JEANNE HYVRARD



BIBLIOTHÈQUES, MA MÈRE


Autobiographie partielle


Là où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute




A la campagne.

Banque Nationale de Paris. Beaubourg Centre Pompidou. Beauvais. Bibliothèque Médicis. Bibliothèque Municipale du Onzième.

Cachan. Cafés-Restaurants. Carton. Centre Culturel d’Espagne. Chalamov. Charron. Collège d’Espagne. Copropriété. Cosy. Cun.

Dictionnaire.

Émancipation. Emballer. Éternellement. Ex libris. Expurger.

F. Faculté de Droit. Film. François Mitterrand.

Hôpital Saint-Antoine.

Iconothèque.

Jacques Bingen. Jeune homme. Joie. Jules Siegfried.

Lamarck. Les miennes. Ligue de l’Enseignement. Loggia. Lycée Hélène Boucher.

M’as-tu vu. Mairie du Cinquième. Manoir de Boncourt. Marguerite Durand. MGEN. Millau. Monastère de Bethléem.

Oncle Henri. Opposition. Outre- Mer.

Papier peint. Placard. Poésie. Polonaise. Prêt. Professeure.

Quinconce. Quinson.

Richelieu. Rostand. Roumanie. Rue Boissière et les bibliothèques russes. Rue Cujas.

Sainte-Geneviève. Sarajevo. Schoelcher. Sciences Po. Soissons. Sorbonne. Stains Maurice Utrillo.

Tampons. Territoire.

Vendée ou Charente. Villégiature. Voisin.



C’est avec un relatif effarement que j’ai découvert au début de 2015 que les bibliothèques avaient été dans ma vie, aussi importantes que le plus important à savoir la maternité, l’amour et les voyages, amorce de l’anthropologie dont l’œuvre fut d’une certaine façon, le simple compte rendu avec les moyens du bord.

Les bibliothèques ne doivent pas être confondues avec les livres et encore moins avec leur contenu ou leur auteur, de toutes autres histoires. C’est en rangeant la mienne au commencement de ce nouveau printemps, non pour y mettre fin comme on pourrait le croire mais tout au contraire pour faire advenir le nouveau, que je l’ai réalisé !

Quant au sous titre, il s’agit en réalité d’un proverbe, d’une injonction que répétait fermement ma mère qui n’a cessé de me prêcher la résignation. Consigne que j’ai retournée là pour aménager mon statut, transformant ma condition irréfragable en raison de ce même statut, en levier pour construire le monde … C’est aussi que ce dicton issu de la mémoire paysanne de ma mancêtre (sic) - résumée là de façon condensée - devenait donc d’une certaine façon le poème de ce qu’avaient été pour moi les liens avec les bibliothèques…

Sur le fond comme sur la forme les différentes sections de ce texte peuvent se lire dans l’ordre ou dans le désordre, séparément ou en totalité, la forme de lexique ayant été adoptée non seulement pour des raisons pratiques mais surtout parce qu’il n’était pas possible - eu égard au contexte - d’en adopter une autre.


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A LA CAMPAGNE

Cette expression très parisienne est utilisée en milieu bourgeois pour signifier la vie à la résidence secondaire qu’on va éventuellement visiter à la fin de la semaine, sans pour autant y passer nécessairement de longues vacances car c’est surtout un signe de standing social et d’intelligence de la vie. Il s’agit en fait d’une version contemporaine des folies du dix-huitième siècle et elle apparaît comme une simple annexe de la vie dans la capitale.

La preuve en étant dans notre cas que j’avais utilisé pour la peinture des murs réalisée en grande partie par moi-même, la même marque et le même ton vert jade que celui de l’appartement parisien. J’en ai reçu dans un cas comme dans l’autre beaucoup de compliments, teinte qui - dans les deux cas - plus de vingt ans après continue à me donner entière satisfaction.

En ce qui me concerne le projet de cette folie new look m’était venu à la fin des Octantes comme la vie professionnelle de mon époux était tellement chargée que les vacances elles-mêmes avaient disparu, laissant la villégiature du Massif Central au bord de la déshérence, en tous cas d’une inutilité en devenir …

Mes relations transatlantiques m’ayant depuis une décennie tirée vers le haut, j’avais répondu à cette situation par le projet d’une datcha située plus près de la capitale, datcha dans laquelle – dans mon idée - j’aurais pu mener une vie d’artiste plus conforme à mon être, mes souhaits et en fin de compte à la réalité même de ma vie, l’essentiel de mes liens intellectuels ayant désormais lieu dans le milieu littéraire.

De surcroît ma vie professionnelle d’enseignante dans un lycée technique à la dérive commençait à devenir impraticable et d’autant plus que les règles en étaient modifiées en sourdine et constamment dans un sens qui ruinait l’École Républicaine. La mutation fut institutionnalisée par la Loi de 1989 qui plaçait pour plaire à l’électeur, l’élève au centre du dispositif abolissant de facto, l’idée de la transmission.

S’y ajouta la même année, la capitulation du même Ministre de l’Éducation Nationale renvoyant la question du port du voile à l’école devant le Conseil d’État chargé d’arbitrer en matière de liberté religieuse, alors qu’il était limpide pour un observateur attentif de saisir dès cette date que les menées islamistes concernaient l’ensemble de la société française. J’étais sidérée de constater que les gens ne prenaient pas la mesure du phénomène et ne comprenaient pas qu’il s’agissait de l’abandon pur et simple de la conception du sujet de droit universel, pilier de notre vie juridique…

Quant à l’effondrement du communisme, d’abord dans les pays de l’Est européen puis ensuite en URSS même, il n’y avait pas besoin d’être grand clerc pour découvrir qu’il n’apportait pas nécessairement une amélioration décisive de la vie sociale et politique. Dans cette perspective, aménager dans un coin de campagne francilienne qui aurait permis de continuer une vie agréable même si les choses tournaient aussi mal que je le craignais, n’était pas nécessairement une idée absurde et/ou irréalisable.

Achetée en Haute Normandie à la fin 1992, elle fut surdimensionnée pour raison familiale. Ce surdimensionnement - ajouté à la coexistence de projets qui n’allaient pas nécessairement dans le même sens - empêcha de fait – en dépit de la bonne volonté de chacun - de mener à bien la réalisation du mien.

Paradigme et métaphore de ces difficultés, les aléas et les errements concernant la gestion des bibliothèques ont été relatés dans un texte écrit à partir des notes prises en 2005 et développées en 2014. Le titre choisi pour rendre compte de cette petite chronique du quotidien - à savoir Pour Alléger le fardeau - témoigne à lui seul qu’il ne s’est pas agi d’une partie de plaisir !... Ce qui appliqué à la vie des bibliothèques est tout de même dans mon cas, un paradoxe !

Pourtant de prime abord j’avais pensé faire mon affaire de ce remarquable ensemble architectural dont la beauté crevait l’écran, en utilisant l’ampleur des bâtiments pour y installer - adjacente à la datcha - une sorte de Centre Culturel dans lequel j’aurais pu exposer des artistes et organiser des représentations ainsi que des causeries.

Il n’était pas exclu que j’envisage également - si le contexte était favorable - l’ouverture d’une école tant il m’apparaissait que l’Éducation Nationale était sur une mauvaise voie et que mon expérience constructiviste pouvait ponctuellement trouver là à s’employer de façon appropriée.

Ces perspectives concouraient ensemble à juguler l’angoisse de la désagrégation de la société française dans la mesure où non seulement elles organisaient une réponse que Madeleine Gagnon aurait - selon son propre néologisme - qualifiée de poélitique, mais elle permettait de m’assurer ainsi qu’à ma famille et toute ma parentèle un refuge contre l’adversité.

Une fois de plus je répondais à l’air du temps, ce que j’ai souvent appelé l’ambiance mot dont Madame Médioni - mon professeur de Français au Lycée Hélène Boucher – me reprochait de faire un usage excessif, en renouvelant mon pari de la vie la meilleure possible quelle que soit la situation. M’étant toujours développée en contournant toutes les difficultés comme une plante le fait avec le minéral, je ne doutais d’aboutir, pas nécessairement exactement dans mon projet, mais au moins dans une partie.

Effectivement dès les premières saisons, j’ai aménagé les lieux avec enthousiasme et opportunité. Rencontré chez un brocanteur sur la route, j’avais embauché un marginal qui m’y avait proposé ses services pour qu’il me construise dans la grande pièce des étagères massives en lieu et place des meubles dans le but conscient que nous soyons tous ainsi dégagés des soucis de la gestion, de l’entretien et du déplacement éventuel du mobilier.

J’avais donc bien dans l’idée qu’il s’agissait d’aménager une folie version dix huitième siècle et que l’affaire étant loin d’être gagnée, il fallait s’en tenir à un mode de vie quasiment précaire. Ce qui finalement était assez raisonnable pour ce que d’aucuns aurait pu prendre pour une utopie voire un simple fantasme !

Dans le premier aménagement, ces rayonnages de bibliothèque ont fonctionné comme c’était prévu et j’ai pu délester son homologue parisienne de nombreux livres qui n’étaient plus du tout adaptés à la situation de la vie vécue dans la Capitale. Ils étaient même devenus quasiment un encombrement s’opposant à l’entrée de ceux qui venaient du nouveau Marché aux livres du Parc Georges Brassens que nous venions de découvrir et fréquentions alors assidûment.

En fait un renouvellement complet de l’univers des bibliothèques était à l’œuvre dans la foulée de la Révolution Globalitaire, même si cela n’était pas encore totalement conscient. L’A la campagne a donc fonctionné là à plein comme un endroit qui ne posait aucun problème pour stocker des livres qu’il n’était pas de première nécessité d’avoir constamment sous la main, tout en présentant tout de même un certain intérêt à être conservés.

Concernant les livres - conjugalement parlant - on était encore dans une phase de simple accumulation. Ce n’était pas de mauvais aloi à cette époque là pour les lettrés que nous étions, sinon des gens de lettres. Internet n’avait pas encore changé la donne de façon drastique comme cela a été le cas depuis.

Par ailleurs j’avais entendu dire qu’après le génocide cambodgien et la destruction de la culture locale, un certain chef d’œuvre littéraire n’avait pu être reconstitué que parce qu’il avait été retrouvé à un seul et unique exemplaire. Je considérais donc nos bibliothèques comme une Arche de Noé potentielle dont j’avais la responsabilité.

Puis la pression sur le lieu s’est intensifiée. Accueillant comme je l’avais prévu dès le début Beaux Parents et Parents de plus en plus âgés sans compter les Alliés tout autant à leur place, les nécessités matérielles de la vie commune dans ce lieu là m’ont bientôt vue submergée par les travaux ménagers au point même de rendre de fait impossible le simple maintien dans ce lieu, de la vie de la philosophe d’avant-garde que je parvenais tout de même à mener à Paris. Mon statut y régressa à vitesse accélérée.

Du coup les livres de cette bibliothèque là disparurent sans que je m’interroge trop ou m’enquiers sur ce qu’ils étaient effectivement devenus. Et à l’heure actuelle je serais bien en peine de dire ce qu’il en est… Une partie en a peut être été donnée à la progéniture, débouché naturel de ce que j’ai appelé par ailleurs la provende et que je considère comme la base de l’économie maternaliste.

Mais peut-être aussi bien ces livres là ont-ils été donnés à une association caritative et écologique installée à Beauvais, spécialisée dans le recyclage, groupement que nous avions contacté pour le débarras de divers matériaux qui encombraient les lieux et à qui on aurait au nom de l’opportunité offerte - comme c’est également très souvent ma politique – attribué ces livres… Je n’en suis pas sûre, mais c’est possible !...

Troisième hypothèse - les trois étant équiprobables et ayant peut-être coexistées - le reste a pu être stocké dans les dépendances du logement principal, le projet d’Ecole et/ou de Centre Culturel ne rendant pas nécessairement ridicule ce nouveau délestage à l’intérieur même de la propriété comprenant plusieurs bâtiments.

A la faveur de cette première transformation, la grande pièce collective se trouva en passe de devenir un bureau privé dont l’aspect bibliothèque s’estompa au fil du temps, installant du même coup une certaine confusion entre les fonctions. Ma belle mère décédée en 2002, celle-ci s’aggrava lorsqu’y fut déversé le contenu de la succession. Mêlée à ce qui ne me concernait pas, il ne m’a pas été possible de me dégager.

Le reste des bibliothèques de cette datcha virtuelle et imaginaire ont été le symptôme du malaise qui n’a pas cessé d’agiter cet établissement qui n’a jamais vraiment pu fonctionner correctement sans que je puisse dire pour autant qu’il a été un échec ou que cela ait été une erreur d’en tenter l’installation. Il a seulement montré les limites de l’émancipation féministe dans le cadre conjugal et les difficultés insurmontables d’une femme de lettres mariée dans l’Ancien Monde avant les Evènements de Mai 68.

Ainsi la seule bibliothèque demeurée sans équivoque a été celle à petits casiers carrés en bois que j’avais dès les premiers mois achetée chez un brocanteur du canton et qu’on avait installée dans un recoin de la chambre dans laquelle elle faisait bon effet. J’avais même eu la joie d’entendre ma mère m’en faire compliment. Mesurer l’ampleur de l’évènement implique de savoir que le compte des paroles positives qu’elle m’a dans ma vie adressées, peut s’effectuer sur une seule main.

La taille des différents espaces disponibles - une bonne dizaine - impliquait qu’on y range uniquement des livres de même format. Or c’était aussi bien celui de la fameuse collection Nelson début de siècle qu’il y avait eu dans la bibliothèque de ma mère que celui des livres de poche de mon adolescence et de quelques autres de tous poils… On obtenait donc ainsi un effet d’homogénéité dans la diversité qui produisait en fin de compte une esthétique bien adaptée au lieu et au projet.

Après le décès de ma belle mère, nous avons installé dans la deuxième chambre le petit meuble art nouveau de sa chambre de jeune fille, telle que je l’avais connue dès mon premier séjour dans la maison familiale de Soissons à la Noël 1965. Ce meuble était potentiellement un chef d’œuvre et j’avais toujours eu projet de le restaurer, d’autant plus qu’il était accompagné d’une table de toilette recouverte de marbre qui me semblait à l’époque – issue d’un milieu à la mémoire prolétarienne - le comble du bon goût.

Cette petite bibliothèque a fonctionné un moment comme telle et d’autant plus que celle de la grande pièce n’était plus opérationnelle. Les étagères étant assez espacées j’ai pu y conserver quelques années des livres de qualité qui n’avaient pas pour autant leur place à Paris, mais qui pouvaient convenir aussi bien à la progéniture qui occupait éventuellement la pièce qu’à des visiteurs. On pouvait y trouver des récits autobiographiques comme ceux de Gisèle Halimi ou d’Elena Bonner - la femme de Sakharov - que des essais plus académiques et sophistiqués comme ceux de Bourdieu.

A ces deux petites bibliothèques qui ont été utilisées comme il était prévu qu’elles le soient - élément essentiel de ma conception esthétique - il faut ajouter quelques autres phénomènes qui ont été les signes des incertitudes malheureuses de cette datcha qui ne parvint jamais à l’être parce qu’affrontée à trop de forces qui s’y opposaient au nom de leurs propres intérêts tous aussi légitimes que les miens dans une perspective de ce que mon frère avait dans notre enfance nommée : Struggle for life … Et qui n’est en fin de compte que le désordre même de la vie à l’état brut.

Il en a été ainsi notamment du corps vitré d’un très beau vaisselier acheté en 1995 chez un antiquaire de Gournay en Bray et qui était tout à fait dans le style esthétique de ce que je voulais installer dans cet établissement. Ce superbe meuble ne parvint pas lui-même à fonctionner.

L’esprit des vitres était de transformer le haut de ce bahut en une exposition de la vaisselle précieuse destinée aux fêtes et aux cérémonies. Mais je ne suis pas parvenue à faire respecter cet ordonnancement des choses et du coup j’en ai abandonné l’idée le convertissant en une bibliothèque concentrant quelques livres auxquels je tenais particulièrement.

Mais cela n’a pas fonctionné davantage. D’une part parce que ce n’était pas la raison d’être de ce meuble et ensuite parce que c’était contradictoire à ma poétique quotidienne. Les deux choses n’en étant finalement qu’une seule. Du coup j’ai abandonné la partie comme je l’ai découverte perdue et j’ai commencé – selon ma formule – à replier les voiles… C’est ce que j’ai fait petit à petit.

Entre temps le monde avait changé sous le poids de l’entrée massive de la Toile dans le domaine du savoir. Beaucoup des connaissances autrefois contenues dans les livres nécessaires en tant que tels étaient beaucoup plus faciles à retrouver sur Internet, plus nombreuses et débouchant facilement sur des connexions multiples. Un véritable cerveau collectif était en train de naître et il m’a semblé que plus encore que l’invention de l’imprimerie voire même de l’écriture, on assistait là à quelque chose d’aussi important et décisif que la maîtrise du feu. Du coup – désacralisés - les livres perdirent leur statut.

On en trouvait en foule dans les brocantes, pour rien. Dans un univers qui s’enfonçait d’abord dans le chaos puis dans la dislocation, la déshérence et la dévastation généralisée, je n’ai pas hésité à employer les grands moyens bien décidée à sacrifier l’accessoire à l’essentiel et à rassembler de la façon la plus dense possible ce qui pouvait encore me tenir lieu de bagages, si je survivais à cette nouvelle et difficile crise. Ou en tous cas, l’essentiel de ce qui devait et pouvait encore à défaut, revenir à la progéniture et dans l’état le plus approprié.

J’ai franchi le pas et jeter les livres qui ne me semblaient pas devoir être gardés après que j’ai déjà dans la période précédente - à savoir la première décennie du vingt et unième siècle – pousser aussi loin qu’il était possible et même un peu au-delà le sens du don jusqu’à abandonner dans la rue, dans les autobus ou même sous leurs abris, les ouvrages dignes d’être lus à une époque où les boites à livres n’étaient pas encore à la mode…

J’ai quelques temps encore conservé dans l’argentier campagnard que j’avais acheté chez un brocanteur de la région, quelques livres avant de les réintégrer dans ma bibliothèque parisienne elle-même réduite à sa plus simple expression… Ce qui représentait tout même déjà un volume conséquent. Et du coup j’ai effectivement allégé un fardeau que je n’étais plus en situation d’assumer.

D’une part parce que ma situation sanitaire ne cessait de se dégrader en dépit d’efforts constants pour retrouver la forme, mais aussi et surtout parce que la situation de la société française était telle qu’il n’était pas possible de ne pas en acter le naufrage qui bouleversait les conditions d’existence. Et tout particulièrement les miennes, mettant à bas toutes les adaptations que j’avais auparavant réussi à développer pour vicarier mon absence de filiation symbolique due à une mère peu maternelle.

C’est d’ailleurs sans doute ce constat qui a donné naissance à ce texte que je n’ai pas vu venir et qui a grillé la politesse à ceux que j’avais déjà en cours …


BANQUE NATIONALE DE PARIS

A la mi-Octantes comme il était question dans le cadre de l’évolution générale de l’Éducation Nationale de la rapprocher des entreprises – opération dont on attendait des miracles - nous nous sommes trouvés nous les Enseignants du Lycée Jules Siegfried Paris Xe dans l’obligation de rencontrer les Cadres de l’agence de la BNP Gare du Nord voisine avec laquelle nous devions – selon les consignes - développer un partenariat.

La réunion dans leurs locaux a été sympathique – quoique un peu tendue - les deux parties se grattant avec une apparente bonne volonté qui masquait les réticences profondes que nous éprouvions face à ce qui nous était purement et simplement imposé.

Après avoir fait le tour des services réciproques qu’on aurait pu se rendre, nous étions humiliés de constater que nos futurs partenaires envisageaient de nous employer comme des répétiteurs pour surveiller et aider leurs Jeunes à faire leurs devoirs à l’intérieur de leur propre service de formation tandis qu’eux mêmes n’étaient pas en situation de nous fournir les données statistiques dont nous-mêmes avions besoin pour notre enseignement : Relevés divers que les services ad hoc de notre propre Administration n’étaient plus depuis longtemps capables de nous fournir alors que l’évolution économique accélérée, le rendait indispensable.

En fin de compte après beaucoup d’errances plus ou moins angoissées et de tergiversations, ils ont fini par nous avouer un peu honteux que ce qu’eux voulaient c’était pouvoir avoir accès à notre bibliothèque qu’ils trouvaient autrement plus fournie que la leur… ce qui ne manqua pas de nous étonner…. Pour finir ce partenariat est tombé à l’eau - comme la plupart des initiatives de ce genre - s’enlisant et naufrageant dans la déconfiture générale de notre Institution…


BEAUBOURG CENTRE POMPIDOU

Inauguré en 1977 – lors de ce que j’ai par ailleurs appelé La Grande Florescence - l’ouverture du Centre Pompidou construit sur l’un des espaces libérés par le déplacement des Halles situées alors au cœur de Paris - celui sur lequel on regroupait les cageots vides destinés à être jetés - fut un véritable enchantement. Imaginé par l’architecte constructiviste Rogers, moqué parce qu’il mimait une raffinerie, je l’avais de mon côté surnommée Notre Dame des Tuyaux.

Je saluais ainsi ce que j’appelais à l’époque La poésie industrielle que j’avais déjà détectée et magnifiée depuis longtemps dans les gigantesques gazomètres qu’on longeait en traversant Saint-Denis pour rentrer dans le nord de Paris.

De cette dite poésie industrielle, j’avais eu par mes propres moyens lorsque j’étais enfant, la révélation en contemplant l’Usine Técalémit d’Orly – construite dans les années vingt – ainsi que le bâtiment de la Radio installé sur le Stade de la Belle Epine chez mon grand père sans que personne n’ait attiré mon attention sur l’aspect artistique des dites installations.

Néanmoins si je n’avais jamais eu avec personne de conversations sur ce thème, le fait était que ma famille paternelle d’origine très modeste baignait dans une vénération du monde industriel sacralisé dont j’ai compris par la suite qu’érigeant l’usine en divinité, elle exprimait par cette religion païenne que c’était bien Elle qui lui fournissait les moyens d’existence.

Et cela l’était effectivement pour ces journaliers précaires à la recherche de ce que mon père dénommait et qui me bouleversait lorsqu’il employait ce mot, une placeIl m’a fallu à moi-même beaucoup de temps pour découvrir qu’ayant trempée jeune dans cette conception du monde, j’étais d’ores et déjà prête à l’habiter de mon propre univers, à savoir justement la poésie.

Saint-simonien qui faute d’instruction théorique s’ignorait tel, le constructivisme m’avait néanmoins déjà été transmis par mon père fervent rationaliste, grâce à sa pratique de solution des problèmes qu’il accompagnait de commentaires mêlant la langue, la philosophie, les aspects concrets, les généralités et les divers canaux de réflexion. Il dénommait topique ce qui était en tous points approprié !

Le Centre Pompidou construit à l’initiative du successeur du Général de Gaulle déclencha immédiatement la polémique, ce qu’avait d’ailleurs prévu son initiateur, lui-même de notoriété publique amateur d’art. Il l’avait prévu en annonçant lorsque le projet fut enfin arrêté C’est bien, mais ça va faire hurler ! Ce qui se passa effectivement, le ton montant rapidement entre les pro et les anti, dans le style habituel des polémiques franco-françaises ignorant tout des nuances et des demi-mesures.

De mon côté j’étais donc férocement pour, considérant ce nouveau monument comme une cathédrale moderne qui rendait enfin justice à l’art ouvrier. J’avais déjà connaissance à l’époque du peintre Fernand Leger mais ignorait encore Signac. Néanmoins le réalisme soviétique, statues, affiches et peintures issues de l’URSS visitée en 1973 m’avait déjà artistiquement profondément émue.

Je persiste à dire aujourd’hui qu’il n’est pas encore reconnu à sa juste valeur et d’autant plus qu’il a son homologue en Amérique du Nord tout autant si ce n’est plus laissé de côté, ainsi que dans les grandiloquentes affiches de cinéma de mon enfance, lesquelles m’ont effectivement bien tournée la tête au moins autant que la lecture de Tourgueniev !…

La mise en scène du bâtiment au milieu même d’une agora peuplée de bateleurs divers et variés ainsi que de débatteurs de tous poils, rajoutaient encore à la dimension d’un art industriel démocratique et populaire. C’est d’ailleurs là qu’au tournant des Octantes, j’ai commencé à déclamer publiquement mes poèmes et que ma partenaire et moi-même nous nous sommes lancées dans les premières représentations publiques de ma pochade théâtrale : Le con métaphysique... A une époque où aucune femme ne se risquait dans ce genre d’activité sans accompagnement masculin…

Tout cela n’était en rien un hasard mais tout au contraire la raison du lieu où se nouait une nouvelle modernité et un autre rapport à la culture. Celui qui correspondait au nouvel individualisme lui même issu du mouvement de soixante huit étudiant absorbé, récupéré et détourné pour pouvoir l’incorporer au capitalisme plus triomphant que jamais. Dans cette nouvelle forme culturelle, chacun et chacune pouvait être producteur et consommateur de culture sans gêner ni être gêné d’autrui.

Cette conception des choses se traduisait dans le domaine de la lecture par la mise en service de deux bibliothèques comme on en n’avait jamais vues. Celle au deuxième étage était dénommée Bibliothèque Publique d’Information et recevait quasiment dix mille personnes par jour, ce qui n’était tout de même pas banal étant données les expériences précédentes…

C’était une bibliothèque de consultation largement pourvue, en accès libre et planté devant les rayons, on pouvait comme chez soi feuilleter l’ouvrage avant de se décider à la lecture sans avoir à le demander à un intermédiaire et à en attendre la livraison comme cela pouvait se passer ailleurs. On n’empruntait pas comme dans les Bibliothèques Municipales, on lisait sur place comme dans les bibliothèques spécialisées pour les chercheurs. La démocratisation intellectuelle était à l’œuvre.

On pouvait également emporter sur la table à laquelle on s’installait autant de livres qu’on le voulait et si par malheur – eu égard au succès manifeste de la formule – il n’y avait pas de place, on pouvait même s’asseoir par terre avec sa pile de livres… Ce que je n’avais jamais vu faire nulle part ailleurs. Cela me ravissait d’autant plus, qu’élevée dans un monde de corps extrêmement contraints comme c’était le cas avant 68, tout ce qui lui rendait sa liberté m’exaltait comme un élément de la désirable émancipation hors du carcan !

Cette liberté des corps et des mouvements accompagnait et encourageait la liberté de l’esprit que trouvait facilement sa nourriture et d’autant plus qu’il était facile de compulser les ouvrages dans les rayons d’à côté. Dans les Octantes, j’ai largement fréquenté les lieux consultant à tout va dans les rayonnages où mon inspiration me poussait…

C’est notamment sur ces étagères là que j’ai découvert non seulement le légendaire mésopotamien concernant la création du monde dans laquelle j’ai partiellement reconnue la Genèse biblique, constatant sidérée que celle-ci s’était purement et simplement débarrassée des premières strophes racontant le meurtre de la Déesse Mère. Ce que j’ai exploité dans mon grand œuvre alchimique Canal de la Toussaint publié en 1986 aux Editions des Femmes.

C’est également là que j’ai pu globalement étudier la pensée juive, études personnelles qui m’ont permis de consolider un certain nombre d’acquis philosophiques que j’avais déjà reconstitués par mes propres moyens en observant le fonctionnement de la société, autant par mes rencontres et conversations que par mes propres expériences.

J’ai pu là leur donner une ossature théorique globale. A titre anecdotique, attirée par la bizarrerie du titre, j’y ai également lu Le Guide des Egarés de Maïmonide. N’y ayant rien trouvé de remarquable, je m’étonne de ce que certains en disent qui probablement ne l’ont pas lu et s’en parent par exotisme et maniérisme… De fait cela a alimenté mon goût d’une certaine distance par rapport aux conseils reçus dans le domaine de la lecture… et une certaine méfiance sur les prétendus contenus du corpus…

Dans ce travail librement consenti, j’avais sans m’en rendre compte à l’époque mais le découvrant à la rédaction de ce texte peu ou prou le sentiment de continuer mes études, sensation qui perdure encore aujourd’hui comme j’ai soixante dix ans alors qu’elles ont été officiellement terminées comme j’en avais vingt trois. C’est sans doute en ce sens que je peux considérer les bibliothèques comme m’ayant été essentielles, le lieu sacré dans lequel la société – ma mère de remplacementcontinuait à m’alimenter.

Deux petites histoires concernant ce lieu : La première a été le plaisir non seulement d’y voir certains de mes livres mais de voir dans je ne sais plus quel ouvrage collectif ou quelle revue, la page me concernant purement et simplement arrachée. Ce constat tordu de la réalité de mon existence littéraire me permit d’assumer un peu mieux le clivage de ma personnalité, particularité rendue nécessaire pour survivre au ramdam médiatique qu’avait provoqué mes publications aux Éditions de Minuit, notamment mon premier livre que je n’aime pourtant guère Les Prunes de Cythère (1975).

La deuxième est l’étonnante réaction de l’un des bibliothécaires préposé à la surveillance in situ. Comme je m’étais adressée à lui en vitupérant parce que les livres étaient introuvables faute d’avoir été rangés comme le protocole l’avait prévu en en confiant la tache au personnel du lieu… il m’expliqua calmement sur un mode philosophique, voire philosophale rarement rencontré hormis cette fois, que je souffrais là des inconvénients du libre accès aux rayons, dont j’avais par ailleurs le bénéfice des avantages. Ce qui me sidéra par l’élévation de la pensée exceptionnellement appliquée au quotidien habituel des embrouilles et du coup me calma illico….

La deuxième bibliothèque - une simple petite salle au rez-de-chaussée - était en fait une annexe de celle du deuxième étage, consacrée aux ouvrages qui venaient de paraître. Le concept m’enthousiasma car la fréquentant plus qu’assidûment, je pouvais de fait me confronter en permanence à la pensée naissante, laquelle à ce moment là de l’Histoire de notre pays était en plein renouvellement.

Malheureusement cette particularité d’entre les particularités, chef d’œuvre de progressisme social et culturel fut abolie lors de la restructuration du Centre. Lorsqu’après quelques saisons de fermeture, il rouvrit en 2000, la fameuse petite salle avait été supprimée et bien que je ne fréquentasse plus le Centre à cette époque là, trop accablée des difficultés objectives de ma vie de plus en plus contrariée, j’en ai eu le cœur brisé.

J’ai cessé de fréquenter ces deux bibliothèques dans les Nonantes. La vie professionnelle du Lycée changeait elle aussi radicalement jusqu’à devenir impossible, générant un stress qui peu à peu requerra pour lutter contre, la totalité de mon énergie vitale.

Cette nouvelle donne était due à la globalisation elle-même mise en route par l’écroulement de l’URSS, l’abandon de l’école organisé par les Pouvoirs Publics et sa gangrène par la montée de l’Islamisme qui s’installa dans l’espace déserté car l’adage le dit La Nature a horreur du vide.

Dans le même temps la vie littéraire et intellectuelle se restreignait dangereusement. Arrivée à l’acmé en 1990 grâce au soutien des Editions des Femmes et aux échanges transatlantiques je n’ai pas trouvé à publier ma série d’articles regroupés sous le titre de La Newcité qui réalisait une synthèse de ma pensée concernant les Sciences Sociales, les dites disciplines étant quand même mon métier et ma préoccupation d’origine.

C’était en effet - l’affaire est désormais connue - déjà un rapport de Science Sociales que je croyais de bonne foi rédiger comme je me suis trouvée à écrire Les Prunes de Cythère sans savoir que c’était de la littérature ! Je l’appris par la suite… Cela m’étant révélé par les collègues du Lycée à qui je les avais fait lire en premiers.

D’une certaine façon la rédaction de La Newcité reprenait sinon mon projet concernant la Martinique, au moins ses objectifs et sa méthode. A savoir faire une analyse sérieuse, réelle et véridique de la situation concernant l’Economie Politique en vogue à ce moment là. Le profond décalage entre le monde intellectuel, culturel et politique américain et la société française me paraissait insupportable et dans le même temps il me fallait bien admettre qu’il était impossible de rapporter en France les idées nouvelles que j’avais découvertes là bas.

Il en était ainsi entre autres de la critique littéraire américaine. Mais plus gravement encore de simples faits réels comme celui de la question indienne non encore résolue, de la conquête occidentale qui continuait et n’était pas nécessairement en position dominante, cette découverte inouïe n’intéressant pourtant personne de ce côté-ci de l’Atlantique… Et cerise sur le gâteau, ce n’est d’ailleurs que très récemment que j’ai effectivement découvert grâce à Internet que les Traités avec les dites Premières Nations étaient en fait pratiquement inexistants…

J’ai dans ma communication Trois Livres en panne publiée en 2008 chez Indigo Coté-Femmes au sein de l’ouvrage collectif Les Femmes et la filiation, analysé la profonde impasse dans laquelle je me suis trouvée à l’époque de ne pas parvenir à aboutir dans la création de mes livres en cours. Ils étaient alors au nombre de trois : Vous qui prenez sur vous l’ordre du monde, Le livre des pertes, et Rose prends garde au jardinier.

Impossibilité d’achèvement que j’ai pu analyser ensuite dans cette communication comme l’obsolescence radicale de la question des nations et des territoires, du système de représentation mentale et de la reproduction par couple hétérosexué.

J’ai traîné ces livres comme des boulets avant de constater qu’ils ne débouchaient pas et de me débarrasser des liasses accumulées à quelques exceptions près. J’ai terminé ma communication. Sa conclusion était que cette panne dans la succession de mes ouvrages – incident pour moi inédit - n’était que l’avant-garde métaphorique d’un arrêt de fonctionnement plus général qui touchait ou allait toucher, la totalité de la société française !... La dégradation de ma situation d’auteure n’a été ni un hasard ni un artefact ou une aberration au sens statistique mais une métaphore et un symptôme du bouleversement en cours.

Durant les Nonantes il apparaissait donc clairement que l’air du temps changeait. C’est donc parce que je le voyais venir en proportion que j’avais un pied de chaque côté de l’Atlantique que j’avais dans cette perspective envisagé un repli sur une propriété normande. Désormais on y passait les week-ends ce qui ne facilitait pas la fréquentation du Centre Beaubourg !

Après l’an 2000 la situation ne s’améliora pas loin de là. La déclaration de guerre des Islamistes attaquant New York en 2001 et la difficile gestion de la vieillesse de nos Parents ne laissa pas vraiment de place pour une activité intellectuelle importante même si l’insertion dans le séminaire Traverses de Montserrat-Prudon à Paris VIII Vincennes Saint Denis redonna un peu de tonus à cette partie de ma vie.

Malheureusement une fin de carrière absolument tragique, la mort des Parents et leur difficile succession, ainsi qu’une forte dégradation de ma santé dont ces mauvaises conditions d’existence ont été en partie responsables achevèrent de faire de ma vie, une collection de difficultés…

Je ne suis retournée qu’une seule fois à la BPI pour y consulter le catalogue raisonné de l’œuvre de Balthus dont j’avais besoin pour identifier un tableau représentant un arrachage de dents dont la facture faisait penser qu’on pouvait le lui attribuer.

Dans cette perspective, par amour de l’art et de Balthus, par goût de la connaissance scientifique, j’ai accepté de faire longtemps la queue pour accéder à cet espace que j’avais tant aimé et qui m’avait tant apporté. Par bonheur en matière de bibliothèque mes habitudes s’étaient – avec une bien moindre ambition – focalisées ailleurs.


BEAUVAIS

Comme je m’étais cassé gravement la jambe l’été 1994 dans la propriété de Normandie, les pompiers appelés à mon secours m’ont emmenée à l’hôpital de Beauvais dans lequel j’ai passé une dizaine de jours dans une relative solitude, la conjonction des occupations de chacun et de l’éloignement du lieu par rapport à la Capitale ne permettant pas aux familiers de me porter secours ni aussi rapidement, ni aussi souvent que je l’aurais souhaité…

J’ai trouvé du secours auprès des infirmières dévouées, repoussant les tentatives d’endoctrinement d’une religieuse qui passait dans les chambres au motif d’apporter du réconfort. Je crois me souvenir qu’il y avait aussi une bibliothèque ambulante qu’une jeune femme faisait circuler sur un très grand et lourd chariot qu’elle trainait péniblement. J’ai dû en accepter des magazines que j’ai depuis toujours aimé feuilleter comme distraction, à cause du bruit, de l’odeur et du toucher sensuel du papier, surtout à une époque où la qualité n’en était pas systématiquement diminuée comme c’est depuis, devenu la norme.

Je me suis toutefois refusée à emprunter des livres car je ne pensais en fait qu’à partir et ne voulais pas m’encombrer d’un ou plusieurs volumes dont je craignais qu’ils soient, eu égard à un départ brutal à date incertaine et sans personne pour venir me chercher, perdus. Le respect absolu que j’avais encore des livres à cette époque là où la Toile n’était pas encore opérationnelle, m’interdisait de leur faire prendre le moindre risque… Je ne regrette point le soin que j’ai pris là…*


BIBLIOTHEQUE MEDICIS

C’est sur la Chaîne Parlementaire, le nom de l’émission littéraire animée par Jean Pierre Elkabbach. Elle est enregistrée dans la Bibliothèque du Sénat dont j’avais déjà entendue parler comme d’un des éléments qui rendait désirable aux yeux de la Classe Politique, l’élection à un mandat de sénateur. Le fait est qu’elle est à elle seule une œuvre d’art et que sa contemplation pendant la diffusion de l’émission, me procure une sorte d’extase.

Malheureusement je ne comprends pas bien pourquoi les invités y sont reçus debout et souffrent manifestement de ces postures incommodes tout en s’efforçant de garder bonne figure comme ils échangent des propos civilisés et toujours intéressants, s’abstenant comme c’est le style de l’ensemble de cette chaîne de céder à la mode, à la haine ou à la vulgarité.

On y reçoit même des personnes âgées - c’est tout dire- sans pour autant en exclure les Jeunes. La beauté de Jean Pierre Elkabbach y apparaît dans toute sa gravité et sa splendeur sans être là menacée comme c’est le cas lorsqu’il anime une émission politique par les enjeux polémiques.

C’est également là qu’on peut entendre des Intellectuels jouer leur rôle et propager de façon agréable et aisément compréhensible, leurs idées. Il y en a pour tous les genres et tous les goûts et on n’est nullement obligé de croire, regarder, ni écouter tout le monde.

En ce qui me concerne, ce que j’y ai préféré, c’est bien Michel Onfray démontant pied à pied sans s’émouvoir, le triomphe que Saint-Germain-des Prés a la détestable habitude de faire à Sade qu’il appelle scandaleusement, on se demande pourquoi le divin marquis alors qu’il fait l’apologie de la torture et du meurtre !...


BIBLIOTHEQUE MUNICIPALE DU ONZIEME

Sa découverte fut un véritable enchantement, à quelle époque exactement, difficile de m’en souvenir. Sans doute de la même façon que celle du Lycée Hélène Boucher qui me fournissait abondamment depuis l’automne 1956, prenant heureusement le relais des lectures classiques et peu nombreuses que je pouvais avoir chez mes Parents.

J’allais avoir douze ans et comme nous habitions juste au dessus du parvis de l’église Saint Ambroise à Paris rythmé par les messes, les mariages et les enterrements, la bibliothèque municipale de l’arrondissement était installée dans la Mairie de style monumental, elle-même sise sur la place qu’on appelait encore à l’époque Place Voltaire et qu’on a dénommée ensuite Léon Blum…

Ces éléments architecturaux ont joué leur rôle dans l’attraction des lieux car j’ai toujours adoré les constructions historiques, passion que ma mère m’a transmise lors de nos voyages touristiques pendant lesquels elle nous lisait avec acharnement - que cela nous plaise ou nous - le contenu des Guides Bleus in extenso. On se moquait d’elle à l’époque mais son entêtement a objectivement porté ses fruits et je lui voue pour cela une certaine forme de reconnaissance…

Il est probable que je la découvris en Seconde, en tous cas à coups sûr en Première car c’est cette année là que je me suis inscrite au Conservatoire lui aussi Municipal, informée de son existence par ma génitrice, professeure d’Education Physique Rue de la Roquette à côté, et bientôt en tant qu’Inspectrice à ce titre, membre de droit du Conseil d’Administration ou quelque chose de ce genre.

Je voulais y suivre la filière populaire, républicaine et démocratique pour m’engager dans la vie professionnelle théâtrale que je souhaitais, chauffée à blanc par mes abonnements à la Comédie Française depuis l’Ecole Communale et notre fréquentation assidue du TNP à la mode du Jean Vilar de l’époque. Lequel considérait que cette activité devait être un service public comme le gaz et l’électricité…

Dans la pratique, dans le milieu où j’étais et étant donné ce qu’étaient nos Parents, on peut considérer qu’il était déjà inespéré d’avoir accès à ce cours de diction qui se tenait tous les dimanches matins dans les sous sols de la dite Mairie. Il était dispensé par – comme on l’appelait à l’époque - une vieille taupe manifestement en cheville avec le monde de l’émigration et de la dissidence russe.

Filière par laquelle nous les élèves recevions avec notre professeure, des nouvelles de ceux du Goulag. Je me souviens très précisément avoir ainsi entendu exposer la situation et l’état de santé d’Eugénia Guinzbourg et de son fils… Ce à quoi j’ai repensé avec émotion lisant ses livres (Le Vertige et Le Ciel de la Kolyma) en 1982…

Dans les étages, la découverte de la Bibliothèque Municipale fut un éblouissement ! J’y découvris le caractère illimité du monde des livres. C’en était fini de la finitude ! Comment dire mieux ? Non seulement on pouvait venir aussi souvent qu’on voulait, le prêt était gratuit, et il y avait sur ces rayonnages là - contrairement à tout ce que j’avais vu jusque là, y compris au Lycée - plus de livres que je ne pourrais jamais en lire, et Dieu sait si j’avais du cœur à l’ouvrage.

Il y avait bien sûr une amende dérisoire si on rapportait les livres au-delà de la date prévue à cet effet, mais cela ne pouvait pas me concerner tant j’étais l’exactitude même dans les actes de la vie quotidienne. Le fait est que dans mon enfance et mon adolescence je n’ai manqué matériellement de rien mais si je n’ai pas manqué de livres, ce fut de justesse…

Ce résultat ayant été heureusement obtenu parce que j’y ai consacré mon argent de poche notamment celui que ma grand-mère paternelle me donnait pour mon anniversaire et qui me permit de me procurer … le Théâtre d’Euripide dans La Pléiade et les fameux Trois Minutes de vérité titre global de certains poèmes d’Evtouchenko. La gratuité de la Bibliothèque Municipale était donc à coup sûr dans mon cas un élément émancipateur et je ne l’ai jamais oublié…

Aussi ai-je été absolument scandalisée lorsqu’il y a eu au début du XXI e siècle, une campagne pour faire payer le prêt dans les bibliothèques publiques dans l’espoir d’enrayer la crise de l’économie du livre qui commençait effectivement à faire des dégâts.

L’affaire était d’autant plus choquante que la somme prévue était quasiment la même que celle grâce à laquelle on pouvait acquérir d’occasion les livres de poche dans les brocantes. J’en ai du coup nourri un soupçon que pourtant tous les mauvais traitements jusque là encaissés, n’avaient pas réussi à secréter.

Aussi lorsque de son côté les Editions de l’Harmattan lancèrent comme contre-feu une campagne de pétition pour la gratuité, non seulement j’ai donné mon accord pour qu’on puisse continuer à prêter gratuitement les miens mais j’ai pris la peine de leur écrire une véritable lettre argumentée et enthousiaste signalant que ce faisant, je ne faisais que rendre à la société ce qu’elle m’avait donné et c’était vrai !

A côté de cette découverte de l’illimitation émancipatrice ouvrant enfin un champ dans lequel ma soif de connaître me permettait d’envisager enfin un grandissement sans borne et sans douleur - ce qui n’avait jamais été jusqu’ici le cas - la découverte de la Bibliothèque Municipale a été ma brutale entrée en collision avec la classification décimale universelle inventée à la fin du XIXe siècle…

Elle m’apparut alors dans l’univers ultra rationaliste de mon père comme l’acmé de la pensée scientifique et philosophique dont j’étais dans mes tréfonds convaincue - et encore aujourd’hui - qu’elle doit être la même chose. Non par simplisme mais tout au contraire en raison même de la sophistication de ma propre pensée - convaincue que les Sciences ont encore bien trop à voir avec le scientisme primaire… En réalité ces deux découvertes - l’illimitation et la classification décimale des matières - n’étaient pas contradictoires tout au contraire.

J’ai déjà eu largement l’occasion d’expliquer comment le tableau de Mendeleïev dénommé Classification Périodique des Eléments que j’avais eu sous les yeux dans l’amphithéâtre de Chimie du Lycée Hélène Boucher avait été à l’origine de mon entreprise de rationalisation de la langue, ayant bien observé l’existence de cases vides qui ne demandaient donc qu’à être remplies… Ce que j’ai fait derechef avec mes néologismes…

Dans ces conditions, on ne peut pas s’étonner que j’ai été bouleversée de la même façon par la découverte de la classification décimale universelle en question, moyen de rangement des livres selon les matières (sciences, religion, sciences sociales etc…) elles mêmes ensuite subdivisées…. J’éprouvais donc pour la philosophie la même révélation que j’avais eue pour la sémantique.

