammaire

Il était là déshabillé

Nu

Démuni

Il fallait pouvoir regarder la blessure

Et devenir

La folie ne fut pas soudaine

Elle avait été préparée depuis longtemps

Elle avait descendu tous les cercles de l’Enfer

Elle avait monté tous les degrés de l’embrasement

Elle avait remonté tous les encerclements

La folie ne fut pas soudaine

Elle commençait dans les tortures

Que petit il lui faisait subir

Dans les bousculades de la cour

Dans les sifflements du trottoir

Dans les viols de petites filles

Dans le rengorgement de la mère devant son fils

Dans le mépris du père pour sa fille

Dans les coups de Guillaume à Mathilde

Dans l’inégalité native des broderies de la conquise

Dans l’effort d’Aliénor pour aller vers la vie

Dans l’effort d’Aliénor la terrible

 

Scène 081 : Le Passeur, Les Souffles, Le Chœur.

 

Le Passeur

Aliénor et Louis

Vaincus de consanguinité

Quel inceste

Quel échec

Quelle maladie de l’amour de la vie

Aliénor et Louis

Descendants tous les deux de Robert le Pieux

 

Le Chœur

La folie ne fut pas soudaine

Elle éclata

Sur la joie desséchée

L’espérance défoliée

Embrasant toutes les terres dessiquées

Là où il n’en pouvait plus du scandale

Là où elle ne voulait plus

De sa morosité

 

Les Souffles

Il ne veut pas de la grande prostituée royale

De cette échancrure que rien ne peut combler

Ni le gingembre

Ni la guitare

Ni l’amour de la vie

Ni celui de la poésie

Mais seulement le corps de l’homme

Dans sa royale majesté

O l’archer triomphant

Raymond de Poitiers à Antioche

Et Saladin sous sa tente

Le sultan dit-on

Et tous ses cavaliers

 

Le Chœur

Le bonheur

Et tant pis pour la calomnie

Et tant mieux pour la médisance

Guénièvre et Lancelot

Dans la mémoire de tous

Quêtant le Graal

Les amants dans la forêt

O la fuite éperdue

Je me souviens des vergers

Des jardins

Des chemins

Et de tous les baisers divins

 

Le Passeur

Aliénor et Louis

Dans l’amour calciné

Au milieu

Des pierres en gravats

Des rues en impasse

Des villes en mangroves

Des marais en ordures

Des marées en naufrage

Ruines ruines

A tous les pôles de l’horizon

Amour mon bel ami

Où es-tu

Je te cherche

Et ne te trouve plus

 

Les Souffles

Ils reviennent les vaincus

Ils reviennent avec leurs vassaux

Ils reviennent chacun sur son vaisseau

Portés par la même mer

Chacun dans son berceau

Dans sa nef

Dans son bateau

Eperdus du regret

Amour amour

Quand donc reviendras-tu

 

Le Passeur

Le livre est indestructible

Dit l’homme

Et parce qu’il avait prononcé cette phrase

La main de la femme

Qui voulait jeter dans le brasier

La trace écrite

Qu’elle et lui

Un moment s’étaient aimés

Il survécut

Et devint livret

Lèvres

Livration

Libation

Chant

Nuages

Nuées

Anges

Plumes

Et cette voix suave des séraphins

Pour se souvenir qu’avec Elle

En Elle et autour d’Elle

Le monde n’était ni douleur

Ni froid ni vent

Ni détresse

 

Le Chœur et les Souffles

O la Grande Toute

La belle

La diva

La divine

Pour qu’on fasse avec Elle

Un moment

Entre le ciel et la terre

La voile du bateau

Pour être avec

En la voix et le chant

Un moment

Comme le bateau et la mer

 

Les Souffles

Parce qu’il faut que toutes les eaux

Aillent à la mer

Que toutes les pierres

Fassent un jour chapiteaux

Et qu’étendues sur elles

La voûte de la voix

Résonne comme un tambour

 

Le Passeur

Pour qu’on entende

Qu’elle et lui

Lui et l’ange d’Elle

Son sel

Son odeur

Son essence

Son esprit

Son être

S’aimèrent

Dans les siècles et les siècles

Cela est

C’est

C’est ainsi

Ainsi soit-il

Amen

Pour qu’on entende dans les siècles

Et les siècles

Qu’ils se sont aimés

Elle et lui

Lui et elle

Elle et tous les luis

Lui et toutes les elles

Fussent-elles grandes

Ou humbles

Hasard quêté

Destin destiné

Moitié de La Même

Se retrouvant un jour

L’homme ne peut séparer

Ce que Dieu a uni

Est-ce le nom de l’inconscience

Non la non-conscience

Mais au-delà du voile

Ce qui doit rester caché

A peine de mort

A peine que tout flambe

En un grand brasier

 

Le Chœur

Elle et lui

Lui et elle

Tous les luis

Et toutes les elles

Elle et tous ses luis

Lui et toutes ses elles

Elle et lui toujours

Dans toutes les figures de l’amour

Mère mère

Ma mère à travers Toutes

Je me souviens de Toi

Mère mère pourquoi m’as-tu abandonné(e)

 

Scène 082 : La Déesse de La Cérémonie.

 

La Déesse de La Cérémonie

Aliénor n’oublie pas

Les vergers

Les splendeurs

L’Aquitaine et l’amour de la vie

Elle n’en peut plus du roi Louis

Qui n’aime que la guerre et la confession

Louis de France vaincu à la croisade

Louis de France vaincu d’avoir aimé la guerre

Louis de France vaincu de n’avoir pas aimé la vie

Aliénor vaincue de n’avoir pu capituler

Elle demande l’annulation

Elle demande la survie

Elle demande l’avenir

Il se fit sur leur terre une nuit sans matin

Ils étaient dans l’embrasure

Et ne pouvaient résister à l’embrasement

Ils étaient dans le baisement

Et ne voulaient pas de la baisure

Ils étaient dans l’embrasement

Et ne voulaient pas de l’embrasure

Leurs corps en crise se transmettaient

Le refus

La révolte

La lutte

Les corps en crise protégeaient la mémoire

L’espérance d’un temps de liberté

D’un temps d’égalité

D’un temps de vivants

Aliénor retourne en Aquitaine

Elle aime déjà Henri Plantagenêt

Corps trapu

Torse de puissance

Cou de taureau

Henri est aussi gai autant que Louis est triste

Aliénor comtesse de Poitiers

Duchesse d’Aquitaine

Henri comte d’Anjou

Et duc de Normandie

Erreur tactique

Erreur politique

Erreur stratégique

Le roi de France a répudié la moitié de son royaume

Il a perdu ses jardins

Ses vergers

Ses prairies

Henri et Aliénor en harmonie

La puissance épouse l’ambition

Aliénor et Henri en harmonie

Elle épouse la Normandie

Il épouse l’Aquitaine

Ils sont tous consanguins

Aliénor et Louis

Aliénor et Henri

Henri et Louis

Tous cousins

Frères et sœurs

Descendants de l’échec

Descendants du pouvoir

Descendants de Robert le pieux

Aliénor et Henri en harmonie

Aliénor et Henri

Anjou et Aquitaine

Aliénor et Henri

Poitou et Normandie

Le roi Louis en Ile-de-France

Le roi Louis dépité

Le roi Louis vaincu de n’avoir pu résister au scandale

Famille du Diable

Famille du pouvoir

Famille de l’échec

Louis de France dans sa barbarie

Guilhem et Roland contre les Sarrasins

Louis de France dans ses chansons de geste

Henri de Normandie dans sa conquête

Arthur et ses chevaliers

Henri de Normandie chansons d’ailleurs

Et Aliénor deux fois reine

Quêtant le Graal de l’impossible

Aliénor et ses lais d’amour

Bernard de Ventadour et sa dame

Bernard de Ventadour et sa cithare

Bernard de Ventadour et ses troubadours

Henri et Louis dans la puissance

Capétiens et Plantagenêt dans le tourment de l’ambition

Aliénor dans les tourments de ses amours

Aliénor et Henri rois d’Angleterre

Rois de France aussi par Robert le pieux

Aliénor et Henri

Aliénor et Louis

Louis et Henri

Capétiens et Plantagenêt

Possesseurs de la même femme

Bras autour du même corps

Terres autour du même détroit

Chair dans la même échancrure

Quel inceste

Les descendants de Robert veulent réunir tous leurs royaumes

Quelle ambition

Quelle malédiction

 

NB : Si la représentation ne comprend qu’un seul entracte il doit avoir lieu à cet endroit là… De même si au contraire, il en comprend trois.

