Jeanne Hyvrard

L’Eté 1963 en Grande Bretagne : Le voyage initiatique

 

 

Chacun sait que le monde d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celui d’avant Mai 68 que j’ai par ailleurs appelé L’Ancien Monde. Mais peu savent que dans celui d’autrefois au sein duquel transports et hébergements n’offraient ni les facilités ni le confort qu’ils ont développé par la suite, lorsqu’on était jeune et qu’on aspirait à l’émancipation à l’intérieur d’une société dans laquelle les mineurs de vingt et un ans n’avaient non seulement pas voix au chapitre mais même à avoir un avis sur les nourritures qu’on leur servait, le voyage initiatique était un point de passage obligé.

Il s’agissait non seulement de découvrir que l’univers ne s’arrêtait pas aux quelques pâtés de maison du quartier mais de montrer et démontrer par la réalité qu’on était en situation de se gouverner convenablement, la preuve en étant apportée par un retour en bon état, le monde adulte ne pouvant plus après cette épreuve là - dans tous les sens du terme - continuer à refuser au jeune considéré, l’intégration à laquelle il postulait dans ces temps-là, avec acharnement.

En 1963, les Hippies et leur contre culture contestataire n’avaient pas encore été faire voir leurs costumes bariolés à Katmandou au Népal comme ce fut par la suite furieusement tendance quitte à se faire rapatrier par le Consulat Français plutôt que de dépérir sur place. C’était aussi que ce qu’on appelait à l’époque le Tiers Monde n’était pas à la mode, la décolonisation elle-même peinant encore à s’achever …

C’est ainsi qu’âgée de 18 ans, étudiante en première année à la Faculté de Droit et de Sciences Economiques de Paris, la liberté enfin à ma portée, je me sentais pousser des ailes dans les soirs mauves et avais pour ce passage obligé, jeté mon dévolu sur la Grande Bretagne qui avait avant guerre séduit ma terrible mère. Elle l’avait trouvée swing et smart … et précaution supplémentaire, nous y avions déjà en famille effectué deux voyages, l’un en 1953 et l’autre en 1959. Ce n’était donc plus tout à fait la terre incognita

J’avais réussi – je me demande encore aujourd’hui comment – à arracher à mon géniteur seul détenteur d’une puissance qui n’était en aucun cas partagée, l’autorisation de me lancer avec des comparses Outre-Manche, dans un voyage en auto-stop et en Auberges de Jeunesse, cette fois-là pour mon compte …

C’était sans doute cette formule qui lui paraissant sympathique m’avait permis d’emporter son adhésion car c’était bien dans cette mouvance là que mes parents eux-mêmes s’étaient aux Sports d’hiver connus à l’époque du Front Populaire. De leurs trois enfants, j’étais la seule à suivre leurs traces puisque j’avais déjà toute l’année avec le Club Alpin Français arpenté le Dimanche, la forêt de Fontainebleau.

A moins qu’ayant constaté qu’il n’était plus possible comme il l’avait pourtant prévu et constamment mis en oeuvre de me faire suivre le chemin rétréci, sacrificiel et étouffant auquel traditionnellement on préparait les filles dans ce temps-là en leur donnant une éducation totalement différente de celle dont bénéficiait les garçons, mon père se soit résigné à lâcher du lest sinon la bride.

Ou bien était ce plus simplement que les mouvements de fond de l’Histoire des sociétés ne survenant pas d’un seul coup comme ses évènements emblématiques - souvent désignés tels après coup – avaient laissé dans l’ombre les signes précurseurs, comme dans cette affaire pour moi, la découverte à 12 ans de la possible libération des sentiments grâce à la littérature de Françoise Sagan prêtée par – en vacances avec nous - la correspondante allemande de ma sœur.