Ce n’était certainement pas un hasard si on se souvient que la dite classification comportait elle aussi des espaces permettant de perfectionner le modèle et qu’elle était elle aussi issue de cette même deuxième moitié du dix neuvième siècle, époque historique de l’émergence de la Science dite Moderne et probablement de la conscience qu’elle avait elle-même d’être en marche…

On pouvait donc ranger le monde de la même façon, ce que je me suis d’ailleurs empressée de faire dans la partie dénommée Roman de mon fameux Ton nom de végétal que Christian Bourgois a lui-même qualifié de traité de botanique inouï, ce qu’en effet, c’est bien effectivement. Ce livre de quasiment science fiction s’étant avéré par la suite avoir été une véritable prophétie finalement réalisée…

J’ai commenté cette partie du livre auprès de critiques anglo-saxonnes en la qualifiant de Code génétique de la société française ! On y trouvait bien une rubrique dénommée reptiles qui n’avait en elle-même rien d’extraordinaire car bien connue de tous les naturalistes mais plus étonnante dans la même logique et sur le même plan, une autre concernant les volcans ou les engrais

Tout cela produisant en fin de compte une Classification Universelle de l’Etantdébouchant elle même sur la création artificielle de l’Homme, dont j’avais entrevu lors de mes pérégrinations dans le labyrinthe de l’hôpital Saint-Antoine, lors du traitement de ma longue et douloureuse maladie, les prémices…. Donc une révolution philosophique permettant la révolution scientifique qui n’allait pas manquer de suivre le rewritage complet de la représentation du monde… et de son ordonnancement.


CACHAN

Lorsque mon père qui n’avait pas – en dépit de mes efforts pour prendre la tangente dans ma propre voie existentielle - renoncé à me faire entrer dans la fonction publique en tant que professeur, m’a demandé en 1965 de préparer le concours de l’Ecole Normale Supérieure de l’Enseignement Technique - ce qui allait me permettre de gagner ma vie alors même que déjà mariée il me finançait encore - j’ai accepté après avoir reçu l’assurance que l’existence de ce même statut me permettait d’échapper à l’internat autrement obligatoire pour mes petits camarades des deux sexes, à une époque où les autres Ecoles Normales Supérieures n’étaient elles mêmes pas encore mixtes.

Mettant comme toujours au service de mes projets, le meilleur de mes possibilités, j’ai finalement été reçue au rang du milieu du palmarès. Non seulement je n’ai pas habité l’internat comme cela avait été prévu, mais peu intéressée par les cours de comptabilité qui constituaient de fait – mauvaise surprise - l’essentiel de l’enseignement qui nous était donné en supplément de celui que nous dispensait déjà la Faculté de Droit et d’Economie du Panthéon que nous continuions à suivre normalement, j’ai même avec conviction, évité de fréquenter les lieux. Je n’ai donc même jamais su s’il y avait à l’ENSET de Cachan une bibliothèque ou non… Elle devait néanmoins certainement exister.

Je l’ai d’autant moins su qu’ayant refusé de bénéficier de la quatrième année payée pour préparer l’Agrégation de Comptabilité, provende dont ce sont largement réjouis mes condisciples, j’ai quitté l’établissement par la petite porte pour prendre un poste dans ce que j’appelais déjà L’Active, à Rouen.

Incomprise, ma conduite a fait un scandale dans le style de celui des religieuses défroquant, comme en témoigne le scénario du film Au risque de se perdre lors duquel on voit l’actrice Audrey Hepburn ne même pas pouvoir dire au revoir aux collègues qu’elle quitte …

Ce qui ne fut pas tout à fait mon cas, car je n’ai cessé de les croiser et recroiser jusqu’à la fin de ma vie professionnelle dans nos communs jurys d’examen et diverses surveillances… J’étais plutôt contente de les retrouver car je les aimais tous bien dans le style de la camaraderie mixte typique de l’Enseignement Technique de l’époque héroïque, mais force m’était de constater que décidément nous n’étions pas du même monde et que ma marginalité par rapport à l’ENSET était non seulement inévitable mais ontologiquement indépassable…

Quelques saisons avant ma mise à la retraite, comme les saumons remontent vers la source des fleuves dans lesquels ils sont nés, j’ai exprimé le besoin et le désir de retourner sur les lieux et d’autant plus que les médias avaient largement fait écho des épisodes de la lutte de squatters qui occupaient les lieux et entendaient bien y rester.

Nous sommes donc allés voir sur le terrain comme c’était en tant qu’anthropologues notre habitude et notre méthode. Effectivement le bâtiment qui avait été celui de l’Internat et dans lequel il avait dû m’arriver une ou deux fois d’être invitée à prendre le thé par mes condisciples qui l’habitaient, n’en était plus un. Il devait même être démoli dans le cadre d’un plan de construction plus général…

Du coup, c’était bien ce bâtiment là qui était totalement habité par ces nouveaux arrivants en provenance des pays pauvres. Ils y paraissaient très à l’aise et parfaitement intégrés dans ce qui semblait être pour eux un logement social parmi d’autres. Et de fait eu égard à l’état de la société, l’était effectivement…. Cela me fit un drôle d’effet !*


CAFES-RESTAURANTS

Depuis quelques temps les cafés branchés ou qui se veulent tels décorent leurs établissements avec de vieux livres installés sur des étagères ou simplement posés sur la cheminée comme c’est le cas au Rostand face au Luxembourg sur la place du même nom, là où j’ai mes habitudes. Il ne s’agit pas vraiment de bibliothèques mais d’une évocation de ce qu’elles sont, suggérant finalement à mon sens que les cafés en sont des annexes avec des gens, livres vivants qui s’empruntent et qui s’échangent.

L’Histoire Universelle illustrée des pays et des peuples éditée par Quillet en 1929 précise d’ailleurs qu’on a prétendu à tort que la vie intellectuelle du dix-huitième siècle avait lieu dans les fameux salons tenus par des dames qui ont laissé un nom, mais que c’est un peu exagéré, car elle était en réalité bien plus intense dans les cafés en question.

Sans doute s’agit-il là dans cette pratique qui ne date que de quelques années, de rappeler ou d’amorcer là l’idée que quelque chose de cet ordre pourrait, peut ou pouvait encore avoir lieu. En tous cas, en ce qui me concerne j’ai vu dans cette pratique nouvelle une volonté de résistance du livre en tant que tel, même si je n’ai pas été dupe de certains établissements où cela pouvait prendre des allures de mise en scène comme dans d’autres endroits que je ne fréquente pas ou plus, justement à cause de cela même… surtout si les personnes âgées n’y sont manifestement pas les bienvenues…situation plus fréquente qu’on le croit.


CARTON

Lorsque le grand âge de mes Parents a commencé, mon père m’a un jour proposé de me donner quelques livres qu’il tirait de sa bibliothèque. Celle qui était dans son bureau – mon ancienne chambre – et qui était surnommée La Sorbonne (voir cette rubrique)…

Il le faisait tellement à contre cœur et c’était si déchirant pour moi alors qu’il me paraissait si simple d’organiser paisiblement en douceur la transition que j’en ai été passablement bouleversée. Je suis rentrée chez moi avec un petit carton rempli de quelques volumes dont on avait le sentiment qu’ils lui avaient été arrachés. Cette opération n’a jamais été rééditée par la suite, même comme le fiasco final était déjà en cours. J’ai depuis conservé comme une relique la boite et y ai rangé quelques éléments de mon propre sacré.

Une parmi d’autres, cette anecdote mêlant le pire et le meilleur m’a en fait servie de preuve de l’impossibilité qu’il y avait - eu égard aux structures mentales paternelles – que les déchirements de notre fratrie pendant la succession s’ajoutant au drame de la mort de nos géniteurs, ne pouvaient de toutes façons pas être évités.


CENTRE CULTUREL ESPAGNOL

J’ai fait sa découverte en 1984 en cherchant à me documenter sérieusement comme toujours, cette fois là sur la vie de Magellan, que j’avais utilisée en tant que métaphore centrale de mon Canal de la Toussaint qui mobilisait à l’époque toute mon énergie. Je venais de terminer il y avait moins d’un an mon traitement anti cancéreux de chimiothérapie dont les séquelles étaient encore très lourdes sans être pour autant totalement garantie contre une éventuelle récidive…

J’ai été éblouie par cette découverte du Centre Culturel Espagnol situé 11 Avenue Marceau Paris XVIe installé dans l’un des beaux immeubles du quartier qu’on pourrait bien un jour avec le recul, considérer comme des palais d’un style particulier. J’ai été ravie de pouvoir pénétrer à l’intérieur alors qu’habituellement je devais me contenter de les admirer depuis toujours de l’extérieur et d’autant plus que je passais souvent devant lorsque j’empruntais les autobus menant à Centre Ville.

Les locaux étaient splendides, l’accueil d’une politesse gentille qui tranchait avec ce que je vivais habituellement et je me suis trouvée très étonnée - bien que cela soit le but même d’un Centre Culturel - qu’on semble trouver normal non seulement ma présence en tant que personne physique mais l’objet de mes recherches. Un manutentionnaire sérieux comme un pape et au style de majordome m’a apporté les livres concernant ma recherche et préalablement choisis dans le fichier.

Ainsi ai-je pu accumuler une quantité d’informations concernant non seulement la vie de Magellan lui même mais aussi la question des cartes de l’époque et des contrats en vigueur. Mais le plus étonnant fut ce qui concernait Charles Quint dont dans ma jeunesse - lectrice assidue de la pièce de théâtre Hernani - j’avais encore la vision transmise par notre Victor national, d’un souverain flamboyant. Je découvris là qu’il était en fait exactement l’inverse, moral, austère, inquiet, replié sur lui-même, tout le contraire du personnage romantique dont j’avais été illuminée…

Cela me fut non seulement utile pour le sérieux de l’écriture du livre que je considère comme mon grand œuvre alchimique, mon testament philosophique mais aussi pour la découverte que je fis que la littérature – là celle de Victor Hugo – pouvait durablement altérer les facultés de compréhension de la réalité historique.

Cette leçon n’a pas été oubliée déclenchant du coup un doute systématique sur les connaissances qui m’avaient été transmises, doute qui auparavant n’était pas dans ma nature naïve. Elle-même étant le résultat tant de mon tempérament confiant par nécessité que de ce que Maïr Verthuy a appelé Le syndrome de la Princesse de Clèves pour nommer l’absence d’expérience sociale des femmes tenues à l’écart du fonctionnement habituel de la société…

J’ai étendu ensuite cette découverte à des aspects dépassant les erreurs concernant les connaissances historiques pour réviser la sociologie ayant l’idée que Jean Genêt avait donné aux activités des voleurs un lustre qui était elle aussi, une cause de biais ou au moins une erreur de parallaxe. Bien d’autres réflexions de ce style se sont depuis développées dans la foulée.

La fréquentation de ce Centre m’a confirmée dans ma confiance envers les institutions culturelles de ce type auxquelles je n’avais pas jusque là eu affaire et assez peu entendu parler sauf par un ami qui avait suivi des cours d’Allemand au Goethe Institut parisien.

Cette familiarité acquise là m’a permis d’aborder sans appréhension les rencontres américaines avec les Centres Culturels Français à Santiago du Chili d’abord puis à Montevideo lors de mon invitation en tant qu’écrivain(e) en 1987, ainsi que durant celle réalisée en 1992 à l’initiative du Goethe Institut de Montréal.

Je n’étais plus dans un monde tout à fait inconnu… et même si j’ai pu avoir quelques réserves à formuler sur différents aspects du fonctionnement de ses institutions dépendant essentiellement de la qualité de leur personnel, j’en avais en tant qu’usagère de base autrefois découvert et testé l’importance pratique.

Je crois avoir également - toujours dans le cadre du recueil d’informations biographiques concernant Magellan - fait une incursion au Centre Culturel Portugais. Mais je n’en garde aucun souvenir. Un recouvrement mémoriel, une densification de la pensée à la limite de la confusion s’étant établie avec le cursus même de Magellan qui quoique lui-même de nationalité portugaise, n’avait réussi à obtenir aucun soutien de la part de Manuel Roi du Portugal.


CHALAMOV

Une amie m’avait offert dans la période heureuse de nos relations un petit ouvrage des Editions Interférences qui s’étaient spécialisées dans les inédits en provenance de Russie, ce pays qui m’a toujours été cher. On peut comprendre pourquoi à la lecture de mon texte L’Autorité paternelle (Publié dans L’Intranquille N°3, revue des Ateliers de l’Agneau) Après consultation, j’en ai sur la Toile retrouvé le titre, à savoir Mes Bibliothèques.

Si j’ai lu par ailleurs bien d’autres ouvrages de cet écrivain qui s’est permis de renvoyer Soljenitsyne dans ses buts pour incompétence en matière de Goulag alors que ce dernier venait de lui proposer d’écrire ensemble son fameux Archipel et dont la gloire n’a depuis fait que grandir, je n’ai cependant gardé aucun souvenir de ce qu’il pouvait bien y avoir dans ce modeste texte.

J’ai été pourtant fortement impressionnée par l’idée même que cet homme avait eu d’écrire tout un texte pour mettre en forme son regret de ne jamais pouvoir posséder une bibliothèque à lui, comme il l’aurait souhaité. Cette plainte de la part d’un homme qui en avait tant vu et tant surmonté, réussissant même à quitter l’enfer concentrationnaire sans avoir perdu son âme, m’avait frappée comme une sorte d’anomalie que je ne savais pas dans quelle catégorie ranger.

J’y voyais l’écho de ce que serait ma plainte à moi de n’avoir jamais vraiment pu avoir de bureau à moi, autrement que passagèrement et comme une côte mal taillée, faute de mieux. Mais en fin de compte j’avais quand même finalement réussi à faire mon œuvre en m’en passant, probablement comme Chalamov lui même avait réussi à faire la sienne en l’absence de bibliothèque.

La comparaison peut paraître excessive mais elle ne l’est pas tant ma vie a été difficile en raison de mon immersion dans une société radicalement opposée à mon projet, voire même à la limite à ma simple existence… Le sort des femmes en France ne s’est pas amélioré, leur prétendue libération n’ayant en fait été qu’une simple libéralisation, noyée elle même dans la dérégulation générale du capitalisme financier.

Après avoir écrit cette section, j’ai voulu reprendre contact avec le livre dont elle traite. Je dis bien contact et non lecture, à savoir un toucher physique et sensuel, sans doute parce que l’idée de la bibliothèque est elle-même de cet ordre là ! On le perçoit bien à la lecture du Journal de Julien Green qui lui-même revient souvent sur ce thème.

J’ai donc recherché dans les boites dans lesquelles je range les livres auxquels je tiens beaucoup, entendons ceux dont il n’est pas prévu que je les relise. La protection de la boite étant en fait destinée à leur fournir de la sécurité. Au fil du temps j’ai eu l’occasion de m’apercevoir qu’abandonnés à eux-mêmes, les livres se dégradaient rapidement sous l’effet de la poussière et de la lumière même en en prenant soin et sans accuser les rongeurs pourtant même dans l’appartement parisien, toujours menaçants. J’en avais parlé à un ami qui m’avait confortée dans mon point de vue et mon action, trouvant lui-même cette pratique finalement raisonnable…

Mais cette modalité que d’aucun avec raison pouvait trouver peu pratique n’avait pas seulement comme finalité la protection physique du corps de l’objet/livre…. Il s’agissait aussi d’assurer un tri à l’intérieur de ma bibliothèque, mettant d’avance de côté ce que je devrais impérativement emporter si j’étais amenée à quitter les lieux et qu’il me soit donné de pouvoir emporter mes affaires...

C’était en quelque sorte appliquer aux livres et à ma situation d’être humain sauvé par les livres, le rituel de la Pâque juive. Chacun sait que les festivités de la commémoration de la sortie d’Egypte doivent avoir lieu en tenue de voyage, de telle sorte de garder en permanence à l’esprit qu’il faut être prêt à partir lorsque cela s’impose pour échapper à l’esclavage et/ou à la mort.

Mes livres dans mes boites sont mon peuple qui le cas échéant doit partir avec moi et La Pâque a lieu pour moi tous les jours. La Pâque juive et non son contre-sens chrétien d’une résurrection espérée mais fictive. Ma situation est telle que c’est bien tous les jours que je dois si je ne veux pas mourir, me préparer au départ. Ce faisant j’applique pour de bon cette consigne de la Torah Tu choisiras la vie ! (Deutéronome, trente, dix neuf)

Matériellement et physiquement, il est assez compliqué d’ouvrir les dites boites empilées, et c’est fait pour ! Sinon ce serait une installation et non une préparation au départ… Cela a donc été une épreuve de rechercher et d’ouvrir les quatre les plus accessibles dans lesquelles je pouvais imaginer trouver ce volume de Chalamov. Or je n’ai rien trouvé. Il m’a donc fallu réfléchir à ce que ce livre avait pu devenir...

C’est alors que je me suis souvenue que plus profondément encore, il n’était pas dans les boites relativement accessibles mais dans les caisses installées dans le cagibi dont la vocation est encore plus terrible que celle de m’accompagner dans ma fuite, mais destinée à ma progéniture et constituant - comme l’ensemble de mes collections – de manière concrète, un testament artistique et là culturel.

Je me suis en effet alors rappelée que j’y avais rangé le corpus des livres à conserver éternellement et qu’il y avait notamment une de mes caisses entièrement consacrée à la littérature russe. Chalamov était certainement dedans, avec ses pairs….

J’avais ainsi réuni tous les livres de lui que je possédais, non seulement ses fameux Récits de la Kolyma qui l’ont fait connaître mais aussi son Essai sur le monde du crime que j’avais à la lecture trouvé très pertinent et prêté à cause de cela à l’un de mes collègues du Lycée, lequel semblait - quoique discrètement - partager mes analyses sur la faune qui nous y entourait à la fin du vingtième siècle. J’avais même tenté de le lui donner mais il me l’avait rendu, peut être faute d’avoir compris que c’était un cadeau…

Sans doute n’ai-je pas voulu laisser en dehors de ce lot, ce petit opuscule concernant l’idée de la bibliothèque. Le fait est que je n’ai cessé de réunir les différents ouvrages d’un même auteur - car souffrant physiquement de ce qui m’apparaissait autrement comme un écartèlement - les appréhendant dans mon être profond comme des vivants et mes plus chers amis…


CHARRON

Entre plus ou moins mes seize et à peine vingt ans, les dernières années passées chez mes Parents dans le onzième arrondissement de Paris m’ont permis – mon frère se mariant – d’avoir la chambre jusque là partagée avec ma sœur, pour moi seule. J’ai alors tenté d’en occuper le territoire. Comme je demandais qu’on m’achète un bureau neuf bien à moi en remplacement de celui récupéré d’occasion dans ceux réformés de l’Administration qu’on m’avait attribué jusque là sans me demander mon avis, l’affaire tourna au drame.

Rationaliste et gestionnaire mon père argua comme si c’était naturel, que je ne tarderai pas à me marier et que de ce fait cette dépense était inutile ! Me découvrir ainsi en attente de vider les lieux dans le logement de mes Parents se refusant à cette dépense dont il avait parfaitement les moyens, me jeta dans un tel déferlement de larmes qu’il fut obligé de rectifier le tir et de m’en acheter tout de même un moderne, disons même design, sans fioriture mais confortable et je l’ai beaucoup aimé.

Repeint en bleu, il a ensuite servi à ma progéniture qui l’emmena dans un petit studio pour réviser son bac. Malheureusement ce meuble auquel je tenais tant n’a pas été recherché. Je garde une blessure cuisante de cet arrachement par la violence, n’étant évidemment pas en situation d’en opérer moi-même le transfert. L’histoire des bureaux ou plutôt de leur impossibilité pour une femme mariée d’en avoir un à soi serait bien le thème d’un autre chapitre.

Par contre tout à fait assorti et du plus bel effet j’ai réussi à obtenir je ne sais plus comment qu’on m’achète chez Georges Charron - un des designers de cette époque fertile en innovation - un meuble bibliothèque, l’ensemble étant du coup très réussi, Internet précisant même que la fabrique de meubles en question a fonctionné de 1953 à 1972, produisant dans ses débuts - selon la notice - du mobilier rationnel adapté à l’habitat moderne !

Le haut était vitré et le bas comportait des portes coulissantes. J’ai pu y ranger mes très chers livres, la plupart étant ceux de la Collection de Poche qui inventée avec ma génération fut non seulement un bonheur absolu, une chance mais surtout une providence inouïe me propulsant ipso facto dans les cieux du corpus littéraire…

Si j’avais dare dare fait l’acquisition des Trois minutes de vérité du poète russe Evtouchenko dont le dégel soviétique avait autorisé la publication parce que les critiques du magazine culturel communiste Clarté en avaient reproduits des extraits et le recommandaient, je ne devais qu’à moi-même l’achat du Journal de Dag Hammarskjöld Secrétaire de l’ONU Prix Nobel de la Paix, assassiné dans son avion saboté. J’avais été horrifiée et scandalisée de ce qui était ainsi arrivé à cet homme intègre habité d’une vie spirituelle intense.

Je m’étais procuré dans la même démarche un livre de Teilhard de Chardin acheté au bar-tabac-librairie de Damparis près de l’usine Solvay de Tavaux dans les environs de Dôle où j’avais accepté d’aller passer un moment chez le Cousin Eugène garagiste comme j’étais au bord de la fugue que mon père s’efforçait – à tort et à raison car c’était la recherche éperdue de mon indépendance, l’année de mes 19 ans - de contrecarrer.

J’avais également deux livres de la Pléiade richesse quasi inaccessible à l’époque : L’Albert Camus offert par ma sœur pour mon anniversaire et le Théâtre d’Euripide que j’avais moi même acheté avec l’argent que m’avait donné ma grand-mère paternelle. J’étais aussi l’heureuse propriétaire d’un beau volume rouge des œuvres de Molière offert par mon parrain René Copin.

Les prix que j’avais eu tant à l’école communale concernant Pasteur et Bonaparte et les Contes d’Andersen ainsi que ceux obtenus au Lycée dont un Théâtre de Beaumarchais, un autre concernant Les Animaux dans l’Antiquité et une certaine Symphonie pastorale me procuraient aussi une vive satisfaction car ils m’étaient offert par la République récompensant mon mérite.

Un Contes et légendes des Antilles apportée par ma mère lors de mon opération de l’appendicite ainsi que le livre qui m’était - et sans doute toujours - le plus cher, celui des Poèmes de Baudelaire qu’elle même m’avait donné, l’un des tous premiers que j’ai fait bénéficier des mes débuts dans l’art de la reliure à la fin des années soixante. Ils sont assurément de ceux qui me sont émotionnellement les plus chers…

L’ensemble n’était pas pour autant aussi étoffé que cela et je l’ai bien constaté en les emportant dans mon logement de femme mariée, ce qui à l’époque représentait quelque chose, notamment l’émancipation juridique pour la mineure de vingt et ans que j’étais encore à l’époque.

Mon mari en apportait bien davantage et me semblait il d’un standing supérieur, classe sociale oblige. Cela pouvait se mesurer au ratio des livres reliés par rapport aux brochés, lesquels étant encore à l’époque un véritable signe extérieur de richesse. Mais dans cette époque de désir de fusion, je gagnais tout à fait à la mise en commun que j’ai pratiqué ainsi que mon alter ego avec enthousiasme, ce mariage étant celui d’un très grand amour qui ne s’est jamais démenti.

En forme de petit bahut je pouvais poser dessus ce meuble bibliothèque fabriqué par Charron, tous mes petits trésors que ma mère appelait si joliment selon les jours des foutreries ou des nids à poussière et qui de mon côté étaient le tout début de mes collections d’artiste, lesquelles étant ce qui me permettait de me relier au monde par delà la fracture de l’absence de filiation maternelle symbolique.

Mon père avait finalement accepté cet achat après avoir été sur place constater que la firme avait en raison de ses installations matérielles, une apparente solidité qui augurant bien de ses perspectives économiques permettrait éventuellement d’y faire le cas échéant l’acquisition d’un complément d’autres meubles assortis. Cette idée me rassura sans que je comprenne ce qu’il avait vraiment en tête…

Peut-être après mon départ, le bureau qu’il s’aménagea dans cette même pièce… avec un nouvel ensemble de trois éléments. Il garda néanmoins la bibliothèque Charron et j’avais toujours plaisir m’y rendant dans la suite des années de constater qu’il y avait mis des choses auquel il semblait lui aussi tenir. Le reste de la pièce qui avait été autrefois ma chambre était meublée de la dite Sorbonne (voir cet article).

Débarrassant l’appartement après le décès de mes géniteurs, si nous emportâmes la Sorbonne et le bureau paternel, je garde un souvenir poignant de cette bibliothèque Charron restée seule dans ce qui avait été ma chambre faute de pouvoir lui trouver une place satisfaisante, ma doctrine dans l’affaire étant depuis toujours pour chaque objet, le meilleur destin ! Celui-ci fut donc pour ce meuble - signe de mon effort de jeune fille de m’établir comme jeune intellectuelle – d’être abandonnée sur place avec ce qui n’avait pas trouvé preneur dont la superbe salle à manger Arts Déco de mes Parents.

J’ai retrouvé in extremis dans la Sorbonne quelques uns de mes livres de poche que je n’avais pas emportés au jour des épousailles tels que Le Caporal épinglé de Perret et Le Docteur Jivago qui n’avaient pas dû m’apparaître de première nécessité. Je les ai retrouvés avec joie comme des enfants égarés miraculeusement de retour et réintégrés à l’ensemble dont ils faisaient naturellement partie.


COLLEGE D’ESPAGNE

Le Séminaire Traverses que j’ai rejoins en 2003 dans les bagages de Michel Ramond Hispaniste nommée à Paris VIII – et dont j’avais fait la connaissance en 1992 aux Editions des Femmes – s’est réuni une fois par mois à la Cité Universitaire au Pavillon de l’Espagne. J’en ai aimé l’exotisme et ai été assez contente d’avoir affaire à des Universitaires Français n’ayant jusque là fréquenté - aussi bizarre que cela paraisse - que les Américains et des Anglais…

La bibliothèque y est petite et mal agencée. Il m’a même semblé qu’elle n’était pas très pratique, les livres étant entassés dans des placards vitrés datant de la construction et de ce fait difficiles d’accès. Mais de toute façon dans le cadre de ce séminaire nous n’avions pas affaire à la bibliothèque en tant que telle, elle n’était que le lieu de notre réunion.

De surcroît, je ne suis pas hispaniste et j’ai été intégrée là comme écrivain(e) dans le cadre d’une politique de diversification transdisciplinaire comme c’est la mode et comme Paris VIII anciennement Vincennes y a toujours excellé puisqu’elle s’en est même fait - à la suite de Mai 68 - un cheval de bataille et une réputation. Le fait est qu’il s’agissait là de l’Université la plus moderne que nous soyons censés avoir en France…

Il n’y avait dans ces réunions mensuelles que des Collègues Professeurs dans l’Enseignement Supérieur et Madame Monserrat-Prudon qui avait créé le séminaire et l’animait invitait à chaque séance des intellectuels et des artistes de style divers afin que la présentation par eux-mêmes de leurs travaux et recherches donne ensuite lieu à des échanges féconds. C’est dans ce cadre là que j’ai moi-même été invitée à faire une conférence.

Après beaucoup de contacts et conférences dans les deux Amériques, j’ai été très contente d’être invitée par Université Française dont je suis finalement issue. J’y ai présenté l’ensemble de mon travail philosophique regroupé et visualisé sous la forme d’un tableau synoptique A bord du corps commun. De la nostalgie de la mère à la globalisation. Son commentaire à lui seul constituant une véritable communication dans les règles de l’art, j’ai réussi là la difficile synthèse de l’académisme et de ma spécificité!

Ce séminaire m’a donné toute satisfaction et j’y ai été très heureuse. Le cadre de la bibliothèque m’avait paru d’autant plus approprié qu’il n’y a qu’un petit nombre de participants et que son esthétique rétro contribuait à une ambiance intimiste qui me convenait.

Elle me plaisait d’autant mieux que j’éprouvais un véritable bonheur à fréquenter de plein droit cette Cité Universitaire parisienne qui me fascinait depuis longtemps tant par la générosité sociale de son projet que par son esthétique hétérogène et baroque défiant toutes les catégories ! Dans la période la plus intense de nos relations Jennifer Waelti-Walters, ma partenaire canadienne y logeait…

Mais Madame Montserrat-Prudon prenant sa retraite, le séminaire lui-même aux mains d’une autre direction s’est trouvé transformé selon un autre logiciel. On a vu arriver de plus en plus de participants doctorants qui n’avaient pas terminé leurs études. L’absence de volontariat s’en ressentait ainsi qu’un certain manque de débats.

Bientôt les études de la femme ont elles mêmes évolué vers les études de genre nouvelle discipline - lesquelles devant l’échec de la revendication d’une égalité absolue en sont arrivées à élever la disparition de la différence sexuelle comme un remède pertinent à la discrimination des femmes ! De fait la maternité et la paternité n’y avaient plus droit de cité sous quelle que forme que ce soit !

Du coup la surpopulation de la pièce elle-même, le bourrage des interventions trop nombreuses pour donner à chaque membre une possibilité de mettre en valeur ses propres travaux, une ligne politique emboîtant plus ou moins le pas aux idées à la mode finit par rendre la fréquentation de cette bibliothèque peu agréable.

Et d’autant moins que l’espace sur-occupé n’était jamais aéré alors que l’asphyxie me paraissait flagrante… La contemplation esthétique du lieu n’a pas suffi, eu égard à la dégradation de ma santé à faire contrepoids et j’ai fini par déclarer forfait après dix ans de fidèle fréquentation.


COPROPRIETE

La traditionnelle réunion annuelle en a lieu dans l’immeuble, alternativement chez l’un ou chez l’autre. C’est plutôt sympathique et les choses s’y passent d’autant mieux que les mauvais coucheurs n’y viennent pas. Assis ensemble dans la pièce principale de ces appartements, on peut tout le temps que dure la séance admirer le même genre de grand meuble bibliothèque plein de beaux livres bien rangés par ordre de collection. On a là affaire à l’art décoratif.

On promène bien – et pas seulement dans les campagnes - les statues des Saints dans les rues et les prés sans pour autant leur demander de produire effectivement les résultats espérés ! On est là en face d’idoles. Elles remplissent au moins un rôle de figuration des idées. Ce que dans ma terminologie philosophique, j’ai appelé les idélonnes. La monstration des idées. Là de l’idée de la bibliothèque. Une forme de beauté, en tous cas de formosité !


COSY

Chez mes grands-parents Dherbécourt - 20 Rue Salneuve Paris XVIIe - dans leur deux pièces minuscules (toilettes dans l’escalier) dont la première – au bout d’un couloir qui desservait une toute petite cuisine était une salle à manger comprenant en très beau palissandre un grand bahut à trois portes flanquées de deux meubles à casiers qu’on pouvait y solidariser, d’une table portefeuille avec deux chaises et un fauteuil assortis ainsi que d’un coin cosy formé d’un divan, d’une tête de lit, et d’une étagère de bibliothèque en angle courant tout le long du lit qui avait été celui de ma mère lorsqu’elle était encore avec eux…

Dans cet ensemble qui m’a toujours fascinée - depuis le commencement et jusqu’à la fin - impossible de savoir si c’était parce qu’il y avait un espace prévu au dessus du lit pour y ranger des livres, chose impensable chez mes Parents - que finalement je ne voyais guère lire ou parce que c’était le lieu où avait l’habitude de s’asseoir le Grand Père avant - pour mon malheur - de mourir trop tôt (en 1950 comme j’avais cinq ans).

Il avait été le seul à me manifester l’intérêt réel que j’ai reçu à l’époque et après lui lorsque ma grand-mère très autoritaire me gardait, c’était l’endroit où je me tenais avec Fox - l’épagneul breton qui m’adorait - ayant de surcroît la possibilité de tirer de la tête de lit le mystérieux violon de Maman. Toujours est-il que ce cosy m’impressionna plus que fortement.

Il est certain que j’ai découvert là en contemplant cet ensemble dont j’ai pu m’imprégner, le mélange d’un sentiment de l’esthétique qu’on ne connaissait pas chez moi et d’un goût de l’aménagement agréable encore plus inexistant, car totalement soumis à la rationalité saint simonienne. Cela sans compter l’histoire de l’art appliquée au mobilier, discipline à laquelle je n’ai pu m’intéresser que beaucoup plus tard finalement lorsque je suis entrée dans la famille et le milieu de mon mari et que j’ai eu l’occasion d’y faire des travaux pratiques.

Le fait est que par la suite j’ai mentalement reconstitué tous les éléments de beauté existant chez mes grands parents (et cela des deux côtés généalogiques) et découverts qu’ils avaient joué dans ma formation plus qu’un certain rôle, un rôle certain.

J’ai du coup constaté avec déplaisir que l’univers de mes Parents avait en matière artistique accusé d’une certaine façon une régression, contrepartie sans doute nécessaire à leur entreprise de s’élancer sur les routes dans un univers de voyages de découverte et d’invention d’un nouveau mode de vie au plein air, sportif et hédonistes à leur façon…

Qu’y avait-il dans ce cosy ? Difficile d’en établir une liste exacte soixante ans après. Les livres qui appartenaient à ma mère devaient déjà plus ou moins avoir été déménagés chez mes parents car je me souviens dès mes neuf ans y avoir eu accès et avoir lu librement et/ou en cachette tous ceux qui étaient disponibles et cela très tôt dans ma vie.

Par contre je garde le souvenir très clair d’avoir disposé largement chez la grand-mère des livres de la fameuse Bibliothèque Rose dans laquelle on trouvait Un Bon petit diable, Les Malheurs de Sophie, Les Vacances, Quel Amour d’enfant qui faisaient mon bonheur et qui devaient être rangés dans le cosy en question.

La Comtesse de Ségur qui devait – selon ma terminologie d’aujourd’hui - être maternaliste n’a certes pas été à l’époque qualifiée d’écrivaine mais il est probable que cette série d’œuvre qui me plaisait beaucoup, étant écrite par une femme – russe de surcroît – a dû jouer quoique de façon occulte un certain rôle dans mon émancipation. Il me faudrait les relire (puisque j’en ai au bout du compte, hérité) pour déterminer ce qui a pu me plaire dans ces lectures, comme par la suite au Lycée, ceux écrits par la baronne Orzcy qui m’ont mis le pied à l’étrier.

Chez cette grand-mère maternelle qui me gardait comme l’autre assez souvent j’ai consciencieusement lu tout ce qui était à ma disposition : Des collections complètes de L’espiègle Lili - illustré à l’usage des filles – un album de Bécassine complètement dépenaillé et surtout une grande collection de L’Ilustration d’avant-guerre, grâce à laquelle bien avant mes dix ans j’ai pris connaissances des tortures de la Guerre d’Espagne et des mauvaises conditions de travail des Noirs dans les mines sud-africaines...

Ces remarquables trouvailles n’étaient pas pour des raisons de format dans le cosy, mais plutôt dans les bibliothèques adjacentes au bahut à trois portes, celui là même aujourd’hui dans la chambre de mon actuel appartement…

Je fréquentais également assidument un missel catholique avec une jolie couverture bleu en velours. J’étais séduite par le discours qui était tenu à l’intérieur en faveur de l’amour. Ces paroles n’avaient pas cours dans ma famille d’origine et me paraissaient promouvoir un univers dans lequel j’avais tout à gagner.

Il comportait aussi des gravures en noir et blanc qui présentaient à gogo des anges que faute de la culture adéquate, j’interprétais comme de simples femmes-oiseaux, créatures fantastiques que je pouvais du coup sans difficultés, intégrer à mon panthéon païen qui étant déjà largement habité n’était pas à cela près et pouvait généreusement s’ouvrir aux nouveaux venus…

Lorsque que ma grand-mère a été installée dans une maison de retraite à Sartrouville - établissement dans laquelle elle est morte en 1958 - l’ensemble du mobilier qui avait servi à Maman jeune fille et en même temps de salle à manger à ses parents est arrivée chez nous Rue Saint Ambroise comme nous y avions emménagés à l’automne 1956.

Les meubles ont été installés dans la plus petite des chambres qui avait d’abord été celle de mon frère qui ne l’a guère occupée car il n’a pas tardé à quitter la maison, d’abord pour faire ses études à Strasbourg, puis se marier l’été 1961, date à laquelle cette pièce est revenue à ma sœur.

Nous avons alors pour la première fois de notre vie eu chacune notre chambre. Après qu’elle eu elle-même quitté la maison pour se marier l’été 1966, cette pièce est devenue le boudoir de Maman jusqu’à son départ pour Brière en 2001 tandis que la mienne qui avait été la notre était depuis mon départ à moi, le bureau de notre paternel.

Impossible de reconstituer au milieu de tous ses changements d’affectation le contenu de la bibliothèque du fameux cosy. Il me semble y avoir encore assez jeune contemplé - à la limite de la transe - les livres de la collection Nelson et de ses analogues éjusdem farinae. A tel point qu’au commencement de ma maturité je me suis même efforcée de reconstituer la totalité de l’œuvre de Victor Hugo dans cette si belle collection, soit une cinquantaine de volumes achetés de ci de là, et y être parvenue, pièce à pièce !

Je me souviens également avoir doucement rigolé que mon père me surprenant en pleine lecture de Marion de Lorme m’interdise de persévérer, alors qu’il ne s’agissait pour moi que d’une relecture, car finalement je lisais et relisais tout cela en boucle, ayant déjà intégralement - et non en extraits - lu quatre fois Les Misérables in extenso avant l’âge de douze ans….

La Bibliothèque Verte qu’on trouvait aussi normalement dans le dit cosy était plutôt réservée aux garçons à une époque où avant 1968 les éducations étaient nettement différenciées selon les sexes, ce qui s’est estompé après les dits Evènements…

Il y avait également plusieurs tomes assortis de la poésie de Lamartine avec en médaillon sur la couverture, le portrait doré de l’auteur. J’avais été tellement sidérée de la beauté de ces parutions que comme pour la collection Nelson, j’ai dans mon âge adulte, racheté pièce à pièce chez les bouquinistes les différents tomes de tous ces trésors qui avaient si splendidement illuminé mon jeune âge et pas seulement les œuvres complètes en une cinquantaine de volumes de notre Victor national, challenge tout particulier.

Il y avait du Racine, du Lesage, du Villiers de l’Isle Adam (que je n’ai pas lu) et encore bien d’autres. Et même plus tard du Frison Roche dans sa belle couverture en peau, à elle seule, une œuvre d’art

Associé au cosy en tant que bibliothèque, sans que je puisse dire de façon certaine à quel lieu cette sensation se rattache exactement, ce fut aussi la découverte de ce que certains appellent la bibliophilie à laquelle je suis toujours demeurée étrangère, voir même hostile lorsqu’il s’agit de faire des ouvrages en question des outils de spéculation.

Par contre, le livre en tant qu’objet sensuel, à la limite du corps vivant dans la mesure où il s’anime lorsqu’il est lu grâce à l’intervention du lecteur, cette vision païenne du monde est pour moi pour toujours associé au cosy qui surplombait le divan de jeune fille de ma mère.

Avec le recul et aux lumières de la psychanalyse, on peut penser que la bibliothèque en question puis lesau pluriel - ont été un objet de remplacement auquel j’ai pu sans difficulté m’affilier et qui m’a tenu lieu d’entrée dans l’Humanité car je n’en ai pas – aussi énorme que cela paraisse - eu d’autres.

Non pas que je l’ai voulu ainsi, mais que de fait c’est en toute innocence que submergée par toutes sortes de difficultés plus prégnantes comme la nécessité de défendre ma vie dans des milieux relativement hostiles, je n’ai jamais eu la possibilité ne serait-ce que de me représenter cette dite entrée dans l’Humanité.

Lorsque les Parents étant décédés en 2005, il a fallu pour le vendre débarrasser intégralement l’appartement de la rue Saint Ambroise, la situation de la fratrie des cohéritiers était objectivement telle que la répartition du mobilier et des objets d’art à du avoir lieu en présence d’un commissaire priseur affecté à cette tache.

Si j’ai pu obtenir d’emporter le bahut et ses acolytes il était de mon point de vue pratique, inenvisageable de démonter le cosy que je ne savais pas où remonter quel que soit mon génie de l’aménagement qui a pourtant souvent fait ses preuves.

J’ai donc du – faute de la possibilité de faire autrement – à savoir le laisser sur place, me contentant d’exfiltrer la tête du lit dans laquelle chez ses parents à elle, Maman avait rangé son violon, pour la garer dans notre chambre à la campagne faute de mieux. Dérisoire viatique illustrant la brutalité de la condition faite aux femmes, et encore aujourd’hui.

J’ai été bouleversée de cet abandon, mais sais depuis longtemps qu’en ce qui me concerne, laisser pourrir les choses dans la déshérence ne permet pas de les régler, loin de là et fabrique tout au contraire un surcroît de malheur en générant ce que j’appelle depuis les revenants.

En matière de bibliothèque force est bien d’admettre que ce cosy a été ma matrice et qu’il m’a fallu le laisser fixé au mur dans l’appartement que nous allions mettre en vente, comme les Cheyennes sur la piste des larmes n’ont pas eu non plus nécessairement, la possibilité d’emporter avec eux leurs bagages… De toute façon, j’ai bien dû également laisser sur place d’autres choses et pour les mêmes raisons, le projet de datcha campagnarde ayant échoué.


CUN

Le Cun (Le coin en Occitan) est le nom d’un lieu dit du Larzac qui a été transformé en Centre d’Etudes, de Rencontres et de Formations à la Gestion des Conflits et à l’Action Non Violente en 1981 après la victoire finale de la lutte de ses habitants pour conserver l’usage du plateau à des fins autres que l’extension du camp militaire déjà existant. Lutte menée pendant une dizaine d’années de diverses façons mais relevant toutes de la désobéissance civile.

Comme c’était l’habitude dans ce genre d’installation, il y avait évidemment une bibliothèque dont j’ai seulement entendu parler car je n’y suis jamais allée, sauf pour la fête anniversaire des dix ans de la victoire, laquelle se tenait toute entière en extérieur, et lors de laquelle j’ai - dans une intervention appréciée - expliqué à l’assemblée réunie , la révolution de la globalisation, ses causes et ses conséquences. Suivie par celle d’un enfant mongolien qui après quelques borborygmes au micro, le fut également presque autant. Cela dit pour qualifier la générosité des lieux et de l’époque.

Je pense leur avoir envoyé un exemplaire de mon livre Les Doigts du figuier parce qu’il était lui même tout entier non seulement dans la mouvance de la désobéissance civile spirituelle, mais de surcroit et surtout inspiré par la région. Pourtant je n’en suis pas tout à fait sûre.

En tous cas ils ne m’ont pas écrit pour m’en accuser réception. Et de cela je me souviens effectivement comme en ayant été déçue. Par ailleurs, si cela se trouve je n’avais pas non plus mis d’adresse, cela pouvant faire partie de mes pratiques - non pas pour couper court - mais pour ne pas laisser croire que je cherche à me faire faire de la publicité !

Par la suite au Lycée, comme j’avais sympathisé avec un Arabe assistant d’un professeur quasi aveugle, je l’avais envoyé là bas en lui expliquant de quoi il retournait et lui annonçant tout ce qu’il pourrait y acquérir comme savoir faire franco français puisque manifestement il cherchait à s’assimiler et me le montrait activement. Je ne sais même pas s’il y a effectivement fait la démarche.

En fin de compte comme j’envisageais d’éclaircir définitivement l’affaire de mon envoi, grâce aux informations trouvées désormais relativement aisément sur la Toile, j’ai découvert que le dit Cun en tant que tel n’existait plus, qu’il avait été transformé en un éco-camping d’une part et en une structure abstraite de l’autre pouvant éventuellement servir de cadre juridique et administratif à un consortium d’associations qui en auraient eu besoin pour finaliser un projet d’action commune.

Au milieu de tout cela que sont devenus les livres de la dite bibliothèque y compris éventuellement mon éventuel et fameux Les Doigts du figuier ? Mystère ! Ayant lu dans un récit détaillé, les convulsions de cette tentative communautaire typique de la révolution rampante des années Soixante Dix, il n’est pas impossible d’imaginer que le fonds de la bibliothèque a été vendu au moment de la liquidation judicaire… ou bien réparti entre des bibliothèques voisines dans les bourgs limitrophes voire pour certains, versés à la bibliothèque du camping installé sur les lieux, puisque l’existence de la chose en est signalée.

Ainsi cette bibliothèque et ma tentative d’y participer peut elle être classée dans la catégorie des utopies éphémères, ponctuellement réalisées et c’est très bien ainsi, ces installations étant en quelque sorte des prophéties de ce qui pourrait ou devrait advenir par la suite.


DICTIONNAIRE

Fin Mai 2015 comme la première version de ce texte se terminait, je me suis rendue compte qu’il était impossible en se basant sur la pratique, de déterminer le sens exact du suffixe thèque pour - par la méthode étymologique que j’ai toujours employée avec succès - parvenir à trouver le sens exact du terme. Il s’agissait notamment de réussir à trancher si oui ou non un stock de livres simplement conservé - même en vrac - pouvait être considérer comme tel.

Or la consultation des différents ouvrages y compris celle de mes habituels dictionnaires grecs m’ont seulement permis de rectifier une erreur. Le suffixe thèque ne signifiait pas collection comme je l’imaginais mais coffre, ce qui poussait à croire d’un ensemble d’ouvrages même en vrac constituait une bibliothèque pourvu qu’on ait seulement eu l’intention de les conserver et pour cela de les mettre à l’abri.