 

Scène 083 : Aliénor et Henri.

(La scène se passe en Angleterre en 1164. Aliénor a 42 ans et Henri 31)

 

Aliénor

Beau seigneur

Je ne vous vois plus guère

Lourdement chargée

De tous nos beaux enfants

De celle là que j’attends

Je ne sais rien encore

Si ce n’est qu’une fille

Je l’appellerais Jeanne

Parce que Dieu m’a aimée

Et que j’ai survécu au naufrage

J’ai enfanté déjà

De Henri Courmantel le Roi-Jeune votre héritier

De Mathilde la charmante et la douce

Du nom de vos aïeules

De Richard l’irascible

Qui a déjà tous nos défauts

Mon préféré pourtant

D’où cela vient-il

Et de la toute petite Aliénor

Presque un bébé encore

Parce qu’il en faut quand même une

A chaque génération

Pour porter ce doux nom de lien et d’or

Et de Geoffroy du nom de votre père

Celui que j’ai connu à la Croisade

Vous en souvenez vous

 

Henri

Je m’en souviens et bien plus encore

Du jour où avec lui

Je suis venu

En votre capitale

Paris alors

Vous rendre hommage

O ma suzeraine

Au roi suzerain plutôt

Votre époux

Et comme à genoux

Je n’avais d’yeux que pour vous

 

Aliénor

Et moi donc

Pour ce beau jeune homme

De blanc et rouge vêtu

Ce seigneur angevin

Aux cheveux roux

Couronne de flammes et de passion

Et pour ces yeux gris

Pareils à ceux des aigles

Fixant leur proie

Le silence se fit

Sur la Cour

Chacun retenant son souffle

Pour ne pas le mêler à ce souffle-là

 

Henri

Vous étiez ma suzeraine

J’étais votre vassal

Vous étiez mon aînée

Ayant déjà par trois fois enfanté

Vous étiez dans cette cour d’ombre

La soleille

La nuit suivante en fut illuminée

Je ne dormais pas

Rêvant et caressant dans mon corps

Les projets les plus fous

 

Aliénor

Vous aimiez la poésie autant que moi

Cela s’entendait

Dans tout ce que vous disiez

On prétendait que vous parliez

Toutes les langues

De la mer de France

Jusqu’au fleuve du Jourdain

Toute l’instruction qui me manquait

Je pouvais l’avoir de vous

Vous me l’avez donnée

Et j’ai sucé sur votre doigt

Avec le miel des gâteaux

Tout le savoir de l’époque

Les œuvres de nos prédécesseurs

Les écrits des plus grands

L’exploration du monde

L’astronomie

Et les règles de la navigation

Celle que vous teniez de vos antécédents

Ces conquérants venus du Nord

Sur leurs bateaux plats

Et sans vous sans eux

Aurais-je gardé mes terres

Ces possessions qu’ils sont si nombreux

A vouloir posséder

 

Henri

Un roi sans culture

Est un bateau sans pilote

J’ai à votre rivière

Connu la source du monde

Son origine

Et sa finalité

Et combien d’erreurs m’avez-vous évitées

Vous qui en saviez les dédales tortueux

Les rêves humains

Les symboles

Le sens

Les monstres

Et la cérémonie

Et cet obscur entêtement de l’être

A refuser la lumière

Autrement que dans les retrouvailles

Avec celle qu’il a perdue

Sans vous serais-je parvenu

A ordonner l’Angleterre

Cette terre forestière et songeuse

Combien de fois avez-vous mis du baume

Sur mes colères

Empêchant la bile noire

De m’obscurcir à tout jamais

 

Aliénor

Mais vous n’avez plus besoin de moi maintenant

Alourdie et commençant à vieillir

Je ne peux plus vous suivre

Dans vos royales chevauchées

 

Henri

Vous étiez mon aimée

Vous l’êtes restée

Vous êtes ma reine

Ma toute belle

Et jamais aucun corps ne fut tant caressé

Et mon doigt dans votre rivière

Est le sceau de notre invulnérabilité

Je ne sépare pas les forêts profondes

Des pays nôtres

De celle de votre ventre

Dans sa royale profusion

Ces taillis ces fourrés

Tous pleins de faisans et de lapins

Sont tout ce qui nourrit

Et nous relie au monde

Vous êtes ma femme et ma reine

Ma mère ma fille ma poésie

En vous est toute ma joie

Ma rassurance

Et ma sauvegarde

 

Aliénor

Er Rosemonde

Qu’aussi vous allez voir

Rosemonde la plus belle fille du monde

Rosa mundi

La rose éternelle

Du matin jaillissant

 

Henri

Sans les roses que seraient les jardins

Et comme le jardinier errerait triste

Au milieu des allées

Vous reprocherais-je à vous

Vos pages

Vos camériers

Et tous vos beaux écuyers

Vos camériers ou caméristes

Et tous vos beaux écuyers

 

Henri et Aliénor

Chien et chienne

Oiseau oiselle

Lièvre et hase

Bouc et chèvre

Bélier et brebis

Jars et oie

Dindon et dinde

Coq et poule

Loup et louve

Renard et renard

Se préoccupent-ils de mariage

Pour avoir des renardeaux

Et même l’onagre

Cet âne sauvage à la robe fauve

Ne coure-t-il pas comme l’auroch

Le lynx le bison et l’émeu

Où il veut

 

Henri

Je vous aime

Et je ne sépare pas

L’amour de mes domaines

De l’amour de la vie

Quel sens cela aurait-il

De les gouverner pour les stériliser

Vous savez bien

Que nous avons en commun

La haine du Pape

Qui veut imposer au corps

Un ordre qui n’est pas le sien

Et à la vie celui de la mort

L’organisation des domaines

Notre commune passion

Ne se sépare pas du baiser

La transmission bouche à bouche

Corps à corps

De la connaissance

La parole le livre et l’écriture

Les phrases humaines

Sont à l’éternité

Egales aux cris des paons

Dans les arbres perchés

Pas d’administration possible

Sans organisation

Pas d’ordre possible

Sans séparation

 

Aliénor

Vous ne disiez pas cela

Comme fous d’amour et de joie

Nous attendions ensemble le passage

Pour prendre possession des terres

Où nous sommes maintenant

Ces nouvelles dont vous héritiez

La verte Angleterre

De ce côté-ci du chenal

Oh la folle équipée

Pour traverser la mer

La tempête qui n’en finissait pas

Le vent la pluie la neige

Et les vagues

Hautes hautes contre les falaises

Le cognement des eaux sur la craie blanche de la terre

Et la mémoire des genêts

Dont vous aimiez planter votre chapeau

Mon beau plante-genêt

Nos vaisseaux qui ne pouvaient s’élancer

Et comme nous tentions de passer le temps

Visitant un à un tous vos vassaux

Et comme cela n’y suffisait pas

Les villageois heureux de me voir rire avec eux

Un enfant dans les bras

 

Henri

Nous accostâmes enfin dans le désordre

Baisant la nouvelle terre

Qui n’était plus notre étrangère

O les messagers qu’il fallut envoyer

Pour récupérer nos gens tout le long de la côte

 

Aliénor

Beau Seigneur mon bel amour

Je me souviens comme du bonheur absolu

Des deux années de chevauchée

Côte à côte

Dans les lourdes forêts de ce côté-ci de la mer

Avec tout notre équipage

Deux cents personnes

Nos litières nos coffres notre vaisselle

O les corps profonds de tous ces grands arbres

Des chênes des ormes des charmes

Et des hauts châtaigniers

Comme vous aimiez la chasse

Les faucons

Et comme vous étiez fier de votre poing perchoir

Où vos aimés oiseaux

Se posaient

Scrutant les collines

Où nulle proie ne leur échappait

Pour vous la rapporter

Et vous qui ne portiez jamais de gant

Comme là vous en mettiez

Pour n’être point lacéré

Par leurs serres d’acier

Que vous-même aviez aiguisées

 

Henri

Et comme vous alliez avec moi

Ma belle écuyère

Jamais lasse

Mon experte cavalière

Chevauchant vos coursiers

Comme je vous chevauchais

Moi-même

Ma cavale insurgée

 

Aliénor et Henri

Et comme nous aimions nous étreindre

Sur la litière de sable

Au milieu des fougères

Dans la mousse et les bruyères

Comme nous étions l’un et l’autre

Dans l’écurie sauvage

De nos domaines

Le bateau et la mer

 