Ou dans le même esprit, l’aspiration à la libération du corps féminin initiée par la populaire et scandaleuse vedette Brigitte Bardot, à la lecture de ses mémoires moins idiote qu’on a essayé de nous le faire croire. Aspiration qu’on berçait d’espérance nous les filles, en nous cousant nous-mêmes des robes en tissu vichy à carreaux sur le modèle des siennes.

Ma sœur très belle alla jusqu’à se faire appeler du même prénom, moi plus rustique choisis celui de Sylvie, mon premier pseudonyme… Battait là pourtant dans nos communes séances de couture sous l’impitoyable direction maternelle, l’espoir de la désincarcération de nos chairs contraintes jusqu’à la torture.

Ainsi ai-je quitté ma famille pour la première fois pour presque un mois faisant cette année-là le tour de l’Angleterre avec une certaine Denise, ma condisciple et ai pu constater par moi-même qu’il ne nous était arrivé aucun incident autre que celui de la générosité d’un marchand de thé qui non content de nous avoir déjà fait bénéficier de son véhicule, voulut absolument de surcroît nous donner à chacune une livre de ce que habituellement, il négociait. Et de la meilleure qualité dit-il dans sa langue à l’une de ses employées tenant le comptoir du très grand entrepôt dans lequel il nous avait amenées, reconnaissantes et intimidées.

Paquet non négligeable par son poids et son volume lorsqu’il s’ajouta à mon barda contenu dans mon lourd sac à dos d’une époque peu familière encore des tissus synthétiques. Mon paquetage ne brillait pas non plus par sa concision car on y trouvait en plus du fourniment de rigueur, une peluche du Père Mecki, le célèbre hérisson costumé en allemand, talisman d’une taille non négligeable offert par mon ainée.

On y trouvait aussi car mes centres d’intérêts et d’affects ont toujours été assez divers, dans la fameuse Collection de Poche de Gallimard Idées – celle qui a mis le pied à l’étrier à notre génération d’Intellectuels alors en herbe Le traité du désespoir de Sören Kierkegaard.

J’avais en effet sagement prévu qu’étant données les modalités des voyages en auto-stop, il faudrait avoir de quoi patienter dans l’attente d’un véhicule complaisant. C’était le charme et la contrainte de ce mode de transport associé à l’époque à la jeunesse pour laquelle il n’était pas prévu de bénéficier avant longtemps de sa propre automobile, même d’occasion. La massive augmentation du niveau de vie étant plus récente que la plupart des gens l’imaginent aujourd’hui…

Quant aux Auberges de Jeunesse, elles étaient encore dans leur forme initiale presque sans rapport là aussi avec ce qu’elles sont devenues depuis. Aménagée de lits superposés répartis entre un dortoir pour les garçons et un autre pour les filles, il ne s’agissait que d’un hébergement uniquement de nuit aux horaires stricts dont l’attrait principal était le caractère bon marché. Il relevait de la philosophie de l’assistance sociale aux classes populaires dont l’idéal humaniste des promoteurs du mouvement au début du vingtième siècle était d’aider les jeunes, comme l’indiquait son nom, à découvrir le monde.

Cela n’allait pas sans un solide effort des hébergés. Si un coin cuisine collectif permettait de faire sa propre tambouille, la vente éventuelle d’un sommaire plat du jour par l’établissement était loin d’être une obligation, et il fallait mieux en matière de victuailles avoir pris ses précautions et les avoir acheminées jusque-là ...

Il était par contre indispensable de participer aux travaux ménagers sous la direction pas toujours amène du père ou de la mère aubergiste - c’étaient leurs noms officiels - montrant bien qu’ils exerçaient ipso facto et par délégation de la société toute entière, une tutelle symbolique momentanée.