C’est donc l’intention de la transmission qui fait la bibliothèque, en en faisant du même coup un acte profondément social. D’où probablement la possibilité qu’il m’a été donnée de m’y affilier, vicariant ainsi la carence maternelle…


EMANCIPATION

Dans l’enfance la bibliothèque des Parents pourtant peu fournie a été un simple moyen d’évasion pour la quasi-prisonnière en milieu confiné que j’ai été. Il n’y avait pas d’autres distractions possibles non seulement ni tablettes ni consoles ni rien d’électronique ni même de la simple Télévision. Le poste de radio familial n’était pas à notre disposition et sa diffusion était soumise à l’autorité paternelle qui en contrôlait l’écoute qui n’était aucunement libre… Il n’y avait pas non plus d’électrophone…

L’émancipation est plutôt venue pour moi de l’observation scientifique de la Nature dans laquelle je comprenais et comprends toujours aujourd’hui également les adultes dont les comportements me demeurent majoritairement étrangers ainsi que dans l’effort de prendre pied dans le monde par mes propres moyens, contournant ainsi les interdits maternels et en nouant des relations les plus personnelles possibles avec des adultes que je considérais alors comme des modèles envisageables.

Ainsi en était-il de ma tante Irène qui débordait de féminité, de Charles le concubin d’une sœur du Grand Père Fontaine, le chirurgien Max Derion compagnon de cordée de mon père après la guerre dont déporté Nuit et brouillard mourut Jacques Liddell le précédent et de la fantasque famille Cussac qui campait avec son chat, irradiait un bonheur éclatant dont elle ne semblait même pas avoir conscience…

L’accès à la bibliothèque du Lycée Hélène Boucher Paris XXe à l’âge de onze ans m’a permis la découverte d’auteurs ignorés chez mes Parents, notamment tout ce qui venait de la culture russe dans la laquelle je me suis tout de suite reconnue. C’est en lisant Dostoïevski que j’ai commencé à avoir une représentation de moi-même car j’y entendais pour la première fois traiter des troubles nerveux dont j’étais affectée. Quant à Tourgueniev et quelques autres, ils décrivaient une société dans laquelle le statut des femmes me paraissait bien plus favorable que ce que je voyais autour de moi… Ce qui a été ensuite confirmé lors de mes recherches anthropologiques.

Même si ces auteurs étaient contrôlés par la République Française et que de ce fait je n’ai eu accès à Claudel, Péguy, Mauriac ou Bernanos qu’une fois entrée par mariage dans un autre milieu, il y avait déjà là largement de quoi faire pour pouvoir prendre un peu de distance par rapport au monde de mes Parents. En ce sens la bibliothèque du Lycée de mes Etudes Secondaires a été effectivement en tant que telle, un vecteur d’émancipation.

Et d’autant plus que ma mère avait à mon égard des pratiques étranges. Elle m’avait obligée à rendre les deux livres que ma marraine m’avait offerts pour ma Communion Solennelle et que j’avais été choisir avec elle dans une librairie de son quartier à Levallois. J’en garde encore aujourd’hui une sorte d’effroi.

Elle ne s’était pas gênée non plus comme j’étais âgée de plus de quatorze ans pour arracher quelques pages dans Le Lys de Brooklyn que je lisais en livre de poche pendant sa cure thermale à Bagnoles de l’Orne où traditionnellement je l’accompagnais, au motif que le contenu ne lui plaisait pas. Ce n’était pas sa manière de voir le monde m’expliqua-t-elle simplement, comme horrifiée de ma découverte, je lui demandais des explications…

En ce sens on peut considérer que l’accès libre à une bibliothèque constituait en tant que tel un vecteur d’émancipation car devenant quasiment un droit confirmé par le fait, il sanctuarisait la possibilité d’échapper à la possession mortifère de ma marâtre qui n’envisagea à aucun moment de notre malheureuse vie commune que je puisse être un organisme autonome. Ce qu’il m’a fallu du coup lui imposer par la force, dans la douleur pour nous deux.

A la limite, l’accès à la bibliothèque du Lycée Hélène Boucher fut une sorte de reconnaissance que l’habeas corpus s’appliquait également à moi-même… bien que cette notion juridique et philosophique m’ait été totalement étrangère. Mais au moins je l’éprouvais. Je n’étais plus la prothèse de ma mère. On peut en effet dans ce cas, considérer l’accès à cette bibliothèque comme un vecteur d’émancipation.

Il en a été de même de la Bibliothèque Municipale du Onzième Arrondissement de Paris. L’émancipation est alors venue là de la possibilité de l’accès par moi-même à un monde autre que celui qui relevait normalement de la sphère de l’autorité paternelle, à savoir notamment l’éducation.

D’autant plus que cette démarche là n’était pas uniquement celle en faveur d’une liberté totale d’accès au livre, mais l’entrée dans le monde des arts puisque c’est dans le même élan qu’en classe de Première, je me suis inscrite à un cours de diction pour entamer ce que je pensais être la formation à la profession théâtrale. Ainsi fut transformé l’essai commencé lors de mes Etudes Secondaires.

Il s’agissait là de recevoir confirmation de la possibilité de vivre en tant que sujet autonome traçant sa propre voie. Ce qui n’était pas encore pour moi le cas dans le cadre de l’institution scolaire mais devenait enfin possible en en sortant. D’une certaine façon on avait déjà là la matrice de ce qui a eu lieu par la suite, lorsque j’ai dû gagner ma vie dans une voie que je ne souhaitais pas nécessairement mais qui me permettait d’échapper aux oukases de quiconque. On peut là aussi parler d’une authentique démarche d’émancipation.

Ce qui n’a pas été le cas des bibliothèques fréquentées par la suite lors de mes Etudes Supérieures car cette familiarité là n’était pas cette fois motivée par la volonté d’un parcours d’émancipation mais par l’authentique soif de connaissance qui m’a toujours habitée sans même que j’en ai eu conscience tant elle m’a toujours semblée naturelle.

Ainsi en était il de la demande qu’enfant j’avais fait à mes parents de m’acheter un microscope pour observer de plus près les choses que j’avais l’occasion de rencontrer. J’étais alors mue par une volonté scientifique absolue transmise - au-delà de leur scientisme - par des Parents pour qui la science était effectivement une valeur et un progrès permettant de s’arracher à un monde qu’ils considéraient à tort ou à raison comme arriéré. Le fait est qu’ayant bénéficié plein pot de l’ascenseur social, dans la sécurité du fonctionnariat de l’après guerre, ils ont été les propagateurs zélés de l’ordre républicain...

Dans cette perspective, la connaissance acquise dans les livres n’était qu’une voie parmi d’autres. Effectivement mes géniteurs étant alpinistes d’avant-garde et grands voyageurs à une époque où cela n’était pas si facile, dans la famille l’observation directe du terrain avait autant de valeur et d’autant plus que mon père m’enseignait la physique à partir des phénomènes concrets qui se produisait dans l’appartement ! C’est sans doute ce qui s’est trouvé être à l’origine de ma vocation d’anthropologie où j’ai synthétisé les observations puis les ai théorisées, mais seulement comme le stade ultime du constat.

Ainsi la quête de la connaissance m’a-t-elle accompagnée toute ma vie sans que j’en ai eu vraiment conscience. A contrario, je ne l’ai découverte m’habitant si profondément que dans les Nonantes lorsque les choses ont commencé à se gâter sérieusement. Je me suis alors trouvée confrontée aux différents dénis du gros de la troupe et à sa sclérose, génératrice au siècle suivant de ce qui a tourné à la nécrose.

Du coup, il a bien fallu que je m’interroge sur cette différence à laquelle à cette époque là, je n’ai pas cessé de me heurter. Je ne pouvais pas me contenter de la cocasserie de la formule Bac plus trente cinq, suivi de Bac plus trente sixqui donnerait aujourd’hui encore dans cette perspective Bac plus cinquante troisC’est ce que j’ai dû évoquer dans une formule de mon crû, laquelle me plait tout particulièrement Et dans l’impasse du pourquoi, le tourment du comment…

Le sérieux avec lequel j’ai fréquenté les bibliothèques lors de mes Etudes Supérieures doit également être rattaché à la loyauté avec laquelle j’ai poursuivi mon cursus scolaire puisque mes Parents me le payaient. Bien que ce ne soit pas la seule cause – notamment comme je l’ai expliqué précédemment - je mets aussi cela sur le compte de ce que j’ai appelé par ailleurs la vertu prolétarienne. Dimension anthropologique absolument méconnue aujourd’hui.

J’entends par là dans le monde des années Cinquante - celui dans lequel j’ai été élevée – le savoir qu’avaient ce qu’on appelle aujourd’hui les Classes Populaires que démunies de capitaux financiers, leur seul atout était leur aptitude au travail, leur conscience professionnelle et leur honnêteté. Toutes ces caractéristiques étaient nécessaires pour - selon l’expression paternelle – trouver une place.

C’était dans un système capitaliste qui n’était pas encore en raison de son hypertrophie financière, devenu totalement inhumain, le contenu de la notion l’employabilité… verbalisée aujourd’hui justement parce que cette vertu prolétarienne ne va plus de soi dans les dites classes populaires en raison sans doute d’un hyper démocratisme bien plus que d’une démocratisation réellement effective.

J’ai été tôt affranchie sur les nécessités de gagner sa vie car bien que n’ayant jamais matériellement manqué de rien, la façon que mes Parents avaient de mettre la question financière sur le tapis et de tout gérer à l’économie ainsi que la dureté de ma propre vie, m’avait trempée dans un bain de matérialisme. Cette préoccupation de l’utilité matérielle était omniprésente. La récupération des matériaux était une façon de vivre, une habitude, un mode de vie. Si ce n’était pas un droit, c’est parce que cette notion elle-même était inconnue.

Beaucoup de ce que nous possédions avait été à la Libération, laissé par l’Armée Américaine qui avait cantonnée chez mon Grand Père avant d’entrer dans Paris à la fin Août 1944. Ma mère diffusait à coups d’astuces pratiques sa vertu paysanne qu’elle accompagnait de la répétition de proverbes finissant tous ensemble par être de véritable manuel d’Economie Politique domestique. Le sous-titre même de cet ouvrage Là où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute lui est emprunté et elle disait souvent Quand il n’y a pas de foin dans le râtelier, les vaches se battent…

Toutes les femmes de ma famille travaillaient ! Je n’en connaissais pas qui était au foyer comme on le disait à l’époque. Même si l’éducation n’était pas la même pour les deux sexes – c’était un dogme irréfragable - dans le périmètre autorisé ma sœur et moi nous étions soutenues dans la perspective de l’obtention des diplômes.

Dans le même temps il nous était présenté comme un impératif de gagner rapidement nos vies ce qui allait de pair puisque l’organisation des Etudes Supérieures permettait - par l’intermédiaire d’un pré-recrutement - d’être payées comme Elèves-Professeurs. Ainsi ma sœur et moi-même avons-nous été reçues chacune de notre côté dans une Ecole Normale Supérieure. Elle à Fontenay aux Roses et moi à l’ENSET.

Travailler sérieusement et faire le maximum pour être reçue au concours – car il ne s’agissait pas d’un examen - était à la fois un acte de loyauté et un conditionnement, la nature de l’époque et de ce qu’était l’éducation des filles ne permettant pas avant 1968 d’établir une distinction entre les deux. Bien que je ne souhaitais pas entrer à l’ENSET - puisque j’espérais encore à l’époque m’engager dans le journalisme - j’ai tout fait pour y être reçue car déjà mariée, mon père me finançait encore de façon conséquente.

Je ne regrette ni ma volonté d’autonomie ni ma loyauté. C’est ma constante indépendance financière depuis l’âge de vingt ans qui m’a permis d’échapper à la vassalisation que la quasi-totalité des gens que j’ai fréquenté ont voulu m’imposer d’une façon ou d’une autre.

J’avais déjà – alors que j’étais encore chez eux - amorcé le virage en obtenant de mon père, au-delà de l’argent de poche habituel, l’attribution d’un budget personnel pour l’achat de mes vêtements, plusieurs années avant de les quitter. Ce fut un prêté pour un rendu, car les bonnes relations que j’ai toute ma vie entretenues avec mon géniteur – en dépit de sa terrible brutalité - en ont été une heureuse contrepartie sur le modèle du proverbe A bon chat, bon rat !

Ligne directrice de toute ma vie et encore aujourd’hui, ma volonté d’émancipation a surtout été ancrée dans la nécessité d’échapper à une emprise corporelle doublement tragique. La condition féminine de l’époque s’exprimait d’une façon générale par des contraintes physiques destinées d’abord à entraver les mouvements du corps.

Cela a été largement dénoncé dans mon premier livre Les Prunes de Cythère. A ce statut déjà insupportable s’est ajouté un abus maternel incestueux aggravant encore le fonctionnement d’un corps profondément aliéné et valétudinaire, matrice mortifère de toutes mes maladies et difficultés physiques à venir… Car de fait, j’ai été malade quasiment toute ma vie.

Cette réalité physiologique, cette plainte permanente d’un corps mortifié - pour ne pas dire torturé - m’a obligée à axer mon émancipation d’abord sur la vie physiologique pour échapper à l’état d’urgence sanitaire dans lequel je n’avais même pas conscience de vivre mais dont j’éprouvais en continu le tourment.

Dans ce domaine la bibliothèque en tant que telle ne m’était d’aucun secours contrairement à la vie sauvage à laquelle je pouvais accéder en courant les bois en solitaire pendant les vacances longues et nombreuses même si cela a failli tourner mal un matin de bonne heure à Marseille où j’ai failli me faire enlever au printemps 1964 sur le front de mer dans le bas de l’avenue du Prado, agression dont je n’ai pu réchapper qu’en m’enfuyant en courant.

Réédition tragique de la tentative de viol subie dans l’ascenseur de l’immeuble lors de mes douze ans dont j’avais cette fois réchappé par la boxe, félicitée pour mes compétences par le commissaire de police auprès de qui mon père m’avait emmenée porter plainte…

L’émancipation s’est pour moi ancrée - en dépit de ces drames - dans l’accès aux garçons d’abord puis aux hommes ensuite et dans la maternité, insurrection victorieuse contre l’oppression mortifère de ma marâtre n’ayant eu de cesse de tenter de me stériliser. J’ai donc subi les brutalités masculines comme un moindre mal, me séparant ainsi radicalement des dénonciations féministes traditionnelles d’un prétendu patriarcat.

Les bibliothèques des établissements scolaires dans lesquels j’ai exercé mon métier n’ont à aucun moment non plus été des vecteurs d’émancipation, mais au contraire des cadres dans lesquels l’Institution et les Collègues tentaient de me maintenir alors que j’éprouvais justement devoir m’en détacher si je voulais maintenir l’enseignement de qualité que j’ai toujours souhaité.

Du coup, c’est parce que j’étais moi-même déjà émancipée que j’ai pris sur moi d’organiser mon propre service de lecture à l’usage de mes seuls élèves, m’autonomisant tous les jours davantage. J’ai voulu jouer pour eux le rôle que d’autres adultes qui m’avaient formée, avaient joué pour moi, remboursant ainsi - si j’ose dire - l’émancipation que ceux que j’ai appelé mes maîtres m’avaient permis d’atteindre…

Les bibliothèques dont je me suis préoccupée en tant qu’écrivaine et qu’écrivain (ce qui n’est pas tout à fait la même chose) ne peuvent pas non plus être considérées comme ayant constitué des vecteurs d’émancipation, car mon activité littéraire - je m’en suis déjà largement expliqué – n’a pas relevée d’une volonté de m’émanciper mais d’une terrible lutte pour la survie dans laquelle ce genre de préoccupation était un luxe hors de propos…

Dans mon âge, m’assurer que les livres dont j’étais l’auteure étaient bien dans les bibliothèques constituait un moyen de me rassurer sur la conservation de mon œuvre. Conservation au sens matériel du terme et non pérennité ou audience qui ne m’ont jamais préoccupée. Je suis en effet depuis le début convaincue que le statut sacré de l’écrivain est la conséquence et/ou la contrepartie de l’acceptation de cet aléa métaphysique consistant à s’en remettre à l’éternité au péril de son œuvre. Sort loin d’être gagné au-delà du premier engouement reposant hélas sur un malentendu initial qui m’a profondément déplu bien au-delà des conséquences tragiques qu’il a entrainé dans ma vie personnelle.

Enfin dans la maturité, l’usage que j’ai eu de certaines bibliothèques comme celle du Lycée ou du Club des Retraités a été l’utilisation d’une opportunité pratique de distraction à un moment où il ne m’était plus si facile de me procurer de la lecture dans la mesure où ma mobilité avait commencé à se réduire pour des raisons physiologiques... Là non plus il ne s’agissait pas d’une émancipation mais seulement d’un goût d’aménager au mieux la vie quotidienne, tropisme que j’ai développé dans bien autres secteurs de la dite quotidienneté.

Si je remets tout cela en perspective, il apparait que les bibliothèques m’ont accompagnée toute ma vie comme les théâtres, les musées et les cinémas. Avec la même familiarité et la même intensité, mais contrairement aux autres éléments précités dont cela a été le cas sans être pour autant – sauf exception - des vecteurs d’émancipation. Elles ont joué des rôles divers selon la situation. Probablement celui de joker – donc d’ultime recours - et c’est peut être ce que ce texte tente d’élucider!

Le partenariat avec mon acolyte féminine nous a mis à toutes les deux le pied à l’étrier de la vie artistique féministe et de la conquête de l’espace public en polarisant l’une sur l’autre la mémoire de la mère, nous permettant ainsi - selon ma propre terminologie exposée dans La Pensée Corpsde devenir chacune ce que j’ai appelé des êtres-en-soi.

C’est d’une façon sans doute encore plus fondamentale, primaire voire primale que l’affiliation aux bibliothèques m’a permis d’expulser de mon psychisme une mère omniprésente qui autrement m’aurait empêchée d’émerger de la fusion sur laquelle je n’ai cessé pratiquement et théoriquement de travailler…

Peut être est-il alors possible de découvrir que - contrairement à ce que j’ai écris dans cet article dans le cadre de la pensée dominante telle qu’elle est – la possibilité d’élucider et de mettre en cause le lien avec la mère a été l’origine d’une autre forme d’émancipation.

Celle-ci ne se situerait pas alors par rapport à la pensée du sujet tel que les Lumières l’ont institué, mais concernerait une autre partie de la philosophie de ce que j’ai appelé ailleurs l’ontochaïe et dont l’exploration reste à faire. Ce récit-essai en étant une porte d’entrée.


EMBALLER

Lorsque l’artiste américain Christo emballa le Pont Neuf à Paris en 1985, je ne suis pas sûre d’avoir totalement mesuré ce qui était en question. Pourtant dès l’enfance j’avais été en étudiant l’Antiquité égyptienne ou en visitant les musées, profondément touchée de découvrir la pratique de la momification y compris celle des chats et des poissons, voyant dans ce rituel la concrétisation de la prise au sérieux de l’existence individuelle, voire de la vie tout court.

Le Pont- Neuf emballé m’apparut plutôt comme l’une des nombreuses lubies et maniérismes des prétendus artistes contemporains qui mettent en scène de volumineuses installations – comme ils les appellent – plus facile à fabriquer qu’une œuvre d’art qui déclenche le coup de foudre ou provoque une authentique révolution artistique ! La rumeur publique commentant d’ailleurs habituellement ce genre de fabrication – car c’en est une - d’un Ils ne savent plus quoi inventer. Ce qui est d’ailleurs à peu près vrai…

Pourtant avec le recul, constatant ma pratique de l’emballement appliquée à mes propres livres, j’ai fini par comprendre que de fait, cela relevait de la même démarche. C’est en rédigeant - à la demande de Richard Meier - mon essai Ranger le monde qu’il a publié dans ses Editions Voix que j’ai découvert centrale la notion d’emballement.

Le thème proposé en était explicitement celui du livre électronique au sujet duquel se déployait alors la controverse, tout à fait dans le style franco-français. Rédigé l’été 2000 après mon voyage sur la Volga, il a effectivement été publié en 2001 pour ma plus grande joie.

Après la pratique de mes ex-libris, née elle même de la fréquentation régulière et assidue du Marché du Livre au Parc Georges Brassens, l’emballement des ouvrages a commencé pour moi à la cellophane. Je suivais manifestement là le modèle observé chez certains bouquinistes alors qu’il est clair que cela empêche de feuilleter les ouvrages. On oserait presque dire que cela en est le but et qu’il s’agit alors d’une pratique paradoxale… Bien que la nécessité de préserver des objets plus fragiles qu’ils en ont l’air ne soit pas non plus à négliger, l’expérience au long cours en convainc.

J’ai d’abord utilisé la cellophane que j’avais en stock, récupérée comme tous les papiers et autres rubans des divers cadeaux ou paquets reçus et/ou achetés comme je l’avais vu faire par toutes les femmes de ma famille, entendons par là les adultes alors que j’étais encore enfant dans une après guerre dure à la tâche.

Dans mon cas, cette habitude n’est pas une affaire d’économie financière mais une économie de travail, l’idéal à atteindre étant de mon point de vue d’adulte de ne plus avoir besoin d’aller se procurer au dehors ce qu’on a pu au fil des jours engranger dans son foyer. Il s’agit là d’une économie politique domestique dont la caractéristique n’est pas la préoccupation écologique telle qu’elle est conçue aujourd’hui mais le meilleur aménagement possible de la vie.

Arrivant au bout de mon stock, je suis allée acheter des rouleaux neufs et me suis consciencieusement mise à emballer les volumes dont il m’apparaissait de façon sous jacente, subliminale ou intuitive que je souhaitais les conserver proprement bien que je n’envisageasse certainement pas de les relire de si tôt et peut être même pas du tout. L’expérience a d’ailleurs confirmé que les relectures sont habituellement plutôt rares, même si la coquetterie parisienne emploie presque systématiquement le verbe relire à la place de lire…

J’ai ensuite ramassé les boites du chocolatier Léonidas qui à côté de la Maison de la Presse, à la porte de Champerret avait l’habitude de les entasser proprement pour les mettre à la disposition des passants - acte attentionné qui m’avait émue - même s’il ne m’avait pas échappé que cette façon de faire favorisant la récupération était aussi pour le commerçant une façon de se débarrasser agréablement de ce qui était pour lui un encombrement.

Puis pour gagner de la place, permanente obligation en raison de l’accroissement continu de mes œuvres de toutes sortes, j’ai perfectionné le système des boites afin d’en faire entrer le maximum dans les rayonnages dont la capacité n’avait pas changé, ceci grâce à un rangement toujours plus rationnel.

Je partageai ce goût avec mon père qui m’avait souvent dit que son rêve aurait été d’être magasinier. Saint simonien qui s’ignorait comme j’ai pris désormais l’habitude de le caractériser sinon le définir, il souhaitait disait il que toutes les boites fabriquées soient des multiples de quinze cela afin de faciliter les manœuvres et les rangements.

Puis conformément à ma poétique de la vie quotidienne, j’ai tenté d’assortir les boites avec leur contenu pour accéder à l’essence du poème... Cela étant pour moi un impératif, même si cette démarche là n’est pas toujours compréhensible par tout un chacun.

Je ne me souviens plus à quel moment exactement j’ai commencé à emballer concrètement les livres dans des tissus pour en faire des momies. Sans doute à une période où le livre m’est apparu en proie à de si grandes difficultés qu’il fallait se préoccuper de le préserver.

Il était d’ores et déjà clair que je ne pourrais pas tous les garder comme j’en avais eu d’abord le projet dans les Octantes et qu’il fallait au contraire que je fasse un tri. Cela a dû plus ou moins se passer au moment où j’ai sérieusement commencé à alléger ma propre bibliothèque, sans doute à la fin du siècle précédent.

Les emballages en tissu – matière que j’ai toujours aimée et magnifiée - permettaient de suppléer au manque de boite tout en rassemblant de façon pérenne les volumes du même auteur. Ainsi ai-je bouclé les livres d’Elias Canetti dans le coupon que j’avais pu tirer d’un de mes costumes d’été bleu pervenche qui hélas n’avait pas été aussi solide que je l’avais espéré, en fait l’un de ces nouveaux tissus si typiques de l’époque du leurre généralisé. Les œuvres de Charles Péguy se retrouvèrent concentrées dans un morceau de robe bleu longtemps portée par ma de ma belle mère. Et ceux terribles de Charlotte Delbo dans une chemise de mon mari.

Dans tous les cas il y avait un rapport entre le tissu choisi et l’auteur ainsi protégé, et c’était pour moi le moyen pratique de me souvenir de ce qu’il y avait dedans ! Par sécurité je l’avais également inscris à l’extérieur soit directement sur le tissu si cela était techniquement possible, soit au moyen d’un petite étiquette en carton solidement accrochée, tous ces paquets étant soigneusement et consciencieusement ligotés pour leur voyage vers le futur.

Et puis je n’ai plus eu assez de tissus disponibles et d’autant moins que mon tropisme s’étant exacerbé, j’en ai eu besoin pour mes nouvelles activités textiles qui se sont rapidement développées nécessitant d’avoir en permanence une grande quantité d’échantillons variés ne sachant vraiment pas ce que ma créativité florissante, allait nécessiter comme matière première pour mes réalisations non seulement diverses mais dans des genres toujours nouveaux.

Dans le même temps j’ai récupéré les papiers krafts provenant des emballages des encadrements que je faisais faire – sans doute dans le même esprit - à cette époque là, travaux très nombreux comme j’avais découvert à quel point cela améliorait la présentation de ce qui s’avérait de fait être une iconothèque (voir cette entrée) remplaçant partiellement la bibliothèque et la satisfaction que j’en éprouvais. Je recyclais à tout va dans une sorte de rationalisation constructiviste de ma vie matérielle…

Puis comme je poursuivais mon entreprise en emballant éventuellement un par un les volumes nombreux qui n’étaient pas dans les boîtes, j’ai pris l’habitude de réutiliser les sacs en papier qui arrivait jusqu’à moi, voire les emballages des paquets de feuilles d’imprimante et finalement tout ce qui pouvait serviren employant la formule utilisée par ma mère après la guerre.

Le résultat de cette activité et de toute cette variété apparemment hétérogène était en fait un assez joli ensemble, d’autant plus que les casiers de bibliothèques – les mêmes que depuis notre emménagement dans cet appartement en 1971 - ainsi allégés laissaient de la place disponible pour exposer à mes propres yeux – sinon publiquement - des potiches auxquelles je tenais beaucoup personnellement. L’ensemble finissant par représenter en réduction, la datcha que je n’étais pas parvenue à établir car les vents avaient finalement été par trop contraires.

L’ensemble des livres emballés et des potiches représentant l’impossible établissement sur un territoire propre agencé à ma guise pour y vivre ma vie d’intellectuelle et d’artiste finit - sans que je m’en rende compte - par constituer une iconostase derrière laquelle mentalement était enfermé ce à quoi il n’était pas possible d’avoir accès.

Mais du coup dans cette perspective le peu de livres qui n’étaient pas emballés se mirent à prendre un relief terrible constituant par opposition aux livres momifiés ceux qui appartenaient à l’avenir ou plutôt qui le balisaient, le signifiaient, l’incarnaient. Je vis ainsi apparaitre un par un les livres qui par leur seule force résistaient à la momification.

La surprise était totale en ce qui concernait certains récits comme ceux d’un garde rouge du maoïsme, un recueil de nouvelles d’un romancier yougoslave présent avec moi aux Rencontres Québécoises Internationales en 1988 sur le thème de la solitude. J’avais été frappée de sa communication qu’il avait terminée en affirmant que dans un régime totalitaire, la résistance c’était la solitudeJe me le suis tenu pour dit et en est fait mon profit d’autant plus que j’y avais déjà largement tendance en raison de mon enfance, de ma vie intérieure et de la nécessité d’accomplir mon œuvre…

Et finalement de ci de là se dégagèrent de cette pratique muséale d’autres livres tous plus incongrus les uns que les autres… . Ceux – quelques uns - hérités de ma mère, du moins ceux dont je ne m’étais pas débarrassés comme de son dictionnaire d’allemand volontairement laissé dans ma chambre d’hôtel à Leipzig en 2007 car elle avait inscrit à côté de son nom la date de 1934 qui me faisait froid dans le dos.

J’ai conservé parmi les siens ceux que je me promettais de lire bien que hélas ils ne m’attirassent pas du tout comme ceux de Marguerite Yourcenar. Plus proches de mes goûts et de mes centres d’intérêt, ceux de l’utopiste Ivan Illich sans doute désormais centenaire mais se révélant contre toute attente, toujours d’actualité !... Celui là avait dû être apporté dans l’appartement de mes Parents, plutôt par ma sœur.

Ainsi s’est dessinée inattendue, la bibliothèque de la nouvelle époque dont il était de plus en plus clair qu’elle était en pleine évaporation, désormais de plus en plus constituée de livres d’art, les seuls immédiatement accessibles et de livres tout à fait décalés, des Jules Verne de la haute époque – sans doute en souvenir de Michel Strogoff - un Précis d’Obstétrique avec les dessins adéquats, des Manuels de Chirurgie et des Vies de Saints. Le tout comme des peaux de bananes destinées à faire déraper les marcheurs trop assurés…


ETERNELLEMENT

A conserver éternellement. J’ai inscrit cette formule sur les caisses de livres stockées au fond de notre cagibi et devenu - du fait de l’entassement des cartons – d’une autre nature, elles-mêmes pratiquement inaccessibles. C’est par cette opération qu’a commencé la fragmentation de ma propre bibliothèque lorsqu’elle est devenue trop importante pour n’être plus qu’une seule, universelle.

J’ai là dans cinq ou six caisses - c’est ainsi que j’appelle avec une emphase volontaire, les vastes et standards cartons d’archives utilisés habituellement lors des déménagements, le mot caisse s’appliquant là alors à cause de sa connotation de cache. Je l’emploie y compris pour de petits cartons dès lors qu’il me faut y mettre le sens de trésor caché.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. J’ai à une date que j’aurais beaucoup de difficultés à retrouver - peut être au tournant du siècle - délesté les rayonnages sur lesquels depuis notre arrivée dans l’appartement, on rangeait des livres pour organiser à partir de mes propres volumes clairement identifiés - en tous cas pour moi-même - ces cinq ou six caisses sur lesquelles j’ai apposé la mention à conserver éternellement.

Cette formule bizarre est copiée de celle que les services secrets soviétiques apposaient traditionnellement sur les archives confisquées chez les contestataires dans les domiciles desquels ils perquisitionnaient, archives qu’ils ont effectivement conservées au moins jusqu’à aujourd’hui et qui nous ont permis de retrouver des chefs d’œuvre de littérature qu’on croyait – à tort - perdus…

Mais le caractère baroque de la dite formule est dû à ce qu’on peut interpréter au pire comme une erreur de traduction ou au moins comme le choix de l’approximation d’une notion intraduisible. La signification exacte de la formule russe serait qu’il s’agit simplement de conserver l’objet ainsi désigné pour une durée indéterminée. Ce qui en français n’a pas le même sens ! Mais la représentation des choses en Russie est bien différente notamment en raison de l’existence d’un aspect imperfectif et perfectif de chaque verbe.

Trouvant la formule plaisante pour des raisons qui me sont propres, je l’ai adoptée lui donnant le sens littéral de trésor absolu à conserver de toute façon et à se transmettre de génération en génération ! Ce qui n’est pas forcément le cas des autres cartons sur lesquels cette formule quasiment magique n’est pas nécessairement inscrite.

Ces caisses comprennent un ou deux cartons de littérature française, un d’ouvrages de psychologie, un de récit de voyages et deux concernant le Russie, l’un de littérature et l’autre de l’étude de la langue…


EX LIBRIS

Le Parc Georges Brassens à Paris a été aménagé sur les anciens abattoirs de Vaugirard démolis dont on a tout de même conservé quelques beaux éléments d’architecture, ce qui donne à l’ensemble une allure singulière spécialement esthétique et attractive, pour tout dire poétique. C’est sous l’ancienne halle métallique que s’est installé en 1987 le Marché du Livre qui se tient depuis tous les samedis et dimanches et que nous avons fréquenté assidûment dès que nous en avons été informés.

Sur des plateaux installés au moyen de tréteaux amovibles, les vendeurs y exposent les trésors que les acheteurs peuvent librement fouiller comme de nouveaux chercheurs d’or. Ce qui m’a tout de suite séduite dans cette quête était l’abolition complète des catégories. Des livres de tous ordres, tous styles, tous formats, tous sujets, toutes époques, tous prix sont dans ce marché au sens propre, présentés en vrac sans même souvent - sinon la plupart du temps - la moindre tentative de les classer voire même de simplement les ranger!...

A leur arrivée, les camelots les déversent sur leurs étals comme s’il s’agissait de pommes de terre, laissant du coup le chaland livré à lui-même et ne s’autorisant que de cela, sans même la garantie du secours que peut habituellement apporter le genre et le style de la boutique dans laquelle on est entré.

De plus la masse d’intellectuels singuliers fréquentant les lieux et trainant leur sacoche en cuir avec laquelle manifestement ils avaient fait leurs études était telle que je n’en étais non pas intimidée - puisque nous faisions quasiment nous-mêmes partie de ce groupe - mais au contraire réconfortée.

Dans cette période de l’Histoire où commençait la déréliction consécutive au processus de globalisation et de généralisation de la dérégulation, on se sentait moins seuls, découvrant - preuve physiologique - à l’appui qu’il y avait dans notre ville encore beaucoup de nos alter egos qui comme nous, ne baissaient pas les bras.

Il émanait de la présence de ces gens sous la halle des anciens abattoirs dans lesquels on avait dressé des éventaires comme une vapeur sacrée due au sérieux et à la concentration personnelle de ces lutteurs de fond. Au point que les vendeurs eux-mêmes faisaient profil bas et auraient rasé les murs s’il y en avait eu…

Cela changeait franchement de l’habitude qu’on a de trouver en ville cette corporation faisant commerce des livres considérés comme des objets de spéculation, la plupart du temps au mépris du texte, en privilégiant des critères qui pour les lecteurs au long cours que nous étions nous les acheteurs de ce lieu, n’avaient aucun sens.

D’une façon rationnelle, il est possible d’analyser ce retournement de l’ambiance comme la position dominante que les acheteurs avaient là connaissant finalement globalement mieux la marchandise proposée et d’autant plus qu’elle l’était objectivement en situation cette fois, de réelle concurrence.

Les amateurs de théories économiques auraient pu constater qu’on avait là un cas de la fameuse concurrence pure et parfaite dont je le rappelle, les caractéristiques sont l’atomicité, la fluidité et la transparence qui étaient bel et bien là assurées…. Et dont j’avais mesuré l’importance dans la réalisation d’une économie de marché effective, en l’expliquant moi-même aux élèves… L’atomicité étant qu’aucun acteur seul ne soit en situation d’y faire la loi, la fluidité signifiant l’absence d’entrave aux déplacements et la transparence l’information continue de tous les agents du dispositif.

J’ai plongé et nagé joyeusement dans cet océan de bonheur. C’est là – parce qu’au vu des articles proposés, cela devenait possible - que m’est venue l’idée de reconstituer la bibliothèque de jeune fille de ma mère et de tous ces livres qui m’avaient enchantée notamment ceux de la Collection Nelson. C’est que non seulement les images en avaient perduré sur ma rétine mais aussi dans ma mémoire émotionnelle, ce que j’ai comparé dans l’ordre des relations affectives, à une irradiation nucléaire définitive.

Conformément à mon tempérament, j’ai lancé la martingale de reconstituer intégralement la cinquantaine de tomes de l’œuvre de Victor Hugo qui m’avait sauvé la mise lorsque j’avais une dizaine d’années.

J’ai raconté dans mon texte La Jeune morte en robe de dentelle (Editions des Femmes 1990) que c’était bien lui qui avait permis à mon imagination de s’envoler en folle du logis et non pas comme mon père le croyait, Fédor Dostoïevski dont j’ai compris bien plus tard - car il ne devait pas lui-même l’avoir lu - qu’il tenait cette idée de la déclaration de Staline considérant que la lecture de cet auteur n’était pas souhaitable pour la Jeunesse…

Je suis parvenue à réunir tous les volumes concernant notre poète national dans cette collection qui m’avait tant impressionnée. Je les ai rassemblés dans le même carton dans un coin de la chambre pour ma plus grande satisfaction. Comme pour les œuvres de Lamartine dans l’édition comportant doré dans un médaillon sur la couverture, le profil du poète et d’autres souvenirs ejusdem farinae que je n’en finirais pas d’énumérer.

J’ai également pu racheter un par un les livres à couverture illustrée que Les Editions des Femmes ont publié dans leurs débuts entre 1974 et 1984 à une époque où je n’étais pas encore en relation avec elles. Je n’ai pas réussi à les réunir tous comme je le souhaitais, mais j’en ai quand même regroupés une bonne quantité étendant par la suite mes recherches chez des bouquinistes en boutique ou présents dans les nombreuses brocantes que j’ai largement fréquentées à cette époque où je n’avais pas encore de difficultés physiologiques insurmontables.

On peut analyser toutes ces démarches comme l’action de se retremper dans ses sources comme on retourne dans son pays natal lorsque les structures et agencements qu’on a développé depuis, apparaissent inadaptées à une nouvelle situation à laquelle on doit faire face et dont on entrevoit qu’on n’en a pas forcément les moyens. Je renouais donc en matière de livres - sans m’en rendre compte – non seulement avec mon milieu d’origine mais plus précisément avec l’univers de ma mère.

C’était d’ailleurs également peu ou prou l’époque à laquelle j’avais envoyé une chronique épistolaire à une amie assez chère pour me livrer à cet exercice, écrits dont le thème était une lettre commentaire relatant la rencontre quotidienne avec le livre en tant qu’objet physique réel.

Il s’agissait alors de dresser un barrage au déferlement électronique qui ravageait le parisien Lycée Jules Siegfried à la dérive dans lequel nous étions non seulement Collègues, mais menions de concert la lutte pour le maintien de la culture en voie d’extermination sous le poids de l’arrivée d’un nouveau type de professeurs plus communicateurs qu’enseignants et promoteurs de ce que certains ont par la suite analysé comme une forme de technofascisme…

A la relecture - de longues années après - cet ensemble de correspondance qui en dépit de son titre Faire Livre justement ne le faisait pas, s’est avéré d’une qualité relativement médiocre tant sur le fond que sur la forme ne justifiant pas sa conservation. Après avoir comme d’habitude tenté d’amender cette série de texte je les ai jetés parce que c’était techniquement impossible.

Je me suis donc finalement débarrassée de ce qui n’était que le double de cette correspondance. Le projet lui-même a trouvé à renaître vers un nouveau débouché dans la reprise d’un agenda tenu en 2005 sur le même thème, agenda que j’ai ensuite écrit à partir des notations recueillies au jour le jour comme je l’avais déjà fait depuis l’été 1989 pour plusieurs ouvrages du Marchoir jusqu’à La Formosité, et que j’ai mis en ligne sur mon site sous le titre de Pour Alléger le fardeau.

Le titre comme le contenu de ce texte anecdotique et peu littéraire traduit bien la restructuration de l’époque à savoir la pérestroïka du livre oserai-je dire en étendant ainsi cette notion au-delà du domaine pour lequel elle a de prime abord été conçue. Une relecture de ce texte mis au propre dans sa version finale en 2014 fait apparaitre en 2005 une interrogation sur l’usage et le rôle du livre en tant qu’objet.

L’émergence violente de la Révolution Cybernétique rendait indispensable cette réflexion nouvelle dans ma vie. Le Marché sous la halle des anciens abattoirs de Vaugirard, avec cette masse de livres en vrac était bien le lieu, voire l’institution -car c’en était finalement une - dans laquelle il était possible de converser avec soi même sur ce thème. Ce que j’ai fait. Une sorte de retraite de lettrée.

Mais la véritable découverte du lieu fut celle des Ex-Libris, ces vignettes collées en page deux des couvertures et destinées à en marquer l’appartenance, inventant par ces signaux la bibliothèque hors les murs en en assurant tout ensemble son mouvement, sa fragmentation, sa reconstitution, sa permanence et sa solidité, en la liant surtout à la personne et non plus au lieu.

Oserais-je écrire à ce sujet le passage du livre d’un univers féodal à un univers bourgeois? Qui sait ? En tout cas cela mériterait un approfondissement qui sans dépasser le cadre de ce texte n’est pourtant pas encore autrement qu’en filigrane à l’ordre du jour.

Véritables chefs d’œuvres d’art graphique, j’ai vu là défiler des merveilles de dessins et de devises plus ou moins grandiloquentes mais toujours un enchantement, parfois même de véritables trouvailles ! J’ai du coup voulu en avoir moi aussi pour les miens et m’en suis fabriqué un de mon portrait à l’encre, orné de ma devise de toujours Pour capituler ça peut attendre avec tous mes noms rassemblés. Je photocopiais l’original réduit à la taille des livres et collait dare-dare ces ersatz sur mes nouvelles acquisitions et quelques uns des livres que je possédais déjà.

L’opération n’était pas aussi anodine qu’elle pouvait apparaître ! Depuis 1965 date de mon mariage avec un condisciple, notre bibliothèque bien que - répartie en différents lieux - n’avait cessé d’enfler pour mon plus grand contentement car j’étais tirée vers le haut par mon compagnonnage avec un homme extérieur au milieu enseignant qui professionnellement était le mien et avait été celui de mes deux parents.

Sans ce lien je n’aurais pas voyagé en Afrique ni vécu Outre Mer ce que je résume quelquefois par l’expression Sans lui, on ne serait jamais sorti de la caverne n’oubliant pas d’ajouter - concernant la contrepartie - que Sans moi on aurait naufragé ! Et encore faut il ajouter politiquement et socialement la réunion féconde des deux moitiés de la France demeurée dans la réalité à couteaux tirés, cette composante de la vie nationale étant devenue caricaturale depuis le nouveau siècle...

L’apparition des ces vignettes artistiques battait en brèche l’anonymat fusionnel ambiant qui avait permis cette prodigieuse symbiose, nous ayant poussés en avant dans une alliance d’anthropologie tous azimuts partiellement commune. Marqués de mes trois noms, celui de mon père, de mon mari et de mon pseudonyme littéraire, ces livres là symboliquement ne pouvaient plus tomber dans le pot commun.

Tout au contraire cette pratique nouvelle aboutissait à revendiquer dans les faits le regroupement de ceux que je considérais comme les miens dans un lot séparé, constituant quasiment une rupture unilatérale de contrat tacite ou au moins une motion de défiance envers le fonctionnement tel qu’il était.

Je n’ignorais pas du tout que cette pratique n’était pas nécessairement plaisante mais elle m’était indispensable pour renouer avec moi-même, métamorphose dont je sentais intuitivement le besoin, l’échange littéraire transatlantique qui avait caractérisé les Octantes m’ayant hissé à l’acmé de moi-même. Peut-être aussi sans doute, le Nouveau Monde était il devenu mon partenaire intellectuel principal…

C’est donc par l’intermédiaire de cette bibliothèque non seulement hors mais également en les murs puisqu’il s’agissait de reconfigurer à l’intérieur du vaste ensemble en perpétuel expansion ce qui me concernait - et moi seule - refusant ainsi la dissolution en cours pour capitaliser dans mon être les effets de la fréquentation du dit Nouveau Monde. Capitalisation d’autant plus nécessaire que la globalisation allait en être dans un premier temps, son extension.

Le fait était que j’étais dans une situation paradoxale. J’atteignais un certain niveau intellectuellement parlant lors de mon invitation par l’Université de Victoria dans l’Ile de Vancouver en Colombie Britannique en 1988 alors que ma vie personnelle en France me semblait devenir bancale car n’incorporant rien de ce que je vivais là-bas dans cette intense vie littéraire.

La découverte et la mise en pratique des ex-libris m’a permis à la faveur de la fabrication d’une bibliothèque hors et en les murs de projeter le nouvel idéal d’un moi en proie au déferlement de la Révolution Cybernétique, jetant là une tête de pont de ce que j’ai appelé depuis longtemps la compactisation, prélude à l’hypothèse d’un nécessaire départ pour sauver ma vie.

Cela étant dit je me suis par ailleurs mise à collectionner les ex-libris en en rachetant à ceux qui vendaient des vieux papiers. J’ai trouvé là de véritables chefs d’œuvre d’iconographie !


EXPURGER

C’est avec stupéfaction qu’en 1994 j’ai entendu une élève de Technicien Supérieur Comptable du Lycée Jules Siegfried me demander en classe si j’accepterais de prendre des livres qui avaient été rejetés de la Bibliothèque Municipale de Champigny-sur-Marne. J’avais naturellement dit oui et elle me les avait effectivement apportés.

Il y en avait une petite dizaine. Je les ai tous gardés car il s’agissait là à mes yeux d’une mission sacrée. A la nature des titres, il était clair que cette expulsion était une opération politique. Sans doute consécutive à un changement des responsables de la gestion, voire peut être même effet secondaire parmi d’autres d’une nouvelle élection…

Mon étonnement fut de découvrir dans le lot, deux ouvrages de théorie marxiste dont l’un concernant l’Esthétique. Non seulement je les gardés plus que précieusement, mais lus et trouvés intéressants. J’ai bien entendu fait le lien avec la critique littéraire américaine dont j’ai déjà dit ailleurs qu’elle n’était pas sans accointance avec le marxisme par l’intermédiaire d’un professeur de littérature venu lui même des pays de l’Est… Détours de l’Histoire !