Henri

Nous avons fait tant sur l’eau et sur la terre

De croisières

D’ermitages en lavoirs

De châteaux en cabanes

Sillonnant criques et rivières

De ce nouveau royaume

Qui nous revenait

Et comme allions partout

Pour faire connaissance

Nous trouvâmes partout le chaos

L’impéritie

L’incurie

La corruption

La concussion

La prévarication

La forfaiture

Les serviteurs se servant eux-mêmes avant les maîtres

Les sénéchaux sans souci de leur charge

Et les féaux trahissant à tout-va

Il fallut faire restituer le tribut prélevé par mes propres soldats

Rétablir la monnaie à sa juste valeur

Nettoyer les pièces frappées de leurs impuretés

Installer les shérifs

Faire tenir les tribunaux à jours fixes

En lieux fixes

Car à quoi ressemble une justice

Qu’on ne peut pas saisir

 

Aliénor

Et le palais de Westminster

Ces ruines inhabitables

Où je n’osai faire accrocher les tapisseries

De peur que les matériaux écroulés

L’eau du toit percé

Et les fientes des corbeaux qui gitaient là

Les abîment d’une souillure irrémédiable

Nous dûmes chercher gîte ailleurs

Dans une maison au bord de la brumeuse Tamise

 

Henri

Comme ils sont vastes et beaux nos domaines

Nos terres aimantes

Nos terres aimées

L’Aquitaine et le Poitou

La Guyenne et la Gascogne

Les belles provinces à vous

Le Périgord

Le Quercy

Le Limousin

La Vendée

Et les rousses collines du Lauragais

Cette splendeur au coucher du soleil

Et la suzeraineté sur le Comte de Toulouse

Dont les possessions s’étendent jusqu’à la mer du Sud

Et les miennes

La Touraine et l’Anjou

La Loire aux yeux tranquilles

Ses bancs de sable en été

Ses aulnes ses saules et ses noisetiers

Calmes calmes

Sur ses rivages les bateliers

Angers Chinon Le Mans où je suis né

Toutes ces places fortes

Fortifiant les passages

Et la Normandie conquise par mes ancêtres

Les Andelys où la Seine se prélasse

Et cette boucle sublime

Où je voudrais bien construire un château

Une forteresse imprenable

Un château gaillard

 

Aliénor et Henri

La cote des amants

Où Raoul porta dans ses bras La Belle Caliste

Pour l’enlever à son père

Qui voulait la garder

Et y tomba mort essoufflé

D’avoir couru dans la montée

Comme ce noir tyran

L’avait exigé

Elle mourut avec lui

Seine Seine

Douce Loire

Garonne et Gironde

Lot

Dordogne

Cher

Indre

Andelle

Et toutes nos rivières

Providence d’été et d’hiver

De toutes c’est l’Epte que je préfère

 

Henri

L’Epte surtout ma préférée

De Gisors à Gournay

Limite de mes possessions

Avec mon suzerain le roi de France

Louis votre ancien mari

Le triste et le dévot

 

Aliénor

Lui qui m’aimait tant pourtant

Mais ne pouvait m’approcher

Sans se signer

Se confesser

Faire pénitence

Et la chair est triste

Quand elle est mêlée aux cantiques

Et à l’encens

O l’impossible séparation

La séparance tout au plus

Dans la douleur et le malheur

 

Henri

Pas toujours

 

Aliénor

Et comment l’homme issu du monde

Pourrait-il

Sans douleur établir

Un ordre séparé du monde

 

Henri

Ni vous ni moi

N’aimons l’ordre papal

Ses injonctions

Ses confessions

Ses excommunications

Dorénavant mes tribunaux

Jugeront les gens d’église

Je l’ai signé à Clarendon

Et Thomas Becket l’archevêque s’inclinera

 

Aliénor

Vous n’y parviendrez pas

L’homme ne peut pas être séparé de la terre sa mère

Et le Pape le sait bien

Qui vous imposera sa loi

La religion sera un besoin pour l’homme masculin

Tant qu’il ne se souviendra pas du ventre de sa mère

 

Henri

Des lois il en est deux

L’une sacrée

Celle des Papes

 

Aliénor

Et de l’encens

O dans les narines cette odeur

La senteur

 

Henri

L’odeur religieuse

Pour remplacer l’odeur de la Grande Toute

Celle de l’absolue qui mène à la mort

Car si on prend au pied de la lettre

La règle de l’Evangile

La vie est impossible

La mort certaine

Et l’autre ordre

Celui du vivant où chaque vie

Se défend

Pour s’affirmer unique

Envers et contre tous

Et cela ne peut être en les liens

Nombreux et oppressants

Que tisse l’Eglise autour de nous

 

Aliénor

Il en est un troisième

Ni celui de l’Eglise

Ni celui du Droit

Mais celui de la cérémonie

Du sens et de la poésie

De la langue du marais

De la grammaire des gestes

Et du vocabulaire des objets

Un monde de dits et de symboles

De costumes

De broderies

De rêves et de prophéties

Qui nous relient à tous

Ordre religieux du lien du monde

Ordre religieux d’un lien sans dieu

Car qu’est-ce que c’est que ce dieu là

D’autre qu’en nous la mémoire

De ce qui nous lie au monde

En nous les particules de nos ancêtres

En nous les particules à transmettre

Pour que passant d’un corps à l’autre

Cette transmission

Soit religieuse à elle seule

Le lien même

La transmission en ligne directe

De la nature du monde

Comme une cause ininterrompue

Et cela vaut bien Dieu

Cette continuité

N’est ce pas Dieu soi même

La Dieue elle-même

Homme Plantagenêt en seriez vous jaloux

 

Scène 091 : Le Passeur, La Déesse de L’Architecture, La Déesse de La Grammaire, La Déesse de La Cérémonie.

 

La Déesse de La Grammaire

Qu’elle profite du bonheur

Il ne dure pas

Chez les amants

Les aimants

Les amoureux

En ce qui fit le meilleur

C’est ce qui fait le pire

On ne peut séparer

Ce que Dieu a uni

A cause du philtre d’amour

La mémoire en l’autre

D’Elle

La Grande Toute

 

La Déesse de La Cérémonie

Mais O le désespoir

Quand cela se découvre

Etre un rêve

Et que ces bras charmants

Qui enserrent

Ne sont pas les siens

Mais le fantôme des siens

Quel désastre alors

Quand on la perd une deuxième fois

 

Le Passeur

Il l’emmenait sur le fleuve

Son corps flambait de toutes ses forces

L’incendie embrasait ce qui restait de chair vivante

Son corps dans le brasier

Sa tête dans le délire

Son corps et sa tête dans l’agonie

Le pont sur l’affluent

Le pont et la mare

Le pont et le saule

Le pont au milieu du village

Le corps entier dans la tourmente

Quelle était cette femme qui criait son propre nom

Errant le long des murs

Quel était cette femme qui s’appelait

Mathilde ou Aliénor

Déchirante

Déchirée

Effrayée

De sa propre soumission

De sa propre insurrection

De sa propre révolution

Cette femme au milieu du pont

Que faisait-elle

Où allait-elle

Mathilde ou Aliénor

Dans l’été de la calcination

Elle commençait à voir

En refusant de voir

 

La Déesse de La Grammaire

Plus c’était clair

Plus elle était aveugle

Plus c’était fort

Plus elle était sourde

Plus elle raisonnait

Plus elle s’enfollait

 

Le Passeur

La folie

La course sur le pont

Pour échapper

Pour atteindre la vie

L’autre rive

Tout ce temps

De la Toussaint à Pâques

Elle courait

Moitié nue

Sans chaussons

Sans papiers

Sans argent

Qui était cette femme qui courait

Mathilde ou Aliénor

Qui était cette femme qui courait

Madeleine

Où s’en allait-elle

 

La Déesse de La Grammaire

Il la poursuivait de toutes ses forces

De huit mille ans

De trente mille ans

Il la poursuivait du consentement

Il courait derrière

Il criait reviens

Il l’appelait Madeleine

 

La Déesse de La Cérémonie

Il la retenait de toutes les peurs inculquées

 

La Déesse de La Grammaire

Rêves d’angoisse

Contes de cauchemars

 

La Déesse de La Cérémonie

Il la retenait de toutes les terres occupées

 

La Déesse de La Grammaire

Au coin du feu

Dans les dévidoirs de laine

 

La Déesse de La Cérémonie

Il la retenait de toutes les filles vendues

 

La Déesse de La Grammaire

Répudiées

Abandonnées

 