Ils avaient depuis longtemps trouvé la parade aux nettoyages bâclés des jeunes ajistes comme on les appelait alors. Ils redonnaient plusieurs fois de suite la même corvée à accomplir à plusieurs garçons ou filles successifs … Méthode efficace ! Après quatre ou cinq passages du balai – même de mauvaise grâce - la poussière avait quand même fini par rendre les armes …

Il ne s’agissait nullement d’hôtel et encore moins de structures facilitant les combines de tous poils, mais tout au contraire d’un mode de vie semi communautaire destiné à faciliter les échanges entre les gens et les peuples dans un cadre sportif qu’on ne qualifiait pas encore d’écologique. Il n’était pas alors question de protéger la Nature puisqu’au contraire c’était là bien elle qui nous accueillait …

Denise et moi avons été rejointes à la mi-Juillet à Edimbourg pour les deux semaines du tour de l’Ecosse par un autre de nos condisciple dont je n’avais même pas réalisé à l’époque qu’il était métis – son père ayant été juge dans ce qu’on appelait souvent encore l’Indochine. Ceci pour témoigner que ces catégories qui mettent aujourd’hui la société au bord de la rupture, n’existaient même pas !

Ce voyage en Ecosse fut l’un des plus étonnants de ma vie qui pourtant en fut comblée, le bonheur de l’âge étant de constater que dans la florescence extravagante et radieuse des souvenirs, ce qui surnage le plus vivement n’en est ni mes relations pourtant ô combien intenses avec les autres Humains, ni mes lectures si formatrices, ni les œuvres d’art celles des autres ou les miennes pourtant décisives mais les voyages.

Economiste et écrivain, écrivaine aussi - car il appert que de fait ces deux derniers termes ne se recouvrent pas - la vérité qui émerge à l’heure où comme disait Robert Doisneau on commence pour moi à desservir la table, ce qui anima ma vie a été et est toujours en réalité le goût de l’anthropologie.

Est-ce celui-là qui m’a fait considérer comme un des plus hauts moments de ma terrible existence, les trois jours passés avec ces chauffeurs routiers qui nous prirent en stop, nous cet étrange trio d’étudiants parisiens dans leur camion pour aller livrer avec eux toutes les épiceries des petits villages des fjords, le long de la côte Est de l’Ecosse et plus fabuleusement encore tout en haut de la côte nord jusqu’à Thurso et Scrabster ?

Et comme là-haut à cette époque-là il n’y avait pas d’Auberge de Jeunesse, il nous installèrent une nuit tous les trois au milieu d’un paysage splendide sur la plateforme découverte de leur camion, regroupant les kilos de sucre à livrer pour nous faire des oreillers aussi confortables que possible avant d’aller tous les deux de leur côté s’allonger plus loin dans les bruyères en fleurs.

Nous eûmes ainsi tout le loisir de contempler alors la voûte céleste et de découvrir à quel point l’expression Nuit à la belle étoile convenait pour cet épisode inouï dans la vie de la jeune fille que j’étais, découvrant du coup que d’être affublée du qualificatif troublant et peu flatteur de garçon manqué dont on lestait - avant l’invention du concept de genre - les jeunes corps féminins qui ne se résignaient pas à la tentative de momification qu’on leur faisait subir dès la puberté, n’était pas une destinée irrémédiablement sans issue.

De ces camionneurs livrant l’épicerie dans les minuscules échoppes qui étaient encore en ces lieux-là la norme, au temps où dans les grandes métropoles, les supermarchés sortaient à peine des limbes, j’ai gardé le souvenir qu’ils habitaient tous les deux Aberdeen et que celui qui avait la chemise à carreaux s’appelait Ronald.

Que la lumière brille à jamais sur eux ! Au moins celle de la Toile …

Conservée dans mon album le plus ancien - prise par mes soins avec mon Agfa Silette acheté en 1957 à Stuttgart - photographie des deux camionneurs qui nous prirent - nous les trois apprentis économistes parisiens - trois jours en stop au motif qu’en Juillet 1963 au bord d’une route d’Ecosse, nous leur avions fait signe.

 

Jeanne Hyvrard 15. 09. 2014

 

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Mise à jour : septembre 2014