Ajoutons pour établir tout à fait l’Histoire des idées que j’ai découvert dans le nouveau monde un certain nombre d’intellectuels qui avaient été obligés d’émigrer parce qu’étant d’anciens trotskystes, ils avaient été en Europe découragés par l’ambiance stalinienne de nos partis communistes…

Je crois que lors de ce que je n’oserais pas appeler cette anecdote - au vu de l’insupportable chaos qui régnait à l’époque au Lycée Jules Siegfried - j’ai compris que demeurait en France une composante qui m’est en tous points si contraire. C’est sur cet angle mort de notre société que Michel Del Castillo a de son côté mis le doigt dans De Père français qui sur la question m’a paru définitif !


F

C’est ainsi que j’ai appelé dans mes différents écrits celui à qui j’adressais des lettres au nom de Docteur Faut-Vivre et dont la profession officielle d’après le bottin était la psychanalyse. Nous nous sommes fréquentés abondamment car ma maladie de nerfs débutée dès l’âge de cinq ans, s’est aggravée peu de temps après mon mariage et j’allais encore visiter amicalement et gracieusement cette âme plus inquiète qu’elle n’en avait l’air, quelques saisons avant sa mort dans les premières années du nouveau siècle.

Il se demandait souvent à haute voix et en même temps en s’adressant à moi, ce que nous faisions dans son cabinet, tellement - d’après ce que j’ai fini par comprendre - c’était hétérodoxe à la doctrine de sa discipline. Je ne manquais pas alors de lui répondre que nous plaidions l’un contre l’autre la Création et c’était vrai car ce fut de toutes mes relations la plus métaphysique qui soit et un amour céleste.

Comment s’étonner alors que j’ai été si terriblement émue de constater que sur ses rayons de bibliothèque ses livres à lui étaient les mêmes que les miens, surtout les livres de poche de ma jeunesse…


FACULTE DE DROIT

Celle dans laquelle j’ai fait mes études à Paris est celle qui se dresse Place du Panthéon, en face de la Mairie du Cinquième Arrondissement où nous nous sommes mariés. Ce superbe bâtiment majestueux ouvrant d’un côté sur le Panthéon et de l’autre sur la Rue Saint Jacques.

On entrait alors habituellement par l’une de ses/ces trois portes monumentales dans un grand hall en marbre assorti à la Grande Galerie qui orthogonalement, desservait l’ensemble de l’établissement. C’était également dans cette Salle des Pas Perdus, antichambre générale que se tenait le bal annuel… Je me souviens très bien, avoir participé à celui du printemps 1963, habillée de la robe rose en shantoung qu’on m’avait fait faire pour le mariage de mon frère… J’y avais fait la connaissance d’un étudiant tunisien.

C’est dans le hall jouxtant la rue que s’ouvrait l’Ancienne Bibliothèque, probablement celle d’origine eu égard à l’architecture. Désaffectée, elle avait été transformée en salle de travail pour les étudiants qui y avaient libre accès. Nous y travaillons habituellement lorsque les horaires des cours nous obligeaient à rester sur les lieux.

Avant les Evènements de Mai 68, l’entrée dans la Faculté était libre, on ne demandait pas les cartes d’étudiants et les portes étaient toujours ouvertes. On était encore peu ou prou dans le système des franchises universitaires du Moyen Age… et même s’il y avait des affrontements avec les groupes d’Extrême-Droite qui faisaient la loi dans l’établissement, le recours à la Police était exclu.

Le lieu était poétique car désaffecté de son usage de bibliothèque, il laissait apparaitre la structure architecturale et l’aménagement. Très haute de plafond, peu claire - parce que la lumière est dangereuse pour la conservation des livres - éclairée par le haut, aucune fenêtre ne donnant sur la rue, on voyait encore dans les étages les rambardes métalliques évoquant celles des théâtres pour les places bon marché et les rayonnages, le tout naturellement tout à fait vide.

Mais justement c’était ce vide lui-même, ou plutôt l’absence de livres – ce qui n’est pas tout à fait la même chose - qui permettait de mettre en évidence l’essence de l’idée de la bibliothèque, son esprit, son sel, sa fleur. En fin de compte sa structure et son être. Jusque là la notion de bibliothèque s’était formée pour moi à partir d’une collection de livres rassemblés dans un même endroit, en fait n’importe lequel, car c’était le rangement des volumes côte à côte qui faisait la bibliothèque.

Par la suite les bibliothèques que j’ai fréquentées, que ce soit celle du Lycée Hélène Boucher ou la Municipale du XIe arrondissement de Paris étaient une très grande collection de livres rangés de façon rationnelle et selon un ordre préétabli certes mais néanmoins simplement installée dans une pièce ordinaire que rien ne différenciait des autres pièces du même bâtiment. La particularité en étant tout au plus le mobilier constitué d’armoires spéciales ou de nombreux rayonnages appropriés.

A la Faculté de Droit j’ai eu dans l’ancienne bibliothèque - désormais vidée de tous ses livres et transformée en simple salle d’études - accès à l’idée d’une pièce particulière dévolue à cette fonction, non après la construction de l’édifice, mais dans sa conception même ! Pour ne pas dire EN sa conception même. Un renversement complet s’opérait alors. Le concept n’émergeait pas de façon matérialiste par le rassemblant des livres, mais au contraire au sein d’une pensée idéaliste qui le précédait.

A la rédaction de cet article le 15 Février 2015, l’idée m’est venue que c’était de cette impression très forte qu’était sorti publié dans mon Ranger le monde (Editions Voix 2001) le portrait de la bibliothèque qui en forme de schéma recopiait l’architecture de la mienne. Il ne s’agissait pas dans ce cas particulier d’une pièce préexistante à l’agglomération des livres qui allait la remplir mais là d’un système de casiers amovibles pouvant prendre des formes différents en fonction des besoins, pourvu qu’on les agence autrement…

J’ai beaucoup aimé ce lieu qui constituait un refuge dans lequel je pouvais être librement avec mon aimé, cela tout en travaillant à mes études que j’adorais et en pouvant laisser ma rêverie littéraire s’acheminer vers des finalités dont à l’époque j’ignorais tout.

C’était en effet bien le cas, même si j’avais déjà écrit quelques nouvelles et poèmes, car je n’y avais attachée aucune importance, pensant de bonne foi que tout le monde en faisait autant et vivant au sein d’une famille non seulement pas particulièrement sensible à la culture, mais qui ne comptait ni de près ni de loin aucun artiste…. et ne les aimait pas particulièrement.

Le fait est que le passage heureux par cet espace anciennement consacré mais désormais vide menait bien quelque part car au-delà du portrait de ma propre bibliothèque, force m’a été de devoir constater la nécessité d’écrire cet article sur ce même thème. Par la suite j’ai toujours, comme dans l’émission télévisée Bibliothèque Médicis été émue dans les grandes demeures, les palais et les universités de constater l’esthétique et la charge spirituelle de ces pièces dédiées.


FILM

Le 25 Avril 2015 au Cinéma Saint-André des Arts, j’ai assisté à une projection privée du film d’Hejer Charf Autour de Maïr Verthuy. Il s’agissait d’un documentaire sur ce qu’on pourrait nommer Naissance d’une nation. En l’espèce les féministes qui à travers l’écriture accédèrent dans le dernier tiers du vingtième siècle à une pensée autonome permettant leur émancipation en tant que femme. Elles constituèrent au Québec une constellation qui fut un phénomène historique sans précédence ni succession.

Dans l’esthétique désormais classique - depuis Le chagrin et la pitié - des intervenant(e)s parlant face à la caméra, on y entend successivement toutes ces écrivaines raconter ce que furent pour elles ces moments là. Elles sont souvent filmées dans la même bibliothèque sur fond de rayonnages exposant bien classées des livres étiquetés.

De mon côté, retenue pour participer au film puisque la dite Maïr Verthuy fut dans cet aspect de ma vie littéraire mon principal contact au Québec, j’avais choisi de ne pas apparaître à l’écran mais enregistré mon témoignage en bande son. Du coup la réalisatrice s’était tiré de la difficulté du montage en présentant des images fixes concernant mon œuvre.

Comme je m’en doutais, cette occultation volontaire a redonné toute sa puissance à ma parole vivante. Par contre je ne pensais pas qu’il en serait de même de mes œuvres qui figurent là à l’initiative des cinéastes qui les ont prélevées sur mon site Internet… au point même que techniquement, elles y sont rendues de façon plus efficace que sur la Toile elle-même…

Cette expérience est à connecter à cette phrase que j’avais dite à Helen Vassalo et qui figure à la fin du livre Dialogues avec Jeanne Hyvrard (Edition Rodopi), je cite à peu près de mémoire C’est comme cela qu’on finit par se prendre pour un écrivain et qu’on se fait photographier devant sa bibliothèque, alors qu’on n’est qu’un petit professeur dans un lycée en pleine clochardisation… Comme quoi c’était en effet bien de cela qu’il s’agissait…


FRANCOIS MITTERRAND

La Bibliothèque Nationale Richelieu étant devenue trop petite, il a fallu dans les Nonantes construire la réputée Très Grande Bibliothèque François Mitterrand dont l’architecture minimaliste de Dominique Perrault manque à mes yeux totalement de charme et d’attractivité, même si elle est bien dans l’air du temps qu’on pourrait qualifier de nihiliste. Mise au courant du projet et en voyant les maquettes, j’ai longtemps espéré que celui-ci n’aboutirait pas et d’autant plus que l’achèvement avait pris du retard et que de nombreuses difficultés étaient apparues.

Je me suis même un moment demandé s’il n’y avait pas un soupçon de perversité dans la désinvolture avec laquelle on exposait à la lumière les livres, dans de grandes tours de verre qui ne les protégeaient en rien… Dévoilé par la presse et portée ainsi à la connaissance de l’opinion publique, les concepteurs y remédièrent parait il par un système de volets…

Demeurait tout le même l’un des vices fondamentaux de la construction à savoir le caractère quasi impraticable des esplanades et des escaliers inutilisables pour les personnes âgées, ce qui ne manqua pas de m’inquiéter sachant que beaucoup d’intellectuels et d’érudits l’étaient… J’ai d’ailleurs trouvé dans la presse l’écho de polémiques qui relayaient mes propres inquiétudes, contrepoint des interrogations des chercheurs étrangers qui pour tout dire, avaient l’air de trouver que nous manquions de sérieux…

Bien que j’ai été convaincue que le projet n’aboutirait pas, pour finir l’édifice fut quand même opérationnel à la fin du vingtième siècle. Lorsqu’il m’arrive de le voir de loin - roulant en autobus ou en voiture- j’ai toujours un petit pincement de cœur qui me fait détourner les yeux. Le foyer de légitimité culturelle qui irradiait du site Richelieu (voir cette entrée) non seulement ne fonctionne pas avec cette nouvelle construction mais même au contraire a sur moi-même un effet presque dévastateur dans la mesure où elle m’est techniquement et pratiquement inaccessible.

Quant à mes livres, j’aime vérifier qu’ils y sont bien, comme j’aime toujours sur la Toile, trouver des signes de mon existence littéraire mais pas davantage. Ce plaisir nécessaire étant le contrepoids de certaines difficultés inhérentes à la séparation – pour raisons pratiques - de mes vies civiles et artistiques. La preuve en étant qu’à l’écriture de ce texte en 2015 le catalogue de l’établissement m’y prétend toujours martiniquaise… sans que je sois parvenue en dépit de mes efforts, à le faire modifier.

Enfin si à la même époque j’ai eu l’occasion de voir à la Télévision un reportage sur le fonctionnement interne des locaux, il m’a au mieux amusée par ses automatismes sans pour autant me faire changer d’avis…


HOPITAL SAINT-ANTOINE

Je l’ai fréquenté profondément et intimement à partir des Octantes et jusqu’à aujourd’hui pendant si longtemps et dans des conditions si tragiques que toutes sortes de sentiments divers m’ont animée lors de mes séjours concernant mon cancer du sein et son traitement des années 1982/83 sans compter les contrôles très lourds et très nombreux jusqu’aux jours d’aujourd’hui n’en étant finalement délivrée qu’à cause du plan d’économies drastiques amenant petit à petit la fermeture des services les uns derrière les autres !

Ce qui était particulièrement pénible dans cet hôpital en dehors des questions sanitaires qui m’amenaient à fréquenter les lieux, c’était le poids des démarches administratives qu’il fallait faire à chaque fois, lesquelles entrainaient de vastes déambulations pour aller d’un pavillon à l’autre et la plupart du temps, obligeant à retourner plusieurs fois sur ses pas.

La traversée du bâtiment axial était à elle seule un voyage ésotérique. L’allée centrale avait par endroits l’allure d’une galerie marchande - ce qui l’égayait un peu - avec son coiffeur, son marchand de journaux dont j’étais l’habituée, sa cafeteria, sa boutique d’articles de première nécessité et de cadeaux à faire aux alités ainsi que d’une bibliothèque à l’intérieur de laquelle on pouvait regarder les rayonnages parce qu’elle avait de larges baies vitrées. Le tout était plutôt esthétique, bien aménagé avec un désir manifeste d’améliorer la vie des malades, volonté qui au fil des années n’a fait que s’intensifier, provoquant même dans cet espace central, la véritable révolution d’un quasi micro-urbanisme.

Comme je passais devant le box de la dite bibliothèque, la vue des livres me rendaient courage y compris dans des moments absolument terribles, la spécificité de cette maladie étant qu’il faut en fait longtemps pour en guérir et que cesse ou au moins s’estompe l’épée de Damoclès de la récidive dressée au dessus de sa tête.

Du coup lorsque le drame a commencé à s’éloigner, j’ai eu l’idée d’aller y porter l’un de mes livres Les Doigts du figuier (Minuit 1977) en signe de réconciliation avec ce lieu de terreur et d’abandon. J’ai expliqué ma démarche à la bibliothécaire, lui précisant qu’il s’agissait dans cet ouvrage du récit d’une femme qui avait surmonté un grand malheur et s’était enfin rétablie du côté de la vie, ce qui convenait bien pour des lectrices hospitalisées. Je n’ai jamais su si mon ouvrage avait rejoint les rayons et le catalogue et n’ai pas osé aller m’en inquiéter par la suite...

Continuant à fréquenter l’hôpital et les déambulations de plus en plus pénibles du bâtiment axial en raison de ma semi invalidité, lorsque je passe devant le box de la bibliothèque, je continue à y penser…


ICONOTHEQUE

Je ne pense pas que ce mot existe et crois l’inventer pour dire la chose. Si on connait bien les iconographies qui servent de lexique de référence lors des différentes publications ou plus grand public, les banques d’images qui sont des gisements de ressources pour tout un chacun, les personnes les plus cultivées peuvent également avoir recours à l’iconostase lorsqu’elles ont affaire à une église orthodoxe construite autour de cet essentiel… J’en ai d’ailleurs repris la notion concernant l’agencement de mon actuelle bibliothèque en face de notre grand lit.

Mon iconothèque est une toute autre chose. Si j’ai peu à peu acheté des tableaux je n’en ai pas fait l’acquisition dans une perspective de collection comme cela avait été le cas dès mon enfance pour les timbres, les plantes dans un herbier et même pour celle des roches, trois collections que j’ai poursuivies toute ma vie avec des phases de haute intensité et d’autres comme une simple conservation. Toutes les trois copiaient celles de ma mère car c’est bien d’elle que je tiens l’amour des voyages, des végétaux et des pierres…

J’ai acheté des tableaux, des estampes et des dessins en proportion que j’avais pour ces œuvres que je rencontrais à un moment donné dans un lieu de hasard à l’occasion de mes pérégrinations, le coup de foudre. Coup de foudre que la Science elle-même a reconnu et nommé le Syndrome de Stendhal puisqu’allant jusqu’à constater que mon expression A tomber par terre qualifiant les œuvres hors du commun – c'est-à-dire les chefs d’œuvre – n’était pas une simple façon de dire, ni même une métaphore mais une véritable réalité physiologique provoquant effectivement la chute de l’être en proie à l’admiration…

Si ce phénomène s’est produit pour moi, c’est que les œuvres d’art me provoquant cet effet n’étaient pas de simples images mais des icônes représentant ou plus exactement montrant – pour utiliser ma terminologie – quelque chose qui défiait les moyens habituels du langage dont j’ai pourtant poussé les possibilités d’expression dans ses derniers retranchements, à la limite de l’illisibilité. Ce dont je ne me vante pas et ne revendique pas comme une valeur mais au contraire déplore faute de possibilités de faire autrement.

Ainsi l’estampe concernant le coucher de soleil sur le parc de Versailles achetée pour rien dans un dépôt vente crasseux où déchirée, elle était roulée en boule derrière une armoire s’est-elle - après restauration et encadrement appropriés - avérée évoquer à elle seule, l’ensemble du déclin français…

Quant à celle de Léonor Fini elle exprime elle aussi à elle seule dans les tons roses, mon dérèglement psychique consécutif à l’abus de ma mère à mon égard et elle me permet de me reconnecter à moi-même lorsque je suis de nouveau prisonnière de sa matrice dans ce que j’ai appelé ailleurs autrefois avant d’en comprendre rationnellement les mécanismes La descente au tombeau.

Je pourrais ainsi expliciter la signification sacrée de chacune de mes acquisitions - et cela constituerait à coup sûr l’un des chapitres d’un quatrième ouvrage de philosophie éventuellement à venir - concernant ce que j’ai depuis longtemps nommé le défaut de représentation. J’ai élaboré ce concept à la fin des Octantes en cherchant à comprendre pour les résoudre, les difficultés de mes élèves au Lycée Siegfried. Sans doute serait ce même le meilleur moyen de commencer l’écriture rationnelle de cet ouvrage…

Connectant cette explication à mes travaux précédents, je dirai que ces œuvres d’art pour lesquelles j’ai eu des coups de foudre à tomber par terre étaient en fait - et c’est pour cela qu’elles m’ont produit cet effet – ce que j’ai pour les besoins de la cause nommer des idélonnes francisation du terme grec eidelon. Cette notion exprimant comme je l’ai déjà largement expliqué l’idée d’une figure, d’un simulacre dans le bon sens du terme, d’une effigie, voire d’une idole dans le sens que les païens donnent à ce qui s’est avéré par la suite être des esprits (l’essence, le sel, la fleur de quelque chose, le concentré de sa substance).

Du coup, on peut comprendre que l’ensemble de ces figures constitue une sorte de lexique voire de répertoire de l’univers de mon ouvrage rendant compte du ou au moins d’un monde sacré au féminin, celui laissé de côté non seulement par l’idéologie mais par la logique en vigueur comme je l’ai depuis longtemps expliqué dans La Pensée Corps (Editions des Femmes 1989).

Dans cette perspective on peut donc comprendre qu’il n’y ait pas de limite à l’acquisition de ce type d’œuvre, non pas dans un esprit de collection mais dans celui de l’invention d’un dictionnaire philosophique permettant de parler du temps qui vient.

Voire même s’agit-il déjà de façon à la fois plus simple et plus complexe de la constitution d’un alphabet…


JACQUES BINGEN

Rentrant de nos deux années scolaires passées à la Martinique, nous nous sommes établis Porte de Champerret dans un lieu que nous n’avions pas choisi mais que mon père avait réservé pour nous. En attendant l’achèvement de la construction nous louâmes en face en meublé durant quelques semaines. Structurant ma vie nouvelle de parisienne avec déjà un enfant et en désirant bien d’autres, habituée des bibliothèques essentielles dans ma vie, je me suis sur la lancée inscrite à la municipale de l’arrondissement, le dix septième. Elle était installée Rue Jacques Bingen au Métro Malesherbes.

Or à la fin de l’été 1971, j’ai d’abord été nommée au Lycée Paul Doumer au Perreux où je devais me rendre en voiture à vingt-cinq kilomètre à l’aller et autant au retour, le garage étant heureusement dans l’immeuble lui-même. Après cette année de banlieue, j’ai réintégré la capitale intra-muros, l’automne 1972 exerçant désormais jusqu’à l’été 1975 au Lycée Honoré de Balzac Porte Clichy. J’y allais alors à vélo ou en autobus suivant dans un cas comme dans l’autre les Boulevards des Maréchaux. Je n’avais donc aucune raison d’emprunter le métro pour aller à Malesherbes.

Inscrite tout de même à la dite bibliothèque, je ne la fréquentais pas vraiment, d’abord pour des raisons de localisation qui auraient transformé cette activité en un déplacement d’autant plus artificiel que salariée je pouvais désormais m’acheter assez de livres mais aussi parce que ce qu’on y trouvait ne correspondait pas au besoin de l’époque en pleine révolution culturelle soixante–huitarde, les idées nouvelles se diffusant dans la société bien au-delà des six semaines d’agitation sur le terrain….

Après deux années antillaises passées à lire des romans policiers pour tromper la douleur de l’exil au sein d’une société qui ne me convenait pas parce que n’ayant pas encore rompu avec son essence coloniale, je ne lisais pas de littérature mais m’adonnais largement aux Sciences Sociales, lisant les essais dont on parlait et qu’achetait mon mari développant une carrière professionnelle plus prometteuse que la mienne. Je lui emboîtais le pas dans un mouvement qui depuis que j’ai fait sa connaissance à l’Université à l’automne 1962, n’avait cessé de me tirer vers le haut. L’ambiance étant plutôt révolutionnaire, je laissai donc la Bibliothèque Municipale de côté.

Je l’ai d’autant plus laissée de côté que je m’étais alors engagée dans une poétique du quotidien tournée vers la conquête de l’espace public et que nous avons raconté mon acolyte et moi dans La Rouge Florescence. Laquelle avait commencé dès notre rencontre fin 1972, l’année 1973 étant le tournant ouvrant ce que j’ai plus généralement appelé la Grande Florescence.

Il s’agissait alors de l’émancipation radicale qui a suivi les Evènements de Mai 68, opération structurée autour de l’art et d’un féminisme hétérosexuel maternaliste me menant à développer une vie d’écrivaine d’abord et d’écrivain ensuite – et ce n’est pas la même chose - qui dure encore à l’heure actuelle même.

Enfin concernant la bibliothèque son nom de Jacques Bingen - qui n’était rien d’autre que par défaut celui de la rue - ne me disait rien de particulier. J’ai grâce à la Toile, trouvé aujourd’hui qu’il s’agissait d’un grand et courageux résistant, successeur de Jean Moulin et découvert qu’il était néanmoins notoirement absent du panthéon symbolique habituel même si philathéliquement parlant je crois me souvenir d’un timbre à son nom dans une série sur les héros de la Guerre.

Cela n’a pas manqué d’alimenter la sorte de vague remords que je pouvais éprouver d’avoir délaissé la Bibliothèque Municipale pour laquelle dans les tréfonds de mon magma - au sens hyvrardien - j’éprouvais assurément un sentiment de séparance révélant là la pertinence du titre Bibliothèque(s) ma mère !

Lorsque je n’ai plus pu ne serait-ce que me traîner au Club des Retraités de la MGEN à l’automne 2013 parce que je ne pouvais plus ni marcher ni même rester suffisamment debout, j’ai un moment pensé renouer avec la Municipale (comme on dit La Sociale) puisque je n’avais plus accès à celle qui m’avait les cinq années précédentes régulièrement alimentée et de façon tout à fait agréable. La question de la localisation se présentait alors autrement puisque j’étais devenue libre de mon temps.

Néanmoins n’étant desservie par aucun autobus, l’endroit n’était pas pour moi suffisamment praticable et par ailleurs j’étais toujours en situation d’aller acheter de ci de là suffisamment de livres neufs ou d’occasion pour meubler mes loisirs eux-mêmes de fait, de plus en plus restreints avec la dégradation sociale et celle de mes forces.

J’avais par ailleurs en prévision de ce nouvel âge de ma vie, accumulé dans ma propre bibliothèque un certain nombre de livres que je me réservais alors de lire sans avoir pour autant besoin de quiconque pour me les procurer. C’était d’ailleurs l’une des raisons de la réorganisation que j’avais initiée dans le stock de livres de la maison.

Enfin parce que deux précautions valent mieux qu’une, j’avais commencé à me renseigner sur les services organisés par la Ville de Paris pour porter les livres à domicile aux personnes âgées en difficulté. Je n’excluais pas en cas de besoin, d’y avoir recours !


JEUNE HOMME

Au début des Nonantes, je me suis occupée d’un petit jeune homme que j’espérai remettre sur les rails après avoir joué pour lui le rôle de passeur(e) que d’autres – mes aînés intellectuels - avaient joué pour moi, contribuant ainsi à la grande chaîne de transmission qui au travers des générations construit et maintient notre commune culture.

De passage chez moi, il ne lui avait pas échappé l’intérêt que je portais à ma bibliothèque dont j’avais dû lui parler comme un des éléments décisifs de l’intérêt de l’existence. Lui rendant la politesse lors d’une visite chez lui, j’ai constaté qu’il avait relevé le rideau qui était tendu devant la sienne constituée d’un meuble récupéré sans doute des monstres débarrassés par le service des Encombrants.

Il avait semblait il pratiqué cette mise en scène pour attirer mon attention. J’en avais été choquée comme d’une indécence, d’une posture, en un mot d’une instrumentalisation. La relation ne s’est d’ailleurs pas développée comme je l’aurais souhaité et curieusement, c’est ce souvenir là qui en demeure.


JOIE

Grande est ma joie, ce texte étant terminé l’été 2015 et ayant de nouveau une belle boite disponible après avoir essuyé la poussière dans un endroit difficile de la bibliothèque, comme j’ai eu l’idée d’y réunir Elias Canetti et Aimé Césaire chacun emballé encore dans des tissus de qualité médiocre me permettant de dater l’action des débuts de cette pratique.

Rassemblement certes favorisé par l’ordre alphabétique mais pas seulement car sont apparus du coup non seulement leurs connexions auxquelles jusque là je n’avais pas pris garde, mais surtout dans leur proximité et leurs connaissances de la part réputée d’ombre du monde. J’ai vu dans cette nouvelle action une sorte de régularisation dont la nécessité m’avait jusque là échappée et qui confirmait ipso facto l’efficacité de mon constructiviste bibliothécaire

Les mettre dans la même belle boite ne signifiait pas mêler leurs livres n’importe comment dans le chaos qu’ils avaient eux-mêmes de façons différentes mais convergentes décrits mais les répartir en deux piles spécifiques de chaque côté du contenant.

Et comme il restait un peu de place et que je ne possédais pas autant de boîtes que je l’aurais désiré, je me suis posée la question de savoir si je pouvais ajouter quelqu’un d’autre pour les accompagner. L’Homme et le sacré de Roger Caillois - pour mon plus grand soulagement - ne me parut pas déplacé, tout au contraire. Il avait déjà lui-même été emballé dans du papier épais. Je me suis souvenu de lui dans cette collection philosophique de poche qui avait fait le bonheur de notre jeunesse.


JULES SIEGFRIED

Mutée en 1975 dans ce Lycée ouvert à la fin du XIXe, j’y suis restée jusqu’au bout de ma carrière, à savoir exactement trente ans. Lorsque je suis arrivée dans l’établissement, la bibliothèque était réduite à sa plus simple expression. Elle occupait une des salles de classe du rez-de-chaussée de format courant laquelle donnait sur la rue. Elle ne comportait rien d’extraordinaire, je n’avais aucune raison d’y avoir recours et d’autant plus que j’avais dans les étages ma propre bibliothèque à moi, organisée pour le prêt à mes propres élèves dans une de ces armoires métalliques standard à laquelle chacun des collègues avait droit.

La pièce dans laquelle était installée la bibliothèque était peinte dans ce qu’on a appelé le style Beaubourg, c'est-à-dire des couleurs criardes sans aucune nuance, jurant volontairement les unes avec les autres et dessinant des rayures parallèles comme Daniel Buren en avait lancé la mode qui a assuré son succès. J’étais choquée de ce style décoratif simpliste...

Il n’allait pas avec celui Art Nouveau de l’ensemble du bâtiment qui avait une certaine allure d’avoir été construit par les industriels des arts domestiques nombreux dans le quartier - dont Baccarat - pour former leur main d’œuvre… Il en restait de fait un certain cachet général ainsi que quelques beaux éléments que j’ai vu un à un disparaitre, hormis la céramique du mur du hall qui n’a pas pu être retirée… Elle représentait de magnifiques tournesols !

Dans cette bibliothèque telle qu’elle était lorsque je suis arrivée, le seul élément sympathique était une volonté de décoration qui avait permis de punaiser ici et là - comme on le faisait fréquemment à l’époque - de belles affiches dont la simple vue, rappelait à elle seule l’existence du monde de l’Art.

Il y avait également dans le coin de travail de la bibliothécaire, une belle tête en plâtre qui avait dû servir de modèle à l’Atelier de dessin du troisième étage qui existait encore lorsque je suis arrivée ! Le professeur en perdura d’ailleurs encore quelques années et déjeunait avec nous à la cantine. Il y avait dans le reste de l’établissement deux ou trois autres têtes ejusdem farinae probablement de la même origine et pour la même fonction.

A la mi-Octantes lorsque la Directrice Blanchon prit sa retraite, elle nous invita avec ses collègues proviseurs à un pot d’adieu comme c’était la coutume mais dont elle décida souverainement qu’il aurait lieu dans la dite bibliothèque qu’on appelait désormais la documentation alors que les festivités se tenaient habituellement dans le réfectoire, y compris celles organisées par Madame Sayadi qui l’avait précédée dans la fonction et était pourtant une grande dame sachant recevoir…

Lors de cette petite sauterie, je découvris avec horreur que non seulement les gens avaient posé leurs verres sur les rayonnages à côté des livres mais j’y découvris même un cornichon posé là par quelqu’un qui n’en voulait pas. J’ai eu le sentiment d’un véritable sacrilège et me suis mise à dire à haute et intelligible voix pour que tous l’entendent que quelqu’un avait mis un cornichon dans les livresUn type honteux plutôt propre sur lui vint le récupérer pour ma plus grande satisfaction !

Puis commencèrent les grands travaux qui privèrent les élèves du préau - grand espace fermé qui leur était pourtant légitimement réservé dans cet établissement surpeuplé manquant manifestement de place. Un tiers du préau fut transformé en Centre de Documentation et d’Information, le reste en une grande salle somptueuse pour y tenir les Conseils de Classe et d’Administration ainsi que deux salles de travail d’accès libre pour les élèves. Le tout accompagné de petits bureaux pour la Conseillère d’Orientation et l’Assistance Sociale qui était plus que rarement là, voire au fil des années jamais nommées.

La nouvelle dénomination de CDI remplaçant d’abord celle de bibliothèque puis de documentation ne fut pas l’effet du hasard. Il s’agissait effectivement de la véritable mutation sur la voie de ce qui deviendra ensuite médiathèque puis un simple local dans lequel on préfère aller parce qu’il y fait chaud et qu’il y a de la lumière… au besoin pour y casse croûter comme on le voit aujourd’hui dans certains quartiers populaires.

Le nouveau CDI était somptueux et avait selon la rumeur coûté la peau du dos, donnant à penser, soit qu’on s’était fait voir venir, soit que ce chantier là avait donné lieu à des pots de vins ou à des fausses factures en faveur des partis politiques. Les idées se sont éclaircies lorsqu’a éclaté le scandale des travaux dans les lycées de l’Ile de France…

Il apparut alors que non seulement il y avait bien des commissions qui aboutissaient aux partis politiques mais plus étonnant encore, qu’elles étaient partagées au pro rata des voix des électeurs, sauf avec le Parti Communiste. Si j’ai été satisfaite de constater une fois de plus que mes intuitions étaient vérifiées, j’ai été encore bien davantage scandalisée que ce scandale ne choque en fait personne… Je mesurais à cette aune, à quel point la République commençait à se nécroser et que du coup, il ne fallait pas forcément s’étonner de l’état du Lycée.

Le CDI d’alors n’avait plus grand-chose à voir avec la bibliothèque qu’on avait connue autrefois, ni même dans sa version modernisée de Documentation. Elle était somptueuse certes mais ne comportait aucun élément artistique personnel comme l’ancienne et elle ne pouvait demeurer que telle qu’elle était. Or elle était conçue pour être une médiathèque…

Et cela d’autant plus qu’on avait confié à celle qu’on appelait désormais la Documentaliste, la gestion de l’unique magnétoscope de l’établissement, installé dans une salle de classe ordinaire trois étages plus haut. Salle dont il se trouve qu’elle était la mienne.

Cette dame avait aussi dans le même esprit la gestion des cassettes VHS qui fonctionnaient avec cet appareil et qu’elle se faisait fort d’enregistrer en plus de celles dont l’Institution nous permettait de disposer… Notamment quelques films qui pouvaient nous dépanner.

Je me souviens ainsi d’une projection d’un Pain et Chocolat (Franco Brusati 1972) qui me sauva la mise à un moment où le bateau commençait à tanguer et que je fus bien contente de pouvoir emprunter à cette Documentation pourtant si peu satisfaisante… Elle me permit non seulement de reprendre la main dans une classe en difficulté mais aussi d’aborder et de traiter les questions de l’immigration de façon moins violente et caricaturale qu’on en avait désormais l’habitude.

Cette fonction là ne fut hélas que le lieu d’une série de frictions désagréables qu’il n’y eut jamais moyen d’atténuer – chacun cherchant à maintenir voire à étendre son champ d’action – et elles ne se dénouèrent que par le départ de la dite Documentaliste. Cette solution soulagea tout le monde et permit la réorganisation individuelle des cassettes.

Un nouveau documentaliste fut nommé qui contrairement à celle qui l’avait précédé avait la conscience professionnelle chevillée au corps. Pensant qu’il était possible de relancer avec lui un partenariat, j’ai à son arrivée entrepris de dresser un véritable inventaire qui dans mon esprit devait permettre d’établir de façon objective la liste des quatre mille livres volés entre 1972 et 1993… soit environ deux cents par an ! Presqu’un par jour ouvrable….

Dans le lot deux fois disparut corps et bien mon grand œuvre alchimique Canal de la Toussaint (Des Femmes 1986) dont il est difficile de penser qu’il avait été acheté pour les élèves et que ce sont eux qui en ont disposés.

J’appris d’ailleurs de la bouche même d’une de mes collègues que ce qu’il y avait dedans était du charabia (sic) et que même en se mettant à plusieurs, ils n’y avaient rien compris ! J’objectais que je ne comprenais pas moi-même les livres de Deleuze et devais me les faire expliquer par d’autres…. La plainte devint alors qu’eux-mêmes n’avaient pas d’autres en situation de le faire…

Par ailleurs quel ne fut pas mon étonnement de les entendre les uns et les autres fulminer contre le nouveau documentaliste qui insistait pour qu’ils rendent les livres empruntés. Du coup j’en ai acquis la conviction – c’était également le point de vue de ma très chère amie – qu’ils considéraient les uns et les autres comme normal que l’Institution leur finance ce qu’ils considéraient comme leurs outils de travail !...

Cette vision des choses expliquant peut-être en fin de compte la totale indulgence dont bénéficiait ce genre de pratique chez les élèves… On peut sans doute retrouver là le développement de ce qu’on appelle aujourd’hui la culture de l’excuse.

Elle avait commencé par la notion gauchiste de reprise individuelle sur le capital qui a sa création dès les Années Soixante était assimilée à un acte de guerre légitime au sein d’un combat finalement assez violent. Mais cette notion n’a cessé ensuite de dériver et d’être capitalisée dans un contexte qui n’avait plus rien à voir et comme c’est d’ailleurs historiquement souvent le cas…

Malheureusement je me suis découragée de poursuivre mon vaste inventaire - ne sachant pas d’ailleurs si je devais être flattée ou outrée de ce qui était arrivé au livre dont j’étais l’auteure - car ce professionnel céda aux menées de la secrétaire du syndicat associée à un ultra gauchiste.

Ils parvinrent en effet à le convaincre de résilier l’abonnement à Esprit dont j’avais pris l’initiative peu de temps après mon arrivée dans ce Lycée constatant qu’on ne recevait aucune revue intellectuelle. Je le surnommais alors Le tchékiste et j’en restais là. D’autant plus qu’il se vantait de jeter des livres, disant qu’il fallait tous les dix ans renouveler l’ensemble… Ce qui à l’époque – avant la révolution numérique – me choqua terriblement.

Néanmoins tout à la fin de ce qui fut ma carrière ou plutôt mon anticarrière, ma souffrance et mes difficultés de déplacement étaient telles qu’il m’arrivait parfois de devoir aller et revenir du Lycée en taxi. Je me résolus alors - comme un pis-aller - à lire pour raisons pratiques, ce qu’on pouvait trouver à emprunter dans cette bibliothèque.

Je n’ai pas gardé de souvenirs particuliers de ces lectures si ce n’est d’y avoir déjà au moins renoué avec le premier usage de ce que dès l’enfance, j’avais fait de la lecture, à savoir l’évasion hors d’une situation insoutenable…


LAMARCK

Mariés en Janvier 1965, notre premier logement minuscule était situé 86 Rue Lamarck au revers de la butte Montmartre dans le nord de Paris. Nous étions tout de même parvenus à y installer nos deux bureaux et quelques étagères dans un recoin et sur une cheminée pour y réunir nos livres peu nombreux car à l’époque il s’agissait encore d’une denrée rare faisant l’objet de cadeaux, ou achetés grâce à de l’argent de poche…

J’ai ainsi eu le plaisir d’avoir accès à des auteurs que je n’avais pas rencontrés dans ma vie précédente, que ce soit au lycée ou dans mon milieu d’origine : Claudel, Mauriac, Péguy, Bernanos. Cette extension du domaine de mes connaissances littéraires me donne à réfléchir et il est clair que culturellement j’ai gagné à cette alliance avec un milieu dans lequel les ressources de cet ordre étaient nettement plus importantes que tout ce que j’avais jusque là connu.

Nous étions d’accord pour installer dans les toilettes une petite bibliothèque, instituant ainsi la pratique que nous avions déjà chacun de notre côté de lire dans les cabinets d’aisance. Cela nous semblait à l’époque le comble de l’insurrection mentale.

Le fait était que ma mère pratiquant un militant refus voire un déni de la défécation, lui donner droit de cité constituait alors objectivement et subjectivement un progrès. Il est vrai que ceux qui n’ont pas connu le monde d’avant son ébranlement en Mai 1968 ne peuvent pas imaginer à quel point il était verrouillé !

Dans le contexte social et politique de l’époque cette affirmation qui reliait la lecture à la vie réelle était effectivement un acte de transgression et de rébellion, essai largement transformé par la suite.

Cet aménagement de la saleté peut être rapproché de deux autres luttes analogues, celle des blouses sales que nous avions menée au Lycée en quatrième ou en troisième pour nous faire prendre en compte en tant que personne lors de notre adolescence et celle des Indépendantistes Irlandais contre la Couronne de Grande Bretagne sans doute un peu dans la même logique… Toutes proportions gardées !

Si la revendication d’être pris en compte par un système politique qui dans ces années là d’après guerre ne laissait encore aucune place aux minorités contestatrices est bien la même dans ces différents cas de figure, notre petite bibliothèque installée dans les toilettes transformées alors en salon de lecture en était une modification positive valorisant la production personnelle comme une indépendance singulière et spécifique et non plus seulement un handicap au sein d’une société qui édictait des normes qu’il était alors impossible d’enfreindre sans mettre son existence en péril.

Sur ce qui concerne la nature matérielle des éléments des bibliothèques installées pour la première fois dans ce logis et dont le dernier perdure encore un demi siècle après sur un balcon dans la même ville mais dans l’arrondissement d’à côté, on peut lire la section loggia.


LES MIENNES

Il n’est pas vraiment facile de parler de mes bibliothèques, car les plus de quatre vingt pages de ce texte déjà rédigées en ce printemps 2015 ont fait remonter à la surface la petite musique d’une souffrance que je ne savais pas à ce sujet exister, tout au contraire.

Si l’impossibilité au long cours d’avoir une pièce à moi - hormis six années dans les Octantes - m’était non seulement tout à fait connue mais déjà analysée comme un des éléments de destruction des femmes dénoncés par Virginia Wolf dans Une Chambre à soi il n’en était pas encore de même de cette question là.

Ma première arche fut un petit coffret en beau bois que j’ai toujours conservé depuis et dans lequel j’ai engrangé les plus précieux de tous mes trésors d’aujourd’hui, prête à fuir comme toujours tant est finalement encore aujourd’hui précaire mon installation dans une société si contraire à ma vision et à ma conception du monde.

Par la suite j’ai gardé un vif souvenir de l’arrivée 20 Rue Clairaut à Paris dix- septième de deux meubles de neuf tiroirs chacun que mon père avait spécialement faits fabriquer par un menuisier pour gagner de la place dans ce minuscule appartement de trente quatre mètres carrés où non avons logé à cinq jusqu’en 1956, l’année de mes onze ans ! L’un d’eux fut installé dans notre chambre à ma sœur et à moi-même et on m’attribua solennellement… le tiroir du bas.

De fait c’était une authentique promotion ! Je me suis dépêchée d’y ranger mes affaires à savoir mon bloc de papier et mon crayon noir qui n’occupaient qu’un modeste coin de ce vaste tiroir, me découvrant du coup bien démunie… Néanmoins j’étais fière de cet espace qui était consacré à ce que je percevais déjà de façon intuitive et peut-être extravagante, comme mon travail…

Par la suite on a remisé mon beau lit en chêne, je ne sais où (cave ou box de la voiture) au profit d’un système de lit-gigognes qu’on repliait dans la journée pour pouvoir dresser une table de bridge subissant elle-même à son tour le même sort pendant la nuit. Cet ingénieux système résolument constructiviste permit l’arrivée d’une énorme penderie en chêne clair et d’une armoire assortie dans laquelle ma sœur et moi avons pu largement et confortablement ranger.

Je me souviens avoir punaisé à l’intérieur de la porte du côté qui m’était attribué, un emploi du temps qui faisait hurler de rire les enfants d’un ami de mon père, à qui j’avais commis l’erreur de le montrer car il prévoyait également une heure de lever matinal pour le dimanche. Et pourtant…

Les premiers livres qui ont été les miens sont ceux du Père Castor pour lesquels j’avais et ai toujours une véritable vénération tant en raison du fond que de la forme et j’ai fort regretté de n’en avoir conservé en tout et pour tout qu’un seul illustré d’un singe dans une barque, me demandant tout de même ce que les autres ont pu devenir.

Assurément la marque perdure et en fabrique encore - il m’est même arrivé d’en acheter pour soulager ma nostalgie - mais je ne les ai pas conservés parce que le modèle d’impression ayant changé, leur charme esthétique qui m’avait autrefois conquise n’y était plus. J’ai sublimé la chose faisant à l’occasion l’acquisition de livres pour enfants lorsque j’en trouvais pour lesquels j’avais des coups de foudre, et par bonheur la très chère m’en a également offert quelques uns d’absolument remarquables…

Aladin à la lampe merveilleuse fut le premier livre sérieux que mes Parents m’offrirent et les prix de l’École Communale ont augmenté mon petit patrimoine. Je me retrouvais ainsi à la tête de deux ouvrages hagiographiques Bonaparte au soleil des pyramides (ou un titre de ce genre) et de Pasteur l’immortel bienfaiteur.

Ayant eu une autre année à la demande même de l’institutrice à choisir entre La Légende du ski et Les Contes d’Andersen j’avais opté pour Andersen, ce qui l’ayant raconté à mon paternel attira sa désapprobation. Me confirmant mentalement à moi-même mon propre choix, on peut dire que j’ai découvert là avant l’âge de dix ans non seulement la subjectivité mais aussi la liberté de conscience…

J’ai fait preuve d’une belle constance dans mes goûts en faisant des pieds et des mains pour me faire offrir par une condisciple de la dite école républicaine un livre dans lesquels de monstrueux et glorieux dragons très beaux et très colorés se contorsionnaient entre les pages, genre d’ouvrage qui révulsaient mes géniteurs…

Je ne vois plus du tout à quel endroit je rangeais ces trésors auxquels je tenais pourtant beaucoup. Néanmoins je n’avais toujours pas l’idée d’une bibliothèque personnelle. La seule qui dans cette matière existait Rue Clairaut étant celle installée dans ce que toute la famille appelait le plus sérieusement du monde La Sorbonne, ensemble d’étagères plaquée de bois sombre installée dans le cagibi… débarras de nos trente quatre mètres carrés, comme c’était courant dans cette époque de crise du logement…

Après le déménagement sur la place Saint Ambroise dans le XIe arrondissement, plus au large dans un grand appartement de cinq pièces contre trois, je partageai toujours la chambre avec ma sœur et les mêmes penderies et armoires. L’amélioration matérielle résidait dans le fait que mon lit n’avait plus besoin d’être replié le matin.

La question de la table ne se posait plus non plus. Si ma sœur travaillait désormais seule dans notre chambre, j’avais de mon côté mon bureau dans une autre pièce dans laquelle se trouvait également celui de mon père. J’étais très fière de ce qui m’apparaissait comme une promotion. Et devait sans doute en être une, car dans mon esprit c’est de cette époque là que date mon compagnonnage intellectuel avec mon géniteur qui m’a si profondément et si solidement mis le pied à l’étrier même si dans la réalité son influence intellectuelle avait commencé bien avant.

La question d’une bibliothèque personnelle ne se posait pourtant toujours pas, tant j’étais alors polarisée par et sur l’existence de celle du Lycée Hélène Boucher où j’allais désormais avec ma sœur. J’y suis entrée en cinquième à l’automne 1956. J’ai vécu là une irradiation nucléaire de la littérature et j’en demeure pour toujours illuminée.

La question d’une bibliothèque personnelle ne s’est vraiment posée qu’après le mariage de mon frère en 1961. La chambre ainsi libérée fut attribuée à ma sœur et je demeurai seule dans celle que j’avais jusque là partagée avec elle. Probablement cette nouveauté d’un espace à moi seule réservé m’encouragea–t-elle à m’installer dans la vie, du moins ai-je cru cela possible mais peut être aussi ce nouvel agencement me rendit il effectivement la vie un peu plus sûre, les causes de quelques uns de mes divers mauvais traitements s’étant un peu éloignées.