La Déesse de La Cérémonie

Il la tenait par les femmes de la Terre

Sexes taillés

Sexes cousus

Sexes déchirés des femmes d’Afrique

Il la tenait par les femmes de la Terre

Pieds cassés

Pieds bandés

Pieds parés des femmes d’Asie

Il la tenait par les femmes de la Terre

Dos voûtés

Dos chargés

Dos ployés des femmes des Andes

Il la tenait par les femmes de la Terre

Ventres violés

Ventres engrossés

Ventres marchandisés des femmes des Isles

Il la tenait pas les femmes de la Terre

Chairs soupçonnées

Chairs questionnées

Chairs incendiées des femmes des bûchers

 

La Déesse de La Grammaire

Il la tenait par huit mille ans

Temps de toute construction

Il la tenait par trente mille ans

Temps de toute parole

Mais elle courait quand même

La lutte

La résistance

La fuite

Les menaces

Les déchirements

Les coups

Les corrections

Les hurlements

Les incendies

Le corps qui ne voulait pas céder

Le corps qui ne pouvait pas céder

Le corps dans le brasier

Le corps en destruction

Le corps en construction

 

Le Passeur

Le désastre était grand

Et grande aussi l’espérance

 

La Déesse de L’Architecture

L’Abbaye aux Hommes

Saint Etienne de Caen

L’Abbaye aux Femmes

La Trinité de Caen

Pour réparer quelle faute

Quel inceste

La consanguinité de la folie

La multiplication des tares

Qu’il ne fallait pas mettre en présence

Ainsi Guillaume et Mathilde fondant les abbayes du rachat

Comme si peine contre vent

Arbre contre oiseau

Comme si

Quoi donc

Quelle faute éperdue dans le vent

Comment résister à l’attraction du si semblable

L’épouvantable

La mort reflétée dans le regard de l’autre

La terre résurgente

Réminiscente

Guillaume le bâtard

Et sa dame Mathilde

Qui ne veut pas de la bâtardise

Mais qui veut bien de la conquête

L’Abbaye aux Dames

Corps trapu de la Sainte Trinité

Hautes balustrades faute de flèches

A l’autre bout de la ville

L’abbaye de son époux

L’abbaye de son amour

L’abbaye de la consanguinité

Saint Etienne

Mur pignon

Contrefort

Baies de plein cintre

Austérité de conquérant

 

La Déesse de La Cérémonie

 Mais la terre est usurpée

Les orgues et les boiseries pour le faire oublier

La gigantesque horloge

Pour mesurer le temps

Faute de parvenir à l’arrêter

Il voulait la paix

La paix seulement

Pas la justice

Pas l’égalité

Pas l’échange

 

La Déesse de La Grammaire

La paix des braves

La paix des pacificateurs

La paix des missionnaires

La paix des oppresseurs

La paix des conquérants

 

La Déesse de La Cérémonie

Mathilde et Guillaume les abbayes du rachat

Mais cela ne suffit pas

Leur fils en révolte

Leur fils Robert dressé contre le père

Leur fils Robert aidé par la mère

Leur fils bravant le père

Le fils en révolte et en fuite

Le fils maudit par le père

Une étrange année

La peste

La famine

Les orages

Les incendies

Une étrange année

Le fils en révolte

Le fils en fuite

Le fils en malédiction

Et Richard mort dans les chasses établies en place des villages

Et Agathe morte d’amour

Morte pour ne pas se marier sans amour

Morte sur les chemins de l’Espagne

Mathilde la consentante

Et Guillaume le Conquérant

La nuit venant sur leurs morts

Mathilde morte de chagrin

La consentante est morte de trop de chagrin

Le Conquérant est seul

Il attaque le roi de France

Il remonte la Seine

Il remonte vers Mantes

Il remonte vers la Jolie détruisant tout

Le blé sur pied

Le raisin sur les ceps

Les pommes sur les pommiers

Il brûle églises et abbayes

A cheval triomphant au milieu des flammes

Des cris

Du désarroi

Corpulent

Farouche

Majestueux

Le descendant des Vikings navigue sur la Seine

Pour incendier Paris

 

Scène 101 : Ballet uniquement masculin sur le thème de la bataille et de la mort.

(En voix off, la chanson)

 

Le gars Pierre est parti pour la guerre

Le matin d’un beau jour de printemps

Il avait une allure si fière

Qu’il partit comme un homme en chantant

 

(Refrain)

T’en fais pas la Marie t’es jolie

T’en fais pas la Marie j’reviendrai

Nous aurons du bonheur plein la vie

T’en fais pas la Maris j’reviendrai

 

Mais les mois et les années passèrent

La Marie a pleuré bien souvent

En pensant aux beaux jours de naguère

Et surtout quand revient le printemps

 

La Marie qui était si jolie

A perdu sa beauté de vingt ans

Quand on pleure on est triste c’est la vie

Ses beaux yeux sont tous tristes à présent

 

 

Fin du Deuxième Acte

 

ACTE III : LA VIELLESSE

 

Scène 111 : La Légende. 

 

 La Légende

Cette femme en larmes sur le pont

Que transmettait-elle

Que disait-elle

Que léguait-elle

Cette femme broyée qui pleurait

Que transmettait-elle à sa fille

Pour éviter l’enfermement

Quel cri de femme près du lavoir

Pour transmettre la mémoire

La source entre les cuisses

Sexe marécageux

Chaudron de glaires

Graal de sang

Des années durant

Des années de fêtes

De Pâques à la Toussaint

Des années pour retrouver les profondeurs

Du cloaque humide

Du ventre semblable

Pour renouer avec Elle

Le fil des jours

Le fils du temps

Le fils des filles qui ne savent pas

Des années pour aller vers Elle

L’embrasure

La porte

Le portail

L’ouverture

Le passage humide

La femme muette

Ecrasée

Humiliée

Défaite

Pas tout à fait quand même

Courant vers le pont

Que disait-elle pouvant tout bouleverser

De la Toussaint à Pâques

L’enfermement

L’ignorance

L’erreur

Sans mot pour dire

Sans cadre pour penser

Sans grammaire pour parler

Des années durant

La collaboration

Comment faire autrement

Jusqu’à la faillite

Enlisement

Ecroulement

Des occupants

Comment faire autrement

Jusqu’au déferlement

L’entente

L’entendement

La connaissance

La reconnaissance

Le sien à elle et le sien à lui

Pareils

Il ne pouvait plus rien contre le redressement

Il pouvait seulement jeter toutes ses forces dans la bataille

Il le fît

Ce fut un choc épouvantable

Deux cultures dressées l’une contre l’autre

Dans les orgues de pierres

Terres désolées

Rivière étroite

Garrigues desséchées

Un choc épouvantable preux contre Sarrasins

Saint Guilhem tout là-bas

Duc d’Aquitaine

Comte de Toulouse

Cousin de Charlemagne

Saint Guilhem dans la fissure du rocher

Le choc de deux cultures

Choquées

Entrechoquées

La souffrance

Sans loi

Sans avis

Sans solution

La souffrance de chaque coup d’épée

A chaque fléau

A chaque massue

Chacune des paroles

Ouvrant un gouffre sous les pieds

Il ne pouvait supporter la colère

Mais elle lui permettait de ne pas mourir

Elle appelait folie la terreur

Qu’il faisait régner sur elle

Elle appelait folie la rancune

Qu’elle ne pouvait assumer

Elle appelait folie l’angoisse

Qu’elle ne pouvait supporter

Il n’osait plus sortir

Elle n’osait pas être

Ils restaient sur le lit

Déchirés

Les constructions s’effondraient

Les fantasmes s’évanouissaient

Les châteaux de cartes s’aplatissaient

Il voulait reconstituer d’autres rêves

Mais comment le pourrait la conquête

Lorsqu’elle se heurte

Au fin bout de la Terre

L’agonie du conquérant

L’agonie si longue

L’agonie dans la souffrance

Ils étaient tous les deux dans le brasier

Ensemble en crémation

Leurs corps saignaient

Séparés

Il ne voulait pas naître

Il restait tapi sur son ventre à elle

Au milieu du sang qui coulait

Il était là

Statue brisée

Statue blessée

Statue cassée

Corps minéral

Chair assiégée

Sang pétrifié

Il était là dépoitraillé

Statue renversée

Immobile au milieu du brasier

Elle était là

Oiselle dépenaillée

Oiselle déplumée

Oiselle déchirée

Corps au vent

Chair découverte

Sang blessé

Elle était là

Dépoitraillée

Oiselle terne

Debout sur sa cage ouverte

 

Scène 121 : Guillaume.