La chambre de ma sœur qui prenait dans cette pièce la suite de notre frère comprenait le cosy (voir cette entrée) qui avait été le coin divan de jeune fille de notre mère et devait sans doute comporter toute sorte de livres qui lui avaient appartenus auxquels s’ajoutaient ceux des Bibliothèques Rose et Verte qui avaient meublés et charmés notre enfance.

La vraie littérature – entendons par là celle de Balzac, Stendhal, Carco et compagnie - fut un jour remontée de la cave dans des cartons par mon père qui déclara ouvertement et presque solennellement que nous étions désormais ma sœur et moi assez grande pour y avoir accès. Déjà largement affranchie d’avoir outrepassé de ci de là les nombreuses censures de l’époque, je n’y vis qu’un trésor supplémentaire mis à notre disposition mais cette fois absolument royal.

Le livre de poche – nouveauté des années Cinquante - fit le reste car il y avait de l’autre côté de la Place une librairie tenue par un homme assez fantasque et surtout par sa mère qui au motif que nous étions voisines me faisait systématiquement sur le prix de vente, une remise de dix pour cent pour laquelle je la remerciait d’autant plus chaleureusement qu’elle nommait cette pratique le dix lui ajoutant une dimension poétique mais qui me laissait tout de même un peu perplexe sur son sens des affaires…

Ayant abandonné avec l’âge et le déménagement Le journal de Mickey auquel il était précédemment consacré, mon argent de poche servait désormais à l’acquisition de ses ouvrages qui brillent toujours dans ma mémoire comme le bonheur absolu. Je pouvais en acquérir d’autant plus que lorsque nous étions classés premiers lors de l’épreuve des compositions qui dans chaque matière était la règle de l’époque, nos grands parents paternels nous récompensaient d’une obole loin d’être négligeable et pour laquelle j’avais d’autant plus de reconnaissance qu’ils n’étaient pas riches…

C’est dans ce contexte et face à l’augmentation matérielle du nombre de ces articles, car l’apparition du livre de poche fut une véritable révolution culturelle qui sans être aussi importante que celle du numérique d’aujourd’hui, bouleversa tout de même la donne en provoquant une véritable démocratisation de l’accès à la culture.

Ce bouleversement allait d’ailleurs de pair avec une ouverture aux classes populaires de l’enseignement secondaire, du théâtre quasi service public grâce aux Comités d’entreprise et des Maisons de Jeunes et de la Culture introduites par Malraux Ministre lequel en avait importé la formule depuis l’URSS. C’est dans ce contexte favorable que j’ai réussi à obtenir l’achat d’un meuble spécial de chez Charron (voir cette entrée) pour y ranger mes trésors.

J’ai néanmoins couvé une première dépression nerveuse peut-être chimiquement déclenchée par les coupe faims qu’on m’avait fait prendre pour me mettre au régime comme disait ma mère, obsédée de contrôler - entre autres - mon tube digestif. Mais il est aussi possible que cette première dépression ait eu pour cause l’atmosphère délétère de la maison en proie à des conflits dont je ne connaissais pas la problématique mais dont je sentais néanmoins les effets.

Heureusement j’ai découvert la Bibliothèque Municipale et l’organisation des cours de diction du Conservatoire du XIe arrondissement qui avec le recul et avec la fréquentation des garçons m’ont sauvée. A la limite c’était tout un, il s’agissait de m’affirmer comme l’artiste que je ne savais pas encore être. J’avais néanmoins la volonté farouche d’échapper à la tutelle mortifère de ma mère qui me percevait comme un élément de son propre corps et se servait de moi comme d’une prothèse à tout faire et avant tout à lui servir de protection.

Quant à l’éducation donnée par mon père - misogyne comme c’était la norme de l’époque - il faut dire qu’étant relativement dépassé par la véritable tragédie qu’était notre vie familiale où ce qui s’efforçait dans le déni complet d’en tenir lieu, on peut dire avec le recul qu’il a relativement fait face avec les moyens dont il disposait, lui-même empêtré dans des difficultés personnelles dont je n’ai compris l’ampleur et la cause qu’après sa mort.

L’entrée à l’Université m’a permis de me marier rapidement et d’autant plus que dans l’organisation sociale de l’époque il ne s’agissait pas pour les filles d’une option mais d’une obligation à peine de mort civile. Je me suis donc établie avec un condisciple issu d’un milieu culturellement plus élevé permettant à notre binôme de s’installer de bonne grâce dans une fusion de nos vies et de nos affaires, entraînant ipso facto celle de nos livres.

La bibliothèque commune quantitativement plus largement alimentée par les livres de mon mari que par les miens fut un fonctionnement qui me donna satisfaction jusqu’au début des Nonantes où mon envie d’une bibliothèque personnelle se manifesta d’abord par l’usage d’un Ex Libris (voir cette section) que je m’étais fabriqué…

Cette pulsion d’individuation à l’intérieur même du foyer et du couple avait d’abord trouvée à s’investir dans ce que j’ai appelé La Grande Florescence lors de laquelle prenant appui sur une comparse, refusant de me résigner à l’enterrement des espérances qu’avaient fait naître les Evènements de Mai 68, j’ai mené une politique d’émancipation féministe qui ne m’a plus jamais quittée.

Mon propre accès à l’écriture à la Noël 1973 - renouant sans le savoir avec une pratique d’avant mon mariage mais néanmoins ensuite curieusement suspendue – a laissé un peu de côté la question de la bibliothèque qui du coup a continué sur sa lancée. A aucun moment cette émancipation féministe individuelle ne s’est trouvée empêchée par la vie conjugale, elle en a seulement été rendue beaucoup plus coûteuse en termes d’énergie, de confort, de résultats et de santé.

La problématique a néanmoins changé. La pérestroïka qui partie de l’URSS en a entraîné son écroulement a gagné peu à peu non seulement tout le continent européen mais de fil en aiguille le monde entier. Il a pourtant fallu attendre encore une trentaine d’années pour constater l’ampleur du bouleversement, nettement supérieur à celui que nous avions sur le coup, perçu !

A partir des Nonantes, la courbe de mon émancipation s’est inversée et les choses pour moi n’ont pas cessé de se dégrader bien que le caractère du changement étant d’avoir lieu à bas bruit, en sourdine pour ne pas dire dans le secret, en a masqué pendant longtemps l’effet cataclysmique, même si cette notion radicale et étymologiquement appropriée n’a surgi qu’avec - et ce n’est certainement pas un hasard - l’écriture de ce texte.

Avec l’affaire dite des foulards de Creil - en 1989 l’année même de la chute du Mur de Berlin - coup d’envoi de la nouvelle donne politique et sociale, la situation du Lycée est devenue telle qu’il n’était plus possible d’exercer correctement notre métier ce qui avait tout de même été plus ou moins et avec des variantes, le cas jusque là.

Dans le même temps il était visible que les Pouvoirs Publics ne cherchaient pas à nous soutenir. Non seulement ils bottèrent en touche sur la question du voile islamique mais ils continuaient leur travail de sape concernant la liquidation de l’École Républicaine comme le montrait la nouvelle Loi réorganisant l’Enseignement dite la même année Loi Jospin.

Étaient donc dès cette époque là déjà à l’œuvre les deux facteurs qui ont amené la pénible et honteuse liquidation de notre vie professionnelle alors que j’avais encore une quinzaine d’années à exercer et qu’il n’était pas possible de percevoir clairement ce qui se passait. Pourtant nous le sentions déjà et en parlions entre collègues. On baignait dans des sensations nouvelles en proie à des affects inconnus sans pouvoir élaborer une opposition en termes politiques et cela avec tous les aléas qu’une pareille situation pouvait et ne manqua pas de provoquer.

Dans le même temps ma vie littéraire, elle-même devenue plus difficile que jamais n’était plus en situation de compenser les frustrations de ma vie d’enseignante auxquelles s’ajoutaient - de plus en plus visibles – les effets de la pénétration de la Révolution Cybernétique au sein du foyer organisant la destruction systématique du territoire féminin et maternel. Il y avait au sens propre selon l’expression consacrée Péril dans la demeure !

Contrairement à ce que je souhaitais, je n’ai pas réussi à introduire dans la pensée française les idées nouvelles que j’avais durant les Octantes, rapportées de mes échanges transatlantiques notamment lors de mon séjour sur la côte Pacifique à l’invitation de l’Université de Victoria en Colombie Britannique au Canada. Je ne pouvais faire passer aucun article intellectuel dans la presse française et touchait sans doute du doigt ce qu’on appelle traditionnellement le plafond de verre. On m’acceptait comme écrivain(e) - et à la rigueur - mais certainement pas comme philosophe et encore moins tenant un discours de l’ordre du politique.

Les Éditions des Femmes ont-elles mêmes réduit leur périmètre et les difficultés se sont accumulées. Les invitations en Amérique se sont raréfiées et je n’étais pas en état de transformer l’essai, même si l’opportunité s’en est présentée – le CIEF Congrès International des Études Francophones me proposant d’être à son bureau - ne pouvant à la fois peiner à me maintenir dans une structure franco française de plus en plus sclérosée et tout à fait basculer du côté américain. Les choses se sont donc effritées.

Face à ce qui m’apparaissait comme une menace radicale mettant en cause non seulement ce que j’ai appelé La Grande Florescence mais encore ma propre émancipation qui n’avait pas cessé depuis mon enfance d’être ma ligne de conduite et ma poétique politique et sociale, j’ai tenté de préparer un refuge dans lequel il aurait été possible de continuer à mener une vie agréable même dans un lieu restreint en me retranchant en quelque sorte d’une société qui était de moins en moins pour moi un soutien et devenait de plus en plus nettement le vecteur de la démolition.

C’est ainsi qu’a été achetée et aménagée la maison de Normandie qui impliquait un certain repli sur moi-même et mon propre univers littéraire et artistique. D’une certaine façon je m’efforçais de capitaliser là pour moi-même les acquis américains. Or ce projet – peut être était ce en réalité un fantasme – n’a pas pu se réaliser effectivement !

L’ossification de la société française s’est finalement opposée à toute évolution pour des raisons qui dépassent le cadre de ce récit. Toujours est il que bloquée dans mon expansion, je n’ai plus eu d’autre choix que de gérer mon individualisation croissante à l’intérieur du cadre franco-français, en me contentant à partir de là, de limiter les dégâts. Symptôme de ce nouvel ordre, je ne pouvais plus considérer comme commune une bibliothèque qui n’exprimait plus un espace mental dont force m’était de constater qu’il avait disparu.

J’ai alors revisité mes bases en projetant sur les livres en tant qu’objets et non en tant que leur auteur et/ou leur contenu ce qui pouvait encore être considéré comme d’actualité. Commença alors la grande liquidation et la revendication d’une privatisation qu’il n’a pas été facile d’installer autrement que par la mise en caisse et les emballages. Ainsi s’est formalisée ma condition de nomade menacée de la totale exclusion de son ancien territoire.


LIGUE DE L’ENSEIGNEMENT

Dans l’Ancien Monde, elle-même dans la mouvance des idées progressistes et du Programme du CNR, l’idéologie de cette association là était caractéristique de la vie enseignante de l’après guerre. Comme la MGEN s’occupait de la santé, la MAIF des assurances, la CAMIF de la consommation matérielle et la CASDEN des questions financières, La Ligue de l’Enseignement s’occupait des loisirs.

Le tout sur le mode de la tradition mutualiste des Socialistes Utopiques en ligne directe depuis l’émergence de cette École de pensée. Le monde enseignant, cogérant l’Éducation Nationale avec le gouvernement était sinon un état dans l’État, au moins une contre société qui se voulait prophétique de ce que devait être la société laïque et républicaine….

La Ligue de l’Enseignement était chargée d’organiser entre autres les vacances dans le cadre de cette idéologie mutualiste. Elle gérait donc des maisons qui fonctionnaient sur un mode semi collectif qui me plaisait beaucoup puisque j’avais été élevée ainsi, le GCU ayant été le cadre général de nos loisirs familiaux et il fonctionnait lui-même sur ce modèle là. Ce club regroupait des universitaires qui selon mon père étaient des anarchistes doux campant ensemble dans une autogestion quotidienne…

Simplement ces maisons inspirées de celles de l’URSS relevaient d’un niveau et genre de vie plus élevés que celui de mon milieu originel. Le fait était qu’on n’y faisait aucun travail ménager ce qui permettait donc - selon le syndicat CFTC d’inspiration chrétienne qui en avait été le promoteur - que les femmes prolétaires aient elles aussi des vacances comme leurs homologues bourgeoises, alors qu’elles n’avaient pas les moyens - en tant que classe sociale - de se payer l’hôtel !

Il m’a fallu lutter pour intégrer ce réseau d’activités et m’y maintenir car ce n’était pas l’idéologie ni l’idéal de la famille dans laquelle j’étais par le mariage entrée. J’y suis tout de même parvenue en fréquentant ce type de maison avec ma fille et à l’occasion son père, tant pour des sports d’hiver que pour des vacances d’été.

Ces lieux ont été l’un des vecteurs de mon émancipation personnelle réussie en m’appuyant d’une part là sur mon milieu d’origine et en y ajoutant ma propre poétique grimpant entre les deux en dulfer, si on connaît cette astucieuse et élégante technique des alpinistes rochassiers.

Ces maisons de vacances avaient toutes des bibliothèques en accès libre dans lesquelles on trouvait suffisamment de quoi lire et où on pouvait découvrir des ouvrages et des auteurs qu’on n’aurait pas nécessairement connus autrement car n’entrant pas a priori dans son champ de préoccupations ou ses habitudes...voire même dans ses mœurs...

Pour moi il en fut ainsi de Lucien Bodard dont je lus avec un grand bonheur son Anne-Marie grâce à l’une de ces bibliothèques de vacances m’ouvrant ensuite à la lecture de ses autres livres, tellement j’avais été enthousiasmée par son style flamboyant. J’y ai aussi découvert Echenoz avant sa célébrité sans pouvoir pour autant me souvenir s’il s’agissait de Cherokee ou de L’Équipée maltaise voire peut être même les deux…

Et combien d’autres volumes ai-je lu avec bonheur dans ces bibliothèques des Maisons de la Ligue de l’Enseignement ! Ce n’étaient pas nécessairement des chefs d’œuvre ni non plus les hautes joies accompagnant la découverte d’un écrivain jusque là ignoré et digne d’être suivi mais qui au moins me firent passer de bons moments… et retrouver un usage divertissant de la lecture dont je n’avais par ailleurs pas l’occasion.

Non pas qu’en dehors de ces maisons de la Ligue de l’Enseignement, j’ai lu utile - selon l’expression abominable que j’avais entendue dans la bouche d’une agrégative de Philosophie qui ne voulait pas entendre parler de Marguerite Duras car disait-elle, elle avait le concours à passer - mais je lisais depuis que j’étais enfant avec un sérieux terrible comme dans tout ce que je faisais, y compris les plaisanteries et même en montant mes canulars pédagogiques... Les vacances me fournissaient une opportunité qui me permettait de laisser de côté mes propres valeurs pour desserrer un peu le carcan et lever le pied !...

Accompagnant la métamorphose générale de la société, La Ligue de l’Enseignement changea de nom et devint dans ses activités vacancières Vacances Pour Tous tandis que ses divers services périclitèrent… Ce fut le cas notamment de ceux qui avaient trait à la vie collective et qui ne pouvaient plus se tenir correctement, nous obligeant dès 1987 à avoir recours à un autre organisme plus coûteux mais plus satisfaisant, les VVF fonctionnant en plus haut de gamme, un peu sur les mêmes principes pratiques mais sans l’idéologie…

S’adaptant à la suite du repli de la société sur une individuation dont la solidarité était de plus en plus absente, eux-mêmes à leur tour changèrent de nom et nous continuâmes jusqu’au printemps 2014 à les fréquenter avec satisfaction sous le nom attirant de Belambra.

Il n’y eut aucune rupture mais une constante adaptation à une autre configuration de la vie eu égard à la structure de la famille, évoluant elle-même au fil du temps et hélas de la dégradation de ma santé… Je garde un souvenir absolument radieux d’un simple moment passé sur un banc du Centre, au milieu des grands pins lors de notre séjour aux Mathes en Charente… Un poème m’y était même venu comme un acte de remerciement à la vie toute entière… Une célébration absolue !

Il y avait aussi des bibliothèques dans ce genre de maisons. Elles offraient même des possibilités de lecture de la presse que je n’avais pas trouvée à la Ligue de l’Enseignement… Je me souviens m’être réjouie d’avoir constaté qu’elles existaient et de les avoir regardées au travers des vitres, sans pour autant envisager de m’en servir, car j’avais de telles difficultés physiologiques dans cette époque de ma vie que j’avais bien d’autres soucis. Mais je me réjouissais que le concept perdure ayant été toute ma vie une farouche adepte des bibliothèques de tous poils !


LOGGIA

Devant la cuisine de l’appartement que nous habitons Porte de Champerret, j’ai aménagé le petit espace couvert de façon agréable. Je me suis souvent tenue dans cette sorte de nacelle sise entre le hors de la rue et le en du foyer à une époque à laquelle ni l’actuelle pollution extrême et mortifère ni mon état de santé ne n’interdisaient ce genre de comportement tout à fait conforme à mon art de vivre…

Un pan de mur y est néanmoins toujours occupé par un reste de rayonnage de bibliothèque dont la peinture vert jade - comme le reste de l’appartement - laisse entrevoir le bois d’origine. Il s’agit du tout dernier élément de l’une de nos deux bibliothèques de la Rue Lamarck installées en 1965.

Les tubulures en métal noir et les planches standards tout de même en chêne comme c’était la norme sinon la règle de l’époque venaient du Bazar de l’Hôtel de Ville dont mon père disait que si on ne trouvait pas là ce qu’on cherchait, c’était que cela n’existait pas. Le fait est qu’il était la principale source d’approvisionnement car on ignorait encore tout des supermarchés et bien davantage des grandes surfaces spécialisées dans le bricolage lesquelles ne sont apparues que bien après…

Je revois très bien les deux endroits de ce petit logement dans lesquels avaient été montées ces bibliothèques par éléments amovibles, simples, fonctionnelles, rudimentaires et néanmoins tout à fait dans l’esthétique design de ce moment historique. L’une était en entrant à gauche dans un renfoncement qu’elle comblait astucieusement et l’autre au dessus de la cheminée de la chambre contre laquelle était installé le bureau de mon conjoint.

Par contre impossible de me remémorer exactement quel a été ensuite le sort de ces deux bibliothèques qui une fois démontées pour quitter notre premier logement pouvaient être considérées comme de simples tubulures et planches qu’on pouvait affectées à n’importe quel autre usage. Je crois même qu’on en avait encore au moins une des deux dans notre superbe quatre pièces du grand ensemble de La Grand Mare nouvellement construit sur les hauts de Rouen que je regrette encore aujourd’hui.

Par la suite si elles ont disparu en tant que bibliothèque, les planches en ont été réutilisées comme matériau pour installer dans le recoin de l’entrée de notre logement de la rue Descombes Paris dix septième, une architecture savante destinée à contenir non des livres - car nous avions par ailleurs un bureau commun dans une des pièces qui donnaient sur la cour - mais les bibelots dont nous étions si fiers, qu’ils nous aient été donnés ou rapportés lors de nos précédents voyages exotiques pas si banaux pour l’époque.

Faisant cela nous étions dans la droite ligne des Cabinets de curiosités d’avant la Révolution dont je n’ai appris l’existence que longtemps après mais aussi bien en réduction un Musée de l’Homme à notre dimension dont j’étais encore loin d’avoir perçu qu’il était l’amorce de la quête anthropologique qui n’a pas cessé d’être à tous les deux notre fil conducteur depuis notre rencontre.

Ce qui est sûr c’est que dès cette installation, les matériaux utilisés pour la réaliser ont été bien loin de prendre en compte toutes les planches disponibles et aucune des tubulures. Force est donc de constater que dans cette époque où le niveau de vie n’était pas encore ce qu’il est devenu par la suite, ces matériaux en tant que tels et la virtualité de bibliothèque qu’ils représentaient en eux mêmes étaient tels qu’il n’a pas paru ridicule à mon frère de venir les chercher comme on les lui donnait sans barguigner. A cette époque là, les membres de la famille étaient normalement les premiers bénéficiaires des surplus.

Ce transfert a-t-il eu lieu à partir de Rouen ou plus tard, impossible de tirer cela au clair. Je ne dirai pas que cela n’a pas d’importance mais ce n’est pas sujet de ce chapitre ni même de ce texte ! La phase finale de l’utilisation des matériaux disponibles a été atteinte lorsque sous la pression de sa désagrégation naturelle ainsi que de la masse des livres qui s’accumulaient, la rénovation de la grande pièce en 1990 a supprimé l’exposition anthropologique pour réinstaller à sa place une nouvelle bibliothèque rationnelle c'est-à-dire permettant de ranger le maximum de volumes dans le minimum de place. C’était alors devenu un impératif pratique. L’élément central de l’ancienne installation a été néanmoins conservé sur la loggia. Je m’en suis servie pendant plusieurs années pour y mettre dans de très jolis pots achetés à cet effet, des plantes ou des objets ménagers.

Avec l’usage, l’usure et les intempéries, on voit sous la peinture vert jade réapparaître les planches de chêne. Cela m’émeut. J’y tiens non seulement comme un vestige de bibliothèque du temps où nous n’avions pas tant de livres que cela mais aussi de la première que mon mari et moi avons eu en commun… Autre signe que le Faire bibliothèque perdure à travers toutes les transformations, métamorphoses que finalement relatent ce texte !


LYCÉE HÉLÈNE BOUCHER

C’est peu dire que je garde un souvenir ébloui de mes Études Secondaires au Lycée Hélène Boucher dont je suis sortie avec un Baccalauréat Mathématiques l’été 1962. C’est dans l’échange transatlantique avec mes homologues du féminisme littéraire que j’ai découvert que ce que j’avais vécu là était l’équivalent français de ce qu’elles avaient de leur côté, reçu des Ursulines qui les avaient instruites.

Ceci prouvant qu’après tout - remarque que je me suis également faite à la lecture du Journal de Julien Green - la question de la croyance ou non en Dieu n’est non seulement pas essentielle mais pas même une occasion de clivage. C’est bien dans ces institutions là que nous ont été à elles comme à moi, transmise par des femmes d’exception le corpus de la culture, soubassement désormais de notre être littéraire.

J’y ai été tout à fait heureuse et à tous points de vue même si j’ai eu au départ quelques difficultés en raison de mes faiblesses en orthographe et en grammaire… au point d’avoir dû passer un examen de Français pour entrer en Quatrième. Je n’ai cessé tout au long de ma scolarité de devenir une meilleure élève que l’année précédente, poursuivant cette façon de faire bien au-delà de mon passage dans cet établissement.

Le foyer de cette vie radieuse dans cet établissement secondaire a été incontestablement la bibliothèque tenue par une dame compétente et appliquée sinon toujours amène. Le local était très vaste et tous les livres très bien tenus, entretenus, bien rangés et offerts à profusion. Couverts uniformément de papier kraft, on y trouvait tout ce qu’on voulait et c’est là que j’ai scellé mes noces avec la littérature. Quant au papier kraft c’est assurément son fantôme qui remonte à la surface dans mes emballages contemporains (Voir ce thème).

Arrivée en classe de Cinquième à l’automne 1956 à la suite de notre déménagement à côté de l’église Saint Ambroise dans le XIe arrondissement de Paris, c’est en Quatrième à la rentrée 1957 qu’ayant choisi le Russe comme deuxième langue j’ai découvert dans la foulée, les auteurs afférant.

Alertée en cours par l’étude de textes d’écrivains comme c’était prévu dans le programme et les normes d’enseignement à l’époque - et comme le confirmait l’un de nos trois livres consacrée à la civilisation de la langue étudiée - j’ai complété par moi-même cette première approche par la lecture presque intégrale des auteurs russes dont disposait largement la bibliothèque de ce qui était alors le meilleur lycée de Jeunes Filles de Paris pour les classes secondaires…

Non seulement j’y ai là découvert Dostoïevski en tant qu’auteur essentiel mais c’est aussi et surtout dans ses romans que j’ai pour la première fois eu l’écho de mes troubles nerveux et de ma vision du monde les deux étant en fin de compte et avec le recul peut être liés.

Et c’est de la même façon que le cours de Russe amena pour moi naturellement la lecture de tous les auteurs de cette langue dont j’avais connaissance et auxquels je pouvais avoir accès comme les cours de Français appuyés sur les manuels de Lagarde et Michard m’ont amenée à lire systématiquement toute la littérature française au programme.

Là où mes petites camarades se contentaient des extraits du manuel ou des résumés du fameux ouvrage de Castex et Surer qui faisait autorité en la matière, je vivais comme la norme d’avoir accès à l’auteur dans son ensemble, du moins à ce qui m’en était matériellement accessible.

C’est en ce sens qu’on peut dire que ce ne sont pas les livres qui ont compté dans ma formation mais les bibliothèques elles-mêmes car je ne concevais pas le livre/objet comme l’horizon de mon désir de connaître mais l’auteur en lui-même comme un être vivant de catégorie particulière, avec lequel j’avais une relation aussi vraie que celle de mes amis.

Cette conception de la littérature m’a accompagnée toute ma vie car lorsque je découvrais l’existence d’un nouvel auteur avec lequel je pouvais avoir quelques accointances comme c’était le cas pour une personne rencontrée dont il devenait au fil du temps clair que des liens allaient se nouer, ma démarche était bien de lire l’ensemble de l’œuvre de ce même écrivain. Cela se traduit encore dans ma vie d’aujourd’hui comme je range dans les boites pour les conserver, les auteurs les plus précieux qu’il me faut absolument sécuriser.

On s’extasie aujourd’hui chez les antiquaires sur les boites à Coran qui protégeaient l’objet des ravages du sable, des intempéries et avanies de la vie nomade mais ma démarche est là la même, la boite étant la garantie de la survie et en même temps un tombeau pour l’éternité. Ma bibliothèque est ainsi une sorte d’hôtel dans lequel j’héberge du mieux que je peux, mes amis.

C’est grâce à la profusion de la bibliothèque du Lycée Hélène Boucher que j’ai pu surmonter la faiblesse de celle de mes parents chez qui les livres ne jouaient finalement pas un grand rôle. Je suis arrivée à l’âge du Baccalauréat bardée grâce à elle de la littérature russe et française in extenso si on veut bien donner à ce mot qui peut paraître excessif, le sens de norme ou de canon en vigueur à l’époque pour ce genre d’établissement. Il y manquait évidemment les auteurs catholiques Mauriac, Claudel, Péguy et Bernanos découverts par la suite en entrant dans un autre milieu.


M’AS-TU VU

J’ai toujours eu horreur des photographies des écrivains qui prennent la pose devant leur propre bibliothèque et cela après m’être rendue compte que chez nos contemporains – mais pas seulement - beaucoup de réputations étaient usurpées. Encore pour s’en rendre compte faut-il d’une part les lire effectivement et d’autre part, être soi-même suffisamment instruit.

Cela ne va pas toujours de soi car ces deux conditions demandent finalement pas mal d’effort, d’énergie, de transcendance et d’une certaine forme d’ascétisme car la lecture n’est pas toujours facile ni forcément gratifiante. Elle implique solitude, détachement, travail et une activité cérébrale particulière, l’effort de la représentation en place de la facile et rustique monstration des images…

Du coup les photographies des écrivains devant les bibliothèques apparaissent parfois un peu suspectes. La Télévision a amplifié le phénomène inventant une nouvelle catégorie avec les auteurs franchement médiatiques sélectionnés sur les critères de jeunesse, de beauté et de maitrise de cet univers là dont ils connaissent parfaitement les règles spécifiques.

C’est dans notre commun livre Dialogues avec Jeanne Hyvrard publié chez Rodopi que j’ai fini par tout à fait verbaliser que je ne souhaitais pas avoir la tête enflée, ce que j’ai mis en forme à mon interlocutrice Hélène Vassalo comme le fait de finir par se prendre pour un écrivain et se faire photographier devant sa bibliothèque, alors qu’en fait on n’est qu’un petit professeur dans un lycée en voie de clochardisation. Je ne garantis pas l’exactitude du mot à mot mais au moins celle de l’idée…

Pourtant lorsque je vois dans les magazines la photographie d’Alain Finkielkraut devant une bibliothèque hors norme car gigantesque elle tapisse la totalité de la pièce dans laquelle il travaille et qu’on le voit lui-même à son bureau, noyé au milieu de ses papiers, on est tout de même saisi car on touche là au sacré.

Ce n’est pas par hasard que la rumeur publique l’a surnommé le rabbin. C’est qu’il est l’un des rares intellectuels d’aujourd’hui qui occupe encore dans cette société - où le nihilisme non pas triomphe, mais a triomphé - à occuper objectivement une fonction de magistère. Et elle n’est pas surfaite. Il a payé sa place rubis sur l’ongle, d’être attaqué par tous et trainé dans la boue alors qu’il ne fait que dire même pas la vérité, mais la réalité.

Acceptant les honneurs sans les rechercher, il apparait bouleversé des idées qui prennent forme en lui et leur verbalisation semble lui créer une douleur qui n’étonne pas ceux qui ont fait de l’acuité de la pensée, leur activité principale.

Du coup il en est beau, de la beauté de la divinité. Et exposant ainsi sans le vouloir mais sans en avoir honte, la transcendance dans laquelle il vit, vecteur de l’affirmation de la judaïcité plus que de la judéité parce qu’on est prêt face à ce mystère à détourner les yeux, on est du coup autorisé à le regarder.

La photographie là de sa bibliothèque souvent imprimée dans les hebdomadaires qui publient fréquemment ses entrevues n’est pas la représentation d’une iconostase qui cacherait le chœur mais directement la Thora exposée. Comment alors s’étonner qu’il ait fait partie de ce tout petit groupe qui a immédiatement protesté contre la capitulation républicaine de 1989 lors de l’affaire des foulards de Creil et qu’il cite depuis - dans presque toutes ses interventions - les courageux professeurs comme il les appelle qui en 2002 ont sonné le tocsin dans Les Territoires perdus de la République édité chez Fayard.


MAIRIE DU Ve

Ouverte sur la Place du Panthéon, symétrique de la Faculté de Droit dans laquelle nous avons ensemble fait nos études, c’est là que nous nous sommes mariés d’amour le 14 Janvier 1965. Nous avons également quelques saisons habités à temps partiel les chambres de bonne de l’appartement de mes Beaux Parents Rue d’Ulm.

Nous y avons même réuni notre petit groupe de recherches Economie Société et Non Violence, cercle de réflexion dans le style de ces nombreux qui ont joué un rôle dans la fermentation intellectuelle aboutissant aux Evènements de Mai 68.

Et pourtant alors que nous avions ce pied à terre tout à côté, je n’ai jamais de tout ce temps entendu parler de la Bibliothèque Marguerite Durand dont l’existence m’a été révélée par Jennifer Waelti-Walters qui travaillait non seulement sur mon œuvre, mais aussi sur les féministes françaises du début du siècle !...

Je lui ai eu beaucoup de reconnaissance pour cette découverte et d’autant plus qu’elle était installée sous les toits, dans de très petits locaux où tout y était très poétique.

J’ai tout de même été un peu sonnée de découvrir à cette occasion l’arriération socio culturelle de mon pays concernant la question des femmes, archaïsme que cette anecdote révélait objectivement. J’ai du même coup appris qui était la dite Marguerite Durand. L’ayant découverte je ne l’ai pas pour autant fréquenté n’ayant pas ce rapport là à la question féministe. Je l’ai d’ailleurs d’autant moins fréquenté qu’elle a rapidement après que j’ai fait sa connaissance été déplacée dans le treizième arrondissement, dans un immeuble remarquablement bien aménagé.


MANOIR DE BONCOURT

En 1965 mariée depuis un trimestre avec un condisciple pour nos premières vacances de Pâques conjugales, nous y avons pris à mon initiative, pension complète… Etonnée que le CROUS institution chargée à l’époque des œuvres sociales en faveur des étudiants que nous étions encore, nous y ait inscrits si facilement, j’y ai découvert en Normandie près d’Anet dans une très belle bâtisse, une maison de vacances plutôt étonnante.

Elle hébergeait pour moitié des Jeunes lourdement handicapés et d’autres valides, dont nous étions. Ce n’était pas une surprise. Le format en avait était indiqué dès l’inscription et je n’avais aucune prévention contre ce genre de mélange que je trouvais au contraire tout à fait dans le sens du progrès social dont j’étais depuis toujours - par héritage familial paternel mutualiste, autogestionnaire et anarchisant - une fervente propagandiste.

Arrivée sur place par le train, la navette de l’institution achevant de nous acheminer car à cette époque nous n’avions pas de voiture personnelle nous contentant d’en louer à l’occasion pour nos excursions de week-ends.

Du coup je garde un souvenir quasiment féérique d’une promenade à pied assez longue jusqu’au village d’à côté où mon mari voulait aller entendre la messe de Pâques et pour laquelle j’avais décidé de l’accompagner. Il pleuviotait et nous avions dû nous abriter sous le même parapluie déambulant de conserve et de concert entre les vaches et les prés vert printemps !

Du côté des inconvénients, je me souviens de ma déception au vu de l’ameublement de la chambre qui - prévue standard - comportait deux lits superposés de telle sorte qu’ils puissent être appropriés à toute les situations.

Je m’en étais accommodée au motif que c’était rationnel dans ce genre d’établissement dont effectivement nous étions le seul couple officiel, ce qui à l’époque avait une importance considérable que les jeunes générations ne peuvent pas soupçonner. Les non officiels n’ayant aucun droit à l’existence.

Par contre j’ai beau creuser ma mémoire, aucun souvenir de la bibliothèque de cet établissement qui devait certainement en avoir une et d’autant plus que la moitié de ses pensionnaires avaient du mal dans les diverses activités de la vie quotidienne…

Retournés à Boncourt en 2012 au retour d’une excursion à Rouen, nous n’avons pas été capables de retrouver le dit manoir…dont je garde un bon souvenir et qui figure sur Internet au libellé étrange de Maison de repos pour étudiants ce que c’est peut être devenu depuis.


MARGUERITE DURAND

C’est Jennifer Waelti-Walters - la critique canadienne - qui m’a au début des Octantes informée de l’existence d’une bibliothèque consacrée aux écrits des femmes. Je n’en avais jamais entendue parler auparavant et assez peu après. J’ai dû aller deux ou trois fois à la bibliothèque Marguerite Durand installée dans ses nouveaux locaux après qu’elle eut quitté la Mairie du Ve dans les combles desquelles elle avait été d’abord installée.

La première fois ce fut pour y porter quelques uns de mes ouvrages après les évènements de Décembre 1995 lors desquels j’avais fait la grève durant dix sept jours dont une quinzaine toute seule de mon établissement. Les choses me semblaient alors avoir pris un tour assez peu engageant et j’avais du mal à croire que la situation allait ni même pouvait s’améliorer. Le fait est que si je suis littérairement parvenue à limiter les dégâts, force m’est de constater que les choses n’ont pas après 1990 retrouvé le cours favorable qu’elles avaient dans cette matière eu, pendant la quinzaine d’années de mes débuts…

Si le nouvel ordre ultra libéral et le technicisme globalitaire n’apparaissaient pas encore dans le plein développement qu’ils ont pris par la suite, on commençait tout de même à sentir que le climat n’était plus du tout le même.

J’ai commencé peu ou prou à me débarrasser d’une partie de la bibliothèque comme j’ai eu la sensation d’être submergée par un encombrement de plus en plus pesant au fur et à mesure que rien n’apparaissait qui puisse le prendre à bras le corps et le soulager.

Du coup pour alléger le fardeau comme j’en développe le protocole dans le texte qui porte ce nom, j’ai porté à la bibliothèque Marguerite Durand un certain nombre de livres que j’estimais féministes et que je n’envisageai pas pour autant de conserver. C’était notamment par exemple le cas des mémoires de Brigitte Bardot - qui contrairement à l’image qu’on a fabriqué d’elle – relataient un combat courageux pour échapper à sa condition de bimbo à exploiter commercialement.

Il m’a été répondu qu’on manquait de place et probablement l’établissement lui-même devait il déjà affronter la Révolution Numérique et ses effets sur l’économie et la gestion du monde du livre. Du coup il me fallut renoncer à envisager la dite bibliothèque comme l’ancre de miséricorde dont j’avais besoin, même si j’ai encore eu un peu l’occasion d’avoir recours à ses services.

Notamment j’ai été très contente que mon acolyte veuille bien de son côté aller y déposer notre ouvrage commun dénommé La Rouge Florescence lorsque j’ai dû finir par admettre que nous n’aboutirions pas à le rédiger selon le plan ambitieux qui avait été d’abord le mien.


MGEN

De l’automne 2008 à l’été 2013 j’ai fréquenté le Club des Retraités de la Section de Paris de la Mutuelle de l’Education Nationale à laquelle j’étais affiliée depuis toujours. Je venais grâce à une annonce dans le bulletin de liaison que j’avais l’habitude de feuilleter avant de le mettre à la poubelle, de découvrir qu’il était possible d’y suivre des cours de Russe.

C’est ce que j’ai fait durant cinq années, un peu déçue tout de même de constater que mon projet d’y renouer également avec la peinture sur soie n’était pas réaliste faute de la présence d’une monitrice se chargeant de l’organisation pratique. Il m’était impossible d’y faire face moi même pour diverses raisons personnelles.

Inversement je n’avais à aucun moment envisagé que je pourrais en fréquentant le Club avoir accès à une bibliothèque. Je n’en éprouvais pas le besoin car non seulement j’avais pris l’habitude d’acheter les livres dont j’avais besoin ou qui me plaisaient mais j’en avais même déjà beaucoup trop. Eu égard à l’encombrement d’abord mais pas seulement, je cherchais plutôt à m’en débarrasser comme en témoigne mon texte Pour alléger le fardeau qui les a symboliquement remplacés.

La découverte d’une bibliothèque à laquelle on pouvait emprunter des livres au Club des Retraités 189 Boulevard de la Villette mérite bien le nom de Divine Surprise !!! Je n’en connaissais pas l’existence, je n’en avais pas besoin mais ce fut un réel enchantement émotionnel presque aussi saisissant que la découverte dans mon adolescence de celle du Lycée suivie bientôt de celle de la Mairie de l’arrondissement.

D’abord la découverte des locaux en eux-mêmes. Située à côté de la Place Stalingrad le long du Métro aérien face au Canal Saint Martin, le Club était installé au rez-de-chaussée du bâtiment occupé par Siège Social de la Mutuelle Générale de L’Education Nationale. Donnant sur un petit jardin avec quelques plantations, l’ensemble représentait très clairement une école.

Le rôle de cette forme de locaux était sans doute bien – comme je l’ai pensé - de continuer à faire fonctionner les Retraités en question sur le modèle et les rythmes de ce qu’ils avaient connu toute leur vie professionnelle afin qu’ils ne soient pas dépaysés.

J’ai même le plus sérieusement du monde pensé qu’il y manquait effectivement la sonnerie de la cloche qui avait pour moi retenti toutes les heures pendant presque quarante ans, assujettissant le corps en hachant le temps, comme ne l’imagine pas les employés de bureau fussent ils des cadres…

J’ai étayé cette analyse en m’appuyant sur le fait que les vieux chiens de traineau avaient quand même – de notoriété publique - besoin de courir alors même qu’ils étaient réformés. J’y ajoutais aussi la connaissance personnelle que j’avais eue lorsque j’allais régulièrement à la piscine, d’un vieil homme qui enquillait les longueurs de bassin et que dans mon imagination je pensais être un ancien nageur de combat qui continuait sur sa lancée…

Tout cela s’expliquant par les habitudes du corps qui d’une certaine façon roule pour son compte. J’avais depuis longtemps remarqué l’importance des habitudes dans l’organisation de la vie quotidienne, facilitant les opérations elles économisent l’énergie. Là les enseignants retrouvaient le cadre de l’Ecole et pouvait poursuivre sur leur lancée, évitant de cette façon un vieillissement précoce.

Les locaux étaient effectivement sur le modèle traditionnel d’une Ecole avec des salles de classes distribuées de part et d’autre le long d’un couloir central et d’un assez spacieux foyer comme on en trouve dans les nouvelles Salles de Professeurs des lycées récemment construits. C'est-à-dire intégrant un coin cuisine comme je l’avais pour mon plus grand étonnement constaté en allant faire passer les examens chez les confrères et sœurs. Cette modification allant de pair avec la disparition des cantines, elles mêmes due à l’individualisation forcenée de la société…

J’ai d’ailleurs constaté que j’éprouvais un vrai bonheur à rester dans ces locaux comme je l’avais fait dans ma vie professionnelle…. Les concepteurs du projet ne s’étaient donc pas trompés… et de mon côté je pouvais me souvenir avec émotion que j’avais bataillé à l’automne 1956 pour pouvoir manger à la cantine et échapper ainsi à l’emprise mortifère plutôt que nourricière de ma mère…

J’arrivais dans les lieux du Club des Retraités bien avant le début des cours à cause de ma crainte obsessionnelle d’être en retard ! Crainte démultipliée par la nécessité de maîtriser la chose comme je devais traverser tout Paris de bon matin empruntant successivement trois autobus dont non seulement la fréquence mais aussi la vitesse moyenne était aléatoire !...

L’amplitude était telle qu’elle rendait nécessaire un départ à 7 heures 20. Encore heureux si je n’arrivais pas sur place avant 8 h 30 - ouverture légale du Centre - en général la première arrivée, devant affronter le regard soupçonneux de la Cerbère préposée à la garde… Cette pénibilité concrète devenant au fil du temps une quasi- impossibilité n’a pas compté pour rien dans ma décision de cesser de suivre les cours de Russe dispensés par cette Institution…

Si j’avais enquillé rapidement les trois autobus, sans avoir stationnée abusivement aux arrêts et sans que les voitures soient demeurées elles-mêmes coincées dans les embouteillages toujours aussi nombreux – en raison d’une politique de restriction des voies - je devais alors aller au petit café juste à côté du Centre. J’y étais bien accueillie, trouvais cette pause agréable et conforme à mon mode de vie de toujours puisque je m’étais mise à les fréquenter dès mes 17 ans, à la sortie du Baccalauréat dès que la possibilité de cette émancipation pratique m’avait été offerte…

Conquête de l’espace public annoncée déjà par la consommation de la limonade au comptoir du bistrot jouxtant la patinoire Molitor que nous fréquentions dans les classes secondaires sous la houlette de notre professeur d’Education Physique… Buvant cette limonade sur le zinc - ce que ne faisaient pas mes condisciples sauf une qui venais avec moi, j’avais déjà l’impression de tutoyer les dieux… Impression renouvelée et développée par la suite dans ce que j’ai appelé Le Forum et raconté dans La Rouge Florescence...

Dans ce petit café près de la Place Stalingrad, du Canal Saint Martin et du métro aérien dans ma ville toujours plus aimée au fil du temps, je retrouvais dans mon âge avancé cette joie totale de ma jeunesse et de ma vie adulte.

Malheureusement, sans doute en raison du peu de clientèle – le fait était que j’étais souvent la seule à cette heure là, il cessa bientôt d’ouvrir si tôt, si bien que j’ai par la suite dû pour cette fonction, me replier sur le Mac Donald’s devant beaucoup me gratter pour trouver cela poétique…. On peut ainsi considérer que la crise économique réduisant elle-même la clientèle des bistrots a joué un rôle dans mon impossibilité de poursuivre ma vie à Stalingrad !...

Lorsque je pouvais enfin – l’heure advenue - pénétrer dans les locaux du Club j’attendais encore en m’installant dans une salle de cours vide adjacente à la nôtre utilisée ou fermée, dans laquelle je devais allumer la lumière avant d’occuper royalement le bureau pour attendre mes collègues qui manifestement m’aimaient bien et avec qui des conversations intéressantes pouvaient alors du coup se déployer…

Lorsque c’était l’heure d’aller enfin dans notre salle parce que le cours précédent, celui des débutants était terminé, c’était avec plaisir que je retrouvais ma place et m’installais avec une jubilation qui me payait de mes tribulations dans des transports plutôt désagréables.

S’il arrivait que le cours précédent pour une raison ou une autre, une année ou une autre, une semaine ou une autre n’avait pas eu lieu et que j’étais la première à entrer dans la pièce volets fermés, je me ruais sur les manivelles pour les ouvrir… Alors même que la traversée de la pièce encombrée de chaises et de tables trop serrées me rendait cette occupation physiquement difficile !...

Dans cette parodie d’école, qui au bout du compte en était réellement une puisqu’on y donnait ou vendait des cours de toutes sortes, la Mutuelle Générale de L’Education Nationale avait apposée une affichette dans laquelle elle précisait bien que le Club des Retraités n’était pas une Association mais un Service de la dite Mutuelle, ce qui signifiait en filigrane que nous n’avions rien à dire sur l’organisation de cette excroissance dont la finalité était de retarder chez les adhérents, le vieillissement et la survenue des pathologies associées. Cela dans une perspective de bonne gestion, sans aucune équivoque !

Le fait était que cela fonctionnait. Il me fallait me lever à 5 heures du matin et me préparer à quitter la maison aux aurores, correctement habillée. De plus me bringuebalant dans les transports en commun chaotiques j’étais comme j’avais toujours aimé le faire précédemment dans le flot des travailleurs en route pour leur journée.