(La scène se passe dans une peinture, une fresque ou un film)

 

Guillaume

Las las

D’où vient que les combats ne sont jamais terminés

Qu’à peine organisé dans le royaume d’Angleterre

Il me fallut revenir au Maine

Et que revenu au Maine

Il devient impossible de regagner l’Angleterre

Ainsi en est-il

Des royaumes trop vastes

Et des femmes conquises

Qu’on ne peut maintenir

Dans l’asservissement

Où est la paix des braves

Celle des conquérants

Celle des pacificateurs

Celle des missionnaires

Celle des ordonnateurs

Celle des oppresseurs

Où est la loi

Que nul plus jamais

Ne pourrait contester

L’ordre établi

Une fois pour toutes

Sans que sans cesse

Rejaillisse

La part d’ombre laissée de côté

La part lunaire écartée

Le complément à la totalité

Saint Etienne l’Abbaye aux Hommes

Sainte Trinité l’Abbaye aux Femmes

La fondation des abbayes du rachat

Mais cela ne suffit pas

L’argent ne peut racheter

La terre usurpée

Et Robert mon fils

O le drame

Est-ce donc une tradition

Les fils contre les pères

D’où vient toute cette haine

Pour posséder la même terre

La même mère

Robert Courte Heuse mon aîné

Mon révolté

M’a réclamé la Normandie

Que j’avais promis de lui donner

Et la lutte nous a opposés l’un à l’autre

Dans les fossés de Gerberoy

Il m’a blessé la main

Famille du Diable

Venue du Diable

Retournera-t-elle au Diable

Et sans Mathilde la douce

La soumise

La priante

La pleureuse

La conjurante

La paix serait-elle revenue

O cette obésité monstrueuse

Qui m’empêcha de monter à cheval

Et les régimes drastiques

Que les médecins décidèrent

Aurai-je eu cette difformité

Si je n’avais point été bâtard

Et qu’on ait pu m’aimer

Et Philippe de France

Aurait-il osé dire à ses courtisans

Mon frère d’Angleterre

Est bien long à faire ses couches

Il y aura grandes fêtes aux relevailles

Aurait-il osé dire cela

Si ma mère n’avait pas été

Cette lavandière aux mains gercées

Séduite à genoux sur la terre

Me voici maintenant blessé

De l’obligation de la vengeance

De cette vexation

Est-ce une malédiction

Une fatalité

Une hérédité

Une sombre transmission

Qui fait des exclus

Des monstres

Et des monstres des novateurs

Je suis venu faire vengeance

En Ile-de-France

Détruisant tout

Le blé sur pied

Le raisin sur cep

Les pommes sur les pommiers

J’ai remonté la Seine vers Paris

Triomphant au milieu des flammes

Encourageant mes soldats

A piller et brûler davantage

Farouche et majestueux

Comme le roi Viking

Que je n’ai jamais cessé d’être

Un français à peine

Un anglais peut être

J’ai mis le feu à Mantes

La première ville rencontrée

Et Mathilde maintenant

Repose sans moi dans le chœur de l’Abbaye

Mathilde la toute bonne consentante

Sous la dalle noire de l’éternité

J’ai incendié les Mantois

Mais mon cheval a mis les pieds

Dans les cendres par moi-même allumées

Et s’est effondré sous moi

Me jetant contre ma propre épée

Où s’en vont les guerriers

Quand la chance les quitte

Où s’en vont leurs épées

Quand la défaite les lâche

Où s’en vont les boucliers

Quand les visages se dérobent

Où s’en vont les heaumes

Que les pensées ne frôlent plus

Dans quel chaos monstrueux

Que connaissent seuls les rapaces

Dans quel chaos monstrueux

Où se refondent d’autres Etats

Mathilde dans son tombeau de pierre

Mathilde morte d’avoir tant consenti

Mathilde morte dans l’abbaye du rachat

Et moi la statue renversée

L’agonie longue et douloureuse

La mort bientôt pour ce corps pétrifié

Mes barons et prélats dans la démence

Mes serviteurs déchaînés

D’avoir si longtemps servi leurs maîtres

Pour aussi peu d’argent

Où s’en vont les régences quand les régents s’empiffrent

Où s’en vont les lois quand les clercs les trahissent

Où s’en vont les sociétés quand les pauvres se rebellent

Où s’en vont les mondes lorsqu’ils disparaissent

Dans quel chaos monstrueux que connaissent seules les oiselles

Dans quel chaos monstrueux où se refondent les chansons

Je pardonne à Robert que je fais Duc de Normandie

Quant à mon fils Guillaume qui me ressemble tant

Par la violence

L’impulsivité

L’autorité

Je lui souhaite l’Angleterre

Quant à Henri Beauclerc mon troisième fils

Qu’il appelle sa fille Mathilde en souvenir de sa mère

Et elle sera à son tour la mère d’autres Henri

Et à ce que dit la prophétie elle enfantera

Des rois pour toutes nos terres réunies

Des deux côtés de la mer

Et jusqu’en Castille une petite Blanche

Pour être mère de saint

Cela pour racheter la mort qui m’attend

Aux bâtards on ne pardonne rien

Aux transgresseurs on ne pardonne rien

Aux conquérants on ne pardonne rien

Sans amis je resterai sur le sol là où je mourrai

Et nul ne prendra soin de mes obsèques

Où s’en va le respect quand l’inouï se produit

Où s’en va la puissance quand la tempête s’amène

Où s’en va la gloire quand le revers vient

Où s’en va la fortune quand la faiblesse l’étreint

 

Scène 131 : Aliénor et La Légende.

(La scène se passe à Fontevrault en 1199, Aliénor a 77 ans)

 

Aliénor

Horreur de cette vie

Où tous m’oublient

Mon mari déjà mort

Mes beaux enfants et bien aimés

Mes petits que j’avais tant bercés

Et pour qui j’avais chanté

Ballades et comptines

Chair de ma chair

Chair de l’autre aussi

O ce mêlement où les lignées s’entremêlent

Distribuant au hasard

Les vices trop bien connus

Les forces aussi

Mais voici qu’elles n’ont pas suffi

Morts eux aussi

Mathilde et Geoffroy

Henri le Jeune depuis longtemps

Et maintenant cette année même

La noire

La funeste

Jeanne et Richard mes préférés

 

La Légende

Richard surtout

Richard le traître

Votre bien-aimé pourtant

Est-ce parce qu’en vos fils

C’est la violence d’Henri qui vous submerge

Ou la vieillesse qui vous rend lasse

Vous qui jamais ne le fûtes

Les fils Plantagenêt venus du Diable

Retournent au Diable

Eux-mêmes le disent

Chez nous c’est la tradition

Et pire encore la nature même

Plantée par l’héritage de nos ancêtres

Que tout frère luttera contre son frère

Et tout fils contre son père

Même mort

Pour que sa volonté soit abolie

O l’irrespect nécessaire à la nouveauté

Le sacrilège indispensable à la vie même

 

Aliénor

O Henri mon mari

Fils de Mathilde Plantagênet

Fils d’Henri Beauclerc le mal héritier

Fils pourtant de Guillaume le Conquérant

Fils de Robert le Diable

Fils de Richard le Bon

Fils de Richard sans peur

Fils de Guillaume la longue épée

Fils de Rollon le premier transgresseur

Famille du Diable retourne au Diable

Mon aimé dans la mort

Mon aimé même dans la haine

Qui me sépare encore de lui

Qui m’attache à lui plus encore

Henri mon aimé

Qui n’a pas aimé mon fils Richard

Tant il m’a ressemblé

Et a voulu pour héritage

Non sa Normandie

Non son Anjou

Non son Angleterre

Mais ma terre à moi la douce Aquitaine

Ses collines et ses plaines

Ses sources et ses rivières

Ses vergers et ses vignes

Ses coteaux et ses ombrages

Et toute cette douceur

Aimante et vivante

Mais Henri n’a pas voulu

Que ma terre revienne

A mon fils préféré

Elle reviendra à Jean disait-il

Il voulait faire de Jean

Le Prince d’Aquitaine

Et Richard fut félon

Allié au Roi de France

Philippe L’Auguste bel et froid

Qui voulut reconquérir les royaumes

Comme si Normandie et Aquitaine

Normandie et Anjou

Ne nous étaient pas depuis toujours

Communes

Mère Matrice

Berceau aimant et aimé

Pour que de part et d’autre

Du bras de mer

Nos prairies

Nos châteaux

Nos haies

Nos pierrailles

Nos colombages

Se souviennent d’être nés ensemble

Et que dans les abîmes de la mer

Les crustacés et les poissons

Ne savent pas le nom de leur duché

Ni les princes qui les gouvernent

 