Je retrouvai tous ces visages graves, fermés par le stress et le silence quasi religieux de l’embauche. J’ai toujours aimé le travail et persiste à être choquée par ceux qui en méprisent la condition. Disons que j’avais gardé la conscience prolétaire acquise dans mon milieu d’origine, alors même que je n’en faisais plus partie et qu’il me rendait la vie très difficile.

Si je prenais d’abord - à ce que j’ai appelé par défi sémantico-social La Gare Routière - le 84 en tête de ligne puis le 43, trajet qui me menait autrefois à mon Lycée, je terminais à bord du 26 dans lequel montait à la station de RER jouxtant la Gare du Nord une population miséreuse, nombreuse, mal fagotée, basanée voire bigarée parmi lesquels les costumes exotiques et religieux n’étaient pas en reste. Il n’y avait donc pas de risque que je perde le contact avec la réalité sociale et ethnique plutôt que politique du pays.

En ce sens on pouvait dire que le projet de la MGEN de maintenir ses membres retraités dans un semblant de vie active conforme à ce dont ils avaient eu l’habitude assurant ainsi à l’organisme un minimum de fonctionnement basé sur la routine, fonctionnait parfaitement dans mon cas.

Je descendais du 26 à la Place de Stalingrad au milieu d’un chaos de Métro Aérien que j’ai toujours adoré, de la Rotonde de Ledoux et du Canal Saint Martin tout empreint d’une profonde poésie parisienne, celle des vieux films en noir et blanc qui avaient enthousiasmés notre jeunesse.

Je ne manquais pas de m’arrêter un moment pour m’accouder sur le pont du canal que je devais traverser. Hélas les Afghans réfugiés à cause de la guerre s’entassaient là, dormant dans des loques allongés sur le quai perpendiculairement à l’eau, ou autour d’un feu plus loin sur le quai, tandis que d’autres plus solidement installés avaient déjà constitués un véritable bidonville de tentes et de bricolages précaires sous le pont lui-même et dans ses abords.

J’étais absolument scandalisée de ce que je voyais là et bouleversée, assaillie de sentiments contradictoires de pitié, de terreur, de répulsion et de fureur. Je lisais à livre ouvert ce que mon pays était devenu et supportait de plus en plus mal l’attitude des Dominants qui - c’était clair - abandonnait la population à elle-même, et plus seulement comme j’en avais eu la conviction à la fin de ma carrière dans le domaine de l’Ecole mais là au mépris de toute prétention à contrôler l’urbanisme au sein même de la Capitale et au-delà le territoire...

Au retour du cours de Russe, du moins l’année scolaire 2008-09 la première lors de laquelle j’ai fréquenté les lieux, il m’arrivait - bien que cela demande un effort car j’avais déjà du mal à marcher - d’aller faire quelques courses alimentaires dans la superette voisine, voire même plus haut dans l’avenue Secrétan où se situait l’arrêt de l’autobus que j’allais emprunter jusqu’à une Pharmacie. J’en avais alors déjà un besoin permanent quasi vital étant donné la désagrégation accélérée de ma malheureuse santé.

Le voyage de retour était plus difficile que celui de l’aller car descendant des quartiers populaires, le 26 arrivait déjà bondé et affichait un séparatisme culturel qui me révoltait. Il m’arrivait pour éviter cette situation difficile de prendre grâce à l’ascenseur - du moins lorsqu’il n’était pas en panne - le métro aérien en ligne directe jusqu’à la Place des Ternes où je pouvais sortir par l’escalier mécanique. Tout cela me permettait donc en fait de continuer à participer à une sorte de vie sociale difficile elle aussi - comme l’avait été ma fin de carrière professionnelle - mais réelle et vivante.

Tous ces à-côtés s’accrochaient donc non seulement au cours de Russe mais aussi à la bibliothèque que j’avais découverte dans l’établissement. Elle était minuscule mais fort bien fournie. Si on laissait de côté les romans policiers - genre qui m’avait permis de survivre dans l’exil martiniquais - elle comprenait essentiellement des romans, des œuvres de littérature plus ou moins classique (et j’étais étonnée de cette bizarre classification qui distinguait ces deux genres…) ainsi qu’un rayon très fourni d’auto et de biographies que j’ai lu avec bonheur, presque intégralement à l’exception bien sûr de celles dont j’avais connaissance auparavant comme celles de Boris Pasternak ou de Zoé Oldenbourg que je possédais moi-même à la maison !...

Bien qu’on m’ait plusieurs fois fait remarquer que je pouvais emprunter plusieurs livres, je m’en suis durant les cinq années de fréquentation de cette bibliothèque, tenue à un seul par semaine. Cela me suffisait largement car j’avais bien d’autres activités par ailleurs, sans compter déjà d’autres lectures plus sérieuses, n’utilisant finalement cette bibliothèque là que comme un divertissement, sans plus.

Une autre raison réelle et plus étonnante était le poids des livres qui alourdissait des déplacements de plus en plus difficiles, ces années là. J’ai même en rigolant explicité à ceux qui fréquentais les lieux que je devais choisir des livres – un à la fois – qui n’étaient pas en eux mêmes de gros pavés… si physiquement je voulais pouvoir retourner jusqu’à chez moi… étant donné mon état!

J’y ai fait de fameuses découvertes d’autobiographies que je n’aurais pas forcément eu l’idée de lire sans cette rencontre. Dominique Jamet, Jean François Revel, Jean-Denis Bredin et d’autres ejusdem farinae. En cela, mais dans un autre domaine j’ai refait la même expérience d’ouverture du champ mental que j’avais éprouvé plus jeune dans les Maisons Familiales de la Ligue de l’Enseignement à partir de Noël 1972.

Une fois les ressources de ce rayon totalement épuisées, je me suis rabattue sur les romans, notamment tous ceux dont j’avais précédemment entendu des échos dans les médias, sans avoir eu pour autant l’occasion de les lire. J’ai ainsi découvert Marie Chaix et Paule Constant, stupéfaite que ces écrivains là n’aient pas la place qu’elles méritaient.

J’y découvris également un très beau livre de fiction sur la femme du Ministre Choiseul, livre qui montrait dans le détail comme il était impossible de vivre correctement son amour en étant la femme d’un homme préoccupé de sa carrière.

J’avais sous le coup de l’émotion comme j’ai souvent tendance à le faire, écrit à l’auteure pour la remercier de cet ouvrage qui ne se présentait pas comme féministe mais qui - lui disais-je - faisait bien davantage avancer la cause des femmes que beaucoup de féministes qui se prétendaient telles.

Comme je m’étais présentée sous mon nom de plume me situant moi-même sur l’échiquier de l’époque au milieu des autres combattantes et dans cette perspective guerrière, elle me répondit qu’elle me connaissait très bien et qu’elle m’avait lue… Cette anecdote est à ranger dans la catégorie que j’ai par ailleurs nommée Ma vie dans la main de l’ange… Cette fois une sorte d’acmé de la vie des bibliothèques.

J’ai ainsi eu également l’occasion de lire les livres de quelques uns de mes confrères et sœurs encensés par la presse, les découvrant eux tout au contraire terriblement surfaits, à la limite de l’escroquerie pure et simple, au point même de n’en pas revenir de découvrir ainsi des auteurs qui avaient la côte et dont les livres - tant sur le fond que sur la forme - n’étaient en fait que du vent. Je m’en voulus même rétroactivement de m’être comme laissée intimidée.

Cette mini - mais intéressante - bibliothèque que j’ai fréquenté pendant cinq ans, y lisant tout ce qui à mes yeux était lisible, était tenue par deux retraitées bénévoles avec qui il était possible de faire un peu de conversation conviviale. L’une d’elle prenait très à cœur son activité et essayait même de me conseiller des lectures – ce dont j’ai toujours eu horreur comme d’une atteinte pornographique à la vie privée. On fut un moment à la limite qu’elle prétende les choisir à ma place. J’ai dû là comme toujours dans ce cas de figure qui m’arrive hélas fréquemment – les gens se méprenant sur mes attitudes - me dégager par la force.

Malheureusement j’ai du renoncer à fréquenter le Club l’été 2013. Ma santé étant devenue tellement mauvaise qu’il m’était devenue physiquement impossible de traverser Paris aller et retour. Si je pouvais envisager comme je faisais pour d’autres déplacements un taxi toujours facile à trouver à ma station en haut de la rue, il était en revanche impossible d’en trouver un pour le retour.

Je découvris qu’il n’y en avait purement et simplement pas dans cette partie de la ville qui pour des raisons financières n’en avait pas l’usage. Je n’avais pas non plus de téléphone portable pour en appeler un et n’allait pas me compliquer la vie avec cette nouvelle source d’embrouilles technico financières pour cette affaire là.

J’ai dû avec regret renoncer car j’adorais ce cours de Russe, même si j’y ai découvert avec consternation que je ne progressais guère, n’ayant plus les capacités d’apprentissage aussi développées qu’auparavant. … Et puis j’avais fait le tour des ressources de la bibliothèque… Je fus stupéfaite de le découvrir, la preuve étant apportée en m’en séparant à regret, que l’attrait de cet amas de livres n’avait pas été sans effet sur ma fréquentation des lieux !...


MILLAU

Le Vieux Millau comptait autrefois dans son centre près du Marché Couvert, un immense et austère bâtiment qui avait dû servir de couvent, de séminaire, d’institution d’enseignement ou peut être même de tout cela à la fois, tant il était vaste. Ce n’était ni un hôpital ni un hospice, lesquels dans cette cité particulièrement bienveillante existaient par ailleurs.

Lorsque nous avons fin 1974 acheté dans la région une villégiature, cet ilot était encore en activité. Puis il fut fermé et resta inutilisé pendant de nombreuses années, comme l’était d’ailleurs un certains nombres de lieux dans cette magnifique contrée où l’on construisait grand et solide avant la crise qui ruina les industries de la peausserie souple, activité nécessairement complémentaire du Roquefort... puisqu’on prenait pour le fromage le lait prévu pour les agneaux…

Les gants qui avaient fait la fortune de la ville passèrent de mode, moi-même n’en portant plus contrairement à ma jeunesse durant laquelle ils étaient obligatoires et de préférence assortis au sac et aux chaussures... Et puis un beau jour les affaires reprirent et se réinstalla une relative prospérité après qu’une adaptation fut trouvée dans la ganterie de protection et les peaux d’importation, le buffle n’étant pas la moins belle. L’installation du viaduc, le plus haut pont du monde construit par l’architecte constructiviste Norman Foster acheva de propulser la ville dans la nouvelle époque.

Le Centre Ville fut alors complètement rénové dans le style local, la Municipalité faisant depuis toujours la preuve de ses compétences en matière d’aménagement. Elle aurait pu servir de modèle pour bien des villes alliant la gentillesse et l’efficacité. Un beau jour on découvrit que l’austère bâtisse avait été intégralement refaite et transformée en Centre Culturel fonctionnant comme un petit Palais des Papes dans la cour duquel se tenaient des spectacles, particulièrement l’été. Le résultat était lui aussi exemplaire…

Je m’aperçus quelques temps après par l’intermédiaire d’une fenêtre partiellement en sous sol, qu’on y avait également installé une belle bibliothèque ou plutôt médiathèque, que nous sommes allés visiter pour le plaisir, du moins en ce qui me concerne.

Néanmoins mes petits enfants souvent venus l’été dans la villégiature en question avaient pris l’habitude de fréquenter l’établissement et d’autant plus que la ville avait organisé un système particulièrement bien adapté aux vacanciers qui pouvaient emprunter autant de livres qu’ils le voulaient pour la durée qu’ils voulaient ! Cette procédure hors du commun exprimait bien à elle seule l’idéologie de la ville. Le fait était qu’il y avait belle lurette qu’on avait remarqué comme le goût de la vie intellectuelle était autrement plus développé à Millau qu’ailleurs…


MONASTERE DE BETHLEEM

C’est dans cet établissement en pleine forêt de Fontainebleau dans la commune de Nemours que nous avons depuis 1991 l’habitude d’aller rendre visite à ma belle sœur, laquelle l’été s’y est régulièrement occupée de mes Beaux Parents jusqu’au décès de la dernière vivante en 2002. Nous avons néanmoins continué par la suite. Nous étions reçus dans un baraquement au confort et à l’esthétique sommaires ce qu’on ne saurait reprocher à un établissement religieux dont ce n’est pas la vocation.

Il y avait dans la pièce dans laquelle nous déjeunions quelques rayonnages de bibliothèque avec des livres portant sur le culte religieux et dont l’objet semblait être la conversion des visiteurs. Même ceux qui avaient trait aux questions architecturales ne les abordaient que dans leur aspect clérical.

J’avais toujours plaisir à compulser les ouvrages disponibles et d’autant plus qu’au fil du temps, de plus en plus invalide je m’associais de moins en moins aux promenades que la famille faisait en forêt l’après midi. Cela me permettait de meubler agréablement l’attente de son retour.

Malheureusement cette bibliothèque n’était pas très fournie, ni sur le fond ni sur la forme. Non pas pour des raisons financières car non seulement le monastère ne manquait de rien mais n’a pas cessé de s’étendre au fil du temps, d’accumuler des constructions en dur et de s’enclore, me faisant du même coup comprendre - avec l’association de laïcs de plus en plus nombreux - que les périodes d’insécurité généraient un renforcement de la vie des institutions religieuses devenant ipso facto des lieux de refuge. C’était d’ailleurs ce que nous avions appris au Lycée. J’étais assez satisfaite de le vérifier.

Néanmoins, c’est tout de même dans cette pauvre bibliothèque que j’ai découvert Saint Christophe n’être pas le saint légendaire que je croyais moi-même une rémanence païenne mais qu’il avait pour les Catholiques une certaine existence. J’ai du coup approfondi mes recherches - faciles grâce à Internet – le découvrant syrien représenté comme un géant avec une tête de chien et devenu ainsi le symbole de l’étranger dans sa version secourable s’intégrant par la suite dans le groupe des Saints comme le patron des voyageurs…

J’ai pensé un moment donner quelques uns de mes livres pour renflouer cette mince bibliothèque sans pour autant donner suite à cette idée, tellement il m’est apparu que sa modestie, sa faiblesse et son sectarisme étaient volontaires. A quoi bon dès lors vouloir intégrer dans les rayonnages les poèmes de Saint Jean de la Croix dont j’étais prête à me défaire, alors que tout le lieu respirait l’envie de convertir les visiteurs attitude aux Antipodes de la libre pensée inséparable pour moi de ce qu’on pourrait appeler la bibliothécabilité…

Toutefois cette petite bibliothèque installée sur des rayonnages plutôt rustiques est à ranger dans les bonnes surprises que peut réserver la vie, les jours d’ennui et/ou de détresse, offrant les secours que peut sans difficultés fournir la collectivité.


ONCLE HENRI

Lorsqu’il a fallu achever de vider la belle maison de Soissons dans laquelle avaient vécu mes Beaux Parents, nous avons dû prendre en charge ce qui y était demeuré du mobilier du collatéral à qui la maison avait appartenu et qui était resté là une quinzaine d’années sans que son statut en est été – étant donné la complexité de la situation - franchement clarifié.

C’est ainsi que j’y vis pour la première fois, un meuble bibliothèque en bois noir de toute beauté avec deux portes vitrées assurant une solide protection contre la poussière et les rongeurs. Il allait bel et bien être abandonné dans ce local qui ne nous revenait pas car nous n’en étions pas les héritiers, comme je suis parvenue à convaincre ma progéniture de le conserver. Ce qu’elle fit pour ma plus grande joie.

Même si en écrivant ce texte - une douzaine d’années après - je me demande s’il s’agissait bien d’une bibliothèque et non pas d’un argentier, à savoir d’une armoire dans laquelle on aurait pu tout aussi bien exposer de la vaisselle précieuse. Force m’est néanmoins de constater que c’est en tant que bibliothèque que j’ai suggéré cette répartition d’un mobilier dont on pouvait disposer.

C’est que le de cujus qui en avait été le propriétaire était un homme d’Histoire et de Culture qui non seulement transmettait ses connaissances plutôt pointues lors des déjeuners dominicaux auxquels il participait de plein droit, mais homme d’action écrivant lui-même des ouvrages sur des questions de culture locale et régionale.

Ainsi donc même vide, même sans avoir été connu en tant que tel, ce meuble, telle l’Arche qu’on montra vide à Alexandre qui voulait voir ce qu’il y avait dedans, - et la comparaison n’est pas mal venue puisque l’arche elle-même est une armoire - transmettait elle vers l’aval ce qu’on pourrait appeler l’art de faire bibliothèque, l’affectio societatis d’une culture dont on n’est pas uniquement le récipiendaire ou moins encore le récepteur passif, mais également aussi le transmetteur et mieux encore le co-producteur.

Je ne sais pas pourquoi, recouverts de cuir et en beau bois deux bancs d’église, peut être ceux dont se servait cet oncle organiste au service de son instrument ont également suivi le même protocole à savoir celui consistant de mon point de vue à faire couler vers ma progéniture toute la provende possible comme une corne d’abondance déversée par une déesse mère fertile et généreuse.

A la rédaction de ce texte au printemps 2015 dans un pays en pleine dislocation, en me posant la question de savoir ce qui fait, faisait et fera bibliothèque, l’idée m’est venue que bien que ces trois meubles n’aient pas été intrinsèquement indissociables ainsi que le fait pour la décision de les emporter de n’avoir pas été prise au même moment, ces bancs sont une sorte de contrepoids du meuble noir à portes vitrées. Pour qu’on s’y assoie pour lire ou ne pas lire, attendre ou réfléchir, réfléchir en attendant ou encore tout autre chose… En tous cas pour relier le présent des corps vivants au passé et au futur que constitue l’idée même de la bibliothèque...


OPPOSITION

La conception différente que j’ai pu avoir des bibliothèques, de leur conservation et de leur gestion avec celui dont j’ai partagé la vie a en fait parcouru sous jacente toutes les années, n’émergeant de façon visible qu’à des moments clés dont en en étant peut être les métaphores, ils en révélaient en fait la nature.

Ainsi en fut il de l’agencement de notre bureau commun, l’une des pièces de l’appartement dans lequel nous avions emménagés en 1971, lequel refoula les livres de littérature dans une petite bibliothèque sous la fenêtre tandis que la principale tout le long du grand mur avait démesurément enflée, gorgée de toutes sortes non seulement d’essais de Sciences Sociales mais au fil du temps, de leurs succédanés de vulgarisation pour le grand public.

Pour me dégager il a fallu qu’à un certain moment, je ne sais plus quand exactement je décide un nouveau mode de classement - cette fois alphabétique - destituant ainsi le primat des Sciences Sociales lesquelles avaient là finalement pris une place d’autant plus excessive que la réalité de la vie intellectuelle française ne le justifiait plus. Elles avaient en effet malencontreusement évoluées vers des ouvrages plus près de ce qu’à été par la suite le nouvel art de la Communication qu’une des branches de la pensée scientifique comme moi-même je le concevais.

Du même coup j’ai commencé à ne plus considérer comme normal le fait que ce soit l’autre qui de façon prioritaire achète les livres dont l’ensemble constituait pour raisons pratiques notre bibliothèque commune. J’avais fini par découvrir qu’il y avait là pour moi une forme d’aliénation avec laquelle j’ai par ce truchement rompu.

Sans doute est ce à cette modification que je dois la remarque que m’avait fait ma collègue et amie du Lycée Siegfried qui venue chez moi trouva la dite bibliothèque selon son terme, vivante ! Ce qualificatif m’avait surprise par son incongruité, mais la suite a montré que d’une certaine façon, c’était exact.

Ce n’était pas seulement vrai mais aussi le symptôme ou la représentation de ce qui historiquement arrivait vers cette époque - sans doute dans les Octantes - comme le mitterrandisme avait achevé de confisquer la Révolution de Mai 68 pour nous aliéner à l’ordre de la Globalisation après avoir organisé un glissement progressif du libertarisme qui avait inspiré les dits Evènements au libéralisme à la mode ces années là.

Cette opposition fut rééditée comme le projet d’établissement d’une datcha à la campagne s’étant avérée impossible à réaliser et que je me suis alors refusée à alimenter de ma force vitale un fonctionnement dans lequel je ne pouvais pas trouver mon compte. Il m’excluait de fait tous les jours davantage me spoliant finalement de la possibilité d’une souveraineté équitablement partagée.

Elle fut une troisième fois rééditée dans le bris du tabou de la conservation du livre au détriment de tout le reste et même de l’usage qui en était fait. Si on se souvient que Xénophon écrivit le premier livre d’Economie dénommé L’Economique pour expliquer à sa femme comment elle devait ranger les affaires de son mari pour pouvoir les lui fournir rapidement en cas de besoin, force est de constater qu’en gérant mes propres livres pour mon compte et en réduisant les communs au minimum effectivement constaté, j’ai réalisé sans douceur ni concertation une révolution dont je ne me suis même pas rendue compte.


OUTRE-MER

Lors des deux années (Eté 1969- Eté 1971) passées ensemble à la Martinique en remplacement des activités de caserne afférant au service militaire, nous avons habités dans la commune de Schoelcher, une petite maison dans un lotissement, laquelle m’était apparue à l’époque beaucoup plus grande et luxueuse qu’elle ne l’était en réalité et comme le montre aujourd’hui objectivement les photographies.

Nous avions laissé nos meubles meublants à Soissons dans un pavillon appartenant à ma Belle Famille et n’avions emporté dans nos huit cantines qu’un certain nombre de livres pour lesquels il a alors été possible d’installer des bibliothèques dans un style rigoureusement inédit qu’on pourrait avec le recul qualifier d’absolument constructiviste.

C’est qu’il fallait faire selon l’expression consacrée avec les moyens du bord qui à l’époque - dans cette île encore lointaine même en avion - étaient restreints. Il y avait dans l’île sur la commune des Trois Ilets une briqueterie qui produisait largement les matériaux destinés à monter des murs et grâce auxquels mon mari a pu aménager agréablement nos lieux.

De toute façon aller à la briqueterie était déjà en soi un objectif non dénué d’intérêt dans cette île de peu de distractions pour qui n’aimait ni le bateau ni les activités nautiques… De plus cette fabrique - à l’époque encore très artisanale - était un lien avec la terre et les activités traditionnelles de cette île dont l’Histoire était niée. J’en ai d’ailleurs rapporté deux couis, fabriqués sans aucun tour…

Ainsi par l’intermédiaire de ces céramiques au sens large, nos installations intellectuelles et domestiques étaient elles reliées au moyen de ce qu’on appellerait en électricité une prise de terre… moyen comme chacun sait d’éviter les accidents…

Si sous la véranda dont toute la façade donnait directement sur le jardin avec ces quatre cocotiers dont nous mangions les noix, les briques servaient à soutenir la table basse d’un coin salon minimum, il n’en était pas de même dans la salle de séjour, illico transformée grâce à l’omniprésence de ce matériau en bureau d’une remarquable esthétique.

Les briques soutenaient les plateaux constituées de plusieurs planches très belles quoique très simples probablement du pin ou du sapin d’usage courant. Ces plateaux formaient bureau pour l’un et pour l’autre, à la fois orthogonaux et communicants. Cet ensemble était heureusement complété par des bibliothèques dont les étagères étaient elle même séparées par des briques.

Le même système avait permis d’établir une claustra dressée entre la cuisine et cette pièce principale dans laquelle on entrait depuis le jardin. Tout cela était très simple mais très beau, inventant un style nomade tiers-mondiste alliant la sobriété et la pertinence. Les mêmes briques et les mêmes planches de bois blanc donnaient une certaine homogénéité à l’ensemble inventant ainsi un style spartiate de bon aloi.

Si on y ajoutait la décoration composée de paniers locaux retournés pour servir de lustres - détournement qu’on avait copié sur celui du bar de l’aéroport - de nos cantines faisant banquette après avoir été recouvertes de notre couverture africaine achetée à Dioro deux ans auparavant et de la grande branche de bambou qu’un petit lézard vert local dénommé anoli avait élu comme domicile permanent ainsi que la sombre armoire créole que mon mari avait acheté avant notre arrivée et qu’un antiquaire parisien a depuis – grâce à ses gonds véritables œuvres d’art - identifiée d’époque Louis XIV, on peut comprendre qu’en dépit de ce qui fut pour moi un dur exil, je garde une nostalgie certaine de cette maison et de ce que nous y avons vécu.

C’était d’une certaine façon le triomphe de la bibliothèque nomade qu’on pouvait dresser n’importe où ! La culture en mouvement, au sens propre... On passait d’un monde fixe à un univers mobile, finalement celui qui est fondamentalement le mien depuis toujours. Non par choix mais par nécessité ne parvenant jamais à obtenir la sécurité dans un territoire propre et celui que j’occupais par opportunité m’étant sans arrêt contesté.

En rentrant, j’ai eu un tel regret d’abandonner ce système de briques et de planches que j’ai obtenu que dans la nouvelle petite bibliothèque installée dans le recoin de l’entrée de notre nouveau logement, on installe d’abord en bas sur le plancher, une base de briques quasiment sentimentales et métaphysiques.

Elles me réconfortent chaque fois que je les regarde et encore au jour d’aujourd’hui au printemps 2015 comme s’écrit ce texte !.. C’est le signe tangible, la preuve par la réalité qu’on peut sortir d’Egypte ! A soi seul une garantie contre l’esclavage intellectuel !


PAPIER PEINT

J’ai toujours aimé les trompe-l’œil comme l’un des beaux arts décoratifs rendant hommage à ce que cela tente de représenter. Néanmoins je suis restée perplexe de constater qu’on a largement fabriqué du papier peint faisant croire à l’existence de bibliothèques. D’un côté j’étais sensible à l’hommage rendu par ce simulacre de culture mais de l’autre humiliée d’un pareil mime auquel évidemment personne ne pouvait sérieusement croire…


PLACARD

J’avais été étonnée quelques mois après notre mariage d’entendre le meilleur ami de mon époux critiquer les étagères de nos bibliothèques et suggérer de ranger simplement les livres dans un placard. Outre le fait que je ressentis cela comme un conflit de compétences concernant l’aménagement et la tenue d’un foyer dont je me considérai à l’époque comme la maitresse de maison, j’ai trouvé cela ridicule.

Néanmoins dans ma maturité lorsque j’ai été obligée de stocker dans des cartons, des boites et même ce que j’appelle les caisses pour mettre en évidence l’aspect de cache, j’ai souvent repensé à ce propos bizarre entendu dans notre jeunesse mais cette pratique renvoyant au caché ne signifiant pas pour nous deux la même chose.

De ma part ce n’était ni une panacée ni même un souhait mais une solution de fortune - ou plutôt d’infortune - lors d’une débâcle historique au cours de laquelle, j’ai sauvé avec les moyens du bord, ce qui pouvait l’être. De son côté, en dépit de ses études scientifiques, cet ami n’était pas un homme des Lumières, l’émancipation de l’être humain comme individu n’étant pour lui ni un objectif, ni une valeur.

Avec l’âge et la diminution des forces, l’envahissement de la poussière et de la dégradation ainsi que mon peu d’enthousiasme à l’idée d’avoir quelqu’un chez moi pour faire le ménage, j’en suis venue à penser que les placards en tant qu’espace fermé était la solution radicale à cette catégorie de problème qu’il n’était peut être plus possible de résoudre autrement...


POESIE

Elle a été la première à être mise en caisse. On connait le proverbe qui dit que C’est l’occasion qui fait le larron. Là le tournant s’est pris - et ce n’est certainement pas un hasard - quelques moments après l’ouverture du Mur de Berlin en 1989, à la faveur d’un achat dans le petit magasin d’antiquités et d’objets baroques qui ne demeura que quelques saisons en face du Lycée.

Il s’agissait d’un petit coffret vert d’eau avec des dessins et des écritures évoquant la Russie, au point de me le faire croire peint par l’un de ses ressortissants même si renseignement pris auprès de la boutiquière, ce n’était pas le cas. J’ai éprouvé un choc nerveux - autant dire un coup de foudre – à la découverte de cette œuvre d’art dont j’ai bien sûr fait illico, l’acquisition! Je ne sais plus s’il était en vitrine ou bien si je l’ai repéré après une visite à l’intérieur, comme cela pouvait m’arriver…

J’ai expliqué ce tropisme russe dans mon texte L’Autorité paternelle grâce auquel j’ai découvert cette culture là être le bassin d’alimentation de ma littérature… Comment s’étonner alors que ce soit dans ce coffret l’évoquant que j’ai d’abord rangé mes livres de poésie les plus précieux ?

Cet acte révélait en fait l’existence subliminale de la légère angoisse que provoquait le bouleversement à l’œuvre, virage historique de première importance que nous n’avions aucunement vu venir, pas plus que Mai 68 ou la Révolution Islamique de 1979, autres évènements qui ont fait prendre à la vie politique des chemins inattendus.

Dans les tréfonds de mon être physiologique, c’était comme si je devais moi-même me préparer à affronter une pérestroïka dont je ne soupçonnais pourtant pas à l’époque l’ampleur de la restructuration qu’elle allait générer…

L’opération aboutissait au fait qu’il s’agissait dans cette mise en caisse, de distinguer clairement et matériellement, la quintessence de la bibliothèque qu’en cas de besoin il me faudrait pouvoir rapidement emporter… J’ai ensuite développé le format en achetant dans un bazar du quartier, toutes sortes de boites en paille que j’ai entassées les unes sur les autres en face du lit juste en dessous des tableaux ! Ainsi avais-je constamment sous les yeux – de façon extrêmement densifiés - tous mes livres de poésie.

J’admets volontiers que ce système n’est pas du tout pratique et qu’avant d’avoir accès à l’un des volumes dans l’une de ces boites, il faut s’armer de courage et en avoir la volonté, voire même s’y reprendre à deux fois ! Mais la facilité d’accessibilité n’est pas la contrainte première de ma poétique du rangement. Et c’est une litote ! J’ose même dire que cela est fait exprès pour juguler le désordre à la source, ne sortant du rang que ce qui est vraiment indispensable…

J’ai d’ailleurs développé à côté de ce système de caisses empilées face au lit, une autre pratique de boite à chaussures, boites à biscuits, petite sacoche qui sont de leur côté, la quintessence de l’essence déjà ainsi dégagée et qui dans la langue courante pourrait globalement faire fonction de ce qu’on appelle classiquement les livres de chevets.

J’ai ainsi eu le culot de m’acheter hors de prix les deux volumes des poèmes d’Aragon dans La Pléiade et de les installer dans une grande boite à biscuits, quasiment tout contre ma tête. Non pas que je pense le fluide poétique de nature à migrer la nuit dans mon encéphale! Je reconnais par ailleurs éprouver une authentique jalousie pour les trouvailles de ce que certains appellent une crapule stalinienne notamment son fameux Je vous salue ma France aux yeux de tourterelles !

Une autre boite, elle aussi à biscuits contient toute l’œuvre poétique d’Anise Koltz que j’ai découvert à la mi-Nonantes, comme elle avait été invitée par le Conseil International des Etudes Francophones. Elle lisait à la tribune l’un de ses poèmes et j’ai été tellement sidérée de sa puissance créatrice que - dans cette salle immense dans laquelle nous étions – j’ai crié : Bravo ! C’est peu dire que sa poésie est hors du commun et depuis je ne rate aucune de ses publications que je cours avec joie, acheter chaque année au Marché de la poésie.

Une autre boite et/ou une petite sacoche en cuir comprend certains de mes autres auteurs favoris : Un livre de Baudelaire le poète préféré dans mon adolescence. Il appartenait à Maman qui me l’a donné lorsque j’habitais encore chez elle. Il fut le premier volume à être relié lorsque je me suis lancée à la fin des années soixante dans cette activité, malheureusement délaissée par la suite pour d’autres plus créatives…

Il en est de même pour d’autres poètes encore, ceux qui me sont oserai-je dire consubstantiels. Ainsi le peu connu André Laude en faveur duquel j’avais répondu à un appel de fonds lancé par La Quinzaine Littéraire qui avait organisé son dépannage lorsqu’il ne pouvait plus payer son loyer. Considérant qu’il s’agissait d’une mutuelle de situation professionnelle, je n’avais pas hésité à verser ma quote-part alors qu’à l’époque je n’avais même pas encore lu ses textes.

Depuis je les ai découverts dans une série de petits livres achetés à la foire Saint Germain et stockés eux aussi près de ma tête. J’ai particulièrement aimé le poème concernant les saumons qui remontent vers leur source et dont il m’arrive de me murmurer à moi-même des lambeaux. Rencontrant dans la rue l’auteur en compagnie d’une de mes amies, je lui ai dit tout le bien que je pensai de ce texte… J’ai été désolée de sa fin tragique…

J’ai dû malheureusement dans ma petite sacoche de secours, me contenter d’un seul volume de Pablo Neruda alors qu’il a désormais en matière de poésie pris la première place dans mon estime au détriment même du Baudelaire de mon adolescence. J’ai choisi Résidence sur la terre, laissant le reste de son œuvre poétique quasiment complète occupant à elle seule une boite entière, face au lit…

J’y ai aussi engrangé le Mourir à Vukovar de Tristan Cabral avec qui nous avons eu un moment l’idée de faire ensemble un recueil mémorial sur la Guerre de Yougoslavie à une époque où elle n’émouvait pas grand monde… Cœur sans frein d’Astrid Cabral sans rapport avec le précédent. Le Rendez vous allemand de Paul Eluard qui est peut être plutôt dans une boite qui a la même fonction que la petite sacoche rouge, mais pourrait tout aussi bien y être car ces deux contenants là sont interchangeables. Il ne faut pas oublier non plus que s’y adjoignent toutes sortes de feuilles volantes de poèmes recopiés ou découpés dans les journaux parce que j’en ai été saisie à leur lecture…

Cette forme de bibliothèque peut paraitre non conventionnelle, baroque voire contre performante sur le plan pratique. Je ne le nie pas ! Elle est pourtant l’arche de ce qui pour moi reste du territoire et de l’émancipation. Au pire ces boites là peuvent être mises dans un sac à dos, un cabas, un sac marin voire même n’importe quoi. Elles sont l’assurance de conserver la liberté de l’esprit en toute circonstance. Quitte au pire à déverser tout ces livres dans un grand sac en tissu ou en plastique… ancre de miséricorde de l’ultime exil…

En souvenir de l’étude au Lycée Hélène Boucher du poème d’Aragon lors de laquelle j’étais tombée par terre en découvrant que son Je vous laisse, oiseaux, les cerises autorisaient les trouvailles poétiques les plus invraisemblables… En souvenir d’avoir lu à haute voix Neruda dans la Salle des Professeurs du Lycée Siegfried pour résister à l’envie de mourir de la condition professionnelle qui m’était infligée, en souvenir de la découverte de la pénible remontée des saumons dans les rivières de l’île de Vancouver en Colombie Britannique en 1988 à l’acmé de ma vie littéraire et aussi de la rencontre avec Tristan Cabral à Nîmes dans les Jardins de la Fontaine, oasis d’espérance dans l’un des pires moments de mon existence…

La poésie n’a pas cessé de m’accompagner tout ma vie. D’abord en baignant dans le corpus des chansons folkloriques qu’on fréquentait quotidiennement dans mon enfance. Ce fut dans le même temps dès la rue Clairaut, celle de Victor Hugo que récitaient à haute-voix à l’unisson mon frère et ma mère, puis celle d’Alphonse de Musset météore entré dans ma vie à la faveur de l’abonnement à la Comédie Française initié dès mes neuf ans par notre génitrice… avant de me donner corps et âme à l’étude de ce que nous proposaient nos professeurs en prenant appui sur les manuels Lagarde et Michard. C’était aussi bien Du Bellay que Ronsard, Lamartine ou Leconte de Lisle…

Je me suis affiliée à eux comme une liane à son tuteur avant de prendre mon autonomie et d’affirmer mes choix dans des champs de connaissances et de liberté d’esprit qui n’ont fait que s’étendre au fur et à mesure que je me suis développée comme une personnalité échappant non seulement aux catégories existantes mais aussi à toutes les tentatives de vassalisation nombreuses que j’ai rencontrées…

Et grande a été ma liberté d’esprit car force m’est de me souvenir que dans le pire je n’ai pu surmonter le comble de la déréliction qu’en contemplant le buste en plâtre de Beethoven lui-même aujourd’hui en souvenir de cette époque, mêlé à mes boites de poésie face au lit, mais en me récitant ce morceau de la réponse de Dieu à la plainte de Job - poésie d’entre les poésies - Où étais-tu quand je fondai le monde, as-tu déjà commandé au matin ?

Au bout de la souffrance, demeure encore la poésie. On dit que seuls les poètes lisent les poètes. So what ?


POLONAISE

Je voulais absolument y déposer mon livre Le Silence et l’obscurité publié chez Montalba en 1982 après quarante deux refus essuyés chez d’autres éditeurs… Il s’agissait d’une longue chanson de geste traitant de L’Etat de Siège qui avait réprimé fin 1981 l’insurrection du mouvement syndical et populaire de Solidarité. Le fameux Solidarnosc. N’ayant qu’une confiance limitée dans la Poste, je l’avais porté en mains propres à la Bibliothèque Polonaise, 6 Quai d’Orléans dans l’Ile Saint Louis.

Ce fut une promenade paradoxale, car j’étais en mauvaise santé en raison de ma longue et douloureuse maladie mais le lieu était enchanteur et ma ferveur littéraire totale se perdant dans une volonté de perpétuation historique.

Je me suis toujours demandé s’il avait été intégré au fond et conservé. C’est avec joie que pour ce texte, je l’ai vérifié grâce à Internet. Sans en être totalement sûre, je crois me souvenir avoir inscrit à l’intérieur que la partie historique avait été intégralement rédigée par Frédérique Blanchot, l’éditrice qui y tenait tirant ainsi l’ouvrage vers la rubrique des études historiques qui étaient sa spécialité.


PRET

Ce texte se terminant l’été 2015, j’ai fini par rechercher et retrouver dans mes archives la lettre que j’avais envoyée en Février 2000 à l’Harmattan pour confirmer mon opposition à l’instauration nouvelle du prêt payant dans les bibliothèques publiques. Non seulement je l’ai retrouvée, relue et appréciée mais j’ai trouvée qu’il n’y avait - quinze ans après - pas besoin d’en changer un seul mot !...

Elle disait pour résumer qu’il aurait été de mauvais goût de refuser aux autres ce dont j’avais moi-même bénéficié, et qu’il était par ailleurs parfaitement déplacé d’aggraver la condition de ceux qui déjà ne possédaient pas de livres puisqu’il leur fallait les emprunter.

Mais surtout j’ai redécouvert dans l’article de journal que j’avais également conservé au même endroit, le contexte de cette campagne en faveur du prêt payant. Propagande médiatique menée de conserve et de concert par la Société des Gens de Lettres et le Syndicat des Editeurs.

Chacun d’entre eux avait reçu une lettre type, à charge pour lui de la faire signer aux auteurs qu’il avait édités pour qu’ils demandent qu’on retire leurs propres livres du service de prêt dans les bibliothèques publiques tant que la rémunération n’en serait pas organisée. J’ai été horrifiée non seulement du fond de cette affaire mais aussi de sa forme.

Je ne me souviens pas si j’ai moi-même reçu le dit formulaire envoyé par Jérôme Lindon ni non plus sous quelle forme j’ai pu éventuellement lui répondre. Par contre les noms des auteurs qui avaient déjà cosigné cette campagne de pétition étaient publiés dans cet article. Y figuraient bien sûr tous ceux qui étaient dans la ligne.

Cette campagne médiatique qui a eu lieu au tournant du siècle ainsi que mon attitude n’ont certainement pas dû arranger mes affaires littéraires commercialement parlant. De toute façon je ne regrette pas non seulement la position que j’ai prise mais pas non plus la façon qui l’a accompagnée. On ne se refait pas et il s’agissait d’une action résolument politique ! Bibliothèques, Ma Mère…


PROFESSEURE

C’est au Lycée Honoré de Balzac - dans lequel je suis restée en poste de l’automne 1971 à l’été 1975 - que j’ai commencé à prêter aux élèves mes propres ouvrages de vulgarisation économique en vogue à l’époque. Les Années Soixante avaient vu apparaître de petites collections de poche telles que celle des Idées chez Gallimard pour la Philosophie et chez Payot celle dénommée La petite bibliothèque pour la Psychologie.

Elles avaient furieusement concouru à la fermentation intellectuelle débouchant elle-même sur les fameux Evènements de Mai 68. Cela sans compter les prototypes du livre de poche concernant la littérature, pratique déjà bien installée dans le paysage. Après les Evènements, publications et débats proliférèrent jusqu’à dominer l’espace de l’agora intellectuelle.

Nous-mêmes lisions largement ce genre d’essais, de documents et de témoignages au point que le rayon concernant strictement la littérature occupait du coup dans la pièce commune qui nous servait à tous les deux de bureau, un espace restreint et relativement confiné.

Ces livres étaient de lecture facile parce que rédigés dans une perspective de vulgarisation plus ou moins militante au sein d’une société dans laquelle selon l’expression consacrée Ca chantait rouge ! Les élèves eux-mêmes poussaient dans le sens de leur propre émancipation et d’une contestation croissante de l’Institution.

Ils rejoignaient ainsi la nôtre et celle de nos collègues gauchistes, je ne faisais pas encore à l’époque la différence. Du coup j’ai commencé à prêter mes propres livres pour pousser à la roue du bouleversement social qui semblait possible au début des Septantes puisque l’affaire LIP – l’acmé du mouvement – culmina en 1973.

Je les ai prêtés non seulement pour des raisons pratiques d’un enseignement ouvert que je voulais de qualité, constructiviste de surcroît mais aussi parce que la décennie s’est caractérisée par une collusion avec les élèves contestataires. Prêter directement mes ouvrages aux élèves avait une signification transgressive. Court-circuitant l’Institution Scolaire je ne m’autorisais finalement ainsi que de moi-même dans une expression totalement libre.

Quant à passer par la bibliothèque du Lycée Honoré de Balzac, non seulement je n’ai gardé aucun souvenir d’elle, mais la question du manque de livres d’actualité concernant la réalité économique dont je faisais pourtant l’ordinaire de mes cours a été une donnée permanente dans tous les établissements que j’ai fréquentés. Et pour cause… Le fonctionnement franco-français des institutions ne pouvait produire que ce résultat là… Constat qui n’a jamais hélas été démenti.

Si dans un premier temps j’ai pu reprendre les livres prêtés aux élèves et les rapporter à la maison, assez rapidement j’ai découvert que de les faire passer de l’un à l’autre m’évitait un certain nombre de transbordements. Néanmoins bien qu’ayant une salle qui m’était personnellement affectée puisque j’étais également censée enseigner ce qu’on appelait à l’époque le bureau commercial qui comprenait le maniement de la fameuse Gestetner, la photocopieuse à alcool et la correspondance commerciale, je devais bien avoir dedans, une armoire en propre.

Or je n’en garde aucun souvenir et ne crois pas l’avoir utilisé pour constituer à proprement parler une bibliothèque de livres de vulgarisation économique comme cela a ensuite été nettement le cas dans mon poste suivant au Lycée Jules Siegfried pendant une bonne quinzaine d’années avec un grand succès. Tant pour les élèves que pour moi-même de plus en plus indépendante dans ma pratique professionnelle, ce qui m’a permis de résister individuellement à l’effondrement et à la prise de contrôle de l’établissement par les Islamistes.

Même lorsque j’ai supprimé cette activité bibliothèque parce que les élèves dans les Nonantes n’étaient plus vraiment capables de tirer parti de cet agencement, j’ai tout de même conservé l’armoire qui n’abritait plus grand-chose sauf jusqu’à la fin du siècle un dictionnaire prêté – à ma demande - par le Lycée, puis plus rien que la forme vide que j’ai résilié plusieurs années avant ma mise à la retraite, tant la situation était difficile et tant mes forces étaient tournées vers l’horizon de ma simple libération.


QUINCONCE

Lorsqu’à partir du printemps 1964, j’ai eu accès à l’appartement de mes Beaux Parents Rue d’Ulm et à la chambre de mon futur mari, ce qui m’a frappée dans celle-ci, outre la couverture peule à carreaux blancs et indigo et un ordre impeccable, a été sa bibliothèque constituée de plusieurs étagères peintes alternativement en noir et en rouge. De surcroît elles étaient décalées de telle sorte qu’elle constituait un ensemble en quinconce.

Issue d’un père rationnel extrémiste, le choc fut frontal. La chambre était très grande puisque le lit était perdu dans un coin et ces étagères là - pas particulièrement posées en vue d’utiliser au mieux l’espace disponible – laissaient encore libres tous les murs que l’on voulait.

Non seulement cette bibliothèque était hérétique eu égard au rigoureux canon de mon paternel, mais de surcroît le résultat était très joli. Le quinconce entra ainsi brutalement dans ma vie m’ouvrant d’autres espaces mentaux que ceux que ma famille d’origine avait été en situation de m’offrir ou de m’en permettre l’accès. J’ai découvert là part mes propres moyens, le lieu d’une esthétique de forme plus complexe que celle qu’il m’avait été jusqu’à là donné de découvrir.

Une fois mariée, la quinconce est devenue pour moi le symbole de l’esthétique de tout ce milieu dont force m’était de constater qu’il était mieux loti en matière d’objets d’art que celui dont j’étais issue, et que la vie quotidienne s’y déroulait sur des standards qui n’avaient rien à voir avec ceux que je connaissais. Elle était en inox lorsque nous avions du plastique et en argent massif, lorsque la notre était en céramique ou au mieux dans le métal argenté que ma mère se donnait un mal fou à acquérir et à gérer.

Ainsi ai-je découvert l’effet des classes sociales sur la beauté, juste un peu dépitée d’abord puis amère et enfin révoltée de constater au fil du temps, comment des dotations de départ inégales pouvaient être la matrice de vie de pénibilités variées pour finir par déboucher sur des résultats également inégaux. Les uns ayant fait fructifier leurs modestes talents alors que d’autres mieux lotis au démarrage n’avaient pas accompli les promesses dont ils étaient porteurs….

Débarrassant le grenier de mes Beaux Parents au début du nouveau siècle, j’ai été vivement émue de retrouver les dites planches, certaines noires et d’autres rouges qui avaient été conservées et emportées avec quelques autres affaires qui avaient été dans la chambre de jeune homme de mon époux. Je les ai fait rejoindre le lot de ce qui était à conserver.

Et c’est avec une vive émotion que j’ai depuis eu l’occasion de constater qu’elles avaient bien été acheminées jusque là. A l’heure de la rédaction de ce texte, je forme le vœu de continuer à les conserver. Comme existent ceux qu’on appelle Les singuliers de l’Art il y a dans le même esprit des Singulières des bibliothèques, comme… On est dans ce cadre là…

Reste à ajouter qu’à la relecture de ce texte – vérifiant dans le dictionnaire, le genre grammatical du vocable quinconce - j’ai découvert légèrement désemparée que je me trompais sur la nature de la forme ainsi dénommée. Elle n’est pas comme je l’ai cru jusque là le simple décalage des étagères de bibliothèque constaté dans la chambre de jeune homme de mon fiancé mais une forme plus complexe. Dont acte !


QUINSON

Après les fameux Evènements de Mai 1968 - coup de boutoir dont l’Ancien Monde ne s’est pas remis - les années qui ont suivi ont été de véritables années folles et surtout les toutes premières. A titre de témoignages vécus nous concernant, l’emprunt levé en 1969 à Rouen par Marielle Rogan - une collègue de mon mari - en faveur de quelqu’un que nous ne connaissions pas nous-mêmes et à qui nous avons néanmoins prêté sans hésitation et sans intérêt la somme de deux mille Francs de l’époque. Ils nous ont d’ailleurs été rendus exactement à la date prévue, l’impossibilité d’une autre issue ne nous ayant même pas traversé l’esprit.

A signaler également l’auto-stoppeur que nous avons ramassé au bord de la route dans les Alpes en 1971 allant même jusqu’à l’emmener dormir dans notre location de vacances au motif que de son côté, taillant la route il n’avait pas de point de chute !...

Ou en 1975 encore, sa version féminine à qui j’ai offert la même hospitalité de nuit à la villégiature, ne lui tenant même pas rigueur d’avoir par maladresse laisser se vider la citerne à une époque de l’Histoire où il n’y avait pas encore pas l’eau courante et qu’elle avait ouverte pour trouver à boire sans pouvoir la refermer…

Ainsi tout au début des Septantes, lors de ce que j’ai appelé La Voie Lactée - à savoir les trois tours de France destinés à reprendre contact avec le pays après ce qui avait été pour moi un difficile exil - mon amie Mylène (Marie Madeleine) Dubois condamnée dans le cadre des Porteurs de Valises du fameux réseau Jeanson d’aide au FLN, nous avait aiguillés sur une maison d’amis dans une commune des Alpes de Haute Provence…

Elle était installée au bord du Verdon où il était possible de faire étape et - selon la description que mon amie nous avait fait du statut de la bicoque en question – d’y rester quelques jours. Le protocole et la procédure consistait seulement à demander la clé à une voisine dont elle nous avait donné le nom. Ce qui sur le terrain s’avéra rigoureusement exact !

C’est avec une stupéfaction radieuse que nous nous sommes donc installés tous les trois dans cette maison parfaitement étrangère qui apparemment fonctionnait bien dans le style de l’époque et du milieu que j’ai décris plus haut. Il s’agissait de jeunes bourgeois – y compris nous mêmes – qui non dénués de moyens s’efforçaient d’inventer ensemble un nouveau mode de vie plus conforme à leurs aspirations et dans cette perspective, nécessairement contestataire.

Cette maison accueillante, agréable installation dans un beau village ne cachait même pas ce qui pouvait avoir de la valeur dont une bibliothèque dont je crois même me souvenir qu’elle était assez bien rangée dans un meuble vitré. On pouvait se servir dedans en toute liberté et simplicité, c’était la philosophie et la morale sociale du moment... Nous avions nous-mêmes payé le billet d’avion à la dite Mylène pour qu’elle vienne nous voir aux Antilles…

Je ne me souviens plus du genre de livres que cette bibliothèque là contenait mais il ne s’agissait ni des œuvres complètes de Lénine qu’on aurait pu s’attendre à trouver dans ce milieu fortement politisé, ni non plus d’ouvrages ostensiblement dépenaillés. Avec le recul je pense que j’ai eu là la révélation de ce que pouvait être la bibliothèque idéale dès lors qu’elle n’était ni publique ni celle d’un institut qui aurait eu vocation à en maintenir une.

Le fait est que nous n’avons jamais su quels étaient les propriétaires de cette maison dans laquelle nous avons vécu des heures très agréables ! Au bout de trois jours, la dame qui était venue nous ouvrir les lieux plus que nous y installer, vint nous faire comprendre qu’il était temps de les quitter ce que nous fîmes enchantés de cet intermède totalement dans le style et de l’époque et de notre voyage infiniment poétique.

Cet usage semi communautaire des lieux et des livres a certainement de façon inconsciente influencé ma propre idée d’agencement de notre villégiature à nous, même si de fait cela n’a pas été tout à fait le cas, tant elle était singulière, inconfortable et mal entretenue parce qu’impossible à entretenir sauf à l’habiter en permanence et à y consacrer tous ses soins….

Il n’est pourtant pas possible de dire que nous n’avons pas profondément participé à cette flambée d’essence soixante-huitarde, avant qu’elle ne se transforme pour moi en ce que j’ai nommé La Grande Florescence prenant relativement brusquement un tournant féministe à partir de 1974 lorsque de fait il m’a fallu admettre que la vie traditionnelle des femmes mariées était pour moi hors d’atteinte plutôt qu’hors de question, au moins consciemment…


RICHELIEU

La Bibliothèque Nationale fondée par les Rois de France il y a plusieurs siècles était autrefois sise Rue Richelieu dans un lieu alors quasiment sacré qui n’était fréquenté que par des chercheurs hautement patentés dans lesquels on ne pouvait qu’avoir confiance sans jamais envisager, soi même d’y avoir accès.

S’il m’est arrivée de pouvoir entrer dans ces vénérables locaux à la faveur d’une exposition ou d’une autre, notamment de celle des Manuscrits de René Char, c’était avec infiniment de respect voire même une sorte d’intimidation… Du coup dans la foulée, j’en ai moi-même de mon côté plagié le principe en illustrant de cette façon l’un de mes poèmes…

La Bibliothèque Nationale en tant que collection de livres, je ne l’ai jamais vue me contentant de l’interpoler entre d’une part le recueil des dépôts légaux m’assurant que l’Etat non seulement veillait au grain mais prenait soin des parutions et de leurs conservation et de l’autre de l’aura que cette concentration accordait à tout le pâté de maison.

Notamment de l’autre côté de la rue le jardin public lieu romantique dans lequel il était possible de donner des rendez vous dans une auréole de culture et de distinction ou des établissements avoisinants qu’il était éventuellement ad hoc d’aborder en compagnies des très chers amis avec qui on pouvait avoir affaire.

Avec le contact de Jennifer Waelti - Walters critique américaine qui rencontrée à Ottawa en 1982 s’intéressait à mon œuvre et produisit à son sujet de nombreux écrits, la Bibliothèque Richelieu a pour moi changé d’allure.

Non qu’elle me soit directement devenue plus proche – elle demeurait hors de ma sphère quotidienne – mais le fait était qu’elle y travaillait régulièrement et dans la foulée - pour raisons pratiques - nous avions par simplicité des rendez vous dans le quartier. Nous mangions dans les restaurants avoisinants dans lesquels elle avait éventuellement ses propres habitudes.

Du coup ils me devinrent familiers et ce qu’elle me racontait de ses recherches ou des anecdotes concernant sa fréquentation des lieux m’intégra par la bande à cet univers là. Elle me répercutait des évènements microscopiques ou des réflexions qu’elle avait entendues et que je découvrais typiquement franco-françaises en les lui décodant et élucidant comme tels.

Mais elle n’en voulait rien savoir et c’est là que j’ai découvert la pompe aspirante américaine. Jusque là je ne m’étais aucunement sentie française, mais à partir du moment où on me renvoyait cette caractéristique quasiment comme une tare dont il aurait fallu que je me débarrasse, je me suis trouvée dans l’obligation de l’assumer. Un peu de la même façon que Les Blacks Panthers acculées se sont mises un jour à proclamer ce qui est devenu leur slogan Black is beautiful !...

Du coup la Bibliothèque Nationale qui était comme une base arrière à laquelle je n’avais jamais eu accès - sans pour autant le désirer – devint comme un réservoir de la puissance française qui irradiait mon discours, ma pensée et mon combat. Je me suis donc trouvée dans le duo voire duel Europe/Amérique et France/Angleterre, devoir incarner une sorte de Bibliothèque Nationale en action à moi toute seule.

Cette Bibliothèque Nationale dans laquelle je n’étais jamais entrée devint dans cette transformation une sorte de matrice qui me donna naissance en tant qu’intellectuelle française de combat, comme il y a des nageurs de combat et dans les mêmes buts !...

On peut trouver le propos grandiloquent ou outrancier, il n’en est pas moins vrai, non seulement subjectivement - c’est bien ce que j’ai vécu - et aussi objectivement. On peut le mesurer à l’idée qu’en 1994 certains universitaires étatsuniens envisageaient sérieusement de déposer la propriété de la langue française en tant que langage informatique…

Elle a également fonctionné sur le modèle féodal : De même que la présence des proviseurs à l’entrée des lycées à l’heure du début des cours, m’investissait tous les matins de l’autorité positive et efficace de la puissance républicaine sur le modèle du suzerain et du vassal, de même l’aura de la Bibliothèque Richelieu affirmait la puissance du corpus de la culture française... Sans y être jamais entrée, cette bibliothèque là, nationale avant d’être Richelieu pesait de tout son poids symbolique.

J’ai été navrée du projet de l’ouverture de la Très Grande Bibliothèque qui n’était plus au Centre Ville et dont la vision moderniste et sans âme était du point de vue de l’architecture, consternant. Quant à considérer que mes livres pouvaient être dans cette bibliothèque là, je le savais intellectuellement mais cela ne jouait aucun rôle dans mes fantasmagories psychiques.


ROSTAND

C’est dans ce restaurant assez chic et en tous cas très agréable, face au jardin du Luxembourg que j’ai ce que j’appelle mes habitudes. C'’est là que je donne rendez vous à mes homologues du monde littéraire pour déjeuner avec eux. La raison pratique en est l’accès direct par l’autobus Quatre Vingt Quatre que je prends en tête de ligne à la Porte Champerret avec de ce fait, la certitude d’être assise.

Encore que ces derniers temps la nouvelle politique pratiquée par la RATP imposant de fait des services partiels sporadiques et inopinés sans en avoir été d’avance informé, car eux-mêmes consécutifs aux inextricables embouteillages, rende le voyage plus risqué qu’autrefois.

J’ai toujours été réconfortée par la beauté de cet établissement, son calme et sa sérénité le considérant comme le bureau des écrivains qui n’en ont pas, catégorie dont je fais- hélas - partie. L’atmosphère littéraire tenant pour le coup vraiment à la petite bibliothèque installée au fond de la salle sur la cheminée, les livres étant posés à plat les uns sur les autres et non dressés comme c’est l’habitude.

Un chat familier de l’établissement, une chatte plutôt étant donnée ses trois couleurs se promenant très à l’aise entre les tables qu’elle considère manifestement comme son mobilier en propre, ajoutant à l’atmosphère poétique. Certaine et patentée.

Cela était si vrai et si puissant que j’ai même autrefois écrit un poème à la gloire de ce café-restaurant et lorsque celui-ci parut dans mon recueil Carafe d’eau à volonté (Opales/Pleine Page 2006) après des pérégrinations inouïes, j’en ai fait parvenir un exemplaire au patron.

Cela me semblait aller de soi eu égard à la place des livres dans son établissement, et à celle que son établissement tenait dans ma vie. Elle n’était pas factice comme celle de la plupart des cafés-restaurants de la Capitale (voir cette entrée) qui se servent de volumes reliés comme d’une simple décoration…

Le résultat en a été que j’ai vu un beau jour encadré sous verre le petit fascicule publié ouvert à la page du poème dans le fond de la salle au dessus de l’escalier qui descend au sous sous-sol… J’en suis plus qu’heureuse. On a là affaire à ce que j’ai appelé par ailleurs ma vie dans la main de l’ange…


ROUMANIE

C’est dans le cadre de mon association Europoésie - rebaptisée par la suite Rencontres Européennes - que j’ai été amenée à la demande de notre Président à participer au tournant du siècle à la reconstitution de la Bibliothèque Vladimir Voiculescu de la ville de Buzau dans l’est de la Roumanie, centre universitaire de la francophonie de ce pays ami des Lettres Françaises.

L’idée n’était pas aussi bizarre qu’elle pourrait le paraître de prime abord lorsqu’on sait que l’association d’Europoésie avait dès le départ été créée pour accueillir après la Chute du Mur de Berlin, le flot des poèmes que les gens faisaient passer à l’Ouest par l’intermédiaire des convois humanitaires circulant dans le pays à la suite de l’écroulement du régime de Ceaucescu et de la disparition des Démocraties dites populaires, fin 1989.

Nous avions d’ailleurs comme Président d’Honneur, régulièrement là à nos assemblées générales associatives, un membre du corps diplomatique, consul ou attaché culturel voire même peut être ancien ambassadeur, je ne sais plus exactement non plus s’il était roumain ou français mais il prenait la chose très au sérieux.

Dans la même logique, notre vice-président épousa une femme ukrainienne rencontrée dans le cadre de ces activités. Du coup la symbiose Est-Ouest autour de la poésie francophone allait de soi…

C’est donc sans barguigner que j’ai donné suite et d’autant plus que je n’avais pas pu contribuer au relèvement de celle de Sarajevo comme je l’aurais souhaité (Voir cette entrée). De surcroît c’était dans ma vie l’époque où j’ai commencé à être encombrée de trop de livres dont je n’avais pas nécessairement l’usage ni l’idée que je pourrais un jour ou l’autre les relire, l’économie du livre elle-même allant se bouleverser avec la Révolution Numérique dont l’ampleur m’étais apparue dès les premiers symptômes.

Enfin la situation était devenue invivable au Lycée, au point que les élèves pouvaient nous insulter sans encourir de sanction réelle, le Proviseur prenant en fin de compte plutôt leur parti que le nôtre. J’avais ainsi été tellement affectée d’avoir été traitée de Grosse Vache et de Petite Conne par une certaine Djemila A à qui j’avais simplement demandé de cesser de bavarder, que j’avais eu le sentiment d’être définitivement destituée en tant que professeure.

Ce qui d’une certaine façon était symboliquement vrai. Le fait est que je ne m’en suis professionnellement jamais remise. Non de l’injure mais de la trahison de notre hiérarchie ne nous soutenant plus dans l’exercice même de notre fonction !...

Pour matérialiser la chose, j’avais utilisé ma sacoche professorale pour contenir l’importante quantité de livres que j’avais consacrée à cette dotation/donation. Il ne s’agissait pas d’une sacoche en cuir mais d’une publicitaire que m’avait donnée mon mari laquelle faisait dire aux élèves que j’étais un membre de la nomenclature puisque j’étais en situation de recevoir un pareil cadeau !… Ce qui de leur point de vue n’était pas tout à fait faux. Et je ne me suis pas moqué des récipiendaires roumains lorsque j’ai préparé le paquet d’ouvrages à leur faire parvenir.

J’y ai même tout à fait explicité et valider ma théorie du sacrifice, sans laquelle il n’est pas de cadeau mais un simple débarras de mauvais goût !... Pour faire bon poids, j’y ai ajouté un certain nombre de mes propres ouvrages. Je ne suis pas sûre que le tout leur soit effectivement parvenu tel que je l’avais conçu !...

En tous cas j’ai raconté cet épisode dans le livre que venait de me demandé Richard Meier l’été 2000 et qui est depuis paru sous le titre de Ranger le monde. Le fait est qu’à l’heure qu’il est j’aurais plaisir à savoir ce qu’il en est exactement… Mais j’ai déjà eu beaucoup de mal à retrouver le nom de la dite bibliothèque grâce à un petit calendrier souvenir qu’on nous avait à l’époque donné.


RUE BOISSIERE ET LES BIBLIOTHEQUES RUSSES

Mon histoire d’amour avec le pays de Dostoïevski et de Tolstoï a commencé en 1957 comme j’ai entrepris de choisir en classe de Quatrième, le Russe comme deuxième langue et de m’enfoncer résolument dans ce monde là. Peut être parce que je me souvenais en sourdine avoir été à l’Ecole Communale de la rue Des Moines la condisciple d’une certaine Svoboda née le même jour que moi et dont ma mère, professeur de gymnastique dans l’établissement m’avais dit que son prénom signifiait Liberté.

Elevée dans un milieu d’anarchistes doux – les amis de mon père - l’URSS étant alors dans les milieux populaires structurés par le Communisme de façon quasi endémique, la grande ombre tutélaire dont le caractère scientifique et puissant était attesté par la lancée la même année du premier satellite artificiel, la chose n’avait en fait rien d’étonnant.

La lectrice de Russe du Lycée, une certaine Madame De Bernardi manifestement émigrée de sa Mère Patrie avait un accent à couper au couteau ! Cela ajoutait à son prestige lui donnant un cachet d’authenticité que personne ne pouvait lui contester – fut-il ou peut être même en raison du fait qu’il servait de contrepoint et contrepoids au mépris dont étaient traditionnellement victimes celles qui occupaient dans les lycées les dites fonctions de lectrices.

Je les ai toujours vues assez maltraitées, même par celles qui enseignant la même langue auraient du particulièrement les défendre !... Peut être celles-ci craignaient-elles la concurrence et/ou avaient elles à leur égard un complexe d’infériorité langagière.

Du coup mon père ne barguigna pas à nous payer à ma sœur qui m’avait de son côté emboité le pas en troisième langue et à moi-même des cours particuliers, ce à quoi il ne rechigna jamais. J’allais donc une fois par semaine dans un meublé minable près du Carrefour de l’Europe dans l’immeuble en brique qui surplombe encore aujourd’hui les voies et que je ne peux de ce fait regarder sans une certaine émotion.

J’ai découvert là la détresse, la gêne et l’humiliation des exilés en difficulté d’être loin de chez eux. Cette compréhension dès mon adolescence m’a permis d’éviter de me lancer à l’aveuglette dans une émigration sauvage au Canada lorsque que la question s’est posée à la fin des années quatre vingt et que j’ai renoncé à une émigration potentielle, même si assurément, littérairement j’en ai payé le prix.

C’est avec entêtement que je me suis mise à aimer cette civilisation et encore au jour d’aujourd’hui où le portrait de ma correspondante russe à la fin des années Cinquante, une certaine Lucie Bronzavoï, trône encore dans mon coin rouge sous une icône de Saint Nicolas. Ceci pourrait apparaître comme une forme légère de démence si je ne la savais moi-même une métaphore me permettant de me projeter et me représenter comme philosophe par le truchement d’une autre langue plus conforme à ma propre compréhension du monde.

Celle-ci en effet me permettant - en raison de quelques unes de ses particularités - d’exprimer mieux ma propre vision de la vie structurée autour de Notre Mère la Terre, divinité maternelle distributive et accueillante dans un monde en proie à la mémoire de la fusion originelle. Par contre ce qui ne m’a été révélé que plus récemment est que le Russe a été le bassin d’alimentation de mon œuvre littéraire, comme je le raconte mon texte L’Autorité Paternelle.

De fait ce tropisme russe ne m’a jamais quitté car j’ai par trois fois après la fin de mon Enseignement Secondaire cherché à reprendre l’étude de cette langue dont j’avais été privée après le Baccalauréat. Je ne suis pas tout à fait sûre des dates, mais il me semble me revoir m’inscrire à l’Université qui dispensait les langues dans un bâtiment du côté d’Asnières ou de Levallois pour y entamer un nouveau cursus de diplômes comme nous rentrions de la Martinique.

Inscription effective, de cela je me souviens parfaitement mais à laquelle je n’ai pas donné suite je ne sais pas pourquoi probablement parce que ma vie a pris un tour plus actif notamment après ma rencontre avec ma partenaire d’émancipation avec laquelle nous nous sommes ensemble engagées dans la conquête de la rue et de sa transformation en espace artistique dans les suites fantasques des Evènements de Mai 68… Ce que j’ai appelé Le Forum.

Néanmoins - dans la perspective d’un voyage en URSS - à mon initiative, je me revois l’été 1973 m’y remettre effectivement à l’aide de la traditionnelle méthode Assimil, qui était à l’époque considérée comme l’une des trois manières d’apprendre une langue, avec le Lycée ou l’école Berlitz dont la suprématie n’était elle-même, jamais contestée !...

Ecole que j’ai également dû fréquenter, je ne sais plus quand mais fort peu de temps. Je crois avoir surtout gardé la mémoire d’un test de niveau intimidant car j’étais plus du côté de l’écrit que de l’oral eu égard à la façon dont on enseignait les langues à cette époque là dans les lycées, accordant finalement moins de place à la parole qu’à la littérature et à la civilisation…

Etait-ce dans la perspective de ce voyage que j’ai tenté cette filière qui avait commercialement fait ses preuves, sa renommée étant que personne ne pouvait résister à ses méthodes… ou bien est-ce au contraire au retour comme ayant fait un voyage enchanteur lors duquel j’ai eu l’occasion de constater que je comprenais mieux le Russe parlé par les Soviétiques que ce que j’imaginais et que de surcroît je m’en faisais même comprendre…

J’en avais déjà fait l’expérience avec ma sœur l’été 1962 à Sahy dans le sud de la Tchécoslovaquie à la frontière hongroise, lieu d’une importante communauté anciennement telle avec laquelle nous avions allégrement ma collatérale et moi même dansé la czarda et parlé Russe… Comme nous nous étions fait comprendre, il n’était pas irréaliste de vouloir transformer l’essai…

J’ai de nouveau cherché à raccrocher avec les études de Russe à la rentrée 1986 comme ma propre fille après son baccalauréat abordait à son tour les Etudes Supérieures. Je n’avais pas je crois vraiment conscience que l’essentiel était alors pour moi de participer d’une façon ou d’une autre à cet important passage, en m’inventant ainsi de façon pratique, une sorte de rite d’accompagnement.

Dans les Nonantes notre vie a été traversée par un projet rural déclenchant chez moi une grande quantité de poèmes dont plusieurs ont été publiés en France ou en Amérique. Sans raison apparentes à partir de 1995 j’ai attribué de noms russes aux agneaux naissant sur la propriété m’interloquant moi-même de cet acte apparemment incompréhensible.

C’est seulement lorsque j’ai accompli en l’An 2000 ma croisière fluviale de Moscou à Saint-Pétersbourg que j’ai compris que c’était par l’intermédiaire de ces nominations extérieures que se manifestait de nouveau le tropisme russe dont je ne pouvais pas imaginer que non seulement il avait perduré en sourdine jusque là, mais qu’il remontait ainsi violemment à la surface.

Entre temps - quelques moments avant la fin du siècle - j’avais entrepris un travail sur la poétesse Akhmatova inconnue en France à l’époque. Je m’étais prise d’admiration pour elle dont j’avais entendu parler pour la première fois dans les mémoires de Madame Mandelstam Contre tout espoir - parues et lues dans les Septantes - en tant que l’amie de son mari dont elle paraissait vaguement jalouse… Trois tomes très denses que j’avais beaucoup appréciés par le récit qui était fait du stalinisme et qui – aussi outrancier que cela paraisse - recoupaient sous certains aspects ce que je commençais à vivre à Lycée…

C’est également là que j’ai entendu parler pour la première fois de l’Acméisme sans pour autant y trouver suffisamment de documentation. J’avais compris que ce courant poétique n’était pas sans rapport avec ma propre vision du monde. Sans penser pour autant me remettre vraiment à l’étude de la langue russe, je m’étais lancée dans un travail que j’avais dénommé La poésie en état de siège.

J’entendais y démontrer le caractère universel des images poétiques d’une part et d’autre part que cette poétesse était animée de valeurs aristocratiques qui s’exprimaient notamment par toutes sortes de métaphores autour de l’idée de la couleur blanche. Ce travail n’a pas abouti sous cette forme, mais a incontestablement été la matrice de la suite.

C’est pour ce travail que je suis allée sans doute vers la fin du siècle, consulter les ressources du Centre Culturel Russe Rue Boissière que j’ai découvert perdurer quasiment dans les mêmes fonctions d’échanges franco-russes que dans sa précédente version en dépit de l’effondrement soviétique, ce qui après tout était non seulement raisonnable mais sa fonction même….

Je n’y ai rien trouvé concernant la poétesse mais j’ai vite compris à quel point ma démarche était inappropriée comme j’évoquai cette femme de lettres qui manifestement était toujours plus que marginalisée sans que j’en comprenne bien la raison. Elle était à la limite taboue…

Néanmoins j’y ai découvert l’œuvre de Khlebnikov et qu’il était en quelque sorte mon prédécesseur jusque dans sa démarche scientifique. J’y pris par ailleurs la documentation disponible. Il se trouvait qu’elle contenait les horaires des cours de Russe. Je les gardai longtemps encore dans un coin de ma tête…

C’est pourtant au Club des Retraités que j’ai - après avoir été démobilisée - suivi pendant cinq ans (2008-2013) une heure par semaine un cours de Russe avec Madame Prieur, et achevé le travail de traduction cette fois des poèmes d’Akhmatova. Travail qui m’a donné beaucoup de joie…. J’aurais sur ma lancée continué à suivre ce cours si je n’en avais pas été empêchée par la dégradation de mon état physiologique rendant chimérique un pareil effort…

N’ayant pas trouvé au Centre Culturel Russe officiel ce qu’il me fallait d’informations concernant la poétesse sur laquelle j’avais ardemment travaillé, je ne m’en suis pas tenue là et me suis mise à rechercher en utilisant le bottin s’il n’y avait pas dans Paris une autre bibliothèque russe un peu moins marquée idéologiquement. De fait je l’ai trouvée et je m’y suis immédiatement rendue 11 Rue de Valence Paris Ve.

Il s’agissait en fait d’une bibliothèque privée, phénomène que non seulement je n’avais jamais rencontré mais que je ne pensais même pas savoir exister !... La rencontre fut bouleversante. C’était un appartement de trois petites pièces dont deux étaient occupées de rayonnages y compris en leur milieu, ne laissant qu’un passage étroit et difficile entre les éléments métalliques comme on en voit employés pour le stockage des archives.

La dernière pièce également minuscule comme dans les appartements anciens non bourgeois, était elle-même aménagée en salle de lecture meublée de deux tables où l’on pouvait en se serrant un peu, s’installer à plusieurs… car on devait consulter sur place !

J’étais humiliée de la petitesse de cette bibliothèque qui n’était pas trop fournie comparée à ma faim de connaissances, à la grandeur culturelle ainsi qu’à l’ampleur de cette langue et de sa civilisation. J’avais beau me raisonner en me répétant qu’il ne s’agissait pas d’un établissement généraliste privé et que concernant un seul pays déterminé ce n’était déjà pas si mal, j’étais un peu déçue.

Je l’étais d’autant plus que nous avions-nous même énormément de livres, puisque c’était encore la période où je n’avais pas – pour sauver l’essentiel - décidé de me débarrasser de leur plus grande partie. En même temps je trouvais remarquable que des personnes privées se soient lancées à vicarier les insuffisances des bibliothèques publiques.

C’est de cette rencontre que m’est venue l’idée qu’il nous serait possible à nous mêmes d’en ouvrir une petite à laquelle serait adjointe un micro Centre Culturel, projet dont j’ai sérieusement espéré la réalisation jusqu’à y renoncer au fur et à mesure qu’il est devenu visible puis patent voire insupportable que nous n’étions plus en état d’envisager ce mode de vie qui avait plus ou moins traversé toute notre existence.

Or c’est seulement avec le recul que j’ai pu mesurer que ce projet là rejoignait le désir de vivre en communauté qui nous avait agités dans les années post soixante-huitardes à savoir une transformation de la vie quotidienne dans le sens d’une anarchie vécue même si cette vision des choses était bien davantage la mienne que celle de mon époux relevant d’une toute autre façon d’envisager les problèmes.

J’ai été très gentiment reçue dans cette bibliothèque dont je n’ai su qu’à la rédaction de ce texte qu’il s’agissait en fait de la Bibliothèque Tourgueniev, dite celle de L’Emigration Russe. Cette dernière explication m’a permis de resituer dans son contexte très particulier l’incident qui s’y déroula.

J’y avais en effet - lors de mon unique visite - été abordée par une femme qui m’avait déversé un tombereau d’horreurs sur le Communisme en m’enjoignant de ne pas m’y laisser prendre, ce qui m’avait fait un effet glacial en raison de son hémiplégie mentale.

Je n’y suis pas retournée, en partie à cause de cela mais aussi parce que je n’avais pas trouvé ce que je cherchais. Je ne sais plus trop quoi à l’époque probablement des livres sur l’Acméisme et le Constructivisme sur lesquels j’avais commencé à travailler dans la dernière partie des Nonantes.

C’est qu’il était clair que nous étions alors à notre tour engagés dans une véritable Révolution qui n’était plus le rêve romantique de la période précédente mais plutôt un bouleversement sanglant… Enfin j’ai fini par moi-même trouver et acheter les livres dont j’avais besoin, les communications avec la Russie n’ayant pas cessé depuis de s’étendre grâce à la nouvelle donne de la Globalisation…


RUE CUJAS

Lorsque nous avons commencé nos études à la Faculté de Droit du Panthéon à l’automne 1962, la vieille bibliothèque dans laquelle on entrait en traversant le hall de marbre qui donnait sur la rue Saint-Jacques était déjà désaffectée et transformée en salle d’études librement accessible aux étudiants (Voir l’entrée Faculté de Droit).

Elle venait d’être remplacée par une autre flambant neuve, de l’autre côté de la rue Cujas qui longeait elle-même l’établissement. Elle était donc dans le même pâté de maison que le Lycée Louis le Grand du côté de la rue Saint Jacques et que la Bibliothèque Sainte Geneviève du côté du Panthéon, donnant du coup une impression de solidité, d’histoire et de compétence qui tirait irrésistiblement vers le haut.

On ne pouvait pas y entrer sans un sentiment de solennité qui poussait au travail. C’est du moins ainsi que je le vivais moi-même. Il ne faut pas s’étonner alors que la première fois que je m’y suis installée dès l’automne de la rentrée, j’ai consulté L’Essai sur la richesse des nations d’Adam Smith, dans la langue originale de l’auteur ce qui ne manque pas de me réjouir aujourd’hui en me le remémorant. Néanmoins ce n’était pas forcément si ridicule que cela peut apparaître avec le recul historique et cela pour trois raisons loin d’être insignifiantes.

La première est qu’à l’époque dans les lycées, les langues étrangères étaient enseignées uniquement comme des langues écrites et qu’on ne s’efforçait pas de les faire parler aux élèves, il n’y avait d’ailleurs aucun laboratoire de langue. Le corpus était axé sur la littérature et non sur la pratique. Adam Smith nous étant enseigné comme faisant partie du canon, il était donc naturel pour moi de le lire dans le texte, comme on nous avait enseigné au Lycée les relations avec le corpus des autres nations.

La deuxième raison était que j’étais dans cette discipline de fait quasiment uniquement écrite, une élève tout à fait honorable puisque j’avais même en Seconde eu le Premier Prix de cette matière… J’ai d’ailleurs été longtemps capable de lire l’Anglais – dictionnaire à l’appui - même si je ne suis jamais parvenue à le parler…

Ce n’était donc non seulement pas ridicule - mais aussi aberrant que cela paraisse aujourd’hui - pertinent, dans la mesure où dans cette période d’avant la quasi Révolution de Soixante-Huit, il n’y avait pas de contestation du Corps Enseignant qu’on suivait aveuglement. Et moi d’autant plus que j’aimais – et toujours aujourd’hui à Bac plus Cinquante Trois Les Etudes.

Enfin sur le plan métapsychologique - pour ne pas dire psychanalytique - ma mère qui avant son mariage avait fait un séjour dans une Grande Bretagne qu’elle admirait et dont elle avait gardé la nostalgie, se servait chez nous de la langue anglaise comme d’un instrument de domination, voire en ce qui me concerne d’humiliation, puisqu’elle m’injuriait en anglais. Elle me traitait abondamment de Stupid thing.

Entrer dans cette langue et m’y mouvoir à l’aise était tout autant un moyen d’être sur un pied d’égalité avec elle que de m’en faire aimer – ce qui me paraissait encore possible à l’époque – d’où ma démarche, mon entrée à l’Université qu’elle-même n’avait pas fréquentée me donnant obscurément - car je n’avais aucune conscience de tout cela - l’espoir de me faire au moins respecter par elle, sinon de faire jeu égal…

J’ai donc commencé la lecture avant de m’apercevoir assez rapidement que c’était impraticable et de revenir à ma langue maternelle nettement plus facile d’accès… Il s’agissait pourrait on dire là, du principe de réalité qui a parfaitement fonctionné comme souvent chez moi.

Non pas qu’il se soit agi de ce qu’on appelle aujourd’hui un plan B mais d’une vie en perpétuel mouvement, obligée que j’étais sans arrêt de faire face à des obstacles et des contradictions nécessitant sans arrêt de tout reconfigurer pour contourner les difficultés, faute d’avoir les moyens objectifs – et peut être aussi psychologiques – de les vaincre. C’est en sens que je peux parler d’une logique végétale dans la mesure où c’est ainsi que se comportent les plantes…

Par la suite après la disparition de cette première et magistrale lubie étudiante, les lectures à la bibliothèque de la rue Cujas ont été pour moi, ce qu’elles devaient être à savoir celles que nous recommandaient nos professeurs et dont il était clair – ou du moins je me l’imaginais tel – que les élèves consciencieux dont j’étais, allaient le faire effectivement…

C’est que la bibliothèque de la rue Cujas est restée dans mon imaginaire et dans mon esprit personnel comme un lieu et d’exotisme et d’amour, au même titre que dans un autre ordre, les boites de nuit. Non pas parce que j’y aurais pris les choses par-dessus la jambe, tout au contraire… Mais j’ai toujours vécu les études et l’accès à la connaissance sur le mode du sacré pratiquant en quelque sorte le devenir par l’Etude.

L’exotisme du lieu venait d’abord de son personnel salarié. Jusque là je n’avais connu comme employé de cette catégorie que la bibliothécaire du Lycée Hélène Boucher qui - à côté des professeurs qui nous faisaient cours, de l’Administration ou des Femmes de Service - faisait partie des adultes à la fonction spécifique comme l’Infirmière ou la Préparatrice du Laboratoire Physique Chimie…

Tous ces adultes avaient dans ma tête d’adolescente peu ou prou le même statut, et s’il y avait entre eux des différences de catégories juridico-administrative, je n’y avais pas accès, structurée par le milieu familial en termes de fonctionnaires, service public, enseignement public, toutes opposées à des catégories privées de toute façon ostracisées et en fait sociologiquement totalement ignorées.

Fréquentant la bibliothèque de la rue Cujas, j’étais de façon nouvelle confrontée là à l’intérieur du Secteur Public et de la catégorie des Fonctionnaires aux garçons de bibliothèque dont je ne savais rien. Non seulement je n’avais jusque là eu affaire qu’à des femmes mais aussi et surtout à des bibliothécaires ou encore précédemment à des parents qui tous étaient en position de maîtrise des livres.

Je constatais là tout au contraire que ces hommes parfaitement adultes avec toute la séduction que la gent masculine exerçait depuis toujours sur moi, je découvrais des gens qui étaient en position d’être les serviteurs des livres.

Si dans les cas de figure précédents c’était moi-même qui me servais directement des livres sur les rayons – même s’il fallait pour cela obtenir une autorisation du détenteur de l’autorité symbolique et pratique du lieu – il fallait à la bibliothèque de la rue Cujas avoir recours à une procédure beaucoup plus compliquée.

On devait au moyen d’une petite fiche blanche qu’on remplissait après avoir consulté le fichier installé dans un meuble fabriqué à cet effet et l’avoir apporté au guichet adéquat, attendre que le manutentionnaire affecté à cette fonction l’apporte à la place où était installé(e) le ou la demandeur(e)… J’étais bel et bien sidérée de voir ces hommes qui polarisaient mon désir latent non pas en position d’être les maîtres des livres mais d’en être au contraire, les auxiliaires.

Du moins est-ce ainsi qu’ils m’apparaissaient par la modestie de leurs mises, l’humilité de leurs comportements et la déférence avec laquelle il me semblait vaquer à leur fonction. Je n’analysais pas la question en termes de classe sociale pour penser que tous ces prolétaires étaient intimidés par ces jeunes bourgeois dont la plus plupart étaient par habitude et sans même s’en rendre compte plutôt arrogants. Probablement que d’autres regards adossés à d’autres expériences personnelles auraient pu voir les choses autrement, tout aussi légitimement.

Par ailleurs à côté de ce service des livres qui m’apparaissait à l’époque cérémoniel, le fait qu’on nous les apportât à nos places me semblait l’être en complément - et je dis bien en complément - au service à ma propre personne. Or l’éducation que j’avais reçu au milieu de gens qui avaient pour beaucoup d’entre eux été eux-mêmes de précaires journaliers, des serviteurs ou des servantes - et si ce n’étaient eux au moins leurs parents – m’avait habituée à respecter les gens quelles que soient leur position sociale.

J’avais été particulièrement coulée dans ce moule comme mon père m’avait donné l’exemple d’une pratique avec laquelle il ne transigeait pas. Il y avait bien à la maison une femme de ménage à mi-temps arrivée chez nous comme je n’avais que huit mois et qui est encore longtemps restée chez mes Parents jusqu’à sa retraite bien après que j’ai eu quitté la maison. Le respect dont elle était entourée, voire une sorte de vénération l’avait quasiment hissée en l’absence de notre mère, au statut de gouvernante.

Encore fallait-il pour adapter cette façon de voir à la Bibliothèque de la Faculté de Droit y avoir déjà trouvé matériellement une place assise. Ce qui n’allait pas de soi eu égard à l’explosion démographique du baby boom et de la démocratisation de l’enseignement dont j’ai moi-même été la bénéficiaire.

Rue Cujas comme dans les amphithéâtres d’en face, il n’y avait pas de place assise pour tout le monde. Si pour les cours dont les effectifs étaient surchargés, il était admis d’être assis par terre et d’autant plus qu’au fil de l’année l’auditoire s’allégeait résolvant le problème sans violence apparente, il n’en était pas de même à la bibliothèque.

Il fallait donc se ruer dès son ouverture pour occuper les lieux. On pouvait également - et c’était une pratique courante - réserver ou se faire réserver une place par un copain ou une copine. Il est à noter que cette possibilité n’était contestée par personne. Dans l’Ancien Monde il suffisait de poser ses affaires sur une place pour que tout le monde la considère comme effectivement occupée et la traite de fait comme telle.

C’est d’ailleurs par l’observation - à partir de la Mi-Octantes - de la disparition de ce code social que j’ai compris l’organisation en train de changer et que l’ordre ancien se disloquait. D’une certaine façon on peut dire qu’il s’agissait en fait de la mise en route de la perestroïka qui a elle-même été la mise à feu de la Révolution Globalitaire actuelle et dont l’une des acceptions dans la langue russe dont elle est tirée est effectivement transplantation.

Cette difficulté matérielle ainsi que quelques autres poussaient à la création de liens avec d’autres étudiants. La première raison en était en effet déjà un échange de services concrets et techniques de tous ordres. Et d’autant plus qu’on était là au sortir du Lycée brutalement plongé dans un univers qui ne lui ressemblait en rien. On passait du grand bain certes, à la pleine mer avec une météo variable dont on ne connaissait ni les codes ni les protocoles à appliquer…

J’avais durant mes Etudes autour de moi trois condisciples avec lesquelles nous avons constitué - ce qui était à l’époque une pratique habituelle - un groupe de travail, l’équivalent dans le domaine de la vie intellectuelle de ce qu’étaient les popotes sur le mode alimentaire.

Nous nous entrainions dans la répétition des cours et nous donnions les uns aux autres les compléments d’explication lorsque nous en manquions. Je note tout de même pour le plaisir de l’anecdote et rendre hommage à notre travail qu’aucun de mes trois comparses n’est parvenu à m’expliquer de façon efficace l’optimum de Pareto lequel du coup demeure toujours à mon programme de recherche un demi siècle après !

Mais au-delà, le caractère romantique, baroque, libertaire et finalement révolutionnaire de ce groupuscule digne d’un roman de Tourgueniev m’avait complètement échappé, cette symbolique polygamie intellectuelle et céleste m’apparaissant naturelle comme tous ces liens hors du commun entretenus pourtant avec chacun. J’en veux pour preuve F qui ému de la qualité de notre relation m’avait demandé avec qui j’en avais de pareilles et à qui j’avais répondu spontanément mais avec tout le monde

Probablement cette constellation n’aurait elle pas pu avoir lieu si je n’avais pas été moi-même cette écrivain en gestation aimantant mes autres petits camarades de ce qui était de fait l’intelligentsia, même si à l’époque nous en ignorions non seulement le terme mais jusqu’à l’idée. En fait l’ensemble de la promotion en faisait partie puisque à ce moment de l’Histoire, cinq pour cent seulement de la classe d’âge accédait aux Etudes Supérieures.

Je fricotais là intiment avec des bourgeois dont la seule variété que j’avais eu jusque là à connaître étaient les caravaniers de l’ACCCF essentiellement des commerçants dont les moyens supérieurs aux nôtres s’exprimaient surtout par la qualité de leur mode de vie matérielle et alimentaire.

A l’Université j’ai rencontré une bourgeoisie intellectuelle dont l’argent n’était pas apparent et dont j’ai rapidement découvert tout le profit mental que je pouvais en tirer en apprenant d’eux tout ce que je ne savais pas. Ce que j’ai fait méthodiquement et sans barguigner répétant par la suite le même procédé de développement avec Saint Germain des Prés puis l’Amérique du Nord encourageant de leur côté mes élèves à copier autour d’eux ce qu’ils y voyaient de bon.

J’ai développé avec Jean Garreau une vie spirituelle en échange de la sensibilisation aux classes sociales et aux luttes prolétariennes que je lui ai transmise. Il me raconta même une fois comme l’ayant entrainé à une manifestation dans laquelle il y avait de nombreux drapeaux rouges, il avait eu l’impression de fréquenter le Diable ! Devenu prêtre, il s’établit d’abord à l’usine comme c’était la mode de l’avant-garde de ces années là, avant de se consacrer par la suite au développement rural et de finir écrasé sur l’autoroute en 1995. Une association d’aide à Haïti porte son nom.

De mon côté grâce à mon amitié grave et forte avec lui, j’ai eu la possibilité de frayer des voies jusque là interdites par l’athéisme sommaire et militant de mon milieu d’origine. Lesquelles on finit par déboucher sur ma recherche et analyses de ce que j’ai appelé le sacré au féminin. Sans cette mise du pied à l’étrier je n’aurais certainement pas écrit Défense et Illustration de l’Amourante car ce sont bien ces premiers échanges qui m’ont donné toute satisfaction et ont montré que tout cela était possible…

Guy Loinger fut l’un de ceux qui parmi quelques autres me transmirent les éléments d’une judéité qui m’a permis de prendre un certain recul par rapport au gréco-christianisme dans lequel j’étais par tradition et éducation intellectuellement empêtrée. Il sortait d’une école dans laquelle il avait eu en Terminale - comme professeur de Philosophie - un certain Emmanuel Lévinas.

Ainsi ai-je reçu par son intermédiaire son enseignement dès l’automne de 1962 comme j’avais dix sept ans. Si l’on pense que j’avais de mon côté étudié grâce à notre professeur à nous, au Lycée la philosophie de Simone Weil que j’avais lu dans le texte, on comprend que j’étais déjà bien avancée dans la construction de ce que quelques uns nommeraient mon identité.

Guy Loinger était le fils de Georges, Résistant qui avait joué un rôle décisif pendant la Guerre dans le sauvetage avec sa femme Flore des enfants de l’OSE. La mère de notre condisciple était elle même allemande. Nous n’en savions rien à l’époque mais tout cela irriguait bien évidemment une pensée qui m’attirait car elle était baroque.

L’amitié chaotique de Guy nous a avec des hauts et des bas accompagnée jusqu’à ce que nous devenions les uns et les autres, quasiment septuagénaires. Il est mort d’une crise cardiaque en traversant le Pont Charles de Gaulle. Je l’ai appris en lisant le journal.

Enfin j’ai épousé le troisième mettant en route avec lui une vie de recherches anthropologiques qui dure toujours à l’heure de la rédaction de ce texte et dont la verve iconoclaste m’a permis de ciseler une pensée propre capable de résister à tout parce qu’elle naissait dans cet environnement singulier où ne pouvait survivre non seulement que ce qui était vrai et juste mais aussi puissant.