La Légende

Oubliez un peu les malheurs

Oubliez Richard votre fils poursuivant son père

Oubliez Henri votre époux fuyant Le Mans en flammes

Sa ville native

Lieu sacré du tombeau paternel

Le comte d’Anjou son géniteur

Geoffroy son père que vous aimâtes

Dira-t-on dans les siècles

Oubliez Henri votre époux

Fuyant dans les sentiers

Entre murets et aubépines

Les belles aubépines

Qui rejettent si facilement du pied

Oubliez les fleurs blanches et les fruits rouges

La sueur et les gouttes de sang

Oubliez sa souffrance et Chinon

Où perdant sa vie goutte à goutte il dut s’arrêter

Franchissant les remparts

Porté par son vaillant coursier

Sa main si lasse abandonnant les rênes

Glorieux le cheval

Qui conduisit son maître

Vers son ultime repos

Oubliez Madame Henri dans son dernier donjon

Son chancelier venant à sa rencontre

Et portant la liste de tous les traîtres

Qu’il avait rencontré à la cour française

En tête son favori

Son fils Jean le Prince sans terre

Jean sans terre

Qui voyant mourir son père

Avait sans scrupules

Choisit le camp des survivants

La honte soit sur lui

 

Aliénor

La vie soit sur lui avec et contre lui

A la faiblesse la vie et la honte

A Richard le courage et la haine

A Jean l’indignité et la faiblesse

A l’un et l’autre la bataille

Pour les mêmes terres

 

La Légende

Oubliez la croisade

Votre fils Richard marchant sur vos traces

Allant vers les terres d’Orient

Allant se croisant sur la mer

Voir les terres du Levant

Parce qu’enfant vous lui parlâtes

Des poivriers des jasmins et des eucalyptus

Des chiens jaunes errants

Et des chats si nombreux protégés du Sultan

Des palais de Saladin

Leurs patios

Leurs bassins

Leurs terrasses

Et des soirs mauves

Tous plein de citronniers

Oubliez Madame votre enfant Richard

Le Cœur de Lion sauvage et cruel

Qui ne délivra pas le Saint Sépulcre

Mais se fit haïr de tous

Car il tuait sans raison

Et que les Sarrasins disaient à leurs enfants

Tais-toi

Ou j’irai chercher Richard qui te tuera

Oubliez Madame

Qu’au mépris de l’immunité des Croisés

Il fut fait prisonnier

Parce qu’on le haïssait

Et que tous

Le trouvaient dangereux et sans loi

Oubliez que livré à l’Empereur

Il soûlait gaiement ses gardiens

Et la rançon que vous payâtes

Levant sur le pays des sommes prodigieuses

Nous payâmes la rançon du Cœur de Lion

Nous payâmes le prix terrible

Du Roi dit oui et non

Nous payâmes la rançon du traître

Puisqu’il était votre fils

Notre souverain

O la douleur

O la fidélité

O le devoir

O l’impôt

O le lignage

Et la souveraineté

 

Scène 141 : Aliénor, La Légende et Le Chœur.

 

La Légende

O ma reine ma maîtresse

O ma belle et terrible

Ne soyez point en peine

Ils vous ont tous quittée

Mais tous vous ont aimée

Vous les avez connus

Témoignant alors

Pour toujours de la divinité

 

Le Chœur

O oui la grande toute chaotique et rebelle

La reine nature et poétique

La reine mère amante des trois déesses

La Grammaire

L’Architecture

Et la Cérémonie

Par nos mille bouches

Pour toutes nos joies

Par toutes nos joies

Alléluia

Aliénor écoute-nous

 

Aliénor

Je n’écoute rien

Car je ne peux rien entendre

J’ai quitté deux époux

J’ai bercé mille amants

J’ai soigné les plaies

De mes fils rebelles

Et comme ils se battaient

Ne reconnaissaient plus en moi

Leur mère

Tous avaient de mes soins

Grand besoin

Mais pas un seul ne s’enquit de savoir

Si moi aussi j’étais dans le besoin

Je les ai bercés

Nourris

Guéris

Consolés

Admirés

Confortés

Et réconfortés

J’ai remis à l’étrier

Les pieds tombés

Remis en selle mille chevaliers

Et nul jamais ne m’a remercié

J’ai grand chagrin mémoire de mon enfance

Et quand je suis à la fenêtre

Me souviens de la rotonde de l’Ombrière

Des colonnes de marbre et des ormes

Où sous le dais

De satin et mousseline

Avec mes jeunes amies rêvais du monde

Et du chevalier qui m’emporterait

Loin de toi Marguerite

Ma tendre et belle

 

Le Chœur Aliénor et La Légende Chanson folklorique

La Marion sous un pommier

Qui se guinganave

Qui se guinganave de ci

Qui se guinganave de là

Qui de guinganave

 

Un bossu vient à passer

Qui la regardave

Etc…

 

Ne m’regarde pas tant bossu

Tu n’es pas tant brave

Etc…

 

La Marion prit son cotiau

Pour y couper sa bosse

Etc…

 

Quand la bosse fut coupée

Le bossu pleurave

Etc…

 

Ne pleure pas donc tant bossu

J’t’y rendrai ta bosse

Etc…

 

Quand la bosse fut rendue

Le bossu chantave

Etc…

 

Aliénor

Mille chevaliers sont venus

M’emporter loin de toi

Et aucun n’a pu m’arracher à toi

C’est toi que j’aime

Ma beauté ma reine

Plus même que Saladin

Plus même que Raymond

Plus même que cet inconnu

Qui me croisa inconnue

Sur les bords de l’Oronte

Et comme j’étais là

Incognita

 

Le Chœur

Cela est

Nous nous en souvenons

Il la voulut

Cette inconnue

De l’avoir vue

Rien d’autre

 

Aliénor

T’en souviens tu mère nourrice

Mon sort aurait-il été autre

Si j’avais suivi celui-là

Qui m’a choisie

Sans rien savoir de mes royaumes

Pour mon sourire disait-il

Et pour mes yeux

On y voit parait-il des grenouilles

Et des dragons

 

Le Chœur

Aliénor Aliénor

Ne regrette rien

Ton sort aurait été le même

Il est le même et pour nous toutes

Quel que soit l’homme

A peine différent selon le lieu

Le pays et encore à peine

Nous sommes leurs mères

Leurs filles

Et leurs compagnes

Les mille noms de leurs servantes

A tout jamais leurs compagnies

 

La Légende

Aliénor Aliénor

Ma fille mon aimée

Ma toute belle tant aimée

Ne t’ai jamais menti

Te dévoilant enfant

L’horreur du monde

La grande dévoration

Le grand charnier

Le creuset monstrueux

Où toute espèce fond

Se mélangeant à d’autres

Pour que microcosmes et cirons

Fluides et humeurs

Ondes et ondelesses

Ensemble s’enamourent

Composant et recomposant

Matière à l’infini

Toujours plus mêlée

Toujours plus fragmentée

Formes inédites jamais les mêmes

Mais toujours plus profondément intégrées

Aliénor ma tendre belle

Ma douce amoure

Entre eux et nous

Rien d’autre que cette dévoration

La matière femelle est le gisement de l’homme

Qui la met en forme

La formate

L’intègre

L’accumule

La cumule

La dévore

La digère

Et rejette comme la cosse des pois

L’enveloppe

Contenant inutile

Placenta terrestre

Trace d’avoir espéré autrefois

Etre soi

Signe inutile d’un être

Qui se voulait étant

Mais n’est pas

Hélas

 

Le Chœur

Détrompe-toi mère-nourrice d’Aliénor

Un jour viendra

O la belle journée

Où elles seront les elles nous

Toutes autrement

Les Jeannes fille de l’Eternelle

Qui pour leur compte diront

Cette terre là c’est la mienne

Celle de mes mancêtres

Et de ma langue maternelle

Et de qui dépend le sort des batailles

Parce que celles là elles le diront

Décideront

Et ces terres de confusion

Tout autrement s’ordonneront

Elles seront reines

De dire

Ce lien-là

Ce reliement à la terre

Ce sacrement de cette terre mienne

Ses aménagements

Sa transmission

Sa fidélité

Ses coutumes

Sont miennes terriblement

 

Scène 151 : La Légende, Les Déesses de La Cérémonie, de L’Architecture et de La Grammaire, Le Passeur et Le Chœur.

 

La Légende

Plantagenêt famille du Diable

Retourne au Diable

Fils contre père

Fils contre mère

Fils contre fils

Plantagenêt famille du Diable

Retourne au Diable

Richard a guerroyé contre son vassal révolté

Richard a prétendu posséder tout trésor

Dans les champs retrouvé

Et son vassal dépossédé l’a tué

O la propriété terrestre

A qui est la terre

Au vassal ou au suzerain

Au Roi ou à Dieu

A qui est la terre

Et les fruits qu’elle porte et comporte

La reine de France emmène le cadavre de son fils à travers le pays

Elle refait la route de la splendeur

Elle traîne le gisant le Cœur de Lion

Elle le traîne à Fontevrault

Elle prend le voile

La reine de France

La reine d’Angleterre

Avec les veuves

Avec les filles

Avec les prostituées

Avec toutes les femmes

 

Le Chœur

Mille versions

De l’enfermement et du malheur

Le même sort d’utilité

Et d’abandon

Hors l’utilité

La loi du monde

La loi de l’homme

 

La Légende

Aliénor toujours duchesse d’Aquitaine

Avec toutes les femmes

Aliénor et sa petite fille Blanche

La mère du roi Louis

Sa petite fille Blanche

Pour que tout recommence

Couronne et hyménée

Voile et cloître

Cierge et débauche

Pour que tout recommence

Les moniales et les épousées

Les mères et les veuves

Toutes malheureuses

De mère en fille

De grand-mère en petite fille

Toutes les veuves d’amour

Et qui sait dans l’obscure bergerie

L’ancêtre la mancêtre

D’autres Jeanne de France

Messagère de Dieu

Entendant les voix

Lui disant

Va

 

Le Chœur

De Pâques à la Toussaint

De la Toussaint à Pâques

Ils n’en peuvent plus de tristesse

 

La Déesse de La Cérémonie

Il regardait la femme oiseau défigurée par le désastre

Il restait sur le lit

Dans le ventre des pensées

Il ne disait rien

Ne demandait rien

Il voulait seulement le silence et l’oubli

La paix des cimetières

La paix des charniers

La paix des cendriers

Il craignait seulement l’abandon

Et dans l’écrasement de la force brutale

La nuit s’étendait

 

La Déesse de La Grammaire

Elle marchait le long des rues

Cherchant le nom de son errance

Elle marchait le long des rues

Cherchant un cahier pour y coucher ses rêves

Pour que s’y endorme le désir fou de l’autre part

La terre d’Eldorado

Sans cesse immergée

Sans cesse renaissante

La terre de l’amour absolu

Certains jours la vie n’était pas possible

La mort non plus n’était pas facile

A cause de l’espérance

 

La Légende

Il l’avait laissé pour la punir

De l’avoir mis à la question

Il ne savait pas pleurer

Il ne pouvait pas croire

Que les larmes à elles seules

Puissent arrêter la montée des eaux

Il restait seul dans la forteresse

Elle ne pouvait plus rien contre la mort

Qui s’étendait peu à peu

A toute la Terre

 

La Déesse de L’Architecture

Le rêve de l’évêque

Le rêve de Saint Michel apparu combattant

Tu bâtiras une église sur le Mont-Tombe

Et dans le sanctuaire tu chanteras les louanges

L’évêque ordonne la construction de l’église

Saint Michel chef de l’armée céleste toujours vainqueur

Saint Michel des ténèbres à la lumière

Saint Michel peseur d’âmes

Le Mont-Tombe dans les terres

L’église adossée au rocher

 

Le Chœur

Mais la mer envahit toute la baie

La forêt est engloutie

 

La Déesse de L’Architecture

Saint Michel tout seul au péril de la mer

Les pèlerins sont nombreux

L’église souterraine ne peut les contenir

Les bâtisseurs reviennent

Habitation avec soi-même

Habitation hors de soi-même

Un palais pour l’archange

L’abandon du bois

La pierre dure et belle

La pierre trop forte poussée

La voûte en effondrement

Les murs plus épais

 

Le Chœur

Les forêts pour le bois de l’échafaudage

Les îles pour les carrières de granit

Les bateaux dans les grandes marées

 

La Déesse de L’Architecture

Les tailleurs laissant leurs marques à chaque pierre

Mortelliers

Charpentiers

Couvreurs

Forgerons

Fresquistes

Verriers

Bénévoles et corvéables

Tous ensemble

Cintres en bois

Voussoirs de pierres

Un peuple tout entier dans la tourmente du nouveau

Plate-forme

Dortoir

Porterie

Logis

Crypte

Hôtellerie

Des pierres

Du bois

Du ciment

 

Le Chœur

Les murs s’élèvent vers le ciel

L’amour de la pierre et l’épopée romane

L’aventure gothique de la clarté

 

La Déesse de L’Architecture

Arcs boutants

Murs voûtants

Croisée d’ogives

Salles des hôtes

Aumônerie

Murs lumière

Cloître plein ciel

Treuils

Grues

Chantiers

 

La Légende

La guerre

La guerre à n’en plus finir

Edouard réclame la couronne de France

Crécy

Poitiers

Azincourt

La guerre civile

Les Anglais

Les Bourguignons

L’abbaye fortifiée

Le château fort de l’archange jamais pris

Les douves géantes

Les remparts

Les venelles

Les surplombs

Châtelets et sarbacanes

Les sièges reprennent et recommencent

Charles dans la folie

Charles abdique

Mais l’abbaye ne se rend pas

 

La Déesse de L’Architecture

Son chœur roman s’effondre

A la septième saison

Le drame

La possession

L’incommunion

La séparation dans l’absence de séparation

La fusion dans l’absence de fusion

L’amour dans l’absence d’amour

 

La Déesse de La Grammaire

A la septième saison le corps se révolta

Il fallait que le malheur eût une fin

Il refit le chemin de ses tourments

La route de la côte

Le pont sur le ravin

La course à travers le pays

C’était le temps de Pâques

Le temps de la Toussaint

Les rochers de la désespérance

La marée noire du ciel

Les arbres de l’absence de saison

Sans feuilles

Sans fleurs

Sans bourgeons

Quel témoignage

Quel message

Quelle alerte

Les Pâques Noires de la mémoire

Les arbres n’en pouvaient plus

Du renouvellement

De l’aveu

De la connaissance

 

Le Chœur

La marée noire du ciel

Une Pâques de Toussaint

L’échouage d’une industrie géante

 

La Légende

L’échec de l’espérance

L’équivoque

L’équinoxe

Les grandes marées de l’inconscience

L’hiver qui n’en finissait pas

Les arbres n’en pouvaient plus

Ne voulaient plus

Ne savaient plus

La saison d’enfer

Les Pâques noires de l’impossible renouvellement

Les Pâques noires de la septième saison

Le corps n’en pouvant plus de l’écrasement

Blessé

Lassé

Amer

Le corps ne pouvait plus renaître

A quoi bon

La marée noire du ciel

Le vent

La pluie

L’orage

Le bitume géant de l’orgueil

L’huile lourde de la destruction

La nappe de la dérision

Les rochers du refus

Les plages du désir

Les dunes de l’impossible recommencement

 

Le Chœur

Il ne voulait pas vivre

Il ne pouvait pas vivre

Il ne savait pas vivre

Seulement détruire

Tout ce qui vivait

Pour se croire grand

Se croire fort

Se croire être

 

La Légende

La marée noire du ciel

Couvrait la terre à l’agonie

La mer ne pouvait plus le nécessaire renouvellement

Pas même la désespérance

Pas même la reddition

Pas même la résignation

Le chagrin

La contemplation du désastre

Les grandes marées de l’absence de printemps

La folie avait servi à retarder ce moment-là

Les saules défoliés

Les murs débordés

Les jardins inondés

Les terres immergées

Les tombes ressourcées

Le cimetière noyé

La mort elle-même submergée

A la septième saison le corps se révolta

Et rendit la mort aux eaux communes

Ce furent les Pâques Noires du non-renouvellement

La terre avait la couleur de la cendre

Les vaches le ventre dans la boue

Les moutons erraient dans les pâturages déserts

Les oiseaux empoisonnés mouraient par milliers

Inhibés

Englués

Il avait ouvert des lieux pour les soigner

Mais il ne pouvait pas leur rendre l’espérance

Et sans elle ils ne pouvaient pas vivre

 