Dirais-je dans cette section de mon texte que dans ce groupuscule là, nous fûmes à nous-mêmes notre propre bibliothèque, même si je ne comprends pas pleinement ce que cela pourrait bien vouloir dire et que je n’en ai que l’intuition. Probablement que nous avions à partir de la bibliothèque de la rue Cujas- nous fécondant les uns les autres - mis à l’eau un bateau pour fonder une nouvelle colonie emportant avec nous ce que l’Université nous avait donné et conjuguant nos cultures personnelles venus d’horizon différents pour en éliminer les erreurs et les excès tout en organisant leur symbiose dont il me semble qu’aujourd’hui plus que jamais je demeure singulière et constructiviste, la butte témoin.


SAINTE-GENEVIEVE

Dans l’Ancien Monde, la Bibliothèque Sainte Geneviève aurait pu être qualifiée de la Mère de toutes les bibliothèques, de la même façon que la Sorbonne elle-même était dénommée l’Alta Mater et pour la même raison. Le tout participant à la structure cardinale qui se nommait à l’époque et encore aujourd’hui Le Quartier Latin, cœur battant et traditionnel de la culture.

Je m’y suis tout de suite inscrite lorsque j’étais étudiante – dès novembre 1962 alors que la rentrée était fin Octobre - parce que c’était une norme, voire une obligation morale et parce qu’on avait également la possibilité d’y trouver une place lorsque celle de la rue Cujas était saturée, ce qui était souvent le cas.

J’aimais surtout dans ce bâtiment là son ancienneté, son esthétique, son côté vieillot néanmoins toujours en action d’où émanait une sensation de solidité et de tranquillité qui me faisait d’autant plus du bien que je n’étais pas très stable dans ma jeunesse et devait poursuivre des études dont le choix résultait d’une sorte de compromis (ou de médiation) entre mes souhaits de théâtre et de journalisme et la décision de mon père de radicalement s’y opposer.

Bien que je ne la fréquentasse pas, la pesanteur de ce corps de pierre multiséculaire faisait contrepoids à ce qui aurait pu être mes débordements. J’ai aimé la bibliothèque Sainte Geneviève d’un amour physiologique, ce qui je crois ne s’est produit pour aucune autre. Le fait est que j’en ai conservé la carte d’entrée dans mes archives et que c’est bien la seule. Je n’ai dû aller y travailler qu’une ou deux fois. Et probablement ne m’y suis-je pas réinscrite car je n’ai retrouvé que le petit carton de l’année 1963.

Lorsque plus tard dans ma vie, j’ai découvert qu’on y trouvait dans le catalogue mon opus major La Pensée corps, j’en ai éprouvé une joie sauvage, comme si ma vertu quasi féodale était de fait reconnue et récompensée à sa juste valeur. Quelque chose qui aurait été dans le domaine philosophique l’équivalent de ce que j’ai écris concernant ma vie d’écriture Les dieux m’ont donné le sommeil, je leur ai rendu la littérature. Là cela serait quelque chose comme La France m’a ouvert la Bibliothèque Sainte Geneviève, je lui ai apporté des idées nouvelles…

Voulant à la rédaction de ce texte vérifier que La Pensée-Corps y était bien toujours et craignant qu’on ne l’ai retirée, quelle n’a pas été ma surprise de découvrir que non seulement elle y était toujours mais accompagnée de bien d’autres de mes ouvrages ainsi que de plusieurs livres écrits sur mon œuvre. J’en ai été bouleversée !


SARAJEVO

Après la guerre qui se solda par la disparition de la Yougoslavie que nous avions tant aimée d’y avoir été si heureux, on vit vers la Mi-Nonantes dans les journaux littéraires des appels pour reconstituer la Bibliothèque de Sarajevo en ruines. Sa photographie était publiée dans la Presse. Son architecture était à couper le souffle et la collusion d’une pareille beauté avec une si barbare destruction, faisait plus que serrer le cœur.

J’ai voulu participer au mouvement et l’ai pensé comme c’était encore le cas à l’époque pour ce mode d’activité, sur le modèle conjugal. Cela s’est avéré impossible notre angle de regard sur ces choses s’étant avéré différent. J’ai trouvé à vicarier cette frustration en dotant une autre bibliothèque cette fois à Buzau dans une ville de province en Roumanie (Voir cette entrée).


SCHOELCHER

La Bibliothèque Schoelcher sur la Savane de Fort de France me faisait un effet bœuf à cause de son style architectural comme je n’en avais jamais vu nulle part ailleurs dans aucun pays du monde… Mélange d’Art Nouveau et de style colonial, elle m’excitait par sa beauté et son exotisme, elle allait finalement à merveille avec les cocotiers, les palmiers royaux et la sombre étrangeté de cette île…

En recommandant absolument la visite, le numéro de Télérama du 18 Mars 2015 lu durant les jours de rédaction de ce texte va jusqu’à la définir comme construite au dix neuvième siècle, dans un style qui emprunte à Eiffel, à la tradition antique ou à la polychromie mauresque… Autant dire là sui generis, comme d’ailleurs celui de la cathédrale de la ville, elle-même annoncée par les guides touristiques comme de style romano-byzantin !...

Mais je n’ai jamais eu ni l’occasion ni même l’idée d’y entrer ne serait ce que pour la visiter, n’étant pas du tout - lors de ce que j’ai vécu comme un pénible exil - dans cette disposition d’esprit.

Notre voisin à la Cité Saint Georges à Schoelcher où nous avions trouvé à louer après avoir été chassés par les rats d’une maison plus pittoresque devait suffire dans mon cerveau reptilien pour assurer la jonction avec cet ensemble de livres puisqu’il y était lui-même bibliothécaire. De toute façon j’ai passé ces deux années à ne lire pratiquement que des romans policiers.

Comment raccrocher à tout cela ma chute dans l’allée du jardin du fameux voisin chez qui j’allais un jour intuitivement chercher du secours contre l’enlisement mortel qui tous les jours s’épaississait. Gratitude envers leur servante qui m’y ramassa. Etait ce vers cette bibliothèque à la teneur inconnue que je courais ? Assurément…


SCIENCES PO

C’est par l’intermédiaire de l’amie qui avant la Révolution Numérique me tapait mes manuscrits que j’ai été informée qu’on trouvait mon livre Le silence et l’obscurité à la bibliothèque de l’Institut des Sciences Politiques. Nous nous étions connues en classe de Cinquième en 1956 et pas séparées depuis, bien qu’elle ait faute d’argent quitté Le Lycée Hélène Boucher à ses quatorze ans révolus tandis que je continuais jusqu’à l’Université.

Devenue secrétaire de direction - appréciée en tant que telle - sur le tard elle avait entrepris d’améliorer sa condition professionnelle en reprenant des études, me demandant même pendant nos communes vacances d’été à la villégiature - comme elle voulait entrer à Sciences Po - de lui donner des cours particuliers d’Economie. Ce que je n’étais hélas ! pas en état de faire eu égard aux suites médicamenteuses du traitement de ma longue et douloureuse maladie.

Malaise renforcé par le fait que ma famille avait de son côté tout fait pour m’empêcher moi-même de poursuivre ma voie dans ce sens là comme je le souhaitais dès lors qu’il était clair que je ne ferai pas une carrière théâtrale.

J’avais même eu plusieurs années la volonté très claire de présenter le Concours de l’ENA, projet auquel je n’ai en fin de compte définitivement renoncé qu’en raison de l’explosion historique de Mai 1968 qui a complètement changé la donne comme ne peuvent se le représenter que ceux et surtout celles qui l’ont vécu !

J’ai donc du coup été très heureuse de cette nouvelle concernant mon ouvrage qui m’est apparue comme une sorte de réparation symbolique à la frustration qui m’avait été là imposée par la domination d’un ordre social qui ne m’était pas favorable et c’est une litote.

De surcroit, ce qui m’apparait avec le recul c’est l’étonnante équivalence que cette affaire dénote entre ma personne physique et mes livres, finalement non pas comme une seule et même chose mais au moins comme ce que les mathématiciens appellent la commutativité.


SOISSONS

Dans la très belle maison de ville qu’habitèrent mes Beaux Parents auprès de la Cathédrale entre 1970 et 2003, la bibliothèque fort fournie, était constituée de grands casiers installés dans le couloir du rez-de-chaussée qu’on n’avait pas l’habitude d’emprunter, préférant pour rallier la cuisine, traverser le salon et la salle à manger, circuit plus agréable.

Elle contenait toutes sortes de trésors dont certains inouïs puisque c’était même de là que venaient les deux dictionnaires de grec sur lesquels j’avais pendant des années - sans connaitre pour autant la langue - néanmoins travaillé, y découvrant notamment grâce au sens étymologique des racines et des radicaux, le sens profond des choses. Mais mal installée, très sombre, passablement dégradée, on n’avait guère envie d’y avoir recours.

La vider après le décès de ma Belle Mère et le difficile départ de ma Belle Sœur fut loin d’être une partie de plaisir. Tourment compensé tout de même par le débarras plus facile, voire surréaliste de toute une autre série de livres eux-mêmes remisés depuis longtemps au grenier.

Avec une âme charitable qui me donna un fameux coup de main, nous en entassâmes un maximum dans la malle marquée au nom du capitaine Doyen (mon grand père par alliance) choisissant spécialement toute sorte de brochures tala selon le qualificatif en vogue dans notre jeunesse - fascicules bien poussiéreux lorsqu’il fut clair que ce superbe contenant sur lequel j’avais des vues pour compléter une série haute en couleurs et en intérêt généalogique allait en raison du tirage au sort des lots, revenir à une autre partie de la famille, laquelle nous avait objectivement fait du tort.

Heureusement il y avait aussi dans le placard mural du salon que nous avions nous-mêmes repeints trente ans auparavant, quelques beaux livres neufs et modernes. J’y ai ainsi retrouvé les Poèmes sans héros et autres œuvres d’Anna Akhmatova publié par Maspero à une époque où personne en France n’avait entendu parler de cette femme…

Cet ouvrage de la Collection Voix avait une superbe couverture bleu turquoise qui m’avait enthousiasmée à cause de sa nuance voire sans doute même poussée à l’achat et le retrouver me procura un profond plaisir avec tout de même l’étonnement d’avoir un moment pensé que cet ouvrage pouvait intéresser ma Belle-Mère que pratiquement je n’avais jamais vu lire. Sans doute était ce le caractère religieux de la poétesse qui m’avait induit en erreur.

C’est dans le même placard que j’ai également retrouvé un exemplaire de mon Silence et l’obscurité devenu si rarissime que je n’en avais même pas trouvé un seul à donner à un intellectuel américain très motivé qui voulait en faire une critique. Ainsi ai-je – récupération une fois faite - retiré très proprement la page de dédicace à mes chers Beaux Parents.

Ils ne m’en avaient d’ailleurs rien dit du tout, semblant même - comme le reste des deux familles non pas ignorer ma vie littéraire mais plutôt ne point l’évoquer … par décence ! Ainsi ai-je - page retirée – renvoyé dans un autre circuit cet exemplaire, retrouvé in extrémis à un moment où il m’aurait été bien difficile d’en trouver puisqu’il avait disparu de la circulation.

J’ai également trouvé dans le placard les beaux livres d’art édités à l’Abbaye de la Pierre-qui-vire et notamment un gros volume concernant l’ensemble des Symboles Chrétiens que j’avais également dû offrir car nous ne lésinions pas ni les uns ni les autres dans cette famille là où l’affection allait de soi. Nous avons également retrouvé un livre sur l’art de l’icône dont la lecture ne m’a pas forcément convaincue et un autre sur la Basilique Saint-Médard, point fort de la vie traditionnelle soissonnaise.

Mais ce qui frappait dans ces assemblages de livres plutôt que ces bibliothèques et pourtant c’était bien l’étymologie même du mot, c’était qu’il n’y avait pas de circulation ni de communication d’aucune sorte entre les lots de livres qui se contentaient de stagner dans plusieurs endroits de la maison sans jamais s’animer. Il y avait pourtant là des livres d’une grande érudition et d’une profonde rareté, mêlés à d’autres sans intérêt, restés là par hasard.

Tout cela donnait une impression de dislocation qui mettait quand même mal à l’aise et faisait comprendre au moins à l’écriture de ce texte vingt ans après la mort de mon Beau Père dont les livres n’avaient pas été triés mais simplement stockés ailleurs. Du coup je parvenais enfin à comprendre ce qu’une amie m’avait dit il y a longtemps en voyant ma propre bibliothèque et que sur le coup je n’avais pas compris à savoir combien la mienne était vivante.

Dans cette maison bien aimée où s’entassaient beaucoup de livres et dans laquelle nous avions même avec bonheur aménagé une mansarde pour y passer des week-ends heureux, les livres étaient érudits et précieux, mais paradoxalement les bibliothèques, mortes… La maison vidée, cette mort fut telle quelle emportée ailleurs.


SORBONNE

C’est ainsi que 20 Rue Clairaut (Paris 17e) là où avec mes parents nous avons habité à cinq dans trente quatre mètres carrés jusqu’en 1956, la Sorbonne était le meuble à étagères installé dans le cagibi et dans lequel on rangeait les livres. J’ai cru longtemps que c’était le nom exact de ce genre de mobilier et me suis étonnée d’en découvrir plus tard en ville, la vraie d’une autre ampleur et d’une autre matière.

Néanmoins mon attachement pour ce mobilier était tel que lors de la difficile succession - sous la houlette d’un commissaire priseur - c’est sous ce nom que j’ai encore un demi-siècle après, demandé qu’elle m’échoie en partage. Ce qui m’a été accordé.

Elle est donc désormais en face du lit dans notre chambre. Avec un certain nombre de choses auxquelles je tiens tout particulièrement : un chien en bronze qui était chez mon grand père à la Belle Epine avant d’être dans le bureau de mon père rue Saint Ambroise après mon départ et un Egouttoir à travailleurs en terre verte, production de mon activité céramique à l’Hôtel Beaujon en 2009 quatre ans après ma mise à la retraite protestation concrète face à l’ultra-libéralisme!


STAINS : MAURICE UTRILLO

Comme les choses commençaient à aller assez mal dans ma vie professionnelle et qu’il était de plus en plus clair que les Autorités de l’Etat nous avaient abandonnés, en 1996 alors que ce n’était pourtant pas encore au Lycée ce que j’ai par la suite appelé La Guerre, je suis allée faire passer le Baccalauréat, cette année là convoquée à Stains.

Tout à fait en banlieue, sans pour autant être en ce qu’on appelle traditionnellement La Grande Banlieue car seulement distante d’une huitaine de kilomètres de Paris, il était néanmoins très difficile d’atteindre le Lycée Maurice Utrillo où je devais me rendre, en raison des difficultés de transports aggravées encore par une campagne de travaux sur la ligne de métro qu’il était nécessaire d’emprunter pour une partie du trajet.

Le premier jour on m’emmena en voiture faire une reconnaissance. C’était la première fois que s’était imposée cette pratique traduisant le nouvel état d’esprit méfiant qui commençait à se faire jour à l’époque concernant dans le domaine de la vie quotidienne, ce qui n’était pas le Centre Ville mais qu’on n’appelait pas encore pour autant un territoire perdu, comme ce fut le cas à partir de 2002, un livre célèbre en ayant popularisé la notion au point de la transformer en concept…

Arrivée en avance, non seulement selon mon habitude mais aussi parce que mon chauffeur d’occasion devait ensuite rallier ses propres activités, nous dûmes nous faire ouvrir l’établissement en sonnant à la porte et vîmes avec stupéfaction une femme terrorisée nous entrouvrir à peine le portail.

Il fallut la convaincre de me laisser entrer en déclinant mes qualités et motivations qui étaient censées apporter la preuve que j’avais bien vocation à pénétrer dans cet endroit. Cet incident qui révélait un climat de ce lieu encore plus dégradé que celui de mon propre lycée près de la Gare du Nord, m’instruisit sur l’état général du territoire, bien plus abandonné encore que ce que j’en avais jusque là perçu ! Et pourtant…

Néanmoins ouvert en 1990, construit par le cabinet Arthur, ce lycée ultra moderne était somptueux et l’expression de terreur de celle qui s’était révélée en être la Directrice tranchait passablement avec la splendeur de l’architecture…. Néanmoins celui-ci, si on y regardait de plus près - en dépit de sa beauté et de sa manifeste créativité artistique - affichait sans qu’on ait cherché à les dissimuler, quelques éléments de sécurité dont des grilles et une sorte de mirador qui n’auraient pas été déplacés dans un centre de détention.

Après cette première prise de contact plutôt rude je me suis débrouillée par moi-même durant les autres jours pour m’acheminer en transports communs. J’ai ainsi roulé assez longtemps dans l’un de ces mystérieux autobus de banlieue traversant d’étranges zones de cultures maraichères que n’auraient pas désavoué les Impressionnistes, avec en toile de fond les tours ultra modernes de la Cité du Clos Saint Lazare habituée des chroniques de l’insécurité . Cette formation urbaine à mes yeux inédite, était déjà en elle-même assez étonnante pour exciter mon sens poétique.

Je n’étais pas pour autant au bout de mes découvertes urbaines car Stains abritait également l’une de ces cités d’habitat social comme on les faisait avant guerre et qui était d’une telle beauté et fonctionnalité qu’elle me mit le pied à l’étrier concernant mes recherches sur le constructivisme, lesquelles prirent leur essor lors du voyage de 2000 en Russie et se développèrent largement par la suite.

J’avais en effet par mes propres moyens sans que personne ne m’y initie, découvert là la fameuse Cité-Jardin construite entre 1921 et 1933 par Georges Albenque (1877-1963) et Eugène Gonnot (1879-1944). Un véritable chef d’œuvre urbain donnant à réfléchir…

Dès le premier jour, le Collègue Président plutôt autoritaire imposa au Jury la journée continue afin de nous faire quitter le plus tôt possible, l’établissement. Probablement selon son choix l’oméga de la rationalité. N’ayant pas été prévenus de cette bizarre organisation qui n’était pas du tout la coutume de l’Education Nationale et d’autant moins qu’elle aurait eu pour effet de nous priver de la convivialité nécessaire pour faire contrepoids au face à face pas toujours amène avec les candidats à interroger - adolescents parfois difficiles - nous nous sommes cette fois là, passés de déjeuner.

Néanmoins comme les collègues et moi-même avions vigoureusement protesté, on nous annonça à titre de compromis – obligatoire face à la levée de boucliers – qu’à partir du lendemain et pour les quelques jours de la session, il y aurait une pause au milieu des interrogations et qu’on pourrait donc apporter dans cette perspective son casse-croûte.

Il n’était pas question de cantine. Concernant la tenue des examens, cela arrivait quelquefois mais n’était pas la norme. Quant à atteindre un restaurant, il n’en était pas question étant donné la configuration des lieux et ipso facto l’isolement topographique de l’établissement.

Le lendemain j’avais donc apporté de quoi faire face dans ce que nos amis québécois appellent les boîtes à lynch. Et comme c’était l’heure de la pause, demandant où nous pouvions nous installer pour ce déjeuner autogéré, on nous dit qu’il n’y avait pas d’endroit spécial et qu’on pouvait manger dans les toilettes !...

J’ai été horrifiée de la façon dont nous étions traités et ai réagi selon ma politique habituelle de contestation non violente. Affirmant que j’étais professeur - ce qui était la stricte vérité et la réalité sémantique - j’ai demandé qu’on me mène à la justement dénommée Salle des. Ce qu’on ne pouvait statutairement pas me refuser.

On commit un agent pour m’accompagner. Nous traversâmes alors tout l’établissement dans une longue marche silencieuse dont je garde encore aujourd’hui un souvenir solennel et sacré. Je retrouvai là, la pratique de l’Université de ma jeunesse comme les huissiers avec leurs chaînes - symboles de leur fonction - introduisaient les professeurs en toge ornée de rangs d’hermine.

On m’ouvrit enfin la dite Salle des Professeurs que j’avais réclamée et qui dépassait en splendeur tout ce qu’on pouvait imaginer. Je vis au passage la bibliothèque attenante à cette pièce, laquelle était à l’avenant d’une telle profusion et d’un bel agencement qui me fit considérer le caractère minable de la nôtre au Lycée Jules Siegfried, même dans sa nouvelle formule façon médiathèque.

De cette Salle des Professeurs du Lycée Maurice Utrillo de Stains, on avait dans le lointain une vue générale de la capitale avec une tour Eiffel qui non seulement servait de repère pour l’orientation mais focalisait l’affection, au sens d’une sorte d’affectio societatis que je découvris là comme l’ancre de miséricorde de l’être tentant de se réaffirmer citoyen et à partir de cette première forme, le professeur profondément républicain que j’ai été.

J’ai donc déballé là face à ce mémorable paysage, non seulement mes boîtes spécialement préparées dans cette perspective mais y ai installé mes plats sur une superbe nappe à carreaux rouges et blancs que j’ai d’abord largement déployée. Elle me venait de la grande tante maternelle dont j’ai pris le nom pour signer ma littérature car elle avait dans ma jeunesse été pour moi le vecteur de la transmission de la mémoire et du sacré dans une famille qui avait tout au contraire radicalement et définitivement rompu avec cet agencement culturel sans que je puisse jamais déterminer si elle l’avait fait par nécessité ou par choix.

Transformant ainsi par ma vertu combattante et poétique, l’absence de déjeuner déjà métamorphosé par compromis en pause casse croûte à avaler dans les toilettes en ce repas sacré et magnifique de l’ordre de ce que j’appelle ma vie dans la main de l’ange… j’ai eu cette fois encore l’impression de tutoyer les dieux et d’emporter la victoire sur la déréliction s’abattant sur le pays…

Je n’ai pas été visité la bibliothèque, je n’avais pas à le faire, n’en avais pas le temps et pas l’envie. M’y laisser aller aurait été non seulement un dysfonctionnement mais un viol et une profanation. L’avoir entrevue comme une divinité un moment dévoilée au cours d’une cérémonie suffisait largement au professeur que j’étais pour n’être pas défigurée par l’humiliation de ce que nos prétendus supérieurs nous infligeaient. J’ai réédité le format chacun des jours suivants suscitant chez mes collègues interrogation, incompréhension, admiration et jalousie…

Racontant cela à ce qui était encore mes très chers élèves de mon Lycée à moi, j’ai eu la joie de les voir m’approuver chaleureusement…


TAMPONS

J’ai toujours adoré rencontrer sur mon chemin des livres qui portaient sur les premières pages et souvent aussi à l’intérieur au hasard, le tampon de la bibliothèque à laquelle ils avaient appartenu et dans lesquelles ils avaient été volés ou hors desquels simplement égarés. Ce tampon signait le caractère précieux de l’objet et accessoirement la reconnaissance de la légitimité du concept de propriété publique !

Je me suis toujours fait un devoir absolu de les racheter quel que qu’en soit le prix, le titre, l’auteur et le sujet. J’ai ainsi inventé d’installer chez moi une sorte d’orphelinat des livres de bibliothèque abandonnés, plus consciente de faire œuvre de salut public que soucieuse de m’interroger sur mon éventuelle situation juridique de receleuse qui ne m’a je crois pas même – en pleine action - effleurée.

Je me suis néanmoins un peu étonnée que l’intermédiaire à qui je l’avais acheté n’ait pas pensé à le restituer à qui de droit dont c’était incontestablement la propriété. Un peu dans le même esprit que dans celui du film de Carl Dreyer Ordet un des personnages dit après avoir constaté le décès d’une femme Je m’étonne que personne n’ait pensé à demander la résurrection de la morte ! Cela avant de constater que moi-même je ne restituai rien du tout et faisait au contraire entrer l’objet dans mon propre trésor avec une jubilation d’autant plus intense qu’il ne s’agissait pas d’un livre ordinaire.

J’ai ensuite apporté beaucoup de soin à décoder exactement la marque du cachet m’extasiant au besoin sur son esthétique - pourtant plus ou moins réussie - et à compulser la fiche des emprunts elle même plus ou moins remplie. La perfection du genre étant atteinte quand la fiche normalement remplie témoignant d’emprunts réguliers était encore dans la petite encoignure de carton qu’on avait sur la troisième de couverture, aménagée et solidement collée à cet effet.

J’ai ainsi accumulé un certain nombre de volumes en provenance des bibliothèques les plus diverses et pas toujours françaises. Le plus approprié à mes besoins réels est l’un des tomes du Journal de Julien Green dont j’ai mis beaucoup de soins à rassembler désormais dans le même carton les vingt et hétérogènes volumes. Me le faisant expédier, comme la plupart de ces confrères par un bouquiniste de province contacté sur Internet – lequel acceptait un paiement par chèque bancaire - j’ai tout de même été sidérée de voir qu’il provenait d’une bibliothèque... Malheureusement dans celui ci manquait la fiche des emprunts… J’éprouvai le même genre de déception que la philatéliste découvrant le coin coupé du timbre rare qu’elle a entre les mains.

La pièce dont je suis la plus fière est celle qui provient d’un oflag - stalag des Officiers – en fonction lors de la Guerre de Quatorze… Je ne me souviens pas du titre et ne suis pas en situation de le retrouver au milieu de toutes mes caisses, mais peux garantir qu’il ne s’agissait pas d’un ouvrage de divertissement, loin de là ! La preuve par la réalité, de la différence là entre un camp de prisonniers, un de concentration et l’un d’extermination. Sans compter celle entre les gradés et les simples soldats.

Le phénomène a changé de nature lorsque dans les brocantes du vingt et unième siècle on a commencé à trouver des bibliothèques entières de la même provenance, les cachets faisant apparaitre qu’il s’agissait d’institutions manifestement liquidées dans et par le nouvel ordre ultra libéral. Il s’agissait des bibliothèques des Centres de Tri Postaux de Toulouse ou des Réseaux Ferrés à moins que ce ne soit l’inverse...

C’était insoutenable et j’en aurais pleuré, me contentant en fin de compte d’exprimer clairement ma détresse au vendeur et d’entamer avec lui un discours dans lequel ma prestation consistait à refaire le monde. Mon partenaire se contentant de me donner mollement la réplique plutôt en proie à des préoccupations plus immédiatement matérielles…. Auxquelles j’ai d’ailleurs largement donné satisfaction…

Effectivement chaque fois que j’ai rencontré ce type de situation des défroques d’une certaine vision qu’avait pu avoir le Programme de la Résistance désormais en vente sur le bitume, j’en ai racheté plusieurs volumes, en proportion de l’ampleur du désastre…


TERRITOIRE

En fin de compte après la rédaction de presque une centaine de pages sur le thème des bibliothèques, il apparait que ce sont bien elles qui dans la civilisation dont je suis issue définissent le territoire culturel. Il m’est du coup apparu portatif et en mouvement bien que cela n’était pas du tout ses caractéristique à l’origine… Disons dans mon enfance à la sortie de la Deuxième Guerre Mondiale.

Mon innovation dans l’affaire a été la capacité de l’installer dans une possibilité de reconfiguration permanente. Celle-ci a été effectivement rendue nécessaire non seulement en raison d’une évolution historique de plus en plus rapide et devenue bientôt incontrôlable mais aussi par – ce qui en fait allait avec - un laminage constant en dépit de mon vif effort pour conquérir, maintenir, développer et ordonnancer un espace propre pour y tenir et maintenir une existence de femme artiste indépendante.

Je n’y suis pas parvenue et j’y suis parvenue pourtant. Grâce aux bibliothèques justement…


VENDEE OU CHARENTE

Dans je ne sais quelles circonstances exactement, je me revois à la fin des Nonantes envoyer quelques livres dont mon Resserres à louer (An Amzer 1997) à une bibliothèque publique qui en avait fait par voie de presse, la demande. Peut-être se plaignait elle d’une façon générale de manquer particulièrement d’ouvrages de poésie et que cette plainte m’avait émue. De là à me souvenir du nom du lieu, c’est une autre histoire…

Mais cela n’a aucune importance. Je garde un souvenir lumineux de cette anecdote et d’autant plus dans le contexte actuel, à savoir l’idée qui fait son chemin de faire payer l’emprunt des livres dans les bibliothèques à un prix supérieur à celui des livres d’occasion tels qu’on les trouve désormais dans les brocantes…



VILLEGIATURE

Achetée à la Toussaint 1974 en pleine période d’expansion post soixante-huitarde, avec l’idée sous jacente d’en faire une maison de vacances communautaire comme c’était la mode à l’époque, surplombant le Tarn au rebord d’un causse, surdimensionnée, romantique, fantastique, inouïe, ingérable, elle l’a été sur un malentendu.

Lieux de difficultés et de grands bonheurs, le bilan en est au jour d’aujourd’hui à la rédaction de ce texte globalement positif et ce n’est déjà pas si mal étant donné le caractère invraisemblable de cette bicoque achetée pour presque rien parce que personne n’en voulait, à une époque où la région n’était pas à la mode, alors que le site lui-même en était grandiose et relevait du coup de foudre. Ajoutons qu’elle n’avait pas le tout à l’égout et que n’ayant pas l’eau courante, il fallait aller la chercher à la fontaine sur la place de l’église et la rapporter dans deux seaux.

Maison caussenarde de traditionnel éleveur de mouton, le bâtiment avait été modernisé à la fin du XIXe siècle pour lui donner une allure de maison de ville. On le voyait notamment à une salle à manger inventée dans le style bourgeois de l’époque à la place des cuisines paysannes traditionnelles. Une porte de communication avec la pièce contiguë faisant elle-même office de salon avait dû être transformée en placard peut être pour y ranger des tasses et des verres étant donné l’écartement des étagères.

Pour moi il allait pourtant de soi qu’il s’agissait d’une bibliothèque, tant en fait je la portais en moi-même. Cette bibliothèque là fut la première installée dans cette villégiature qui a fonctionné à la mesure, à l’amble et à la dimension de ce bâtiment acheté et aimé hors normes comme nous l’étions nous-mêmes, nos vies et notre vie.

Cette première bibliothèque s’est donc trouvée constituée dans cet esprit communautaire qui flottait en filigrane dans les séjours qui y eurent lieu, un peu dans l’esprit de ce que montrent les films de Claude Sautet racontant la même époque à condition d’en transposer la classe sociale et le milieu. J’ai accumulé là des livres classiques de base pouvant servir à tous dans l’esprit même de cette maison qui a en effet ainsi fonctionné avec des amis au long cours.

Reconstituer son bassin d’alimentation n’est pas si facile et je me demande même comment a été obtenu le résultat tel qu’il est aujourd’hui, ensemble parfaitement honorable. Je garde d’abord le souvenir ému des livres que j’ai pu acheter à la brocante de l’Emmaüs de Millau qui se tenait à l’époque deux demi-journées par semaine et que nous fréquentions régulièrement avec enthousiasme.

Les gens de la région donnaient généreusement et sans calcul et tout s’y vendait très bon marché toutes sortes de trésors qui ont illuminés ma vie. Des couvertures tricotées par les ancêtres à l’ouvroir, des vêtements remarquables et de qualité et même véritable pièce de musée, un service à café qualifié de reptilo-breton par notre ami Briquet ! Les curiosités ne manquaient pas et s’accumulaient joyeusement.

Il y avait dans cet Emmaüs largement approvisionné un rayon spécial pour les livres. Il était tenu par un homme tout à fait compétent. Je garde un souvenir plein de gratitude d’avoir trouvé là à acheter pour un franc de l’époque le J’ai choisi la liberté d’un certain Kravchenko dont j’avais entendu parler dans le cadre de son procès concernant après la guerre, la révélation de l’existence des camps soviétiques.

J’en ai été absolument sidérée découvrant une toute autre forme de dissidence que celle des littérateurs à laquelle j’étais habituée. Je tiens tellement à ce livre que j’ai même – fait rarissime - refusé de le prêter à une personne très chère qui le souhaitait.

C’est aussi dans ce rayon d’Emmaüs que j’ai découvert Ante Ciliga et son invraisemblable Dix ans au pays du mensonge déconcertant me révélant une vie politique dans une Yougoslavie tout autre que celle que nous avions si radieusement traversée en 1966 en autocar et en logeant chez l’habitant.

Malheureusement il n’y avait là qu’un seul des deux tomes et il m’a fallu par la suite racheter l’ensemble de l’ouvrage dans une édition plus moderne, tellement j’étais passionnée de ce que je découvrais ainsi, même si à l’Université j’avais déjà été un petit peu affranchie sur les aspects sévères du titisme grâce à la vigilante pugnacité de notre professeur Henri Bartoli dont j’ai appris plus tard qu’il était juste entre les nations. Il nous avait fait faire des travaux pratiques sur les écrits contestataires de Djilas : La nouvelle classe.

J’ai également fait l’acquisition dans le même lieu de toute une série de volumes de la Pléiade que je n’aurais pas pu acquérir autrement. Néanmoins les exemples mêmes que je donne, excite la réflexion car ces six livres là ont été ramenés à Paris et font partie de ce que l’appelle aujourd’hui, le Trésor. Comme il en est dans les cathédrales des pièces d’orfèvrerie et sans doute pour un peu les mêmes raisons.

Nous fréquentions également assidûment une brocanteuse de la ville qui faisait également bouquiniste, vieilles cartes postales y compris des lieux de la villégiature, et ce que j’appelle la vaisselle d’art et d’essai à savoir celle destinée en réalité non à la vie quotidienne qui casse beaucoup, mais au musée. C’est chez elle que j’avais acheté dans les toutes premières années, une estampe polychrome représentant Moïse et ses tables de la loi.

Je vivais à l’époque la vie de cette maison sur un mode tellement sacré qu’il m’est venue l’idée de l’installer sous verre à l’intérieur même de la porte du dit placard sanctifiant ainsi l’idée de la transmission et en filigrane suggérant que le contenu global des livres, le corpus même de la culture constituait des sortes de tables de la loi.

Ce qui d’ailleurs est loin d’être ridicule ou absurde puisque le Christianisme lui même a pour la Pentecôte, transformé en Don des langues, la fête juive des Tables de la Loi… Finalement une idée assez voisine ! C’est dire avec quelle gravité j’ai vécu et vis encore la vie intellectuelle dans - selon le mot de Cornélius Castoriadis - l’agora transtemporelle, la bien nommée.

Se sont rapidement retrouvés dans cet endroit des livres provenant de bibliothèques achetées globalement dans des vide-grenier tenus sur place dans les maisons à débarrasser par un commissaire-priseur affecté à cette mission. Notamment celle dont j’ai fait l’acquisition lors de la liquidation d’une villa sise sans doute au Massebiau – non loin de Millau - en remontant dans la vallée de la Dourbie.

Je garde ainsi le souvenir d’avoir - avec un grand lampadaire en laiton d’avant guerre dont j’ai refait l’abat jour avec les moyens du bord en ficelle et en dentelle – acquis globalement les papiers et les livres du propriétaire, ingénieur d’une des grandes firmes d’Etat - peut-être les Charbonnages - qui ont fait la prospérité du pays.

Sa bibliothèque contenait un des ouvrages auquel je tenais et que j’ai vu au moment du débarras voler sans scrupules par un bouquiniste de Millau que je connaissais très bien. Je n’ai pas osé protester. Peut être aujourd’hui le ferais-je…

J’ai dans le même lot, trouvé un opuscule de Nietzche concernant le miracle de Saint Janvier que j’ai laissé un moment dans cette bibliothèque de la villégiature. Il y avait à l’intérieur une petite feuille manuscrite à l’encre noire indiquant une adresse présentée comme celle d’amis et un ou deux numéros de compte dans des banques. La personne avait dû être surprise car le message n’avait pas été achevé. Je l’ai interprété selon mes obsessions habituelles et l’ai porté aux conservateurs d’archives concernés par La Shoah qui l’ont normalement accepté.

Peut-être ai-je également fait l’acquisition de certains de ces livres qui y sont encore, parce que je ne me souvenais pas les posséder déjà ou bien parce que les jaquettes m’avaient esthétiquement attirées. Le fait est qu’il y a dans ces rayons une grande quantité d’œuvres en double de Paris, notamment en provenance du Marché du Livre de la Capitale.

Par la suite j’ai également stocké dans cette petite bibliothèque qui n’a jamais perdu en filigrane son caractère volontairement classique et communautaire, des livres achetés neufs chez les libraires de Millau et qui n’étant pas nécessairement d’une nature que je qualifierai d’essence fondamentale mais relevant plutôt de la catégorie de ce qu’on pouvait selon les nouvelles terminologies considérer comme des livres de vacances.

Enfin comme la progéniture prit l’habitude de venir pendant les très heureux étés du vingt et unième siècle et d’habiter à eux trois les deux pièces du premier étage jouxtant la principale, j’en fis un réservoir de possibilités pour leurs lectures installant de surcroît sur la cheminée d’à côté le placard bibliothèque tous les livres censés être bien adaptés à la jeunesse de mes petits enfants.

Dans cette perspective je les avais déjà retirés de la grande malle conservée dans la chambre bleue. C’est dans ce volumineux contenant venu lui aussi d’Emmaüs Millau que je les avais durant de longues années mis à l’abri. Je ne sais d’ailleurs si le contenu de cette malle que j’ai identifié comme étant celle d’un colporteur grâce à un article d’Antiquités Brocante portant sur le sujet peut ou non être de son côté considéré comme une bibliothèque.

Un jour de grande restructuration on y avait déposé en piles tout ce qui en matière de livres ou de revues pouvait dans cette maison hors normes, concerner la Jeunesse. Pourtant rien ne s’y oppose puisque étymologiquement le terme ne fait que recouvrir une collection de livres… Or c’était bien le cas !...

Ce le fut aussi momentanément dans une de ces fameuses cantines du voyage d’Outre Mer, dans la petite pièce du fond du premier étage qu’on a également relégué lors de la même restructuration, l’ensemble des romans policiers qui s’étaient trouvés alors passablement nombreux… Impossible dans l’état actuel de déterminer ce qu’ils sont devenus. Peut-être réapparaitront - ils lors d’une liquidation totale de l’établissement, mais certainement pas avant…

C’est que la question est devenue complexe. Au second étage il est bien difficile de dire ce qu’il en est de la bibliothèque qui se compose d’une petite pièce qui était à l’origine le bureau de mon époux et d’une grande salle. Concernant mon époux, ses collections de livres et de revues anciennes forcent l’admiration.

Par la suite l’évolution de l’établissement a été telle que la grande pièce a servi à du stockage de livres constituant sans conteste une bibliothèque facilement accessible et comportant de nombreux livres qui avaient été les miens et que j’avais aimés. Et les aimant toujours bien qu’ils n’aient plus été nécessairement ma priorité.

Pour finir il m’a fallu mentalement faire un choix entre ceux que j’abandonnais purement et simplement pour raison pratique et ceux que j’avais l’impression de sauvegarder en les remmenant avec moi jusqu’à mon établissement parisien. C’est qu’il était désormais le seul que j’étais encore en position de défendre contre ce qui m’est de plus en plus apparu comme la montée des eaux d’un déluge d’un nouveau genre.


VOISIN

Je l’aimais beaucoup. Espagnol de Grèce, il avait pendant la Seconde Guerre Mondiale été déporté avec son épouse à Bergen-Belsen et refoulé de la Palestine Mandataire lors de l’équipée de l’Exodus en 1947. Il s’était installé en France avec sa femme. Elle avait fait carrière en tant que sous traitante dans la Haute-Couture et elle aimait les costumes remarquables que je portais à une certaine époque. Lui avant sa retraite avait été directeur financier dans une firme de cinéma et affichait à mon égard une certaine indulgence car manifestement habitué à la fréquentation des âmes fantasques.

Lorsque je partais au Lycée le matin, je le voyais en train de lire son journal à la brasserie du coin, cela me réjouissait et sans doute éprouvait-il de son côté quelque chose d’analogue. Dire qu’il y avait de l’amour entre nous serait peut être excessif mais avec le temps, cela aurait pu advenir.

Mais âgé et malade il mourut, bientôt suivi de sa femme qui avait pris durant toutes ces années l’habitude de venir sonner à ma porte pour me raconter à intervalles irréguliers les horreurs de la Shoah. Je l’écoutais. Elle repartait. Elle revenait. J’aurais trouvé de mauvais goût de ne pas la laisser faire. Veuve elle abrita un professeur étranger dont elle me disait qu’il avait mandat de veiller sur elle.

Lorsqu’au début du vingt et unième siècle, il fallut débarrasser l’appartement ce fut venu d’Israël, le neveu du mari qui s’en chargea. Il sonna lui aussi un jour à ma porte, m’expliqua la situation et me fit entrer dans les lieux désertés me conduisant dans un petit salon dont j’ignorais l’existence car jusque là la voisine ne m’avait reçu que dans sa cuisine. Il m’installa devant la bibliothèque contenue dans un ordinaire meuble vitré en me disant de prendre ce que je voulais.

J’ai eu bien du mal à trouver quelque chose qui m’intéressait, plutôt contente de tomber sur La vie en jeu récit du Baron Empain dont l’épopée shakespearienne m’avait toujours sidérée et dont j’ai enfin trouvé là - dans cette relative autobiographie - la clé. Il devait y avoir deux ou trois autres livres de même acabit. Peut être également, les souvenirs d’enfance de Pierre Perret dans le café paternel.

Mais il y avait aussi Le Voyageur françois de l’Abbé Delaporte que je me faisais scrupules à emporter, eu égard à son ancienneté et au nombre de ses tomes. Il me mit à l’aise en me disant qu’il me les reprendrait si le commissaire priseur protestait montrant ainsi que la question de la valeur financière du lot en question n’était pas laissée de côté.

Dès que je les ai eus entre les mains, j’ai entamé dans l’ordre et à marche forcée, la lecture des quarante petits livres de l’Abbé Delaporte de crainte que le commissaire priseur vienne me les reprendre !... Je me disais que de cette façon, au moins je les aurais lus ! J’étais de surcroît sérieusement soulagée qu’il n’en manque aucun - ce qui même si cela est difficile à croire - m’aurait dévastée car j’ai horreur de ce genre de situation dénotant le manque de conscience de certains acteurs culturels.

J’y ai du coup lu des choses assez sidérantes même si dans l’ensemble cet ouvrage n’arrive pas à la hauteur d’autres récits de voyageurs et Dieu sait que j’en ai lus beaucoup car ils ont été mes maitres dans ce que je n’ai pas su avant aujourd’hui, être de l’anthropologie. J’en ai retenu en tous cas cette observation radicale qui s’applique également à mon cas. Les sauvages ne sont ni sectaires ni tolérants. Ils considèrent que ce que pense autrui ne les concerne pas.

Je pensai alors que l’affaire de la liquidation de l’appartement voisin était close étonnée et pleine de gratitude pour cette bonne fortune, considérant comme sacré cet ouvrage magistral qui me venait de cette façon là. S’agissait il d’un simple débarras pratique au point le plus proche ou bien cette voisine avait elle eu l’occasion de parler de moi à ce neveu de son mari, je n’en sais rien...

Toujours est il que quelque temps après il a de nouveau sonné à ma porte pour me faire cette fois directement cadeau de l’Histoire Universelle illustrée des pays et des peuples publiée par Quillet en 1929 en huit énormes volumes dont horreur, cette fois il manquait un ! Et c’est parce que j’avais cette vision des choses et que ce manque m’était effectivement insoutenable qu’en le croisant à nouveau, j’ai eu le culot de lui dire combien ce tome là manquait terriblement ajoutant que si par hasard il le retrouvait lors de l’ultime ménage, ce serait bien de les réunir tous !...

Je lui fais remarquer en même temps à quel point j’avais conscience du caractère outrancier de mon propos, déplacé et mal venu mais qu’il était tout de même nécessaire au nom de tous ceux qui fabriquaient les livres et en avaient l’usage que les tomes prévus pour être ensemble demeurassent rassemblés.

Et effectivement, il me rapporta bientôt le tome manquant – le huitième - quelques temps après me provoquant l’une des plus grandes joies de ma vie ! Au delà de mes abondants remerciements, je lui ai dis que j’y voyais le doigt de Dieu et que s’il pensait en entendant pareil propos que j’étais cinglée, il n’était pas le seul dans ce cas, ou quelque chose de ce genre, destiné à faire passer ce commentaire hors norme…

Par la suite quelques années après, comme j’ai eu à charge de débarrasser non seulement la maison de mes Beaux Parents mais aussi l’appartement de mes propres géniteurs dans un contexte difficile, j’ai compris que dans ce genre d’affaire, l’aspect pratique des choses était loin d’être négligeable et peut être à certains égards l’essentiel, me contorsionnant moi-même afin d’assurer comme je l’ai déjà écrit par ailleurs à chaque objet le meilleur destin.

J’ai moi-même fait des pieds et des mains pour caser des livres dans la famille ou chez des copains, sans compter d’autres objets comme les costumes de mon père au couvent de ma Belle Soeur, une nappe à un ami et quelques affutiaux divers - déposés bien en vue à la gare d’autobus - dont le rasoir paternel, lequel a rapidement trouvé preneur… me laissant entre tristesse et soulagement du devoir accompli!

A cette aune, qu’une partie de la bibliothèque des déportés de Bergen-Belsen, malheureux passagers de l’aventure de L’Exodus dirigés ensuite vers la France rejoigne la mienne de l’autre côté du pallier, était plutôt dans le genre, bienvenu ! J’en garde la confirmation que comme pour les végétaux le voisinage est si proche de son propre territoire qu’il peut d’une certaine façon qui reste à définir et explorer être considéré comme une extension du sien.

En tous cas – en dépit de l’horreur de ce qui m’y a été raconté - de tous les voisinages que j’ai eu l’occasion de vivre dans cette existence déjà longue, celui là a été paradoxalement le plus heureux, le plus terrible et le plus fécond !



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Mise à jour : février 2019