Le Chœur

Sans leur cri il ne savait où aller

Sans leur vol il perdait le sens

Sans leur chant le monde était clos

Il s’était condamné à mort

 

La Déesse de La Cérémonie

Ce fut une Pâques noire

De pluie et de vent

Sans feuilles ni bourgeons

Sans fleurs ni printemps

L’huile lourde de son orgueil avait détruit tous les rivages

Le bitume de son pouvoir semait la mort

Dans le cœur des rochers

La nature refusait de fleurir

Ce n’était plus la peine

L’asphalte menaçait la merveille

L’asphalte menaçait l’îlot de Saint Michel

L’asphalte menaçait ce que les ans n’avaient pas pu

Ni les guerres

Ni le péril permanent de la mer

Et l’archange tout là-haut se battait seul

Les moments d’espérance

L’honneur de l’espèce

L’architecture humaine

Les mains des hommes tendues vers les étoiles

Une à une se dégradaient

S’enfonçaient

S’engluaient

Retournaient au chaos des gravats

 

La Déesse de L’Architecture

Où s’en vont les charpentiers

Quand leurs fermes sont effondrées

Où s’en vont les sculpteurs

Quand leurs pierres sont brisées

Où s’en vont les bâtisseurs

Quand leurs abbayes sont écroulées

A la septième saison le corps abandonna

La nature renonça à fleurir

Ce fut une Pâques noire

Une Pâques de Toussaint

 

Le Choeur

L’espèce organisait sa propre destruction

Un jour elle serait seule

Et lui au milieu d’eux

 

La Déesse de L’Architecture

Où s’en va la fontaine quand la source se tarit

Où s’en va la nef quand la tempête vient

Où s’en va le transept quand le vent l’écartèle

Où s’en va le chœur quand le courage manque

Où s’en va l’abbé quand l’argent le corrompt

Où s’en vont les dortoirs quand la paille s’éparpille

Où s’en vont les clochers quand les sonneurs s’endorment

Où s’en vont les chapitres quand les livres se ferment

Où s’en vont les abbayes quand les moines sont partis

Où s’en vont les offices quand les fidèles n’ont plus la foi

 

La Déesse de La Grammaire

Elle n’avait pas compris qu’il lui fallait surtout détruire l’espérance

Il ne pouvait l’aimer

Que possédée

Hurlante

Folle

Défoliée

Défaite

Il ne pouvait l’aimer

Qu’avec le sentiment de sa puissance

Son pouvoir n’existant que dans son consentement

Où s’en va le corps quand la vie se retire

Où s’en va la parole quand la langue se meurt

Où s’en va la chair cherchant consolation

La dernière escale au mur de l’abbaye

Mais c’est l’embarcadère

Qui craint l’obscurité ne sait rien de l’agonie

Qui craint l’inconfort ne sait rien de la mort

Qui craint la saleté ne sait rien du pourrissoir

 

La Déesse de L’Architecture

Aliénor d’Aquitaine

Reine des Plantagenêt

Aliénor dans son tombeau

Et Henri son mari

Endormis sous la voûte

Aliénor et Henri enfin réconciliés

Les tombeaux de couleurs endormis sous la voûte

Les tombeaux de couleurs

Dans le transept de quelle traverse

 

Le Chœur

De quelle espérance déçue témoignent-ils

De quel chemin détourné pour retourner à l’essentiel

 

La Déesse de L’Architecture

Aliénor d’Aquitaine

Reine des Plantagenêt

Reine de France

Et toujours duchesse d’Aquitaine

Aliénor dans son tombeau

Henri son mari

Et Richard leur fils

Leur passion et leur drame

Souveraine d’abbaye défigurée

Roi d’abbaye caserne

Gardiens d’abbaye prison

Aliénor et Henri en majesté

Dans leur vie bouleversée

Malades de déchirements

Malades de souffrance

Malades d’amour

Aliénor et Henri dans la majesté de la mort

Dormant côte à côte

Réconciliés

Leur abbaye devenue prison

Leur abbaye devenue cimetière

Leur abbaye de pierres blanches

Contorsionnée

Contusionnée

Confisquée

Transformée mais non détruite

Car la pierre blanche ne se détruit pas

 

La Déesse de La Cérémonie

Il avait si bien fait

Qu’elle devait choisir entre mort et guérison

La splendeur du monde

Cantate de chapiteaux

Sonate de sculptures

Mémoire de tympans

Et la chaire

Sombre et brune

L’homme ailé

Pied et monde

Déboussolé

Déstabilisé

Déséquilibré

L’homme ailé

Héros de l’espérance

Errant de vérité

Héros du corps vers le fleuve

La chair sombre et brune

L’ange avec la trompette

Annonçant la fin du malheur

La venue des temps nouveaux

La venue du commencement

Il ne pouvait plus rien faire pour l’empêcher de naitre

Le voile se déchirait

Les eaux se partageaient

La terre s’affermissait

 

Le Passeur

Quel homme disait

Le meurtrier est condamné à vivre

A cause de son meurtre

 

La Déesse de La Cérémonie

La folie la souffrance et la mort

Tous les faux noms du désespoir

Tous les vrais noms du malheur

L’agonie du vivant en proie au passage

La mouvance de l’esprit en révolution

Le retour du sens

Leurs corps en proie au bouleversement

Côte à côte

Côte contre côte

La baisure

L’embrasure

La vie s’arrachant au magma

Le matin s’arrachant à la nuit

La raison s’arrachant au chaos

 

Le Chœur

A quoi ressemble la folie quand la souffrance a cessé

A quoi ressemble la folie quand les chairs mortes ont brûlé

A quoi ressemble la folie quand l’incendie s’est retiré

 

La Légende

Un chevalier errant engage les embaumeurs

Un chevalier errant pour dire je le connais

Un chevalier errant pour le mort abandonné

Il est cousu dans une peau de bœuf

Il est cousu comme un païen

Il est cousu le conquérant

Le navire funèbre le large fleuve

Le navire funèbre et le chevalier errant

Le navire funèbre aux mains du passeur

Le bout du voyage

L’abbaye du rachat

La cérémonie

Pourquoi donc encore la fureur et les flammes

Guillaume dans l’abbaye

La tombe ouverte

Mais cet homme que dit-il

Ascelin le fils d’Arthur lésé d’héritage

Réclame l’héritage

Il réclame compensation

Ascelin revendique la terre usurpée à Arthur

Il réclame ce terrain et le revendique ouvertement

Il s’oppose à ce que le corps du ravisseur soit couvert de sa terre

Le clergé étonné

Le peuple confirmant

Le peuple témoin d’Ascelin fils d’Arthur

Il a dit vrai

Le Conquérant a pris la terre de son père pour l’abbaye

Le Conquérant a pris la terre du conquis

Le Conquérant a racheté le mal par le mal

Le clergé donne soixante francs pour qu’on enterre Guillaume

Mais le tombeau est trop petit pour le grand conquérant

On le plie

On le tord

On le bouscule

Il se fend en deux

La puanteur épouvantable de la conquête au chœur de l’abbaye

Guillaume n’a pas racheté l’inceste insoutenable de la consanguinité

La folie épousant la folie

Et cet homme en haut du chapiteau

Au bout de la route

Au fond de la colline

A la frontière de l’espérance

Cet homme tout là-haut au centre du vaisseau

 

Les trois Déesses

Il lutte avec Dieu contre Dieu

Il n’est jamais ni vainqueur ni vaincu

Il est seulement celui qui mener la lutte

Contre l’ange du seigneur

 

Le Chœur

Jacob Jacob Jacob

 

Les trois Déesses

Cet homme luttant toute la nuit contre la fusion

Vint enfin le jour

Et l’ange lui dit

 

Le Passeur

Laisse-moi aller car c’est l’aurore

Cet homme touché à la hanche

Cet homme boitera

Cet homme infirme

D’avoir lutté avec Dieu contre Dieu

Cet homme infirme de n’avoir pu être vaincu

Cet homme infirme de ne pouvoir oublier Dieu

Cet homme qui dit

J’ai vu Dieu face à face et mon âme a été sauvée

 

La Légende

Il l’avait acculée à choisir la guérison

La protection

Le recul

Il l’avait acculée à choisir entre mort et guérison

Elle avait choisi la trahison

Dehors la nuit était claire

L’été cardinal commençait

 

Le Passeur

L’accès du chœur est interdit

On ne peut le contempler sans mourir

 

 

Fin du troisième acte et du livret

 

Jeanne Hyvrard

 

 

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Mise à jour : mars 2015